Introduction
L’ordre des choses et la pensée du Même
Texte intégral
1Cet ouvrage propose une étude détaillée de ce que Foucault désigne comme l’épistémè de l’âge classique1, et qu’il analyse en particulier dans la première partie des Mots et les choses (chapitres II à VI)2. Nous souhaitons montrer en quoi cette analyse relève de l’entreprise générale d’une archéologie du savoir, visant à rapporter la positivité des connaissances empiriques dans les domaines de la nature, du langage et des richesses aux structures a priori qui conditionnent historiquement la forme de leur objectivité ainsi que le type de relations qu’elles peuvent entretenir les unes avec les autres. En l’occurrence, la disposition épistémologique du savoir qui définit le régime de discursivité et de scientificité propre à l’âge classique relève en dernière instance d’un certain mode d’être de l’ordre et du langage que Foucault identifie comme le discours. Notre étude s’attache par conséquent à comprendre quel est le pouvoir structurant et même contraignant que l’« archéologie des sciences humaines » accorde au discours à l’âge classique, soit dans cette période historique du savoir que Foucault propose d’étendre de la seconde moitié du xviie siècle jusqu’à la fin du xviiie siècle.
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2L’intérêt porté par Foucault aux discours et aux savoirs de l’âge classique n’est pas nouveau en 1966. Les deux principaux ouvrages publiés par Foucault avant Les mots et les choses, Histoire de la folie à l’âge classique et Naissance de la clinique portent déjà clairement la marque de cet intérêt. À chaque fois en effet, l’analyse se concentre sur les règles de constitution et de transformation d’une expérience (la folie), d’un domaine d’objectivité (la maladie), d’un système de savoir (épistémè) en vue de faire apparaître à la fois l’unité et la cohérence propres qu’ils reçoivent à l’âge classique et les conditions dans lesquelles s’est constituée la modernité, c’est-à-dire ce qui définit « notre » modernité – ce lieu depuis lequel nous pensons, à partir d’une réorganisation complète des discours et des savoirs adossés à un nouveau schème directeur. Dans ces premiers ouvrages, l’« âge classique » désigne à la fois, sous la plume de Foucault, un segment chronologique donné, une certaine période historique, et un type de transformation épistémologique et discursive dont il importe à l’archéologue de repérer et d’analyser la différence qu’elle contribue à inscrire dans notre histoire3, c’est-à-dire dans l’histoire de la modernité : « […] ce qui s’offre à l’analyse archéologique, écrit Foucault dans la préface des Mots et les choses, c’est tout le savoir classique, ou plutôt ce seuil qui nous sépare de la pensée classique et constitue notre modernité » (MC, 15-16).
3Dans l’Histoire de la folie, la création de l’Hôpital général, en 1656, apparaît comme l’événement propre à modifier en profondeur la nature de l’expérience de la folie, laquelle expérience vient se rassembler alors sous la dimension unifiante de la déraison. Le « grand renfermement » désigne ainsi à la fois un certain nombre de gestes sociaux et politiques (institutionnels) d’exclusion qui cernent les « fous », et les identifient comme « fous » par ce geste même, et un certain nombre de discours tentant de cerner en vain la positivité d’une folie qui se révèle finalement n’être rien, néant d’être, indiscernable en tant que telle et rétive à ce titre à une quelconque définition positive. Cette positivité ne se conquiert que dans la modernité, à la faveur du passage d’une expérience ontologique à une expérience anthropologique de la folie (la folie comme altération des facultés humaines, voire comme aliénation d’une vérité humaine) qui forme la condition de possibilité de la psychologie moderne4. Avec Naissance de la clinique, l’archéologie du regard médical fait apparaître avant tout les conditions d’émergence d’un regard « clinique » qui suppose en réalité la refonte de la « médecine des espèces » qui prévalait à l’âge classique, sous la forme d’une approche taxinomique des maladies, soigneusement ordonnées et articulées entre elles au sein d’une grand tableau nosographique5. L’examen et le savoir médicaux à l’âge classique reposent donc sur une ontologie naturaliste selon laquelle l’être de la maladie se trouve déposé à la surface du corps et est directement transcriptible dans l’espace taxinomique des espèces nosographiques. Le regard clinique du xixe siècle, par contre, s’inscrit en rupture par rapport à cette ontologie et s’enfonce davantage dans les corps pour analyser les raisons de la maladie : au-delà de l’anatomo-pathologie de Bichat (« Ouvrez quelques cadavres »), c’est dans une expérience de la mort (individuelle) et, au fond, dans une anthropologie de la finitude, que viennent se recueillir désormais la vérité de la maladie et la possibilité du discours médical moderne.
4Histoire de la folie et Naissance de la clinique esquissent ainsi, à leur manière, le programme d’une « archéologie des sciences humaines », puisqu’il s’agit de montrer à chaque fois comment les sciences humaines trouvent leurs conditions d’émergence dans ces expériences anthropologiques de la folie et de la mort dont se nourrit la positivité de savoirs (psychologiques ou médicaux) prenant l’homme comme objet de science6. De ce point de vue, l’âge classique offre un contrepoint éclairant à ces discours et savoirs anthropologiques en faisant valoir une préoccupation ontologique qui implique une épistémologie fondée avant tout sur l’analyse, la mise en ordre et l’articulation interne d’empiricités soustraites à toute fondation anthropologique ou transcendantale.
5Avec Les mots et les choses, il semble bien que l’analyse de l’épistémè de l’âge classique retrouve et amplifie même cette double dimension de clôture sur soi d’un savoir fondé sur le déploiement systématique de l’ordre des choses dans l’espace taxinomique du tableau, et d’exclusion d’une interrogation de type critique rapportant ultimement le questionnement transcendantal sur les conditions de la connaissance à la question : « Qu’est-ce que l’homme ? »7. Dans son ouvrage de 1966, Foucault s’attache d’abord en effet à manifester la systématicité propre du savoir classique à partir des catégories d’ordre et de représentation qui conduisent à organiser ce savoir dans la forme autosuffisante du tableau, déroulant et ordonnant l’empiricité au fil de l’analyse du discours. Ainsi ramenée à ses modes de constitution et à ses principes épistémologiques fondamentaux, l’épistémè classique se rassemble alors autour d’un problème essentiel qui, en un sens, témoigne du privilège absolu qu’y reçoit le langage. Ce problème, on le verra, c’est celui qui concerne les rapports entre le nom et l’ordre. Nomenclature et taxinomie forment en effet le centre du tableau général où viennent se récapituler l’ensemble des savoirs empiriques (de la langue, de la nature, des besoins et des richesses). Elles expriment la nécessaire articulation des mots et des choses dans l’élément représentatif du discours. Pour que la représentation se signifie elle-même et qu’elle énonce dans la succession ordonnée de ses mots l’ordre même des choses, il faut que l’être soit « donné sans rupture à la représentation » et que celle-ci, à son tour, et comme par un jeu de miroirs, « délivre le continu de l’être » (MC, 219). C’est précisément cette présupposition réciproque de la représentation et d’un continuum ontologique qui, selon Foucault, disparaît à la fin du xviiie siècle lorsque la représentation cesse d’être autosuffisante et que l’organisation du savoir empirique en tableau se trouve en quelque sorte débordée par la dimension conditionnante et constituante d’un sujet transcendantal qui vient redoubler et fonder ce savoir que l’homme prend désormais de lui-même en tant qu’être parlant, vivant, travaillant, voué à la finitude et à l’historicité.
6Par conséquent, si Foucault explore bien dans Les mots et les choses le vaste domaine du savoir à l’âge classique, il lui importe également d’en situer l’analyse au sein du projet général d’une « archéologie des sciences humaines ». De ce point de vue, l’une des thèses majeures portée par le livre de Foucault est que l’homme n’a pas, à l’intérieur du savoir classique (voué à la représentation ordonnée des choses dans le déploiement du discours) cette place tout à fait privilégiée que lui réserve seulement le savoir moderne. L’invention de l’« homme » est ainsi traitée comme un événement interne à la modernité : elle définit à ce titre un nouveau régime du pensable et de l’énonçable, ou encore, pour le dire comme Deleuze, une « nouvelle image de la pensée »8. L’espace propre aux sciences humaines ne s’est ouvert que lorsque s’est refermé définitivement sur lui-même l’espace de la représentation classique :
L’homme n’existait pas à l’intérieur du savoir classique. Ce qui existait en cette place où nous, maintenant, nous découvrons l’homme, c’était le pouvoir propre au discours, à l’ordre verbal, de représenter l’ordre des choses. Pour étudier la grammaire ou le système des richesses, il n’était pas besoin de passer par une science de l’homme, mais de passer par le discours.9
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7Cette espèce de dramaturgie interne aux Mots et les choses qui met aux prises deux épistémès (ordonnées successivement à la « représentation » et à l’« homme ») et qui mesure, par leur écart même ou à partir du seuil qui les sépare, la dimension problématique de la pensée moderne, se trouve en un sens annoncée ou mise en scène dans le chapitre inaugural de l’ouvrage de 1966. Dans ce chapitre10, Foucault propose avant tout une présentation métaphorique du dispositif théorique et conceptuel proposé dans cet ouvrage, en partant d’une analyse aussi minutieuse qu’orientée du tableau de Velásquez Les Suivantes. C’est dire que les enjeux de cette analyse débordent largement la peinture de Velásquez et ne relèvent pas à proprement parler de l’histoire de l’art mais plutôt d’une histoire épistémologique du savoir. Dans la perspective archéologique adoptée par Foucault, ces enjeux concernent à la fois le statut de la représentation classique et le débordement de cette représentation vers le jeu d’instances transcendantales qui viennent la fonder à partir de la fin du xviiie siècle et qui précisément se rassemblent autour de la figure épistémologique et métaphysique de l’homme. À travers son interprétation libre du tableau de Velásquez, Foucault entend mettre au jour les trois éléments du processus de la représentation : l’objet représenté (le couple royal), le sujet représentant (le peintre), celui pour qui il y a représentation (le spectateur). Ces trois éléments sont eux-mêmes réfléchis de manière dispersée et indirecte dans l’espace du tableau : le couple royal est visible dans le miroir au centre, le peintre est montré devant sa toile, le spectateur est figuré à travers le personnage qui se tient sur le pas de la porte, en retrait par rapport à la scène représentée. Ainsi envisagé, le tableau de Velásquez permet donc d’exhiber en un sens le processus de la représentation classique. Mais le point décisif de l’analyse proposée par Foucault est de souligner que ce processus ne peut pas lui-même représenter ce qui le fonde, celui pour qui il y a représentation. Le peintre, dans le tableau peint – et par extension, selon Foucault, l’homme, comme sujet et condition de la représentation –, est absent de cette représentation de la représentation : « Dans la pensée classique, celui pour qui la représentation existe, et qui se représente lui-même en elle, s’y reconnaissant pour image ou reflet, celui qui noue tous les fils entrecroisés de la représentation en tableau, – celui-là ne s’y trouve jamais représenté » (MC, 319). La « place du Roi », qui est aussi celle du spectateur et celle du peintre, reste impensée dans la construction de Velásquez. Cette analyse, proposée à l’ouverture des Mots et les choses, et en guise d’introduction, se trouve reprise et achevée en quelque sorte dans la deuxième partie de l’ouvrage (précisément, dans le chapitre IX11) lorsque Foucault montre comment, suite à l’émergence de la réflexion critique, la représentation en vient à être pensée en rapport avec ses conditions de possibilité et comment, à partir de là, les positivités empiriques, au lieu de s’épuiser dans la seule analyse discursive de la représentation, viennent s’articuler à la dimension fondatrice et constituante d’un transcendantal.
8Comme on le voit avec ces quelques indications, la référence à l’âge classique domine donc les premiers travaux de Foucault, qui s’y rapportent toujours toutefois depuis une position d’extériorité, assimilée au présent de l’archéologue, étant entendu qu’une épistémè ne peut pas réfléchir ses propres conditions de possibilité : « L’âge classique, pas plus qu’aucune autre culture, n’a pu circonscrire ou nommer le système général de son savoir » (MC, 90). Pour autant, il faut souligner également que ce système général du savoir classique ne reçoit pas, dans Les mots et les choses, exactement le même traitement que dans les ouvrages antérieurs.
9En effet, dans Histoire de la folie et dans Naissance de la clinique, l’analyse du savoir à l’âge classique se déterminait dans un rapport direct, continu et en quelque sorte vertical, aux pratiques (culturelles, politiques, médicales, sociales, économiques) qui lui donnaient son épaisseur et son statut propres. Dans Les mots et les choses, s’opère une sorte de repli du savoir dans l’ordre du discours. Du coup, l’enquête archéologique change de nature : au lieu de la confrontation permanente des discours théoriques à l’ensemble des discours pratiques – médicaux, juridiques, politiques – qui les nourrissent, l’attention se porte plutôt aux discours à portée épistémologique – discours des savants, des théoriciens-philosophes des différentes positivités étudiées ; et l’analyse se concentre alors sur la façon dont les énoncés discursifs accèdent au statut d’énoncés scientifiques et dont ils se disposent les uns vis-à-vis des autres et s’articulent les uns aux autres dans la dimension horizontale et systématique d’un « savoir »12.
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10L’un des objectifs de la présente étude est de proposer une lecture systématique de l’enquête elle-même systématique de Foucault en vue de caractériser d’abord la nature de l’entreprise d’archéologie du savoir telle que Foucault l’a pratiquée de manière unique, originale et marginale à la fois13, au milieu des années soixante. Mais il convient également de ne pas perdre de vue que les analyses systématisantes que Foucault propose dans Les mots et les choses ne doivent pas être prises comme des efforts de totalisation, forçant la cohérence inhérente à chaque épistémè pour se conformer à quelque idéologie structuraliste ; elles comportent toujours un moment de désystématisation qui renvoie les descriptions proposées à leur fonction proprement critique au sein de l’entreprise globale de l’ouvrage. De ce point de vue, les propositions de Foucault concernant la disposition générale du savoir classique, la « science universelle de l’ordre » qui vient commander le déploiement des sciences empiriques du langage (grammaire générale), de la nature (histoire naturelle), des richesses (théorie de la monnaie et de la valeur), méritent d’être replacées dans le cadre d’une analyse philosophique et historique dont les enjeux sont clairement situés dans le présent de l’archéologue.
11Ainsi, l’analyse de l’épistémè de l’âge classique fournit l’occasion de discuter sur le fond la thèse phénoménologique (husserlienne) relative à la fonction structurante de la mathesis dans l’apparition et la constitution des sciences classiques14, fondées sur l’objectivation et la mathématisation de la nature et manquant de ce fait la vocation transcendantale de la philosophie, telle qu’elle s’était pourtant fait jour à travers le cartésianisme. Pour Foucault, comme le signale justement Deleuze dans son compte rendu dès la sortie des Mots et les choses, « l’important pour définir l’âge classique, ce n’est pas le mécanisme ni la mathématique » qui auraient en quelque sorte occulté la question transcendantale et retardé l’émergence d’une authentique philosophie du sujet, « mais ce bouleversement dans le régime des signes, qui cessent d’être une figure du monde et basculent dans la représentation : cela seul rend possible et la “mathesis” et le mécanisme »15. L’archéologie du savoir vaut donc ici comme l’opérateur de révision d’une certaine histoire de la philosophie16 qui soumet l’enchaînement des pensées et des œuvres au développement continu d’idées et de thèmes essentiels dont l’historicité est traitée au titre d’une extériorité contingente, écartant en somme cette essentialité d’elle-même avant de favoriser (enfin) son retour à soi dans la forme réflexive d’une philosophie qui en récapitule les erreurs, les approximations et qui formule, depuis un point de vue absolu ou spéculatif, les conditions de son accomplissement.
12De même, comme le suggère l’analyse des Ménines qui ouvre Les mots et les choses, l’analyse de l’« espace » classique du savoir sert également de manière indirecte les enjeux d’une critique de l’humanisme qui a pu longtemps apparaître comme l’objectif principal, et polémique, du livre de Foucault. Cette critique n’est pourtant qu’un effet secondaire de l’analyse archéologique développée dans Les mots et les choses qui prétend justement se situer à un autre niveau d’interrogation, celui des conditions de possibilité des discours et des domaines d’empiricité qu’ils découpent dans l’ordre des choses. Selon ce registre d’interrogation, nous verrons qu’il importe de renvoyer les analyses de la « nature humaine » qui se développent à l’âge classique à l’« espace » de la représentation et aux modalités de dédoublement de cette représentation qui renvoie la nature humaine à la Nature. La question de la place de l’homme dans la nature et celle du savoir qu’il est possible de prendre de cet être naturel relèvent donc d’une lecture récurrente qui méconnaît au fond la dimension de nouveauté, et aussi de rupture, qu’implique la reconfiguration du savoir à la fin du xviiie siècle, autour de l’émergence de la question critique (donc de la question transcendantale au sens de Kant) et à partir du surgissement d’instances non représentables et non représentatives (la vie, le travail, le langage, sous la condition de l’historicité et de la finitude) qui provoquent le remaniement en profondeur, c’est-à-dire aussi selon une dimension de profondeur17, des savoirs positifs de l’âge classique.
13Reconstituer, à partir d’une lecture suivie de la première partie des Mots et les choses, la configuration générale du savoir classique qui forme l’espace d’accueil, l’a priori historique dont relève l’articulation des discours sur le langage, la nature, les richesses à l’âge classique (l’articulation interne de chacun de ces discours et l’articulation de ces discours entre eux), c’est alors accéder au cœur même de l’entreprise archéologique de Foucault, cette entreprise à la fois historique, épistémologique et philosophique qu’il désigne lui-même comme une « histoire de l’ordre des choses » envisagée comme une « histoire » ou une « pensée du Même » et dont le savoir classique justement concentre les enjeux :
[…] il s’agit d’observer ici la manière dont [une culture] éprouve la proximité des choses, dont elle établit le tableau de leurs parentés et l’ordre selon lequel il faut les parcourir. […] à quelles conditions la pensée classique a-t-elle pu réfléchir, entre les choses, des rapports de similarité ou d’équivalence qui fondent et justifient les mots, les classifications, les échanges ? À partir de quel a priori historique a-t-il été possible de définir le grand damier des identités distinctes qui s’établit sur le fond brouillé, indéfini, sans visage et comme indifférent, des différences ? (MC, 15)
14Dans l’étude qui suit, nous proposons donc de rendre compte de l’épistémè de l’âge classique à partir de l’articulation interne des deux concepts majeurs que Foucault mobilise dans son propos introductif : le Même et l’Ordre. En un sens, ces concepts sont opératoires pour penser la configuration du savoir à la Renaissance. Pourtant, si le Même vaut déjà ici comme principe d’ordre, l’« ordre des choses » renvoie lui-même à un espace de signes qui s’organise avant tout sous la contrainte du semblable, et selon la logique proliférante et englobante des similitudes (chapitre I). L’âge classique marque précisément l’inscription du savoir dans une autre pensée du Même, qui n’est plus immanente à l’ordre des choses (et des signes qui font corps avec elles dans la forme des « signatures »), mais qui se trouve intégrée à une opération taxinomique de distinction des identités et des différences. Le Même devient alors le point de départ de la mise en ordre du discours dans l’espace de la représentation (chapitre II). Il procède du jeu interne de la représentation et de l’auto-constitution d’un espace ordonné des identités et des différences dont le « tableau » constitue à la fois l’a priori historique (il est la forme de la représentation, l’espace analytique où vient se représenter l’ordre des choses) et le résultat concret, accueillant l’ensemble des ordres positifs du savoir classique18. La pensée classique se singularise donc dans la mesure où, en substituant au jeu des signes et des ressemblances (qui d’une certaine manière présuppose le Même comme principe d’ordre) une analyse en termes d’identités et de différences (où le Même, ainsi distribué et articulé dans l’espace du tableau, en vient à « représenter » l’ordre), elle parvient à proposer un quadrillage systématique du réel qui passe par la structuration scientifique des domaines empiriques du langage, de la nature, des richesses (chapitre III).
15Ainsi présentée, l’analyse du savoir classique que Foucault propose dans Les mots et les choses semble pouvoir se ramener à une interrogation simple et resserrée : de quelle « pensée du Même » l’épistémè de l’âge classique relève-t-elle ? Et comment cette pensée du Même en vient-elle à configurer des savoirs positifs, soit à disposer l’ordre des choses (des choses dites, des êtres naturels, des richesses) dans l’espace d’un discours qui les représente ? Cette interrogation, nous l’avons indiqué plus haut, renvoie à des enjeux qui concernent non seulement l’archéologie du savoir mais aussi une « archéologie des sciences humaines » et l’histoire de notre modernité.
16Elle engage également une méthode, celle de l’archéologie justement, et donc une manière de travailler et de penser à partir d’archives. Notre travail s’efforce de prendre la mesure et de rendre compte de cette double dimension de l’analyse archéologique qui procède à la fois d’une élaboration conceptuelle très poussée (lorsqu’il s’agit en particulier d’identifier l’a priori historique qui commande l’ensemble d’une disposition de savoir) et d’une attention scrupuleuse aux archives du savoir, à cet ensemble de discours, de choses dites qui forment la base historique indispensable à tout effort de systématisation et à l’analyse corrélative des transformations des régimes de discursivité19. En prenant appui sur le travail de numérisation du « Dossier préparatoire aux Mots et les choses », réalisé dans le cadre du projet ANR Corpus « La bibliothèque foucaldienne. Michel Foucault au travail », nous nous sommes efforcé de faire apparaître dans notre étude cette seconde dimension de la démarche archéologique, son ancrage historique et documentaire si l’on veut, en soulignant autant que possible la corrélation entre les très nombreuses fiches de lecture contenues dans ce « Dossier préparatoire »20 et les analyses que Foucault a pu en tirer dans son livre, notamment dans sa réflexion sur la constitution et la configuration du savoir classique. Cette mise en corrélation permet de relativiser des lectures trop rapides de l’ouvrage de 1966 dont on a pu dire ou penser qu’il était le fruit d’une pure et simple idéologie structuraliste, imposant en somme un cadre d’analyse préétabli et des découpages historiques arbitraires (les épistémès) au matériau discursif des époques du savoir étudiées. Elle donne surtout un accès renouvelé au travail archéologique de Foucault, et met en lumière l’usage des sources et des ressources documentaires qui nourrissent de manière continue sa pensée et ses analyses.
17Il s’agit donc de restituer à ce travail archéologique (historico-philosophique) ses propres conditions de possibilité, qui ne sont peut-être pas sans rapport d’ailleurs avec ce que Foucault lui-même identifie comme le ressort épistémologique fondamental du savoir à l’âge classique : intégrer le Même à l’ordre, analyser le divers de l’expérience et des discours dans la forme d’une représentation qui dispose ce divers dans l’espace ordonné d’un tableau. La présente étude se propose par conséquent non pas seulement de reprendre la description de ce vaste « tableau » de l’âge classique tel que Foucault l’a réalisé dans Les mots et les choses21, mais également de restituer les conditions de sa composition et d’identifier les effets de visibilité et d’intelligibilité qu’il produit sur notre manière d’envisager l’âge classique et au-delà sans doute l’histoire même de notre modernité.
Notes de bas de page
1 Cet ouvrage constitue la version remaniée de la première partie d’une étude d’ensemble des Mots et les choses, dont la seconde partie a été publiée sous le titre : Lire Les mots et les choses de Michel Foucault, Paris, PUF (Quadrige), 2013 [2006]. On trouvera, en tête de ce livre, une brève présentation des six premiers chapitres des Mots et les choses, consacrés principalement à établir la configuration de savoir propre à l’âge classique (« Ressemblance, représentation, discours », p. 35-44). La présente étude se veut la reprise détaillée et le développement complet de cette présentation synthétique.
2 Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard (Bibliothèque des sciences humaines), 1966 (ensuite cité MC, suivi de la pagination dans le corps du texte).
3 Nous renvoyons ici à Judith Revel, « En relisant Les mots et les choses », Acta Fabula, vol. 14, no 8, « 1966, annus mirabilis », nov.-déc. 2013. En ligne [http://www.fabula.org/revue/document8296.php], page consultée le 17 avril 2014 : pour Foucault, « faire une archéologie, c’est construire une périodisation comme espace isomorphique ; mais périodiser, c’est paradoxalement, et avant toute chose, poser la question du changement, de la discontinuité, de la transformation – ou pour utiliser la formule que Foucault reprendra toujours davantage à la fin de sa vie, formuler le problème de la différence possible dans l’histoire ».
4 Pour une étude plus détaillée de cette mutation du savoir et de l’expérience de la folie, voir Frédéric Gros, Foucault et la folie, Paris, PUF (Philosophies), 1997.
5 Ainsi, la pensée clinique, en sa forme initiale, cherche encore à « intégrer dans un tableau, c’est-à-dire dans une structure à la fois visible et lisible, spatiale et verbale, ce qui est perçu à la surface du corps par l’œil du clinicien, et ce qui est entendu par ce même clinicien du langage essentiel de la maladie ». Naissance de la clinique, Paris, PUF (Galien), 1972 [1963], p. 113.
6 La conclusion de Naissance de la clinique est parfaitement claire de ce point de vue et lie le projet d’Histoire de la folie et celui de l’« archéologie du regard médical » : « L’homme occidental n’a pu se constituer à ses propres yeux comme objet de science, il ne s’est pris à l’intérieur de son langage et ne s’est donné en lui que dans l’ouverture de sa propre suppression : de l’expérience de la Déraison sont nées toutes les psychologies et la possibilité même de la psychologie ; de l’intégration de la mort dans la pensée médicale est née une médecine qui se donne comme science de l’individu » (Naissance de la clinique, ouvr. cité, p. 200-201).
7 Ce diagnostic d’un dévoiement de la critique en anthropologie, caractéristique de la modernité, apparaît déjà dans la thèse complémentaire que Foucault a consacrée à l’Anthropologie du point de vue pragmatique de Kant. Cette thèse complémentaire, initialement intitulée Genèse et structure de l’anthropologie de Kant, en référence au travail de Jean Hyppolite sur la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, consistait en une longue introduction suivie d’une traduction du texte de Kant. L’intégralité de ce travail est désormais publié : Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique & Foucault, Introduction à l’Anthropologie, Paris, Vrin (Bibliothèque des textes philosophiques), 2008.
8 Voir le compte rendu, par Deleuze, des Mots et les choses : « L’homme, une existence douteuse », Le Nouvel Observateur, 1er juin 1966, p. 32-34 ; repris dans Les mots et les chosesde Michel Foucault. Regards critiques, 1966-1968, Caen / Saint-Germain-la-Blanche-Herbe, Presses universitaires de Caen / IMEC (Regards critiques), 2009, p. 65-71.
9 « Michel Foucault, Les mots et les choses » (entretien avec Raymond Bellour), Dits et écrits, Paris, Gallimard (Bibliothèque des sciences humaines), 1994, tome 1, texte no 34 [1966], p. 501 (ensuite cité DE, suivi des références du texte et de la pagination dans cette édition).
10 Le statut particulier et la fonction introductive de ce premier chapitre dans l’économie générale des Mots et les choses apparaît si l’on rappelle qu’il a fait l’objet d’une prépublication en 1965 dans Le Mercure de France. Dans ce qui apparaît alors comme une première ébauche des enjeux de l’ouvrage publié l’année suivante, Foucault esquisse le thème d’une représentation redoublée, propre à l’âge classique, ainsi que celui d’une critique de la représentation qui débouche sur la postulation d’un fondement de cette représentation, caractéristique de la modernité qui pense d’abord ce fondement sous l’aspect du transcendantal.
11 Les mots et les choses, ouvr. cité, chapitre IX, ii : « La place du Roi », p. 318 et suiv. L’ensemble de l’analyse des Ménines devait d’ailleurs se trouver dans ce chapitre. Pour offrir une ouverture réflexive à son ouvrage, tout en ménageant l’écho de cette réflexion inaugurale dans la suite du livre, Foucault a préféré déplacer cette analyse dans l’introduction.
12 Voir Les mots et les chosesde Michel Foucault. Regards critiques, ouvr. cité, Introduction, p. 25. Il y a là une dimension critique de l’archéologie foucaldienne mise en œuvre dans Les mots et les choses, et qui s’élabore à distance d’une épistémologie marxiste renvoyant à la structuration des discours et des formes du savoir à la dimension déterminante des pratiques sociales dont ces discours et ces savoirs doivent alors être envisagés comme des « reflets ».
13 Foucault a souvent insisté sur le caractère « isolé » de son « livre sur les signes » dont, en réalité, il n’existe aucun équivalent ni aucun prolongement direct dans le reste de son œuvre. Dans l’introduction au volume Les mots et les chosesde Michel Foucault, Regards critiques, cette marginalité du livre de 1966 est d’ailleurs envisagée positivement : « Les mots et les choses ont été, pour Foucault, un livre marginal, digressif ; […] la mention de cet ouvrage [dans les travaux ultérieurs de Foucault] a régulièrement perturbé les tentatives du philosophe pour donner à son parcours une cohérence rétrospective » et lui a permis, par exemple, d’éviter, lorsqu’il aura à formuler une théorie du pouvoir, « de verser dans une recherche des causes donnée comme intégralement cohérente et suffisante, et d’y faire plutôt jouer ce que L’ordre du discours nommait la petite machinerie du hasard, du discontinu et de la matérialité » (ouvr. cité, p. 27).
14 Nommer les savoirs qui se développent à l’âge classique, savoirs « modernes », comme le fait par exemple Husserl, c’est postuler une forme de continuité entre la science classique et la modernité, celle-ci étant en quelque sorte le socle fondateur de celle-là. L’usage que Foucault propose de la notion d’« âge classique » vise au contraire à marquer un écart, un seuil, entre des formes de pensée qui, pour être successives dans l’ordre chronologique, n’en relèvent pas moins de dispositions de savoir distinctes.
15 Gilles Deleuze, « L’homme, une existence douteuse », dans Les mots et les choses de Michel Foucault. Regards critiques, ouvr. cité, p. 70.
16 Il s’agit aussi, dans la perspective d’épistémologie historique que recouvre l’archéologie du savoir, de faire apparaître que l’histoire des sciences relève le plus souvent d’une philosophie implicite, celle par exemple qui conduit à envisager le développement des savoirs positifs sous l’angle de l’accomplissement d’une raison théorique ou scientifique, émergeant progressivement mais résolument, et comme nécessairement, de ses figures approximatives mais prometteuses. On trouve là chez Foucault les éléments d’une critique de l’épistémologie bachelardienne. Voir, sur ce point, P. Sabot, « Archéologie du savoir et histoire des sciences. Y a-t-il un “style” Foucault en épistémologie ? », Le concept, le sujet et la science. Cavaillès, Canguilhem, Foucault, P. Cassou-Noguès, P. Gillot éd., Paris, Vrin (Problèmes & Controverses), 2009, p. 109-124.
17 Gilles Deleuze, « L’homme, une existence douteuse », art. cité, p. 67.
18 Nous reviendrons sur le privilège manifeste que reçoit, de ce point de vue, l’histoire naturelle et ses réalisations taxinomiques au sein de l’espace classique du savoir.
19 Voir à ce sujet la fin de la préface de Naissance de la clinique : « Ce qui compte dans les choses dites par les hommes, ce n’est pas tellement ce qu’ils auraient pensé en-deçà ou au-delà d’elles, mais ce qui d’entrée de jeu les systématise, les rendant pour le reste du temps, indéfiniment accessibles à de nouveaux discours et ouvertes à la tâche de les transformer » (p. xv).
20 Voir la présentation du « Dossier préparatoire aux Mots et les choses » sur le site créé à l’occasion du projet ANR Corpus « La bibliothèque foucaldienne » [http://lbf-ehess.ens-lyon.fr/pages/fonds.html]. Ce dossier préparatoire est constitué des fiches de prise de notes de Foucault qui ont fait l’objet d’une numérisation et d’une description systématique. Ces fiches sont classées dans cinq dossiers, titrés par Foucault, qui reprennent les grandes thématiques des Mots et les choses :
– « Analyse des richesses » (176 fiches) ;
– « Grammaire » (230 fiches - 8 sous-dossiers) ;
– « Histoire naturelle » (281 fiches - 21 sous-dossiers) ;
– « Homme » (18 fiches) ;
– « Philosophie du Langage » (151 fiches).
Ces dossiers thématiques se trouvent dans le fonds d’archives « Foucault » déposé à la BnF (Boîte no XXXI : Les mots et les choses). On trouve également dans ce fonds d’archives le manuscrit complet d’un cours préparatoire aux Mots et les choses, donné à São Paulo en 1965 (Boîte no XLVII). Sur ces différents documents préparatoires, voir la note sur le texte et les annotations des Mots et les choses que nous proposons dans la nouvelle édition des Œuvres de Michel Foucault, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2015, vol. 1.
21 Et tel qu’il en a lui-même donné une « représentation redoublée » dans son analyse liminaire des Ménines de Velásquez…
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