Chapitre 6
Algorithmes et territoires : déliaisons dangereuses
L’exemple de l’application Waze
p. 129-149
Texte intégral
De 8 heures à 9 heures, non-stop, on a des bouchons monstres sous nos fenêtres. C’est une partie du trafic de la N 104 embouteillée dévié par notre rue. Des milliers de voitures et de camionnettes passent devant notre maison les unes collées aux autres, elles se retrouvent à l’arrêt, parfois. De vrais bouchons parisiens ! […] Il y a dix ans, en arrivant ici, c’était très calme. On a vu la différence avec Waze. C’est devenu une autoroute de campagne où deux voitures ont à peine la place de se croiser.1
1La grogne de cet habitant de la commune de Lieusaint (Seine-et-Marne) n’est pas isolée. De nombreux habitants de villes périurbaines françaises, situées à proximité de zones de congestion récurrente, se plaignent de reports conséquents de trafic routier dans leurs quartiers résidentiels. Ils accusent les algorithmes de l’application mobile de navigation routière Waze d’être responsables de cette situation. Fondée en 2008 en Israël, achetée en 2013 par le groupe Alphabet (Google), Waze est devenue en quelques années un acteur incontournable de la régulation de la circulation routière. L’application compte en 2020 plus de 130 millions d’utilisateurs dans 185 pays. En France, elle est utilisée par plus de 13 millions d’automobilistes, soit environ un automobiliste sur quatre. Waze illustre les effets sur les territoires de ces acteurs d’un nouveau genre qui sont apparus dans les politiques urbaines : les plateformes.
2L’activité des plateformes repose sur la collecte, le traitement et l’utilisation de big data pour mettre en relation offre et demande sur différents marchés. Les plateformes s’adressent directement aux citadins en leur proposant de nouveaux services numériques. Par l’intermédiaire de leurs ressources informationnelles, elles deviennent des institutions d’une nouvelle forme orientant les comportements, transformant les rapports sociaux et coordonnant les acteurs sur divers marchés. Ce pouvoir de coordination leur confère une capacité de régulation des pratiques pouvant rivaliser avec les institutions publiques.
3Leur activité d’intermédiation algorithmique ne requérant que peu d’infrastructures physiques, la force de ces firmes est de s’appuyer sur les rendements croissants décuplés par la nature des biens et services informationnels. Pour atteindre ces externalités de réseau, qui favorisent la concentration des acteurs et limitent l’entrée de nouveaux concurrents sur ces marchés, les plateformes se déploient rapidement sur un grand nombre de territoires sans rentabilité immédiate grâce à d’importantes levées de fond. En proposant des services gratuits ou à bas coûts, leur objectif est d’établir une position dominante qu’elles pourront ensuite valoriser. En quelques années, ces entreprises deviennent des grands groupes mondiaux de services urbains. L’absence de nécessité de s’implanter physiquement pour pénétrer les marchés locaux provoque une vitesse d’expansion territoriale de ces firmes sans commune mesure par rapport aux groupes urbains traditionnels.
4Cette recherche de la scalability (passage à l’échelle) conduit ces entreprises à standardiser au maximum leurs produits et services. L’objectif est de proposer une application pouvant être utilisée de la même manière au sein de différents environnements. Cette logique de passage à l’échelle s’accommode difficilement avec la nature hétérogène des territoires. Le cas de Waze illustre cette tension entre la représentation standardisée des réseaux routiers, telle que vue par l’algorithme, et la diversité des situations locales. Une voirie peut être catégorisée de manière identique à Paris, Los Angeles ou Sao Paulo alors que les caractéristiques des réseaux routiers diffèrent profondément entre les territoires. Cela conduit l’application à proposer des itinéraires, parfois incohérents pour les utilisateurs, passant dans un chemin de campagne, un quartier résidentiel ou une route fermée à la circulation. Cela entraîne également l’émergence d’une régulation algorithmique de la circulation routière qui ne prend pas en compte les plans de circulation propres à chaque territoire.
5L’objet de ce chapitre est d’analyser le dispositif algorithmique au cœur de cette application de navigation routière pour interroger les relations entre plateformes et territoires2. Étudier des dispositifs algorithmiques requiert d’ouvrir leur boîte noire, afin d’explorer leur fonctionnement et d’expliciter les méthodes et techniques de calcul qu’ils incorporent. À partir des controverses autour de l’application Waze, nous reviendrons dans une première partie sur l’opposition entre le caractère procédural de l’algorithme de calcul d’itinéraires et les choix substantiels défendus dans les politiques locales de circulation. La règle algorithmique uniforme et standardisée, qui privilégie l’itinéraire le plus rapide, s’impose aux territoires, peu importe leurs spécificités et les intérêts politiques locaux. Cela témoigne des difficultés de régulation de ces entreprises de l’économie numérique qui défendent la neutralité de leur algorithme.
6Les algorithmes sont toutefois indissociables des bases de données qui les nourrissent. Il est nécessaire dès lors d’analyser finement les configurations plurielles entre les bases de données et les techniques de calcul qui sont au cœur de ces machines prédictives3. Dans une seconde partie, nous détaillerons les modalités de production des données sur lesquelles repose l’application en analysant le rôle joué par les éditeurs bénévoles de la cartographie. En apportant une connaissance locale, ces utilisateurs de l’application transposent dans les bases de données une définition substantielle de la voirie qui va influer sur les résultats de l’algorithme. Le travail de données réalisé par ces éditeurs bénévoles est ainsi indispensable pour adapter aux spécificités territoriales l’algorithme standardisé de Waze. Émergent alors des arrangements locaux entre collectivités territoriales et éditeurs de cette cartographie pour limiter les effets négatifs de l’application sur les territoires.
Un service standardisé, des territoires disparates
7L’application Waze provoque la grogne des riverains qui voient leurs quartiers résidentiels envahis par des flux de véhicules et illustrent les difficultés de régulation de ces entreprises de l’économie numérique4. Les pouvoirs locaux reprochent à l’entreprise de ne pas respecter ses plans de circulation, tandis que celle-ci met en avant la neutralité de son algorithme. Ces critiques révèlent l’opposition entre le caractère procédural de l’algorithme de calcul d’itinéraires et les choix substantiels défendus dans les politiques locales de circulation. La règle algorithmique uniforme et standardisée s’imposerait aux territoires, peu importe leurs spécificités et les intérêts politiques locaux.
La neutralité de l’algorithme en débat
8En 2017, suite aux protestations des riverains, exaspérés des bouchons quotidiens devant leur maison, les responsables de la circulation de la ville de Los Angeles ont mené une étude dans le quartier de Sherman Oaks. Celle-ci a révélé que plus de 900 voitures par heure encombraient des rues d’à peine six mètres de large, construites pour 2 000 voitures par jour, et, que 86 % de ce trafic provenait de l’extérieur du quartier. Ces reports conséquents de circulation sur des réseaux secondaires non adaptés pour recevoir de tels flux ne sont pas propres à la ville californienne. Partout dans le monde, des habitants se mobilisent contre l’application Waze, exigeant de leurs élus de prendre des mesures contre ce phénomène qui transforment leur quotidien, en provoquant des situations de congestion induites, des nuisances environnementales, des risques accrus de sécurité publique et des coûts de maintenance supplémentaire.
9Ces reports de trafic sont imputés aux choix inscrits dans l’algorithme de calcul d’itinéraire de Waze. En effet, l’algorithme de l’application privilégie l’itinéraire le plus rapide sans tenir compte de la hiérarchisation du réseau de voirie. « Save every driver 5 minutes per day, every day » : comme l’énonce son slogan, Waze légitime son action sur les conduites individuelles au nom de l’intérêt individuel des automobilistes. À ce titre, elle diffère des principes de mobilité promus par les pouvoirs publics locaux. Elle ambitionne de faciliter le quotidien des automobilistes alors que les pouvoirs publics souhaitent concentrer la circulation automobile sur certaines voiries. Le cas de Waze éclaire l’opposition latente entre deux principes de légitimité de l’organisation et de la régulation territoriales5. Alors que les pouvoirs publics légitiment leur action en évoquant un intérêt général territorial qui transfigure les intérêts particuliers des automobilistes, ils dénoncent a contrario la logique utilitariste inscrite dans l’algorithme de Waze qui s’adresse à une multitude de clients individuels que l’entreprise cherche à satisfaire. « Ils [Waze] ont une vision individualiste du déplacement qui se heurte avec les politiques publiques qui veulent faire passer les flux de véhicules par les voies principales. Ils sont en contradiction avec les pouvoirs publics »6. Comme en témoigne ce gestionnaire de réseau, en saturant ces secteurs que les autorités publiques souhaitent préserver d’un trafic conséquent, cette nouvelle forme de régulation entre en conflit avec les principes traditionnels de gestion et de régulation des réseaux routiers. Ceux-ci s’appuient sur un principe de différenciation des espaces métropolitains au travers des plans de circulation conçus pour que les véhicules en transit n’empruntent pas les voies de desserte locale. La hiérarchie des réseaux de transport permet d’intégrer différentes zones dans le système métropolitain tout en assurant une pacification de certains quartiers. Celle-ci est ainsi la conséquence de l’inégalité structurelle des réseaux de transport : toutes les voies de circulation ne sont pas destinées à recevoir le même flux de véhicules. A contrario, les principes de régulation inscrits dans l’algorithme de Waze suivent un principe strict de « neutralité » algorithmique, une rationalité procédurale7, qui considère de manière égale l’ensemble des voiries comme le souligne le PDG (président-directeur général) de Waze :
Si les autorités considèrent que la route est ouverte et accessible au public, elle sera prise en compte dans nos calculs de routage. Nos algorithmes sont neutres par rapport à la valeur des biens immobiliers, au coût de la maintenance des routes ou aux souhaits des habitants. L’application Waze utilise toutes les routes publiques disponibles en tenant compte de variables telles que le type de route et le débit actuel.8
10Cette justification de Noam Bardim marque le cadrage alternatif de la régulation de la circulation routière. Waze vise à optimiser l’usage de l’infrastructure routière pour répondre aux phénomènes de congestion. Son service se veut universel, neutre et indépendant des spécificités territoriales, des contextes culturels et des cibles auxquelles il s’adresse. Elle produit une forme de gouvernement « déterritorialisé » centré sur la satisfaction de l’intérêt individuel et inscrit dans une vision individualiste de l’automobiliste. Ces critiques révèlent l’opposition entre le caractère procédural de l’algorithme de calcul d’itinéraires et les choix substantiels défendus dans les politiques locales de circulation. La règle algorithmique, uniforme et standardisée, s’impose aux territoires, peu importe leurs spécificités et les intérêts politiques locaux.
11Pour tenter de remédier à ces effets négatifs de l’application sur leur territoire, plusieurs élus locaux ont tenté de négocier avec l’entreprise afin qu’elle modifie son algorithme. Toutefois, ces tentatives se sont révélées infructueuses, qu’elles proviennent de la petite commune française de Lieusaint, de la métropole de Lyon ou de la puissante ville de Los Angeles.
J’ai envoyé deux courriers : un au début de l’été 2018, puis le second à la fin de l’été. Je n’ai pas eu de réponse, mais c’est peut-être aussi parce qu’ils sont une petite équipe en France, et qu’ils n’ont pas beaucoup de pouvoir sur les algorithmes.9
12Les élus et les agents de la métropole de Lyon ont eu davantage de chances que le maire de Lieusaint. Ils ont pu rencontrer au printemps 2017 des salariés du bureau français de l’entreprise américaine. La réunion est houleuse. Les premiers reprochent aux seconds que leur choix algorithmique fait primer l’intérêt individuel des automobilistes sur l’intérêt collectif et provoque des reports de trafic dans des quartiers résidentiels et dans le centre de l’agglomération. Les seconds mettent en avant la neutralité de leur algorithme et se défendent d’être la cause de la congestion routière.
C’était un meeting assez chaud. Y’avait une incompréhension totale. […] L’élu nous disait, vous, les GPS, vous renvoyez tout le trafic à travers [le tunnel de] Fourvière, on veut que vous renvoyiez vers la rocade Est. Il fallait lui expliquer que l’on n’est pas prescripteur. On n’est pas politique, on n’est pas donneur d’ordres. Les applications vont donner l’itinéraire le plus rapide tant que cet itinéraire est disponible et public. On n’a pas le pouvoir ni l’autorité pour rediriger du trafic pour des enjeux écologiques, pour des enjeux de planification urbaine et ainsi de suite. C’est pas notre rôle. L’algorithme est parfaitement neutre. Tant que la route est ouverte, tant que la route est publique, tant que la route est exploitable, on va rediriger vers cet endroit. (Responsable des partenariats de Waze en France. Entretien du 31 mai 2017)
13La réponse apportée par Waze aux pouvoirs locaux est immanquablement similaire : l’algorithme est neutre et ne peut être modifié pour répondre aux intérêts territoriaux. Elle s’explique en premier lieu par la taille modeste de l’entreprise. Celle-ci compte moins de 600 salariés alors qu’elle opère partout dans le monde. Apporter des modifications locales à son application nécessiterait une charge de travail démesurée. En outre, les représentants de Waze en France n’ont qu’un pouvoir limité sur les équipes techniques de l’entreprise situées en Israël et aux États-Unis. Surtout, en affichant une neutralité algorithmique, ils défendent l’objectivité de l’application face aux multiples intérêts locaux en jeu dans la régulation de la circulation routière. Sur quels critères pourraient-ils privilégier telle ou telle voirie ? En faisant reposer le calcul d’itinéraire sur la seule vitesse de circulation, ils évitent d’entrer dans un choix éminemment politique de caractérisation plus fine des voiries selon les spécificités territoriales.
Résoudre des glitchs algorithmiques en utilisant des données publiques
14Le caractère procédural de l’algorithme pose toutefois des problèmes à l’entreprise par les glitchs (dysfonctionnements) provoqués par le calculateur d’itinéraires. Nombre d’utilisateurs de l’application se sont indignés quand celle-ci les envoie vers une voie fermée à l’application pour cause de travaux ou dans un chemin de campagne difficilement carrossable, les fait emprunter une rue pentue au détriment de leur sécurité ou encore les fait sortir de l’autoroute pour les y faire re-rentrer immédiatement. Ces glitchs algorithmiques témoignent d’un désalignement entre la réalité objectivée par l’application et la réalité vécue par l’automobiliste10. L’algorithme ne perçoit ces voies de circulation que sous l’angle de la vitesse de circulation, il est aveugle aux autres caractéristiques discernées par les automobilistes.
15Pour éviter ces désagréments et améliorer le service proposé à ses utilisateurs, l’entreprise a mis en place en 2014, le Connected citizens program, un programme d’échange de données avec des acteurs publics. Elle propose de fournir gratuitement des données anonymisées et agrégées sur les conditions de circulation en temps réel et les incidents signalés par les utilisateurs ; en échange, les pouvoirs publics transmettent des informations sur les fermetures de voies et les événements impactant la circulation. Ces données sont stratégiques pour l’entreprise pour lui permettre de proposer une représentation plus fiable du réseau routier, qui s’appuie sur les informations officielles, collectées et certifiées par les acteurs publics.
Les villes ont tout un tas de données que l’on n’a pas : la planification des travaux, des événements, de visites, etc. Toutes ces données sont absolument critiques pour le bon fonctionnement de l’application. Par exemple, Versailles a renseigné dans l’application toutes les fermetures de routes à l’occasion de la course Paris Versailles. Et ça, c’est pas des données que l’on a. En tout cas, c’est pas des données que l’on a en avance. C’est des données que les utilisateurs peuvent déclarer à l’instant t, une fois que le bouchon est créé, mais pas en avance. Or, on a tout un enjeu d’anticipation dans le calcul d’itinéraire. Aujourd’hui, avec les signalements des utilisateurs, on est en temps réel. Ils signalent des travaux, mais ils sont déjà dedans, c’est trop tard. C’est une information critique qu’il nous manque. (Responsable des partenariats de Waze en France. Entretien cité)
16Si ces données peuvent être disponibles librement sur les plateformes open data des collectivités, l’entreprise rechigne à les utiliser à cause du lourd travail de nettoyage et de standardisation nécessaire pour effacer tous particularismes locaux et les intégrer dans un service standardisé internationalement. D’une part, l’hétérogénéité de ces dernières rend très longue et coûteuse leur intégration dans un système d’information standardisée à l’échelle internationale comme en témoigne le responsable technique de Waze : « Techniquement, le plus difficile était que chaque municipalité avait un niveau d’expertise différent. Elles nous fournissaient les données de différentes manières. L’une est en XML. Une autre est en KML. Une autre ville nous donnait les informations par e-mail. La police israélienne nous envoyait les données par fax. Il était difficile d’être aussi souple que possible pour intégrer toutes ces informations et de les transmettre aux utilisateurs »11. Si le travail de nettoyage et d’intégration est possible ponctuellement et pour quelques villes, il devient vite considérable et difficilement industrialisable. D’autre part, la bonne intégration de ces informations dans leurs services requiert une connaissance des territoires que ces entreprises, qui n’ont pas d’implantation territoriale fine, ne disposent pas. La vérification de la qualité des données nécessite une expertise minimale du réseau de transport et de ses spécificités pour s’assurer que les informations proposées à l’utilisateur sont cohérentes. Il est difficile, à distance, pour l’entreprise, de s’assurer que les travaux planifiés ont bien débuté à la date publiée dans le jeu de données publiques. Pour éviter ces frais de standardisation, de nettoyage et d’intégration, Waze privilégie la mise en place de « partenariats » avec les producteurs locaux de données et leur impose leurs conditions d’accès aux données publiques.
17Pour cela, Waze a développé des formats techniques et des contrats juridiques standardisés à l’échelle internationale et propose une interface en ligne de vérification et d’intégration de leurs données. Waze a élaboré le Closure and incident feed specifications pour les fermetures de voirie. Elle propose également des contrats génériques, non négociables, en anglais, de partenariats avec les fournisseurs de données qui indiquent les droits et obligations de chacun. Cette entreprise de l’économie numérique applique dans ses relations aux collectivités les principes de rationalisation et de standardisation, caractéristiques du fonctionnement des marchés de consommation de masse. Afin d’intégrer dans son service, à un coût réduit, les données, très hétérogènes, provenant d’une multitude d’acteurs locaux, elle n’a d’autres choix que de rationaliser et standardiser le produit échangé (les données), mais également toutes les opérations accompagnant cet échange. La standardisation de la donnée garantit que celle-ci corresponde à un certain nombre de caractéristiques qui facilitent son utilisation sans friction dans le système d’information de l’entreprise. D’autre part, la standardisation des opérations d’appariement au travers d’un contrat unique, signé à distance, et d’une interface et d’outils en ligne de nettoyage et de transfert des données assure une réduction au strict minimum de la relation entre les plateformes et les collectivités locales. L’alignement de toutes ces opérations sur un même modèle permet à la plateforme d’industrialiser l’usage de données publiques provenant de multiples sources.
18Les modalités des partenariats proposés par la plateforme visent non seulement à industrialiser l’usage de données publiques en standardisant l’appariement entre offres et demandes, mais également à tirer profit de l’expertise locale des producteurs. Tout usage de données requiert une connaissance des spécificités propres à chaque territoire afin de s’assurer que les résultats algorithmiques ne sont pas aberrants pour l’utilisateur. Par ces partenariats, il s’agit d’éviter que le fonctionnement procédural des algorithmes se heurte au caractère substantiel des territoires et de leurs particularités12.
19Cependant, ces partenariats sont difficiles à mettre en œuvre. Les pouvoirs publics locaux français sont encore très peu à s’y soumettre. Alors que la France est le troisième marché mondial de l’entreprise, seule une trentaine d’autorités publiques locales ont signé le partenariat d’échange de données (contre plus de 900 partenaires dans 50 pays). Ces partenariats sont ainsi difficiles à mettre en place en France comme me le révèle un responsable de Waze :
C’est assez galère. […] On a beaucoup de mal avec la France, parce qu’ils demandent toujours des trucs spécifiques, ils ne vont pas signer des contrats en anglais, y’a des lois, y’a des machins et on a beaucoup de mal à avancer. […] Je crois qu’il y a vraiment un enjeu de compréhension, d’échange. On a rencontré une grande ville française il y a deux semaines, y’avait une incompréhension totale. (Responsable des partenariats de Waze en France. Entretien cité)
20Cet extrait souligne les difficultés d’échange entre deux mondes sociaux éloignés l’un de l’autre, les acteurs publics d’une part et les salariés des plateformes d’autre part. Alors que les premiers ont l’habitude des négociations avec les entreprises pour adapter leur offre au contexte local et construire une « action publique négociée »13, les seconds souhaitent établir ces partenariats sans contrôle de leurs activités ni transformation de leur service. Surtout, en quête de rendements croissants, leur enjeu est de multiplier ces partenariats en réduisant au maximum leurs interactions avec les acteurs locaux. « Mon enjeu, c’est scale. On ne peut pas faire du one to one, il faut que l’on fasse du one to many. C’est plus possible. Je ne peux passer une demi-journée avec Cannes, je ne peux pas passer une après-midi à Marseille, même si c’est Marseille, c’est impossible »14. De fait, les ressources humaines que Waze consacre au développement de ces partenariats sont très limitées. Le bureau français de l’entreprise est composé exclusivement de personnes au profil commercial, chargées de vendre des espaces publicitaires à des annonceurs, très éloignées des problématiques urbaines. « Il y a une personne sur la zone EMEA qui est en charge des CCP, mais il est Israélien et basé en Israël. Il ne parle qu’anglais, et fait des rendez-vous par visioconférence. Donc, c’est moyen pour les collectivités françaises en termes de relations15 ». Cette faible ressource accordée par l’entreprise au développement de ces partenariats illustre la profonde différence entre ces plateformes de l’économie numérique et les firmes urbaines traditionnelles dans leur relation aux acteurs publics locaux. Alors que les dernières, attentives aux enjeux des territoires, s’attachent à construire des relations personnalisées et pérennes avec l’administration et les élus territoriaux, la logique de croissance rapide des plateformes les conduit à considérer les acteurs publics comme d’autres usagers de la plateforme auxquels on propose une offre de services standardisée en libre-service.
Territorialiser les algorithmes ? Le rôle de la communauté des éditeurs
21La particularité de l’application Waze est de faire reposer la production de ses données sur ses utilisateurs. Ce recours au crowdsourcing16 s’inscrit dans la continuité d’un projet de cartographie communautaire, FreeMap Israel, dans lequel l’application trouve son origine, qui visait à créer une base de données géographiques d’Israël à partir des traces de téléphonie mobile de ses utilisateurs. Trois modalités de crowdsourcing, demandant plus ou moins d’engagements de la part du contributeur, cohabitent : les traces, les signalements et les éditions cartographiques. Waze enregistre les traces de déplacement de ses utilisateurs afin de connaître la vitesse de circulation sur les différents tronçons de voirie. Cette information est nécessaire pour déterminer l’itinéraire le plus rapide pour l’utilisateur. L’application propose également à ses utilisateurs de signaler les événements qu’ils rencontrent lors de leur trajet (embouteillage, accidents, fermetures de voies, présence policière, etc.). Enfin, une communauté d’éditeurs locaux est chargée de l’édition de la cartographie. Peu connue, celle-ci joue pourtant un rôle primordial de production et de maintenance de données au travers duquel elle parvient à territorialiser l’application Waze.
Crowdsourcing ou digital labor ? La production communautaire des données de circulation routière
22Au moment de son lancement, Waze reposait sur une cartographie basique, provenant de bases de données publiques, qui décrivaient sommairement le réseau routier. Pour enrichir cette base de données, l’entreprise s’est tournée vers ses utilisateurs, qui ont progressivement formé une communauté d’éditeurs, qui se charge de corriger les tracés initiaux, d’ajouter les dernières informations sur les événements prévus, les fermetures inattendues, les changements de carrefour, les travaux routiers, etc. Au travers d’une interface en ligne proposée par l’entreprise (Waze map editor17), ces bénévoles enrichissent la base de données géographiques décrivant l’infrastructure routière. Ils tracent l’ensemble des tronçons de voirie, les mettent à jour et y associent des informations (type et nom de la voie, vitesse autorisée, sens de circulation, numéro de voirie, etc.). Ce travail bénévole effectué par les contributeurs est essentiel à la qualité du service. La production et la mise à jour des bases de données géographiques ne peuvent être réalisées par des algorithmes seuls. Elles nécessitent un conséquent travail humain de « petites mains », comme le reconnaît le CEO (chief of executive officer ou président-directeur général, en français) de Waze, Noam Bardim :
Waze est essentiellement une question de données, mais nous nous occupons de données et d’algorithmes d’une part, et d’humains d’autre part. Nous combinons les deux. Nous pouvons supposer qu’il y a une nouvelle route quelque part parce que, soudain, nous voyons des Wazers [des utilisateurs de Waze] qui conduisent au milieu de nulle part. Par contre, nous ne parviendrons jamais à connaître le nom de la route, aussi sophistiqués soient nos algorithmes. Pour ça, nous avons besoin d’un humain qui vit dans le coin. C’est là que les humains et les algorithmes travaillent ensemble.18
23Cette capacité à utiliser l’expertise locale de ses utilisateurs offre un avantage de taille à l’entreprise vis-à-vis de ses concurrents. Non contrainte de recourir à une coûteuse main-d’œuvre chargée de collecter, standardiser et mettre à jour ces bases de données, elle économise plusieurs centaines de millions de dollars par an. Il est estimé que, rien que pour les États-Unis, le coût de construction d’une base map est de 250 millions de dollars, tandis que la maintenance de celle-ci s’élève à 150 millions par an. À titre de comparaison, TeleAtlas, un des principaux concurrents de Waze lors de son lancement, employait en 2007 près de 1 900 personnes dans 24 pays, ainsi que plus de 1 100 « cartographes de bureau », des prestataires sous-traités chargés de l’intégration et du nettoyage de données acquises auprès de divers fournisseurs. L’entreprise disposait également de 250 véhicules équipés de caméras qui sillonnent les routes et capturent des informations de circulation. En 2019, Waze ne comptait que 520 salariés, bien loin des milliers de personnes employées par ses concurrents sur le marché de la cartographie numérique19 comme le reconnaît son PDG :
Personne ne sait exactement mais Google a dépensé des milliards de dollars par an, pour cartographier le monde. Cela leur prend un temps considérable et ils doivent constamment recommencer, car le monde change sans cesse. Chaque année, sur environ 10 à 15 % des routes, quelque chose change. Cela peut être les directions, le nom ou une intersection. Toutes sortes de choses – des petites choses, mais tout le temps. Comment faire pour suivre ces changements ?
Comment calculez-vous vos propres coûts dans ce domaine ?
Disons-le ainsi. J’ai 15 000 éditeurs sur ma plateforme. Ils passent du temps à éditer et à trouver des choses, etc. Ils sont tous bénévoles. Je ne les paie pas. Je leur fournis une plateforme, je dépense beaucoup d’argent pour la technologie et je rends les choses amusantes et intéressantes pour eux, etc. Je ne rémunère pas ces personnes pour les mettre dans des voitures. C’est une autre histoire. Les 35 millions d’utilisateurs de Waze contribuent passivement à produire des données, donc ils remplacent en quelque sorte les voitures Street View. Mais, eux, ils sont tous les jours sur la route. Et ceux qui signalent des choses, ils remplacent la plateforme de signalement du trafic. Ceux qui éditent remplacent le centre d’appels, et font le travail sur les données de base. C’est comme comparer la structure des coûts entre Wikipedia et l’Encyclopaedia Britannica. La réalité pour nous, c’est que chaque jour, le monde est cartographié par nos utilisateurs.20
24La capacité de l’entreprise à faire travailler bénévolement ses utilisateurs est une prouesse, d’autant que les microtâches réalisées par les éditeurs sont peu valorisantes et répétitives, comme en témoigne un éditeur californien : « C’est souvent les mêmes choses, encore et encore »21. Pourtant, certains éditeurs consacrent plusieurs heures par jour de leur temps libre à cette activité, sans être rémunérés, ce qui les surprend eux-mêmes : « C’est un peu étrange lorsque vous faites quelque chose qui vous prend beaucoup, beaucoup, beaucoup d’heures de votre temps et que vous n’êtes pas payé pour cela : pourquoi le faisons-nous ? Je ne sais pas. Je me pose cette question très fréquemment »22.
25La mise au travail de ses utilisateurs s’est appuyée sur plusieurs stratégies complémentaires. En premier lieu, l’entreprise a mis en place un système de classification hiérarchique de ses utilisateurs au travers d’un système de points glanés en fonction du nombre de kilomètres parcourus au travers de l’application et des événements signalés ou confirmés. Associé au design ludique de l’application, cette incitation à la participation s’est inscrite dans une logique de gamification. Les utilisateurs qui signalent des accidents gagnent des points, montent dans l’échelle des utilisateurs en obtenant différents statuts (de Waze baby à Waze royalty). Un système équivalent est mis en place pour les éditeurs : plus vous éditez la carte, plus vous gagnez de points, plus vous êtes reconnus par vos pairs, et plus vos possibilités d’édition sont larges.
En 2013, je suis passé au rang 3. Cela m’a rendu vraiment heureux parce que je pouvais travailler sur beaucoup plus de routes et aussi j’avais accès à plus d’outils dans l’éditeur de cartes. [...] Pour toutes ces petites choses, c’était assez excitant d’avoir ce rang. [...] Ce qui m’a encouragé à continuer et à monter en grade, c’est cette promesse continuelle d’une nouvelle promotion. Vous savez, chaque fois que quelque chose comme ça arrive, c’est comme « wow, ces gens aiment ce que je fais, ils veulent que j’en fasse plus, ils sont impressionnés ». (Éditeur bénévole de Waze. Entretien cité)
Ce système de réputation, mesurant l’intensité de l’activité de chacun, est public afin que les autres éditeurs puissent voir le travail accompli et vous en féliciter.
26Toutefois, cette émulation collective au travers des points glanés n’est pas suffisante pour maintenir l’engagement des contributeurs dans le temps. L’entreprise s’est attachée à construire des « communautés », un espace de socialisation, disposant de ses propres normes et valeurs, et liant ses membres entre eux.
Au début, il y a l’aspect ludique, les points que l’on gagne. Mais les points sont en réalité inutiles. Certains rédacteurs sont motivés par les points, mais lorsqu’ils se rendent compte que cela ne vaut pas grand-chose à part avoir toujours plus de points, ils se lassent. [...] Par contre, il y a cette confiance qui se construit lorsque d’autres personnes voient que vous faites un bon travail d’édition. (Responsable de la communauté des éditeurs de Californie. Entretien cité)
Comme le mentionne cet éditeur californien, au-delà des points, l’intégration dans une communauté d’éditeurs participe à pérenniser l’engagement. L’éditeur a un statut au sein de cette communauté, il se voit attribuer des droits plus ou moins larges d’édition, mais également des devoirs de respect des bonnes pratiques de cartographie.
27Si l’entreprise laisse une large autonomie aux communautés nationales pour organiser leur travail d’édition, elle entretient ce sentiment communautaire. D’une part, l’entreprise a construit un récit autour de cet engagement communautaire, comme en témoigne son slogan « Outsmarting Traffic, together ». Ses utilisateurs ne sont pas perçus comme des automobilistes isolés mais comme des membres d’un même groupe, qui partagent les mêmes intérêts et préoccupations. Les automobilistes sont invités à participer et à partager des informations sur les événements qu’ils rencontrent sur leur trajet. Les utilisateurs agissent ainsi dans une perspective de générosité et de partage vis-à-vis de leurs semblables, dans une forme de réciprocité sociale. Ils sont également visibles sur la carte de l’application au travers d’un pictogramme. Cela crée une forme de communion. Pour renforcer ce sentiment d’appartenance, elle a développé tout un vocabulaire. Les utilisateurs sont des « Wazers »23. Cette terminologie éloigne les utilisateurs du service Waze d’autres services similaires.
28D’autre part, l’entreprise a recruté plusieurs community managers dans différents pays qui se consacrent à la relation avec la communauté des éditeurs afin d’encourager la continuité de la relation. Ils organisent des événements annuels au cours desquels ils les rassemblent, écoutent leurs besoins et révèlent des informations exclusives sur le produit. Ces meet-up (ou réunions) sont l’occasion pour les éditeurs de rencontrer des salariés de Waze. Cet accès privilégié aux équipes de l’entreprise leur confère un sentiment d’appartenance et renforce leur attachement à Waze, comme le concède cet éditeur :
J’ai eu l’occasion de rencontrer beaucoup de personnel de Waze. À l’époque, l’entreprise était plus petite et ils envoyaient les vrais dirigeants de l’entreprise. Maintenant, vous voyez des gens importants, mais le PDG ne se présente plus à la réunion de l’Amérique du Nord, alors qu’à cette époque, l’un des fondateurs était là et d’autres personnes qui dirigeaient vraiment les choses. C’était passionnant. (Éditeur bénévole de Waze. Entretien cité)
L’ensemble de ces activités d’édition contribue également au développement d’une sociabilité avec des individus partageant des intérêts similaires :
L’un des principaux avantages que je n’attendais pas de cette activité : j’ai noué de très bonnes amitiés. L’un des rédacteurs que vous avez rencontrés est devenu mon meilleur ami. Je n’ai pas d’autre façon de le dire : c’est mon meilleur ami et je l’ai rencontré grâce à Waze. […] Mais aussi, beaucoup d’autres personnes, que j’ai rencontrées personnellement ou simplement sur Internet, ce sont des formes d’amitié très différentes. Mais, ils sont une grande partie de la raison pour laquelle je fais cela. (Ibid.)
29Enfin, l’entreprise joue sur le sentiment civique des utilisateurs en mettant en avant les valeurs de leur engagement et en reconnaissant publiquement leur importance. Dès lors, certains contributeurs réguliers ont le sentiment d’œuvrer à l’intérêt général en offrant une meilleure qualité de service à l’ensemble des utilisateurs comme le confesse un éditeur : « On nous reproche souvent : « Vous êtes quand même maso, vous travaillez bénévolement pour des gens qui font de l’argent. C’est vrai, on va pas se leurrer, mais c’est une passion. Je ne suis pas payé, je suis bénévole, mais putain, ça me fait plaisir d’avoir l’impression de participer à quelque chose d’important »24. Interrogé sur ses motivations, le responsable de la communauté des éditeurs de Californie, qui consacre trois à six heures chaque jour à cette activité bénévole, confirme cet intérêt civique : « Nous nous assurons que les choses sont correctes et qu’elles fonctionnent bien pour les gens, car beaucoup de personnes comptent désormais sur Waze… Il y a un sentiment de devoir civique, de fierté civique à faire en sorte que la carte fonctionne correctement »25. Le travail gratuit d’édition tend à devenir un engagement citoyen au service de la collectivité des automobilistes.
30Ainsi, la mise au travail des éditeurs repose sur trois processus conjoints. En rendant ludique l’activité, l’application gomme la frontière entre loisir et travail. Par ailleurs, la création d’une communauté lie les utilisateurs entre eux et avec l’entreprise, renforçant leur engagement. Enfin, l’invocation de la citoyenneté est un processus traditionnel participant à l’invisibilisation du travail26. Dès lors, plutôt que du crowdsourcing, l’activité d’édition réalisée par ces utilisateurs, si elle est volontaire et génératrice de plaisir, s’apparente à du travail gratuit, un digital labor approprié par l’entreprise27.
La communauté des éditeurs : un tiers entre l’entreprise et les pouvoirs publics
31La communauté des éditeurs joue un rôle central pour territorialiser l’algorithme de Waze. D’une part, leur expertise d’usager les conduit à modifier la base de données afin que les résultats algorithmiques reflètent les spécificités du territoire. D’autre part, ils suppléent l’absence de l’entreprise auprès des institutions locales en nouant des relations avec les administrations territoriales. Pour l’entreprise, cela est tout bénéfique puisque cela offre aux éditeurs de nouvelles fonctions, alors que le travail de construction de la base de données tend à être moindre.
32Les éditeurs jouent un rôle crucial de classification des routes qui a un effet sur les résultats de l’algorithme. La base de données de Waze est structurée par des catégories préétablies par l’entreprise en vue des calculs algorithmiques d’itinéraires. Cependant, si la base de données de Waze est standardisée internationalement, les pratiques d’édition de la cartographie varient selon les spécificités de chaque territoire.
Il y a beaucoup de choses qui sont différentes en Californie par rapport à nos voisins du Nevada et de l’Arizona. C’est une question de complexité. Même au sein de l’état de Californie, nous avons des politiques différentes pour la Californie du Sud et pour le centre de l’état. La plupart d’entre elles ne sont pas officielles… Mais nous faisons en fait les choses différemment et donc les éditeurs qui travaillent dans ces différentes zones, nous les formons : « Quand vous faites des choses ici, faites-le de cette façon, quand vous faites des choses à Los Angeles, faites-le de cette façon. (Éditeur bénévole de Waze. Entretien cité)
33Par exemple, pour définir et hiérarchiser le type de voie, Waze impose la classification suivante, déterminée selon l’importance du flux de véhicules les empruntant :
Classification des voiries dans la base de données de Waze
Highways | Rues | Autre – carrossable | Non carrossable |
Freeway | Primary street | Dirt road / 4x4 trail | Walking trail |
Major highway | Street | Parking lot road | Pedestrian boardwalk |
Minor highway | Private road | Escaliers | |
Ramp | Ferry | Voie ferrée | |
Piste aéroport |
34Les éditeurs sont toutefois libres d’attribuer chaque voie à l’une de ces catégories, l’entreprise ne leur fournissant aucune indication pour les accompagner. Les éditeurs français se retrouvent dépourvus face à ces catégories qui ne correspondent pas à celles normées dans la législation française pour décrire le réseau routier. De fait, le « monde » ne se laisse pas aisément saisir : il est élusif et peut être sujet à de multiples interprétations selon le point de vue des acteurs28. Le travail de catégorisation nécessite une réduction ontologique loin d’aller de soi pour attribuer une route à une classe d’équivalence29.
35Face aux situations particulières rencontrées sur le terrain, il est souvent délicat de catégoriser de manière univoque une voirie. Dans leur travail de qualification, les éditeurs doivent tenir compte de la structure du réseau à laquelle appartient une voirie. Les segments de voirie ne sont jamais qualifiés isolément : la prise en compte de leur environnement prend le pas sur leur catégorisation administrative (ce que les éditeurs appellent le « bon sens »).
Sur certains cas c’est pas si évident que ça, ça nécessite réflexion, débat. […] On va prendre un cas de figure par exemple, quand on fait Gap-Briançon, dans les Alpes, on avait à l’époque la traversée d’Embrun. Embrun était desservie et traversée par la nationale 94 qui reliait le Sud à Montgenèvre. Le département et la région ont décidé de faire une déviation pour contourner Embrun, pour arrêter de passer dans le centre-ville. La règle de base serait de dire que la N 94 c’est une nationale, par défaut, on la passe en Major. Mais, aujourd’hui il y a une déviation qui permet d’éviter de traverser le centre-ville. Alors, même si la route n’a pas forcément été renommée, qu’elle s’appelle toujours N 94, on va la déclasser, soit en Minor soit en Primary. Elle n’a plus vocation à desservir le trafic national. On va la déclasser, et on va classer cette nouvelle route qu’est la déviation en Major. (Éditeur de Waze. Entretien cité)
Pour dénouer les cas difficiles d’interprétation, les opérations d’édition nécessitent ainsi une bonne connaissance des réseaux, basée sur une expertise d’usage, à la fois de l’infrastructure routière, mais également de l’application et de ses traitements algorithmiques. Le travail de catégorisation est ainsi étroitement lié aux résultats algorithmiques. Pour définir le type des voies renseignées, les éditeurs prennent en compte son effet sur le calcul d’itinéraire.
36Comme le pointe cet éditeur, le travail de catégorisation ne se défait jamais de l’usage qui sera fait de la base de données. Pour favoriser certains itinéraires au détriment d’autres, les éditeurs sur ou sous-classent certaines routes en se basant sur leur connaissance locale et sur leur très bonne compréhension du fonctionnement de l’algorithme de Waze. Comme en témoigne l’échange ci-dessous entre un riverain et un éditeur en Californie, le changement de classification impacte fortement le calcul d’itinéraires, en évitant d’envoyer du trafic dans ce quartier résidentiel :
Riverain : Salut, notre quartier est envahi de personnes qui circulent dans nos petites rues étroites. Les panneaux sont clairement affichés « accès local uniquement » et pourtant un déluge de voitures passe par là. Comment pouvons-nous modifier la carte pour que nos règles de circulation locales soient respectées et que nos petites rues soient à nouveau sûres pour les nombreux enfants qui jouent ?
Éditeur : Ceci a été édité. Votre quartier a été marqué avec le type de « route privée » de Waze. Ce type de route interdit le trafic de transit vers et depuis les routes non privées dans toutes les directions. Waze ne devrait plus acheminer qui que ce soit entre Miller et E Blithedale à travers votre quartier, même si bien sûr nous ne pouvons pas parler pour les autres applications de navigation.
Riverain : OMG, vous n’avez aucune idée de toute la reconnaissance que j’ai en ce moment… MERCI ! Cela a été un tel problème et cela devenait de pire en pire. Il y a des fois où ma petite rue minuscule a été transformée en un parking où les gens klaxonnent et essaient de contourner les enfants qui jouent et font du vélo. Vous êtes incroyables :D.30
En apportant une connaissance du territoire, les contributeurs locaux jouent un rôle crucial pour la qualité de l’application. Ils produisent une définition substantielle de la chaussée qu’ils vont transposer dans les bases de données, et ainsi, influer sur les résultats de l’algorithme.
37Certains agents de collectivités ont identifié ce pouvoir des contributeurs locaux sur les résultats de l’algorithme de Waze. En nouant des contacts informels avec ces éditeurs31, ils leur demandent d’effectuer ce travail de « bricolage » avec la base de données32 pour limiter les effets négatifs de report de trafic dans certains quartiers :
On est sollicité par certains agents de collectivités qui nous disent : « Dis donc on a remarqué qu’il y avait de plus en plus de trafic dans le quartier de XX. Est-ce que vous pouvez regarder ? ». L’idée n’est pas de répondre à une injonction ou une exigence d’une collectivité. Mais, à travers les mécanismes de cartographie, le typage des routes, les propriétés que l’on va donner au segment, on peut agir pour que l’algorithme de routage fasse les bons choix. […] On a aussi la faculté de sous-pondérer ou surpondérer des segments, de dire favored, neutral ou unfavored. Et, à partir de là, l’algorithme se débrouille pour éviter de router par là. (Éditeur de Waze. Entretien cité)
L’édition est ainsi est un travail d’interprétation du monde pour le conformer à une réalité définie par l’entreprise. Malgré ce cadre imposé, les éditeurs disposent d’une marge de manœuvre au travers de ce pouvoir interprétatif, qui leur offre une capacité d’influence sur les résultats de routage. En s’appuyant sur les modalités contributives de la cartographie de Waze, certains agents territoriaux parviennent alors à intégrer dans ce service privé certaines spécificités locales.
38L’entreprise s’appuie dorénavant sur cette communauté pour développer les échanges avec les collectivités, en particulier celles ayant signé un partenariat d’échange de données. « Nous leur expliquons comment fonctionne la base de données, comment nous pouvons résoudre ensemble certain de leur problème, comment anticiper leurs projets de fermeture de routes, etc. »33. En France, la métropole de Bordeaux échange régulièrement depuis 2019 avec les responsables locaux de la communauté des éditeurs afin d’essayer de limiter les effets négatifs de l’application sur la politique de régulation routière. Le maire de Lieusaint a également échangé avec un éditeur bénévole pour « tromper » l’algorithme. « J’ai réussi à entrer en contact avec un cartographe indépendant, qui travaille bénévolement pour Waze. Ensemble, on a cherché des solutions. Il m’a dit qu’on ne pouvait effectivement pas changer grand-chose à l’algorithme, mais qu’on pouvait le tromper un peu en ajoutant des paramètres »34.
39L’analyse du travail d’édition cartographique fait ainsi émerger un espace relationnel, peu visible, où interagissent les autorités publiques locales, l’entreprise Waze et sa communauté d’éditeurs. Au travers de ces échanges prend forme un mode de gouvernance original qui permet, dans une certaine mesure, d’aligner une base de données et un algorithme standardisé à des spécificités territoriales.
Conclusion
40Le cas de l’application de Waze illustre les effets des régulations algorithmiques sur les territoires. Ces dispositifs de calcul s’appuient sur des règles procédurales qui s’accommodent mal de l’hétérogénéité des territoires et des spécificités locales de régulation. En privilégiant le chemin le plus rapide, l’algorithme de calcul d’itinéraire perçoit le réseau routier sous l’angle de la vitesse de circulation au grand dam des acteurs locaux qui subissent les effets néfastes des reports de trafic. Toutefois, les algorithmes sont indissociables des bases de données. Or, l’analyse de l’infrastructure de données de Waze met en évidence le rôle crucial joué par les éditeurs bénévoles de la cartographie pour « territorialiser » la règle algorithmique en jouant avec les catégories de la base de données. Le travail réalisé par les éditeurs permet à la plateforme d’être une « firme locale-globale »35 d’un nouveau genre, qui propose un service similaire partout dans le monde, tout en prenant en compte certaines spécificités territoriales des infrastructures de transport.
41Ce travail de production de données témoigne également de l’importance des données dans le gouvernement des territoires. L’approche de sociologie politique des données urbaines poursuivie dans ce chapitre, qui dépasse la réduction de la donnée à ses propriétés techniques pour prendre en considération ses aspects sociaux et politiques, offre un nouveau regard sur les modalités de coordination entre les acteurs, les secteurs, les institutions et les territoires du gouvernement urbain36. Cette approche centrée sur les données et leurs dimensions matérielles et infrastructurelles apporte un regard complémentaire sur les modalités de recomposition du pouvoir et des institutions dans le gouvernement urbain à l’ère du numérique.
Notes de bas de page
1 Marine Legrand, « Circulation : Lieusaint refuse de servir de déviation à cause de Waze », Le Parisien, 5 juin 2018.
2 Cette recherche s’appuie sur une enquête menée en France et aux États-Unis entre 2017 et 2019. Poursuivant une démarche d’ethnographie de l’infrastructure de données de Waze, nous avons conduits une trentaine d’entretiens semi-directifs avec des agents de collectivités, des salariés de l’entreprise et des éditeurs de la cartographie à Paris, Lyon et Los Angeles. Nous avons également analysé le forum et le Wiki des contributeurs de l’application. Enfin, nous avons réalisé une veille documentaire sur l’entreprise Waze en mobilisant les bases de données sur la presse locale et nationale, française et américaine.
3 Bilel Benbouzid et Dominique Cardon, « Machines à prédire », Réseaux, vol. 5, no 211, 2018, p. 9-33.
4 Antoine Courmont, « Plateforme, big data et recomposition du gouvernement urbain. Les effets de Waze sur les politiques de régulation du trafic », Revue française de sociologie, vol. 59, no 3, 2018, p. 423-449.
5 Jean-Marc Offner, « Les territoires de l’action publique locale. Fausses pertinences et jeux d’écarts », Revue française de science politique, vol. 56, no 1, 2006, p. 27-47.
6 Responsable PC circulation. Entretien de mai 2017.
7 Dominique Cardon, « Le pouvoir des algorithmes », Pouvoirs, vol. 164, no 1, 2018, p. 63-73.
8 Noam Bardim, « Keeping cities moving. How Waze works ? », 12 avril 2018. Notre traduction (tous les entretiens menés en anglais sont ici traduits par nos soins).
9 Déclaration de Michel Bisson, maire de Lieusaint, dans l’article de Perrine Signoret, « “On a mis un feu rouge à l’entrée de la ville” : les astuces du maire de Lieusaint pour tromper Waze », Numerama, 16 janvier 2019. En ligne : [https://www.numerama.com/tech/455697-on-a-mis-un-feu-rouge-improbable-a-lentree-de-la-ville-les-astuces-du-maire-de-lieusaint-pour-tromper-waze.html].
10 Axel Meunier et al., « Les glitchs, ces moments où les algorithmes tremblent », Techniques & culture, vol. 72, no 2, 2019, p. 200-203.
11 Mitchell Weiss et Alissa Davies, « Waze Connected citizens program », Harvard Business School, 2017. En ligne : [https://digital.hbs.edu/platforms-crowds/waze-connected-citizens-program/].
12 Dominique Cardon et Maxime Crépel, « Les algorithmes et la régulation des territoires », Gouverner la ville numérique, A. Courmont et P. Le Galès éd., Paris, PUF, 2019, p. 83-101.
13 Maxime Huré, « Une action publique hybride ? Retour sur l’institutionnalisation d’un partenariat public-privé, JCDecaux à Lyon (1965-2005) », Sociologie du travail, vol. 54, no 2, 2012, p. 233-253.
14 Responsable des partenariats de Waze en France. Entretien du 31 mai 2017.
15 Salariée de Waze France. Entretien de mai 2019.
16 Le crowdsourcing est la pratique qui correspond à faire appel au grand public ou aux consommateurs pour proposer et créer des éléments de la politique marketing d’une entreprise.
17 En ligne : [https://www.waze.com/fr/editor].
18 Interview de Noam Bardim. En ligne : [https://www.businessinsider.fr/us/waze-ceo-interview-self-driving-cars-tesla-uber-and-commuting-2018-12].
19 À titre de comparaison, Google employait plus de 7 000 personnes en 2012 pour produire sa cartographie.
20 Interview de Noam Bardim. En ligne : [https://www.businessinsider.fr/us/waze-ceo-interview-self-driving-cars-tesla-uber-and-commuting-2018-12]. Notre traduction.
21 Responsable de la communauté des éditeurs de Californie. Entretien du 15 janvier 2019.
22 Éditeur bénévole de Waze. Entretien du 23 janvier 2019.
23 Il est intéressant de mentionner que d’autres entreprises similaires ont construit des termes similaires pour qualifier les utilisateurs de leur service : par exemple, les Turkers pour Amazon Mechanical Turks, ou les taskers ou rabbits pour TaskRabbit.
24 Éditeur de Waze. Entretien de mai 2017.
25 Responsable de la communauté des éditeurs de Californie. Entretien cité.
26 Maud Simonet, Travail gratuit : la nouvelle exploitation ?, Paris, Textuel, 2018.
27 Antonio Casilli, En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic, Paris, Seuil, 2019.
28 Jérôme Denis et David Pontille, « Une infrastructure élusive. Aménagements cyclables et troubles de la description dans OpenStreetMap », Réseaux, vol. 2, no 178-179, 2013, p. 91-125.
29 Geoffrey C. Bowker et Susan L. Star, Sorting Things Out. Classification and Its Consequences, Cambridge (MA), MIT Press, 1999.
30 Forum des éditeurs de cartes Waze, octobre 2017.
31 Rencontrés au travers de prises de contact sur les réseaux sociaux ou via des cercles personnels d’interconnaissance, ces échanges entre agents administratifs et éditeurs restent ponctuels et marginaux.
32 Florence Millerand, « La science en réseau. Les gestionnaires d’information “invisibles” dans la production d’une base de données scientifiques », Revue d’anthropologie des connaissances, vol. 6, no 1, 2012, p. 163-190.
33 Éditeur bénévole de Waze. Entretien du 23 janvier 2019.
34 Déclaration de Michel Bisson, maire de Lieusaint, art. cité.
35 Dominique Lorrain, « La firme locale-globale : Lyonnaise des Eaux (1980-2004) », Sociologie du travail, vol. 47, no 3, 2005, p. 340-361.
36 Antoine Courmont, Quand la donnée arrive en ville. Open data et gouvernance urbaine, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2021.
Auteur
Politiste, docteur en science politique et directeur scientifique de la chaire « Villes et numérique » de Sciences Po, chercheur associé au Centre d’études européennes et de politique comparée.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Libertés et libéralismes
Formation et circulation des concepts
Jean-Pierre Potier, Jean-Louis Fournel et Jacques Guilhaumou
2012
Pétrole et corruption
Le dossier Mi.Fo.Biali dans les relations italo-libyennes (1969-1979)
Marion Morellato
2014
Montchrestien et Cantillon
Le commerce et l'émergence d'une pensée économique
Alain Guery (dir.)
2011
Faire participer les habitants ?
Citoyenneté et pouvoir d'agir dans les quartiers populaires
Marion Carrel
2013
Entre conflit et concertation
Gérer les déchets en France, en Italie et au Mexique
Luigi Bobbio, Patrice Melé et Vicente Ugalde (dir.)
2016
La politique au quotidien
L’agenda et l’emploi du temps d’une femme politique
Laurent Godmer et Guillaume Marrel
2016
La République et ses autres
Politiques de l’altérité dans la France des années 2000
Sarah Mazouz
2017
Le territoire de l’expulsion
La rétention administrative des étrangers et l’État de droit en France
Nicolas Fischer
2017
Le savant, le langage et le pouvoir
Lecture du Livre du plaisir partagé en amitié (Kitāb al-imtāʿ wa-l-muʾānasa) d’Abū Ḥayyān al-Tawḥīdī
Pierre-Louis Reymond
2018
Gouverner la vie privée
L’encadrement inégalitaire des séparations conjugales en France et au Québec
Émilie Biland
2019