Préface
Une réédition salutaire
p. 11-22
Texte intégral
1La (re)parution dans la Bibliothèque idéale des sciences sociales (Bi2S) de l’ouvrage de Georges Liénard et Émile Servais, Capital culturel et inégalités sociales. Morales de classe et destinées sociales, donne enfin à connaître à la communauté des sociologues et plus largement des chercheurs sur l’éducation une enquête injustement méconnue. En effet, s’il a été publié en 1978 en Belgique aux éditions Vie ouvrière (EVO), ce livre a peu circulé en France, où il est rarement cité. Il s’agit donc presque d’y donner accès pour la première fois, même si ses deux auteurs ont publié sous forme d’articles plusieurs des conclusions présentes dans l’ouvrage1.
2Mais s’il trouve pleinement sa place dans la Bi2S, c’est surtout parce qu’il est utile pour penser la recherche aujourd’hui, notamment du fait des évolutions des travaux actuels sur la sociologie des enfants, de l’éducation et des classes sociales, qui produisent sans le savoir un effet d’écho avec sa démarche et ses résultats. Or, les sciences sociales, après une phase d’essor et de multiplication de recherches dans des domaines de plus en plus spécialisés de l’étude des sociétés, courent peut-être le risque de dispersion, de déperdition relative de leur travail. Ce risque découle notamment des logiques de financement des recherches par appel d’offres, privilégiant les avancées au coup par coup plutôt que sur des programmes de long terme, ainsi que l’attrait pour ce qui est présenté comme nouveau, émergeant, au détriment de la confirmation et du renouvellement de constats déjà établis par d’autres. Le fait de remettre l’ouvrage de Liénard et Servais à disposition s’inscrit dans une autre direction, en contribuant au cumul des résultats, à la confrontation des méthodes pour comprendre si ce qui a changé dans le constat d’une inégale transmission transgénérationnelle de capital culturel selon les classes sociales tient aux évolutions dans la société ou aux modalités d’enquête. Et symboliquement, l’invitation à ce cumul, plutôt qu’à la fuite en avant, est on ne peut mieux incarnée par ce livre qui découle d’une thèse de doctorat réalisée à deux, démarche de coopération et de modestie qui serait très mal vue par les adeptes de l’impact-factor et des évaluations chiffrées peu soucieuses des réelles avancées de connaissance.
3C’est pourquoi, avant d’en arriver à la présentation des aspects de cette recherche qui lui confèrent une grande actualité, il est utile de la resituer rapidement dans son contexte, en renvoyant pour de plus amples détails à la postface de la présente réédition où Georges Liénard2 revient, dans un dialogue avec Éric Mangez et Hugues Draelants, sur ces aspects de leur travail commun avec Émile Servais, aujourd’hui décédé.
Contexte biographique
4Le livre (paru en 1978) reprend l’essentiel de la thèse de Georges Liénard et Émile Servais, dirigée de 1971 à 1974 par Jean Remy à l’Université catholique de Louvain (UCL). Comme tous les apprentis chercheurs, Liénard et Servais étaient partis de préoccupations personnelles, pour s’en saisir d’une autre manière, en tant qu’objet de recherche. L’intérêt pour l’éducation dans les différentes classes sociales qui s’exprime dans cette thèse n’est pas sans rapport avec le premier métier de George Liénard en tant que professeur auprès d’élèves du début de l’enseignement secondaire, dans la région minière du Borinage où ont commencé les difficultés des charbonnages au cours des années soixante. Cette même préoccupation sociale se traduit aussi pour les deux auteurs dans leurs expériences dans la formation continue des adultes de milieux populaires et dans les mouvements de jeunesse, à une époque où les préoccupations politiques étaient vives. Elle se retrouve dans une première enquête collective à laquelle ils ont contribué3, conduite avant leur thèse dans le cadre de leurs études de sociologie à l’UCL. L’initiation sociologique de Liénard et Servais s’est donc déroulée en lien avec un rapport au monde soucieux de comprendre aussi bien la perpétuation que les renouvellements des rapports entre classes sociales. Et c’est dans le cadre de leurs études à l’UCL que chacun des deux futurs auteurs du livre a progressivement travaillé de façon rapprochée avec Jean Remy dans les institutions que celui-ci a contribué activement à animer. Ils ont ainsi été tous les deux assistants, Georges Liénard à la faculté des sciences politiques et sociales de 1971 à 1975, Émile Servais au centre de sociologie religieuse et au centre de sociologie urbaine et rurale de 1969 à 1980 (centre auquel était également rattaché Georges Liénard). Après leur thèse, tous deux ont maintenu cette double posture, d’enquête sociologique et d’intervention dans la cité.
5Intervenant dans la formation d’adultes et dans le mouvement ouvrier et syndical, ils ont occupé des emplois dans les ministères tout en continuant à donner des cours à l’université. En effet, Georges Liénard n’ayant pu conserver un emploi à l’UCL, il a continué à travailler comme chargé de cours tout en œuvrant en tant que conseiller au ministère de la Culture de la Communauté française de Belgique sur les questions de formation continue ; c’est en 1986 qu’il est définitivement devenu chargé de cours et directeur de la faculté ouverte de politique économique et sociale (FOPES), puis professeur en 1994. Il a notamment créé un centre de recherche interdisciplinaire principalement axé sur la compréhension des processus d’insertion professionnelle et les effets psychosociaux du chômage, sur l’économie sociale, sur l’analyse des formes de pouvoir et des régimes d’action, ainsi que sur les inégalités culturelles et leur articulation avec le social, l’économique et le politique4. Pour sa part, Émile Servais (1939-2017) a travaillé en tant qu’inspecteur général de la Wallonie dans la décennie quatre-vingt, tout en continuant ses activités de chargé de cours invité, puis professeur extraordinaire dans les facultés ouvertes aux adultes. Ces activités diverses expliquent le fait qu’ils aient, dans leurs recherches respectives suivantes, moins étudié l’éducation, tout en restant attentifs à la question.
6Capital culturel et inégalités sociales, issu de la thèse commune des deux auteurs, constitue en quelque sorte l’aboutissement de leurs travaux sur l’enfance. Il a été primé deux fois. Il a en effet non seulement été couronné du prix d’encouragement du Centre de recherche et d’information sur les études et les professions (CRIEP) en 1978, et il a remporté le premier prix de la Communauté française de Belgique (aujourd’hui Fédération Wallonie-Bruxelles) en 1980. C’est ainsi d’autant plus paradoxal qu’il n’ait pas fait l’objet d’une réception et d’une visibilité accrues ou d’une réédition plus récente.
Contextes scientifiques de production et de réception
7L’occasion de la redécouverte de Capital culturel et inégalités sociales s’insère dans un contexte de réception plus large. En effet, le besoin d’améliorer le cumul des connaissances en sciences sociales, s’il est l’un des objectifs de la création de la Bi2S, se retrouve aussi dans la publication des cours au collège de France de Pierre Bourdieu5, dans le regroupement et la traduction en français de textes de Basil Bernstein6, ou dans la republication des travaux de Jean-Claude Chamboredon7. C’est d’ailleurs en cherchant des écrits de ce dernier sur la socialisation enfantine que j’ai pour ma part découvert en 2005 une référence indiquant qu’il avait rédigé la préface de l’ouvrage de Liénard et Servais, dont j’ignorais l’existence8.
8Sans détailler ici très avant le contexte de production, je me limiterai à donner quelques éléments complémentaires à ceux qui figurent à ce sujet dans la postface, en priorisant ce qui me semble faire le plus écho au contexte de réception scientifique actuel.
9Comme il est indiqué dans la postface, Jean-Claude Chamboredon a joué un rôle important, à partir du contact établi dans le cadre du comité d’accompagnement de la thèse qu’il s’agisse de la façon de construire leur questionnement et du rapport aux théories sociologiques. De plus, le questionnaire utilisé dans la thèse est issu de l’enquête qu’il avait conduite peu de temps avant avec Jean Prévot9. On trouve de plus dans le livre de Georges Liénard et Émile Servais une démarche similaire à celle des auteurs du « métier d’enfant », articulant l’enquête par questionnaire qui objective des différences dans quatre-vingts familles10, à une ethnographie qui donne à voir « les liaisons et les modifications de liaisons entre indicateurs, et [permet] ainsi de reconstruire les logiques sous-jacentes aux systèmes de pratiques [sans pour autant courir le risque] que l’analyse se dissolve dans la description phénoménologique [grâce au] recours à des concepts totalisateurs tel celui de capital »11. L’enquête a eu lieu dans trois écoles maternelles assez typées sur le plan de la composition sociale des familles qui les fréquentent, donnant lieu à des entretiens avec les enseignants. Pour leur part, les entretiens avec les parents et leurs enfants ont eu lieu au domicile, ce qui a permis d’enraciner la parole dans son contexte et de réaliser des observations du logement.
10Dans la même période, émergeaient en Belgique d’autres recherches sur l’éducation dans les familles, avec les premiers travaux de Jean-Pierre Pourtois et Huguette Desmet sur l’éducation familiale, plus axés sur l’intervention psychopédagogique et l’orthopédie sociale. C’est dans une autre voie que Liénard et Servais ont donné cours à leurs préoccupations sociales, en tant qu’acteurs, et en réservant leur recherche à des visées de compréhension sociologique.
11La thèse cherche avant tout à articuler sociologiquement l’étude des pratiques concrètes de socialisation et celle des morales de classe. Et elle le fait, alors que ce n’est pas si évident pour l’époque, avec la perspective de comprendre en quoi la transmission culturelle et identitaire dans les lignées a de plus en plus à voir avec l’importance croissante de la scolarité. La question de « l’écart culturel » avec la culture légitime, scolaire, directement héritée des travaux de Bourdieu et Passeron12, est ici abordée à l’instar de Basil Bernstein en prenant le contrepied de la rhétorique du « handicap socioculturel », si diffusée dans les milieux pédagogiques et politiques, à l’époque comme aujourd’hui : l’écart n’est pas à comprendre comme une fatalité fixe, mais comme un espace investi par les familles dans une logique d’accumulation culturelle à des fins de transmission, et ce que fait l’école du traitement de cet écart est déterminant. On voit clairement l’écho avec des travaux actuels, qui portent sur les mobilisations des familles pour la réussite scolaire, dans des activités plus ou moins directement liées à la question des devoirs13, ou à l’espace des loisirs que tous les parents voient comme potentiellement rentables sur le plan de la scolarité à l’instar de la lecture d’albums avec les petits14 ainsi que les pratiques culturelles à teneur artistique15. L’écho est encore très grand avec les recherches sur les pratiques de loisirs que les parents tels que ceux qui sont enseignants savent utiliser pour développer des dispositions scolaires alors que ces pratiques sont moins immédiatement identifiables comme proches de l’école16. Plus largement, des travaux se sont développés pour comprendre le rapport des familles à la scolarité, notamment dans les classes populaires17, qui se posent sensiblement les mêmes questions, et avec des démarches proches, que celles que posait déjà Capital culturel et inégalité sociales.
12Sans intégrer forcément l’étude de la confrontation entre les socialisations familiales et scolaires, d’autres travaux voisins se développent depuis le début des années deux mille dans le cadre d’une « sociologie des enfants »18. Si cette dernière a des points communs (par exemple, l’étude des relations entre pairs) avec l’ethnographie des pratiques enfantines développée depuis la décennie précédente par la « sociologie de l’enfance »19 inspirée des childhood studies, cette dernière met davantage l’accent sur les actions spécifiques des enfants. Elle prend moins en compte leurs perceptions de l’ordre social20, ou les variations des modalités de socialisation que mettent en œuvre les adultes des différentes classes sociales, ce que privilégie la « sociologie des enfants ». De ces différentes branches convergent des connaissances sur les inégalités entre enfants21, qui comportent de grands points communs avec la thèse de Liénard et Servais : ces derniers pourraient bien apparaître comme de grands oncles méconnus à cette nouvelle génération de sociologues, puisqu’ils situent tous leurs propres résultats par rapport à des travaux précurseurs qui sont parus entre les deux périodes, en particulier ceux d’Annette Lareau22.
13Dans cet ensemble de travaux, on trouve des appropriations aussi bien de Luc Boltanski que de Jean-Claude Chamboredon, similaires à ceux qu’opéraient Liénard et Servais pour comprendre le rapport à l’école et à la culture des familles des différentes classes sociales. En effet, Chamboredon étudiait la pénétration à l’école maternelle des définitions nouvelles de la petite enfance inspirées de la psychologie et de l’art contemporain, pour identifier quels types de parents, selon leurs classes sociales, en étaient plus ou moins familiers. Et Boltanski étudiait l’inégale diffusion des nouvelles normes de maternage, inspirées de la médecine, pour comprendre les conflits de normes entre familles et professionnels de la petite enfance. C’est le même type d’explications et de références que l’on retrouve dans des enquêtes qui ont été conduites sur les rapports aux normes éducatives entre familles et professionnels de l’accueil de la petite enfance23, ou dans la confrontation des parents aux prescriptions des bibliothécaires en matière de livres à choisir pour leur enfant24.
14Un autre aspect très précurseur de l’ouvrage ici réédité réside dans l’étude des socialisations indirectes, à commencer par les objets à destination des enfants (là encore, on retrouve des approches chères à Chamboredon) : les enquêteurs relevaient la présence de livres et de jeux (blocs logiques, legos) dans les classes supérieures où elles participaient à des activités à « double face » : « apprendre en jouant, et inversement », quand dans les classes populaires on ne trouvait « ni jeux de modelage, ni puzzles, ni jeux de construction, ou de société […] des disques à la mode, mais pas des disques pour enfants ». Les résultats des recherches actuelles montrent des évolutions, avec des familles populaires qui peuvent avoir des jeux. Mais il reste des différences entre classes dans la proportion de jeux purement distractifs ou susceptibles de développer des dispositions culturellement rentables, ainsi que des différences dans les usages de jeux similaires25. Cela conduit à penser que le constat formulé dès 1978 au sujet des classes populaires est partiellement encore d’actualité : les jeux « ne servent jamais à isoler les enfants du quartier et ils ne sont jamais en tout cas construits comme instruments de réflexion et d’apprentissage cognitif »26. On retrouve là une continuité par rapport aux travaux de Basil Bernstein27, que Chamboredon a contribué à traduire et qu’il avait invité en séjour de recherche à Paris.
15Toujours en ce qui concerne la socialisation indirecte, elle est donnée à voir à l’œuvre dans l’étude que conduisent Liénard et Servais, de façon tout à fait novatrice, de l’organisation matérielle et spatiale de la maison familiale. Les auteurs proposent en effet des plans de l’espace domestique, pour saisir la matérialisation du rapport à la culture selon les possibilités économiques des familles. Ainsi, « l’effort culturel » des classes moyennes se traduit dans la restriction de l’espace nocturne des parents au profit d’une pièce bureau ou d’un coin TV. Et cette organisation spéciale est appréhendée pour ses effets socialisateurs pour l’enfant au travers du caractère plus ou moins spécialisé des usages des pièces (pour le travail scolaire par exemple) : « tout semble se passer comme si le logement était utilisé comme un support concret au travers duquel se rentabilisent de manière diversifiée et hiérarchisée les gestes que l’enfant accomplit pour accéder à la culture »28. Cette approche est particulièrement inspirée des recherches conduites par Marcel Maget et de celles qui étaient alors menées au Centre de sociologie urbaine et rurale de Jean Remy. Sans que les mêmes références à l’ethnographie des techniques, ou d’autres qui marquaient le paysage scientifique de la même époque soient forcément mobilisées29, on retrouve aujourd’hui ce type de préoccupations dans l’étude des « chambres intelligentes » des enfants30, et dans celle des contraintes socialisatrices qu’exerce l’aménagement de ces lieux par les parents31.
16L’inspiration bernsteinienne se retrouve encore quant à l’attention pour les pratiques langagières que Liénard et Servais considèrent tout à la fois comme socialement construites, et constitutives de postures cognitivo-langagières différentes. Ces aspects-là ont été largement développés depuis, à la croisée entre sociologie de l’éducation et de la sociolinguistique française32, dans la continuité de l’actualisation par Bernstein de la théorie des codes et du langage en lien avec les questions éducatives33.
17À cet égard, la notion de capital culturel, dans l’ouvrage de 1978, est déployée sous ses deux angles. D’une part, en tant qu’ensemble de dispositions, de ressources pour agir et penser de manière plus ou moins adaptée aux situations rencontrées dans les différents milieux de socialisation, qu’il s’agit de transmettre pour constituer ultérieurement des possibilités dans la vie d’adulte. Et d’autre part, en tant qu’ensemble d’attributs et de ressources qui classent, qui objectivent la différence entre membres de diverses classes sociales et contribuent ainsi aux appartenances de classes. De plus, le capital culturel est décliné en composantes (capital technique par exemple), et articulé aux possibilités offertes par le capital économique. Des préoccupations similaires conduisent à distinguer aujourd’hui de plus en plus les composantes artistiques et lettrées du capital culturel d’une part, et ses composantes techniques d’autre part.
18Capital culturel et inégalités sociales est encore d’une grande actualité pour les enquêtes sociologiques sur les classes sociales qui intègrent la question des modalités de socialisation des enfants, et qui ont été développées récemment dans le cadre de programmes collectifs ou qui ont fait l’objet de synthèses, surtout à propos des classes populaires34. Plus transversalement aux classes sociales, l’enquête quantitative ELFE opère un suivi longitudinal pendant vingt ans qui prend en compte une diversité d’aspects de la vie et de la socialisation des enfants35, à l’instar de ce que l’on trouve à une échelle plus limitée, mais combinant questionnaire et ethnographie, dans la thèse de Liénard et Servais.
19Mais c’est certainement l’enquête collective Enfances de classe, conduite par dix-sept chercheurs sous la direction de Bernard Lahire36, qui dans sa conception d’ensemble est la plus proche de celle de Liénard et Servais sans en avoir connaissance. Procédant par observation dans différents lieux de socialisation (famille, école, tiers-lieux) et entretiens avec des adultes référents de ces milieux de socialisation, ainsi que par passation de tests de développement langagier (inspirés de Bernstein), cette recherche récente a ainsi pu reconstituer la variation des conditions de socialisation, et l’articulation des dimensions de celle-ci, pour trente-cinq filles et garçons scolarisés en grande section de maternelle (âgés de cinq à six ans). Comme dans le livre de 1978, les trois grands types de classes sociales sont comparés37, et nuancés par fractions de classes, avec tout l’apport des portraits permettant de décliner le dégradé des positions au sein de chacune. Le nombre de chercheurs ici réunis a permis d’explorer une plus grande diversité de domaines de socialisation, rarement étudiés (l’initiation au maniement de l’argent, par exemple38), ou de confirmer les résultats déjà établis dans d’autres39, tout en montrant les effets de cohérence entre ces aspects de la socialisation.
20Plus spécifiquement, Liénard et Servais ont particulièrement axé leur démarche sur la prise en compte de trois générations dans l’étude de la trajectoire de chaque lignée et des modalités de socialisation, faisant l’hypothèse d’une reproduction sociale qui n’est pas à l’identique, mais s’inscrit dans le temps de l’évolution de la société et de la lignée, de son rapport aux appartenances de classe, aux institutions et à la culture.
21Quarante ans après, l’enquête donne à voir des réalités qui sont en partie similaires et en partie obsolètes par rapport à ce que montrent les recherches actuelles. Mais ces dernières peuvent alors disposer d’un point de comparaison diachronique, si chère à Durkheim, pour inscrire leurs propres résultats dans le temps plus long de l’évolution des modes de socialisation entre classes sociales et de l’évolution de ces dernières.
22Avec le développement en cours de recherches sur ces modes de socialisation, qui articulent problématique des inégalités et problématique de la transmission culturelle, en confrontant souvent les formes de socialisation dans la famille, dans l’école, et ailleurs (institutions culturelles, pairs, etc.), il y a fort à parier que la réédition de Capital culturel et inégalités sociales constituera un repère pour les nouvelles enquêtes.
Notes de bas de page
1 Notamment : Georges Liénard et Émile Servais, « Le métier de parents en milieu populaire », Revue de psychologie et des sciences de l’éducation, (I) vol. 9, no 4, 1974, p. 393-419 et (II) vol. 10, no 1, 1975, p. 111-135 ; Georges Liénard et Émile Servais, « La transmission culturelle : stratégie des familles et position sociale », Cahiers internationaux de sociologie, vol. LIX, 1975, p. 337-354 ; Georges Liénard et Émile Servais, « Vie quotidienne, utilisation du logement et pratiques éducatives », Recherches sociologiques, vol. 6, no 3, 1975, p. 345-396 ; Georges Liénard et Émile Servais, « Trajectoires sociales et pratiques éducatives. Éléments pour une analyse des processus de socialisation secondaire liés aux phénomènes de mobilité », Revue de l’Institut de sociologie, no 3-4, 1977, p. 421-442.
2 Merci à Georges Liénard de sa bienveillance, de sa patience, et de sa disponibilité pour livrer des éléments sur ce contexte de production, les éléments présentés ici lui doivent beaucoup.
3 Georges Liénard, Francis Hambye et Émile Servais, « École ouvrière et autogestion », Autogestion et socialisme. Études, débats, documents, no 13-14, 1970, p. 175-198.
4 Consulter à ce propos le site du CIRTES (Centre interdisciplinaire de recherche, travail, État, société) : https://uclouvain.be/fr/chercher/cirtes.
5 Pierre Bourdieu, Sociologie générale, Paris, Seuil, vol. 1, 2015 et vol. 2, 2016.
6 Basil Bernstein, Pédagogie, contrôle symbolique et identité. Théorie, recherche, critique, traduction Philippe Vitale et Ginette Ramognino, Laval, PUL, 2007.
7 Jean-Claude Chamboredon, Jeunesse et classes sociales, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2015 ; Jean-Claude Chamboredon, Territoires, culture et classes sociales, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2019.
8 Je profite de l’occasion qui m’est donnée pour remercier Éric Mangez, qui m’en a fait parvenir une photocopie.
9 Jean-Claude Chamboredon et Jean Prévot, « Le métier d’enfant », Revue française de sociologie, vol. 14, no 3, 1973, p. 295-335.
10 Rappelons que les sociologues ne disposaient alors pas d’ordinateurs avec des logiciels de statistiques. Le lecteur curieux de l’histoire des méthodes d’enquête découvrira avec délices les méthodes qui permettaient de produire l’équivalent d’une analyse factorielle.
11 Jean-Claude Chamboredon, « Préface de 1978 », § 2.
12 Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Minuit, 1964.
13 Sandrine Garcia, Le goût de l’effort. La construction familiale des dispositions scolaires, Paris, PUF, 2018 ; Hugues Draelants et Magali Ballatore, « Capital culturel et reproduction scolaire. Un bilan critique », Revue française de pédagogie, no 186, 2014, p. 115-142.
14 Stéphane Bonnéry, « Inégalités sociales, inégalités scolaires et littérature enfantine. Lecture implicite et explicite », Inégalités culturelles. Retour en enfance, S. Octobre et R. Sirota éd., Paris, Ministère de la Culture – Presses de Sciences Po, 2021, p. 229-253 ; Sandra Fontanaud et Bertrand Geay, « Socialisation familiale et fabrication des dispositions langagières précoces », Socialisation familiale des jeunes enfants, A. Dupuy et al. éd., Toulouse, Érès, 2021, p. 75-86.
15 Fanny Renard, « “Reproduction des habitudes” et déclinaisons de l’héritage. Les loisirs culturels d’élèves de troisième », Sociologie, vol. 4, no 4, 2013, p. 413-430 ; Florence Eloy éd., Comment la culture vient-elle aux enfants ? Repenser les médiations en direction de l’enfance, Paris, Presses de Sciences Po, 2022.
16 Agnès van Zanten éd., Les pratiques éducatives des parents enseignants, no 203 de Revue française de pédagogie, 2018 ; Séverine Kakpo, « Observer le quotidien des enfants d’enseignants », La différenciation sociale des enfants. Enquêter « sur » et « dans » les familles, S. Depoilly et S. Kakpo éd., Saint-Denis, PUV, 2019, p. 165-192.
17 Jean-Pierre Terrail, Destins ouvriers. La fin d’une classe ?, Paris, PUF, 1990, p. 223-257 ; Bernard Lahire, Tableaux de familles. Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires, Paris, Seuil – Gallimard, 1995 ; Daniel Thin, Quartiers populaires. L’école et les familles, Lyon, PUL, 1998 ; Pierre Périer, École et familles populaires. Sociologie d’un différend, Rennes, PUR, 2005 ; Éric Mangez, Magali Joseph et Bernard Delvaux, Les familles défavorisées à l’épreuve de l’école maternelle. Collaboration, lutte, repli, distanciation, Université catholique de Louvain, CERISIS, 2002 ; Marie-Dabestani Noëlle, Quel sens donné aux images et aux savoirs inscrits dans les cahiers de maternelle ? Étude des scansions temporelle et spatiale entre instances de socialisation, thèse en sciences de l’éducation soutenue à l’université Paris 8, 2020.
18 Martine Court, Sociologie des enfants, Paris, La Découverte, 2017.
19 Structurée autour du RT31 de l’AISLF, qui est dirigé par Régine Sirota. Voir notamment : Régine Sirota éd., Éléments pour une sociologie de l’enfance, Rennes, PUR, 2006.
20 Bertrand Geay, « Apprendre à percevoir, à parler et à agir », La différenciation sociale des enfants, ouvr. cité, p. 53-72 ; Wilfried Lignier et Julie Pagis, L’enfance de l’ordre. Comment les enfants perçoivent le monde social, Paris, Seuil, 2017.
21 S. Depoilly et S. Kakpo éd., La différenciation sociale des enfants, ouvr. cité ; S. Octobre et R. Sirota éd., Inégalités culturelles, ouvr. cité.
22 Annette Lareau, Unequal Childhoods. Class, Race, and Family Life, Berkeley, University of California Press, 2011 (traduction française par Camille Salgues à paraître à ENS Éditions, en co-édition avec le ministère de la Culture) ; Julie Pagis, « Une ethnographie des socialisations enfantines », Genèses, no 93, 2013, p. 176-183 ; Annette Lareau, « Les inégalités invisibles. Classe sociale et “élevage” des enfants dans des familles noires et des familles blanches », Inégalités culturelles, ouvr. cité, p. 39-101.
23 Bertrand Geay, « Les relations entre parents et personnels d’accueil de jeunes enfants. La transmission des normes au prisme des rapports entre classes sociales », Politiques sociales et familiales, no 118, 2014, p. 35-44.
24 Stéphane Bonnéry, Florence Eloy, Maira Maimede et Véronique Soulé, « Les médiations en bibliothèque prennent-elles en compte tous les publics qui la fréquentent ? L’exemple des 4-7 ans et de leurs parents », Les cahiers du CRILJ, no 9, 2017, p. 32-40.
25 Vincent Berry, « “Une Bonne Paye, les enfants ?” La place du jeu de société dans les stratégies éducatives des familles », Inégalités culturelles, ouvr. cité, p. 277-296.
26 Chapitre 6, section « Dignité domestique et pratiques éducatives ».
27 Basil Bernstein, Langage et classes sociales. Codes socio-linguistiques et contrôle social, Paris, Minuit, 1975.
28 Chapitre 9, section « Intérioriser qu’on est unique et irremplaçable ».
29 André-Georges d’Haudricourt, La technologie science humaine. Recherches d’histoire et d’ethnologie des critiques, Paris, Éditions de la MSH, 1987 ; Charles Parain, Outils, ethnies et développement historique, Paris, Éditions sociales, 1979.
30 Wilfried Lignier, « Des chambres intelligentes ? Un regard sociologique sur l’espace personnel des enfants dits “intellectuellement précoces” », Enfants et jeunes dans les espaces du quotidien, I. Danic, O. David et S. Depeau éd., Rennes, PUR, 2010, p. 119-128.
31 Fabienne Montmasson-Michel, Enfances du langage et langages de l’enfance. Socialisation plurielle et différenciation sociale de la petite enfance scolarisée, thèse de sociologie soutenue à l’université de Poitiers, 2018.
32 Élisabeth Bautier, Pratiques langagières, pratiques sociales. De la sociolinguistique à la sociologie du langage, Paris, L’Harmattan, 1995 ; Martine Jaubert et Maryse Rebière, « Positions énonciatives pour apprendre dans les différentes disciplines scolaires. Une question pour la didactique du français ? », Pratiques, no 149-150, 2011, p. 112-128 ; Marianne Woollven, Olivier Vanhée, Gaële Henri-Panabière, Fanny Renard et Bernard Lahire, « Le langage comme capital », Enfances de classe. De l’inégalité parmi les enfants, B. Lahire éd., Paris, Seuil, 2019, p. 1029-1060.
33 Daniel Frandji et Philippe Vitale éd., Actualité de Basil Bernstein. Savoir, pédagogie et société, Rennes, PUR, 2008.
34 Yasmine Siblot, Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet et Nicolas Renahy, Sociologie des classes populaires contemporaines, Paris, Armand Colin, 2015 ; Olivier Masclet, Séverine Misset et Tristan Poullaouec éd., La France d’en bas ? Idées reçues sur les classes populaires, Paris, Le Cavalier Bleu, 2019.
35 Wilfried Lignier, Cédric Lomba et Bertrand Geay, « La socialisation des enfants saisie par l’enquête quantitative. Entretien avec Bertrand Geay sur l’Étude longitudinale française depuis l’enfance (ELFE) », Politix, no 99, 2012, p. 201-215 ; Sylvie Octobre, Nathalie Berthomier et Florent Facq, « La primo-socialisation culturelle durant la première année de la vie à travers l’enquête ELFE », Revue de l’OFCE, vol. 156, no 2, 2018, p. 43-76.
36 B. Lahire éd., Enfances de classe, ouvr. cité.
37 Enfances de classe explore un spectre très large de familles, aux extrémités des différentes classes, de la très grande précarité (portrait de Libertad, par Claire Piluso et Marianne Woollven, p. 101-141) à la grande bourgeoisie parisienne (le portrait de Valentine, par Joël Laillier, p. 883-925).
38 Martine Court, Sophie Denave, Frédérique Giraud et Marianne Woollven, « Apprendre l’argent », Enfances de classe, ouvr. cité, p. 966-980.
39 Au sujet des conditions de socialisation liées aux possibilités économiques et au type de profession des parents (logement, temps disponible), ainsi que les rapports à l’école, à l’autorité, au langage, à la lecture, au sport, aux activités ludiques et aux corps.
Auteur
Stéphane Bonnéry est professeur en sciences de l’éducation à l’université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, membre du CIRCEFT-ESCOL.
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