Discrimination
p. 331-336
Texte intégral
1Discrimination, n. f. Le sens usuel dominant de ce terme a longtemps été celui de « distinction », dans la mesure où le mot vient étymologiquement du latin discriminatio, qui signifie « séparation », mot lui-même construit sur discriminare, de discrimen, « différence », dérivé de discernere, qui a donné « discerner ». D’après l’édition 2018 du Robert, le mot est apparu en 1870. Il a pour synonymes départ, séparation, et pour antonymes confusion, mélange. Au sens littéral, la discrimination est l’action de discerner, de distinguer les choses les unes des autres avec précision, selon des critères définis. Dans ce sens, le Littré le donne comme un terme de psychologie désignant le changement d’état par lequel la conscience passe d’une modification à une autre. La discrimination est ainsi considérée comme le fondement de notre intelligence.
2De ce premier sens découlent les notions de séparer et catégoriser. C’est à partir de ce glissement que le sens courant actuel est apparu, qui renvoie au traitement inégal et défavorable de certaines personnes, notamment en raison de leur origine, de leur sexe, de leur âge, de leurs croyances religieuses… c’est-à-dire en raison d’un signe extérieur visible ou descriptible par autrui qui les distinguerait des autres (Goffman 1975). Les critères de discrimination relèvent du construit social et discursif, dans la mesure où ils varient en fonction des personnes, des lieux et des époques. C’est en effet au moyen du langage que nous élaborons et pensons nos représentations et que nous les énonçons. Construites, imaginées, ces productions représentationnelles excluantes sont elles-mêmes élaborées, quand il s’agit de nos semblables, en fonction de critères que nous associons par habitude (pratiques de pensées, de raisonnement, et donc acculturation) à certaines identités (Le Page et Tabouret-Keller 1985). Ainsi, la loi s’applique normalement à toutes et tous sans discrimination, c’est-à-dire de manière juste et égalitaire. Néanmoins, on constate dans la vie quotidienne que la loi est souvent contournée pour discriminer certaines personnes plus que d’autres. On parlera ainsi de sexisme pour une discrimination de genre fondée sur le sexe de la personne, comme le fait de rémunérer les femmes moins que les hommes pour la même fonction. L’existence dans les formulaires administratifs des deux termes distinctifs « Madame » et « Mademoiselle » pour les femmes en est un autre exemple. En effet, une telle différenciation n’existe pas pour les hommes (Fracchiolla 2014). Le fait de discriminer désigne toujours aujourd’hui le fait de distinguer les personnes les unes des autres, mais en introduisant un critère de valeur qui induit un système de domination sans que celui-ci existe a priori.
La discrimination en discours
3Dans l’interaction, le fait de distinguer et de discriminer, qui est à la base de notre aptitude cognitive à organiser les informations relatives au monde empirique, prend sens sous la forme de sens communs partagés (Sarfati 2008) qui nous permettent de communiquer ensemble. Par exemple, au niveau du processus de désignation du réel, nous savons que lorsque nous parlons d’un chat, il s’agit d’un mammifère, et que nous le nommons ainsi d’après une classe d’animaux partageant le fait d’être vertébrés et d’allaiter leurs petits. Au sein de cette classe générale, le chat se distingue selon certains traits spécifiques des autres mammifères, qui ne seront pas tous sur le même plan (chien, dauphin, vache…). À ce procédé cognitif d’acquisition du sens, qui est objectif, nous superposons des représentations culturelles, des valeurs associées à certains mammifères, qui sont d’un autre domaine et qui seront partagées par un ensemble plus réduit de personnes : la vache est sacrée en Inde ; le lapin peut être considéré comme animal de compagnie ou de consommation, etc. Selon ce même format, des stéréotypes construits peuvent circuler sur les personnes : les Français.es sont des mangeuses et mangeurs de grenouilles là où les Italien.nes ne mangeraient que des pâtes. Par ces stéréotypes, qui sont des traits construits, sociaux, discriminants, censés permettre aux un.es de reconnaître rapidement qui sont les autres (et, en particulier, s’ils et elles sont ennemi.es ou ami.es), la notion de discrimination est également liée à la question de l’identité. Le sujet tend à définir son identité en fonction de ce qu’il est ou n’est pas. Dans la réalité, cette identité est d’abord fantasmée : il s’agit d’abord de l’identité que l’individu imagine que l’autre percevra de lui. Or, cette identité « projetée » ne correspond pas nécessairement à ce que l’autre perçoit ou pense effectivement.
4D’un point de vue général et global, la discrimination se trouve au centre de la manifestation de la haine, car elle vise à exclure l’autre de l’univers de références, de partage et de représentations communes que l’on a avec cet autre et, plus concrètement, de l’accès à certains droits, postes, etc. en raison de son altérité. L’apartheid, le nazisme, les génocides, tous les racismes sont fondés sur la discrimination. Les stéréotypes (Amossy et Herschberg-Pierrot 1997) fonctionnent de pair avec la discrimination. En ce sens, elle est à relier aux notions d’ontotype (le fait d’essentialiser un trait en l’associant à une origine : « tous les Italien.nes parlent avec les mains ») et de sociotype (le fait d’essentialiser un trait par rapport à une caractéristique sociale : « tous les plombiers sont polonais »), notions qui se construisent en discours (Ernotte et Rosier 2004).
5Il n’est pas d’usage que les personnes qui commettent un acte discriminatoire le revendiquent. En général, on ne dit pas : « toi, je vais te discriminer ». La notion de discrimination est le plus souvent représentée dans les discours qui la condamnent, qui dénoncent des injustices, revendiquent des droits pour les personnes et qui sont donc des contre-discours. D’un point de vue discursif, la discrimination représente l’un des principaux outils des idéologies totalitaires et fondamentalistes, et constitue donc aussi un argument des discours porteurs de radicalité. C’est à partir de ce noyau fondateur que certaines personnes sont exclues par une idéologie : ainsi le nazisme exclut-il les personnes juives.
6Le principe de la discrimination idéologique est de prétendre réorganiser le monde en fonction de ce qui ce qui relèverait du bien et de ce qui relèverait du mal, de manière dichotomique et binaire (ce que l’on a vu se produire lors du génocide ethnique rwandais entre Tutsis et Hutus en 1994 ; ou encore lors de la ségrégation aux États-Unis, ou de l’apartheid en Afrique du Sud). La plupart du temps, la discrimination s’organise ainsi en discours selon un système de valeurs subjectif, généralement fondé sur des croyances, autour de cet axe du bien et du mal. Par ailleurs, là où elle s’affirme de manière négative, elle peut conduire en fonction des degrés à divers types de violences, morales et physiques, comme le harcèlement, voire la mort.
Discrimination et manifestation de la haine
Présentation du corpus
7Le corpus est constitué d’extraits de différents numéros du journal Dar Al-Islam, organe de propagande francophone de Daech, étudié plus particulièrement par Laura Ascone (2018). Dans ces journaux, l’idéologie de Daech s’adresse à des personnes déjà convaincues. Il s’agit donc de renforcer les convictions et les positions d’un lectorat avisé qui cherche à se conforter dans l’appartenance à une communauté. Le discours politique présenté est fondé sur une argumentation religieuse organisée sur un modèle binaire qui distingue bons (ceux qui adhèrent au discours de Daech) et méchants (tous les autres, et en particulier ceux qui ne partagent pas les mêmes convictions politiques et religieuses). Si le discours de Daech, qui vise à condamner les mécréants, infidèles, athées, etc., rappelle celui de l’Inquisition, il s’en différencie cependant. Le discours de Daech est en effet un discours de haine construit sur la base de la discrimination des un.es à l’égard des autres, alors que le discours de l’Inquisition se situait sur le plan de l’intolérance, laquelle était construite, validée et légitimée de manière institutionnelle par des procès en hérésie et sorcellerie qu’autorisait le pouvoir de l’Église au Moyen Âge. Le discours de discrimination à l’égard des mécréants, des infidèles, des apostats est ici constitutif d’un discours de haine qui vise leur extermination ; c’est précisément pour s’opposer à eux que la guerre est déclarée.
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8La vision du monde promue par Daech se fonde sur la même dynamique dichotomique que celle constitutive de la discrimination. Elle s’érige à partir d’une série d’oppositions, comme le bien et le mal, le licite et l’illicite, les croyants et les mécréants, les fidèles et les infidèles, les bons et les mauvais musulmans, etc. Cette conception réductrice et univoque de la réalité amène l’individu à adhérer à une vision du monde facile à comprendre et à accepter, car simplifiée et schématique. Aucune réflexion n’est requise, il suffit de suivre les préceptes, de se laisser guider. Le processus linguistique de construction de la figure de l’ennemi est à l’œuvre à travers une autre figure, celle du « mécréant », lequel est stigmatisé par rapport aux « croyants ». La focalisation sur les processus d’inclusion/exclusion passe par une injonction prescriptive : « celui qui », « qu’il soit », puis par l’injonction impérative « combattez », « sachez », doublée du déontique « on se doit ». Tous ces éléments viennent en renfort d’une posture de type nous contre eux qui établit la discrimination sur une base de croyances et d’actes, et enjoint aux croyants de tuer l’ennemi, le mécréant, pour gagner le paradis.
9Le discours de haine de l’autre est structuré par cette discrimination radicale (dans la mesure où elle pousse au meurtre) et justifie de fait les actes visant à lui nuire, quels qu’ils soient (actes terroristes, violences psychologiques). Dans cette dynamique, le discours idéologisé est souvent caractérisé par ce que Teun Van Dijk (2006) appelle le « carré idéologique », dont les stratégies discursives sont exposées dans la fiche Altérité de cet ouvrage.
Synthèse
10La discrimination existe aujourd’hui à différents niveaux. Des paroles, des attitudes, des choix peuvent être plus ou moins porteurs de discrimination, y compris dans les démocraties, dès lors que les personnes élues fondent leur discours sur des éléments discriminants (il faut aider les X plus que les Y ; il faut punir les W plus que les Z ; les D sont acceptables, les E sont inacceptables, etc.). Sur le plan énonciatif, on trouve des paroles isolées qui sont porteuses de discrimination, comme les mots utilisés en guise d’insulte. Néanmoins, dès lors que l’action d’insulter s’inscrit dans la systématisation d’une exclusion catégorielle de toutes les personnes désignées par cette insulte, elle devient discours de haine, discours raciste, et plus globalement discours discriminant. Autrement dit, une insulte répétée devient discriminante, de même qu’une action répétée d’exclusion devient discriminante, voire se transforme en harcèlement, sur le plan (macro-)discursif. D’une manière plus générale, tout discours tend à générer certaines formes de discrimination dans la mesure où il met en avant et privilégie certaines valeurs plus que d’autres – c’est le cas par exemple des discours politiques, qui se définissent comme « de gauche » ou « de droite ». C’est sur cette base que tout discours répété, systémique, est susceptible, aussi, de devenir un véritable système discursif de discrimination. Les discours de discrimination à l’encontre des femmes (blagues sur les blondes, dénigrement à travers la notion d’hystérie qui ne serait que féminine, etc.), qui sont à l’œuvre depuis des siècles, en sont un exemple. Ces discours fondent à leur tour les discriminations réelles, telles que les inégalités salariales.
Bibliographie
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Amossy Ruth et Herschberg-Pierrot Anne, 1997, Stéréotypes et clichés. Langue, discours, société, Paris, Nathan.
Ascone Laura, 2018, La radicalisation à travers l’expression des émotions sur internet, thèse de doctorat, université de Cergy-Pontoise.
Ernotte Philippe et Rosier Laurence, 2004, « L’ontotype : une sous-catégorie pertinente pour classer les insultes ? », Langue française, no 144, p. 35-48.
10.3406/lfr.2004.6806 :Fracchiolla Béatrice, 2014, « Circulation ordinaire des discours sexistes et sens symbolique. La campagne “Mademoiselle, la case en trop !” », Discours rapporté, genre(s) et médias, F. Sullet-Nylander et al. éd., Stockholm, Stockholm University, p. 546-553.
Goffman Erving, 1975, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Minuit.
Le Page Robert B. et Tabouret-Keller Andrée, 1985, Acts of Identity. Creole-Based Approaches to Language and Ethnicity, Cambridge, Cambridge University Press.
10.1017/S0266078400002418 :Sarfati Georges-Élia éd., 2008, Discours et sens commun, no 170 de Langages.
Van Dijk Teun A., 2006, « Politique, idéologie et discours », Semen, no 21. En ligne : [http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/semen/1970].
Auteur
Professeure en sciences du langage à l’université de Lorraine, au sein du Centre de recherche sur les médiations (CREM, EA 3476), Béatrice Fracchiolla travaille plus particulièrement sur la violence verbale en analyse de discours, énonciation et analyse conversationnelle autour des notions d’agression, d’injure, d’attaque courtoise, de politesse et d’impolitesse, et ce plus particulièrement à propos du genre et en politique. Depuis 2007, elle coordonne le thème 7 de l’axe 1 « Anthropologie de la communication » à la MSH Paris Nord de Saint-Denis avec Georges Chapouthier, directeur de recherche émérite. C’est dans ce cadre qu’elle a développé un intérêt pour les approches interdisciplinaires qui visent à observer un même objet sous des angles différents, afin de mieux saisir la complexité du réel et des objets scientifiques, y compris lorsqu’ils sont linguistiques. Elle s’intéresse au langage dans sa dimension pragmatique et relationnelle, dans la mesure où toute parole est adressée à autrui, selon certaines fins. Ces dernières années, cette perspective l’a conduite à travailler en collaboration avec des médecins dans le cadre du projet COREV, soutenu et financé par la mission interdisciplinaire du CNRS, pour tenter de comprendre ce qui se produit lors de la réception d’un message, en particulier lorsque celui-ci est violent.
Fracchiolla Béatrice, 2019, « Le décalage contextuel dans les communications médiées par écran : à la croisée de la dématérialisation du contexte et de la re-textualisation des échanges », Corela, hors-série no 27. En ligne : [https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/corela/7803].
Fracchiolla Béatrice, 2015, « Violence verbale dans le discours des mouvements antagonistes : le cas de “Mariage pour tous” et “Manif pour tous” », Argumentation et analyse du discours, no 14. En ligne : [https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/aad/1940].
Fracchiolla Béatrice et Romain Christina, 2015, « L’attaque courtoise : un modèle d’interaction pragmatique au service de la prise de pouvoir en politique », Semen, no 40, p. 71-90. En ligne : [https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/semen/10418].
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