Chapitre 2
La démocratie effleurée : équilibres institutionnels et concessions des élites
p. 41-51
Texte intégral
1La Constitution de 1889 pose quelques principes démocratiques en reconnaissant les droits et libertés du peuple, mais ces droits sont mal garantis. De plus, le pouvoir exécutif ne trouve pas son origine dans le peuple, lequel ne jouit pas du suffrage universel. La Chambre des représentants participe à l’élaboration des lois, mais le Premier ministre, nommé par l’empereur sur la recommandation de ses conseillers, n’en est pas issu. L’empereur jouit en outre de pouvoirs étendus, presque absolus en apparence.
2Pourtant, le régime prend une orientation libérale à partir de 1898. Le régime devient plus représentatif à mesure que les partis consolident leur pouvoir ; le droit de vote est étendu. Le Japon fait ainsi son apprentissage démocratique entre 1898 et 1932.
La monarchie constitutionnelle de 1889, régime « semi-démocratique »
3Dans la Constitution promulguée en février 1889, qui entre en vigueur en novembre 18901, les nouveaux dirigeants optent pour un régime paradoxal. La Charte octroyée limite les pouvoirs de l’empereur, qui, malgré sa nature, ne peut gouverner seul. L’assemblée élue peut exercer un droit de véto sur les lois, peut refuser de contresigner les ordonnances de l’empereur, mais ne désigne pas le chef du gouvernement, lequel est un personnage faible, sans existence constitutionnelle. Les ministres doivent contresigner les actes de l’empereur, et sont ainsi responsables (au sens où ils peuvent être démis) à sa place. Les droits civils et politiques sont pour la première fois garantis, mais peuvent être limités. Le suffrage est initialement censitaire. C’est dans ce contexte institutionnel particulier que le Japon fait ses premiers pas démocratiques.
4D’où cette constitution particulière est-elle venue ? Itô Hirobumi, à la tête du premier gouvernement (1885), a confié sa rédaction à l’auteur d’un commentaire des constitutions prussienne et belge, Inoue Kowashi, lequel s’entoure de deux professeurs allemands Hermann Rösler et Albert Mosse2. La Constitution de 1889 est ainsi inspirée du modèle prussien3, une Prusse qui vient d’unifier l’empire allemand et est en essor, plutôt que du modèle russe plus autoritaire ou du modèle anglais, trop libéral aux yeux d’Itô (qui évince Ôkuma). Dans cette monarchie constitutionnelle (rikken kunshu sei), la souveraineté (shuken) réside dans l’empereur non dans le peuple4. Pour Itô, la souveraineté populaire, et même le gouvernement de cabinet (seifu naikaku sei), est incompatible avec les prérogatives impériales (tennô taiken).
5Le texte constitutionnel se prête pourtant à une lecture libérale. En effet, les pouvoirs de l’empereur (tennô) sont étendus, pas absolus. L’empereur est à la tête de l’administration (article 10 de la Constitution) ; chef suprême des armées (articles 11 et 12), il déclare la guerre ; il signe les traités (article 13), anoblit (article 15), gracie (article 16), a l’initiative d’une révision constitutionnelle (article 73). Il exerce le pouvoir réglementaire (article 8) avec ses ministres qui contresignent ses actes (article 55), et le pouvoir législatif avec le consentement de la Diète (article 5), dont il peut dissoudre la Chambre basse (article 7). Exceptionnellement, il peut légiférer par ordonnances, mais la Diète doit approuver ses textes lors de sa session suivante (article 8). Il partage l’initiative des lois avec la Diète (articles 5 et 37). Les ministres le « conseillent » et sont responsables devant lui (article 55). Le Cabinet transcende les partis (chôzen naikaku) pour servir l’intérêt national – les intérêts de l’empereur. « Inviolable et sacré » (article 3), l’empereur est au-dessus de l’arène politique. En réalité, comme naguère, il peut être marginalisé. Il est l’autorité suprême, mais ne peut rien seul.
6Pas davantage que l’empereur, le Premier ministre ou les ministres ne sont désignés à l’issue d’élections. Le Premier ministre est nommé par l’empereur sur avis des principaux oligarques, en fonction de la cour, des armées et des partis, tous pouvant faire obstacle à un candidat en bloquant ensuite la composition du gouvernement ou l’élaboration des lois, et compose son équipe selon ces mêmes critères. En pratique, les ministres conservent leurs attaches claniques originelles et suivent les consignes des groupes dont ils dépendent. Le Premier ministre est un conciliateur de points de vue et d’intérêts divergents (ceux des pairs, de la marine et de l’armée, en particulier). De ce fait, les gouvernements sont instables : entre 1889 et 1945, quarante-deux gouvernements d’une durée moyenne d’un an environ se succèdent.
7La faiblesse du Premier ministre l’empêche de jouer un rôle significatif. Son statut provient non de la Constitution, mais d’une loi de 1885 dont l’article 2 dispose qu’à la tête des ministres (kakudaijin no shuhan to shite), « il maintient l’unité des différentes composantes administratives ». Dans l’exercice de ses fonctions, il est concurrencé par le Conseil privé qui conseille l’empereur sur les affaires d’État (jûyôna kokumu wo shingi suru, article 56 de la Constitution). Enfin, les ministres de la Guerre et de la Marine dépendent de l’empereur seul. Le pouvoir de commandement suprême résidant dans l’empereur, le Cabinet est dépourvu d’influence sur la stratégie ou l’action militaires5.
8De plus, la question des responsabilités respectives de l’empereur et des ministres, et de la nature, collective ou individuelle, de celle de ces derniers, est débattue : les actes de l’empereur doivent être contresignés par tous les ministres d’État en vertu de l’article 55 (kokumu kaku daijin). Pour certains constitutionnalistes (Hozumi Yatsuka et Uesugi Shinkichi), cela signifie que l’empereur est au-dessus de la politique (tennôchôseiron) : seuls les ministres sont responsables, et de manière individuelle (tandoku sekinin)6. Cette approche pose problème en cas de conflit entre autorités concurrentes, conflit que l’empereur n’est pas appelé à trancher. Pour d’autres (Inoue Kowashi, auteur de la Constitution et de son commentaire, Kenpô Gikai, publié sous le nom d’Itô Hirobumi en 1889, ou Minobe Tatsukichi), le Cabinet a une responsabilité « solidaire » (rentai sekinin) : l’empereur règne par son intermédiaire (tennô shinseiron), et peut être mis en cause politiquement7. Les ministres sont individuellement responsables dans leurs domaines de compétence respectifs, mais pour les questions politiques intérieures ou extérieures importantes, concernant le gouvernement dans son ensemble, le Cabinet est collectivement responsable8.
9Une tentative de clarification est opérée avec l’ordonnance de 1907 (article 7), laquelle dispose d’une part que toutes les ordonnances impériales, à l’exception des ordres militaires, doivent être contresignées par le Premier ministre, d’autre part, que tous les ministres, hormis ceux de la Marine et de la Guerre (lesquels rendent compte directement à l’empereur – iaku jôsô), forment un seul organe subordonné à l’empereur, responsable collectivement devant lui. Mais les constitutionnalistes se divisent encore après 1907 : pour Hozumi Yatsuka, les ministres ont l’obligation de conseiller l’empereur et leur responsabilité ne saurait être reportée sur le Cabinet, car ils échapperaient à leur obligation. Pour Minobe Tatsukichi, les projets de loi, d’ordonnances impériales, les nominations et révocations de hauts fonctionnaires et toute autre question importante relèvent du Conseil des ministres, ce qui suggère une responsabilité collective9. Ainsi, la question de la responsabilité de l’empereur demeure confuse.
10De plus, les relations entre l’empereur, le Cabinet et la Diète ne sont pas fixes, mais en changement constant10 : parfois l’empereur et le Cabinet s’unissent contre la Diète ; à d’autres occasions, la Diète et l’empereur font cause commune contre un Cabinet trop autoritaire ; à plusieurs reprises enfin, la Diète et le Cabinet se rapprochent pour exploiter ensemble le pouvoir règlementaire de l’empereur.
11Ce sont les oligarques – Itô Hirobumi, Yamagata Aritomo, Matsukata Masayoshi, Inoue Kaoru –, ces anciens guerriers de Satsuma et de Chôshû, qui souvent sont chefs de gouvernement. Ils règnent surtout par le biais du Conseil privé, organe de conseil de l’empereur sans existence constitutionnelle, dont les membres les plus influents désignent officieusement les Premiers ministres. Ces hommes finissent par être appelés les « Anciens » (genrô), titre dont eux seuls jouissent, avec le prince Saionji Kinmochi)11.
12Ainsi, le système décisionnel est opaque, malgré l’obligation de publicité des débats parlementaires (article 48 de la Constitution). Les pouvoirs ne sont pas séparés au sens où Locke et Montesquieu l’entendent. Ils sont dispersés de manière à éviter une réédition du bakufu (règne du shôgun) passé : chaque organe partage l’exercice du pouvoir et a besoin des autres ; ce faisant, chacun jouit de facto d’un pouvoir de véto sur la marche institutionnelle.
13Rien ne lie entre eux ces pouvoirs constitués12, si ce n’est l’entregent des Anciens, dont la solidarité dépasse l’instance ou l’organisation à laquelle ils sont rattachés (la Chambre des pairs, le Conseil privé, l’armée et/ou la cour) et qui jouissent du prestige et de l’autorité que confère leur proximité à l’empereur.
14Dans un premier temps, le régime évolue dans un sens plus libéral en devenant plus représentatif.
La représentativité croissante du régime
15Les partis n’ont pas bonne image auprès des autres élites dans les années 1880. Oligarques et fonctionnaires prétendent gouverner dans l’intérêt général et selon la volonté d’un empereur qui incarne le peuple, tandis qu’à leurs yeux les partis représentent des intérêts particuliers13. Le gouvernement décide des dates d’ouverture et de fermeture des sessions ordinaires, de trois mois, et convoque éventuellement les sessions extraordinaires : hors des sessions ordinaires, il peut se soustraire à l’influence des partis14. Entre 1898 et 1932, ces partis parviennent pourtant à s’imposer comme des acteurs politiques et le régime, de ce fait, devient plus représentatif15.
16C’est d’abord l’extension du droit de vote qui renforce les partis. Le premier scrutin de l’histoire du Japon se tient en 1890. Il est censitaire (les 300 députés sont élus par des hommes de plus de 25 ans payant au moins 15 yens d’impôts directs, soit 1 % de la population totale) et s’accompagne de corruption et de campagnes d’intimidation (en 1892 notamment). En 1925, le suffrage dit « universel masculin » (dont restent exclus les Coréens et les Taïwanais, citoyens de second rang) fait passer le corps électoral de 3 à 12 millions de citoyens. Les taux de participation sont élevés (presque 94 % aux premières élections, en 1890 ; 80 % en 1928, quand pour la première fois tous les hommes peuvent voter).
17La Chambre basse détient peu de pouvoirs, mais saura en user. Comme le souligne le constitutionnaliste Minobe Tatsukichi, la Diète, à la différence des autres organes de l’État (les membres du gouvernement, le Conseil privé, les tribunaux, tenant leurs compétences d’une délégation impériale), est indépendante de l’empereur (même si ce dernier en ouvre et en ferme les sessions et nomme les pairs)16.
18Le pouvoir législatif est réparti entre les deux chambres et l’empereur. En vertu de l’article 38 de la Constitution, la Chambre basse dispose d’un droit d’initiative législative régi par le titre 5 de la loi sur la Diète impériale et encadré par le règlement de la Chambre (20 représentants peuvent présenter une proposition de loi)17. Elle jouit d’un droit d’amendement, sauf en matière budgétaire. Elle peut refuser de voter les projets de loi. En l’absence d’approbation des projets de loi de finances18, le budget de l’année précédente est reconduit, mais le gouvernement est alors dans l’incapacité d’accroître les dépenses publiques19.
19Les chambres votent leur règlement intérieur. Leurs membres ne sont pas passibles de poursuites pour les propos qu’ils tiennent dans l’hémicycle et jouissent d’une immunité pénale (dispositif qui va trop loin pour relever encore du registre démocratique). Elles peuvent recevoir des pétitions. Trente députés peuvent adresser des questions au gouvernement (shitsumon, article 48, loi sur la Diète) ou l’interroger (shitsugi) pour exiger la remise de documents dans le cadre de son contrôle (shinsa) de l’activité gouvernementale (article 74, loi sur la Diète). Elles peuvent en outre rédiger des adresses à l’empereur (article 49), par exemple pour signifier qu’elles désapprouvent la politique gouvernementale. L’empereur ayant rejeté une adresse de la Chambre des représentants, celle-ci se mettra, sans base légale, à voter la défiance du Premier ministre20. Elle le fait pour la première fois en 1897 à l’encontre de Matsukata Masayoshi qui dissout la Chambre, et le Cabinet démissionne. Itô Hirobumi démissionne à son tour après une résolution de la Chambre basse en 1901.
20Sans devenir parlementaire, le régime va se faire plus représentatif. En effet, entre 1898 et la décennie qui suit la fin de la Première Guerre mondiale, les partis (Kenseitô/Dôshikai/Kenseikai d’un côté, et Seiyûkai plus conservateur, de l’autre) deviennent la force dominante dans le système politique, contrôlant les gouvernements, la formulation de la politique nationale, et, dans une moindre mesure, la mise en œuvre des politiques.
21Le gouvernement Ôkuma-Itagaki, formé en juin 1898, est le premier à être intégralement composé de membres d’un parti (le Kenseitô), à l’exception des deux militaires, les ministres de l’Armée et de la Marine. Entre 1905 et 1918, à une exception près, aucun gouvernement n’accède au pouvoir sans avoir obtenu l’appui de la majorité ou de la coalition majoritaire à la Chambre basse. Les membres de partis sont aussi plus nombreux à se voir confier un portefeuille ministériel. Tous les ministres à l’exception des militaires en sont issus à partir de 1918. En 1918, Hara Takashi, chef du parti majoritaire à la Chambre des représentants, devient Premier ministre. En 1924, les élections générales aboutissent pour la première fois à un changement de gouvernement. De juin 1924 à mai 1932 (après une éclipse entre 1922 et 1924), les six Premiers ministres qui se succèdent sont tous issus d’un des deux grands partis de la Chambre basse, bien que deux seulement de ces six Premiers ministres (Katô Takaaki et Hamaguchi Osachi) soient membres de la Chambre basse (les autres, également membres de ces partis, sont issus de la Chambre des pairs).
22Ainsi, progressivement, les partis deviennent de véritables acteurs politiques. Les oligarques ne peuvent plus les ignorer : les partis font pression sur les gouvernements, s’allient pour contraindre les Premiers ministres à démissionner en menaçant de refuser le vote des budgets, comme en juin 189821 ou en mai 192422.
23Les partis s’imposent ainsi petit à petit dans le paysage politique. Nobles, hauts fonctionnaires et, dans une moindre mesure, militaires23 rallient leurs bancs. Ils peuvent ainsi s’imposer comme médiateurs entre les élites, ainsi que dans les relations entre le gouvernement et la Diète, prenant le relais des Anciens (en 1924, tous sont décédés, à l’exception de Saionji Kinmochi), raison pour laquelle le Conseil privé (Itô Hirobumi) les juge à même de former des gouvernements.
24À la faveur de cette évolution, les partis et la semi-démocratie japonaise, dans le même temps, gagnent en maturité : les partis ne peuvent plus se contenter de se disputer les postes, ils doivent désormais réfléchir aux politiques, aux défis que rencontre le Japon. Les divergences entre partis s’accusent sur des questions comme l’expansion du droit de vote, l’introduction d’une législation sociale, la répartition du budget, la politique chinoise, les dépenses militaires. La Seiyûkai est favorable à l’inflation des dépenses publiques, conservatrice en matière sociale, agressive en politique étrangère et proche de la faction extrême de l’armée, la Kôdô ha24 ; la Kenseikai (1916-1927) puis le Minseitô (1927-1940) défendent la discipline budgétaire, sont plus soucieux de répondre aux problèmes sociaux par l’intervention de l’État, et conciliants sur un plan diplomatique. Ce sont des partis de cadres, stade premier des partis chez Richard Katz et Peter Mair (avant leur transformation en partis de masse puis en partis relais)25. À mesure qu’ils s’institutionnalisent, ils perdent cependant leur caractère contestataire. Leur corruption achève de les compromettre aux yeux de la population26. Ils auront cependant tenu les rênes du pouvoir entre 1924 et 1932.
25La période connue comme la « démocratie de Taishô » marque d’autres progrès sur le plan de la démocratie après la guerre russo-japonaise de 1905.
Universalisation du droit de vote et glose constitutionnelle : la « démocratie de Taishô »
26La guerre russo-japonaise (1904-1905), qui dure un an et demi et fait 84 000 morts, renforce l’esprit national, « couple nation et patrie », comme les guerres révolutionnaires et napoléoniennes en France27. Chez certains, elle nourrit aussi les aspirations démocratiques : si le peuple a le devoir de mourir, il a le droit de voter. Kita Ikki, futur anarchiste et instigateur du coup d’État du 2 février 1936, publie en 1906, à 23 ans, à son retour de Russie, Kokutai ron oyobi junsei shakaishugi (Essence nationale et pur socialisme), harangue pour le suffrage universel28. Cette guerre et l’élan populaire qui l’accompagne inaugurent selon certains auteurs une période appelée « démocratie de Taishô ».
27L’ère Taishô (1912-1926) coïncide plus ou moins avec une phase de démocratisation (Taishô demokurashî). Les historiens varient dans les jalons qu’ils lui fixent, mais s’accordent sur le constat des changements qui la marquent29. En 1905 ont lieu les manifestations contre le traité de Portsmouth qui clôt la guerre russo-japonaise, remportée par le Japon dont la victoire est « volée » par les puissances blanches. En 1913, une crise politique aboutit à la « première campagne pour la défense de la Constitution » (daiichiji kensei yôgo undô), contre le Premier ministre Katsûra Tarô30. En 1918 est formé le premier gouvernement issu de la majorité de la Chambre des représentants (celui de Hara Takashi).
28À partir de 1925, le reflux s’amorce : sont adoptées conjointement la loi établissant le suffrage universel et la loi de maintien de l’ordre public qui permet de limiter l’exercice des libertés. En 1928 débute la répression des communistes, alors que l’extrême droite se rend coupable de crimes politiques (assassinat du Premier ministre Hamaguchi Sachio en 1930 et de l’ancien Premier ministre Inukai Tsuyoshi en 1932) et de tentatives de coups d’État (deux en 1931). Un sursaut se produit encore en 1936-1937, mais la parenthèse libérale se referme.
29Pourtant, durant ces deux décennies, les premiers mouvements de défense des travailleurs sont apparus (après la guerre sino-japonaise, 1894-1895)31, la défense des droits de la femme (autour de personnalités comme Yosano Akiko) a fait ses premiers pas. Une culture de masse32 est née du développement de l’éducation (on dénombrait, en 1905, 104 000 collégiens, soit 10 % de la classe d’âge33) et des communications34. Ce ne sont plus des fermiers, des intellectuels et anciens samouraïs qui animent la contestation quand elle gronde, mais la nouvelle classe moyenne des villes, ses petits entrepreneurs, sa classe ouvrière et les métayers qui exigent que soient garanties la liberté d’expression, d’assemblée et d’association, la fin de l’absolutisme, la transformation des relations entre propriétaires fonciers et métayers et la disparition du système d’imposition semi-féodal, la résistance aux puissances impérialistes.
30Alors que le Mouvement pour les libertés et les droits du peuple était mené par des partis et incarné par Itagaki Taisuke, aucune organisation politique ne se distingue durant la démocratie de Taishô. Ce sont plutôt des penseurs qui marquent la période : Yoshino Sakuzô et Minobe Tatsukichi. Yoshino, dans un premier temps, tente d’accommoder régime impérial et État social, et reconnaît comme démocratique un gouvernement servant l’intérêt du peuple (une approche qu’il baptise minponshugi, centrée sur le peuple)35. Dans un second temps, il appelle à admettre la souveraineté populaire (shuminshugi), à l’avènement de gouvernements formés par les partis et à l’instauration du suffrage universel. Mais c’est la théorie de Minobe qui rencontre le plus d’écho : les élites politiques y adhèrent entre 1910 et 1935, quand elle est rejetée. Selon cette théorie, l’empereur est un organe de l’État (tennô kikansetsu)36. Minobe en fait ainsi une institution au côté des autres et lui accorde de la sorte un poids politique, deux aspects qui posent problème aux extrémistes des années 1930, alors même que ces derniers invoquent l’empereur pour légitimer leurs discours et mobiliser.
31Ainsi, à la faveur de ces débats et de ces évolutions sociales qui coïncident avec la période des gouvernements partisans (1924 à 1932), le régime approche de la démocratie. Une évolution inverse se produit cependant ensuite et le régime bascule dans le militarisme.
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32Quel bilan dresser, sur le plan de la démocratie, des spectaculaires évolutions des années 1889 à 1932 ? Le régime de Meiji ne prévoit pas que le contrôle du pouvoir exécutif revienne à des représentants du peuple. Pourtant, ces représentants deviennent une force avec laquelle il faut compter à la Diète, une force que les conseillers de l’empereur ne peuvent plus ignorer lorsqu’ils avancent à l’empereur le nom d’un candidat au poste de chef du gouvernement. Le personnel politique se soumettant au jeu des élections est loin d’exercer la plénitude du pouvoir, mais une alternance entre majorités au gré des élections existe, bien qu’elle ne se traduise pas automatiquement par la désignation du chef de cette nouvelle majorité comme chef de gouvernement.
33Enfin, les organisations sociales et politiques animant l’espace public, en particulier les partis et cercles intellectuels, comptant parmi les « véritables pierres de touche de la démocratie », sont présentes et fonctionnent.
34Pourtant, la consolidation démocratique, qui semble avoir été à portée de mains, ne se produit pas. Pour quelles raisons ?
Notes de bas de page
1 Banno Junji, Democracy in Pre-War Japan. Concepts of Government, 1871-1937. Collected Essays, Andrew Fraser trad., Londres, Routledge, 2001, p. 26-29.
2 Sur les conceptions allemandes de l’État de droit, voir : Nathan Béridot, L’exercice du pouvoir judiciaire par la Cour suprême du Japon. Contribution à la réflexion sur l’État de droit au Japon, thèse dirigée par Christian Galand et Isabelle Konuma, Inalco, 2020.
3 Philippe Lauvaux, Les grandes démocraties contemporaines, Paris, PUF, 2004, p. 625. Sur la Constitution prussienne de 1848, voir : Michael Kotulla, Deutsche Verfassungsgeschichte. Vom Alten Reich bis Weimar (1495-1934), Berlin, Springer, 2008, p. 433-434. C’est en outre, avec Hermann Rösler, une conception conservatrice de l’État de droit qui pénètre le Japon.
4 Mitani Taichirô, « The establishment of party cabinets, 1898-1932 », The Cambridge History of Japan, vol. 6 : The Twentieth Century, Peter Duus dir., Cambridge, Cambridge University Press, 1988, p. 55-86, p. 59.
5 Kawato Sadafumi, Giin naikakusei [Le régime parlementaire], Tôkyô, Tôkyô daigaku shuppansha, 2015, 222p., p. 34-35. Par comparaison, en France, le ministre de la Défense exerce des prérogatives en conformité avec les directives données par le Premier ministre (articles R1142-1 et L1131-1 du Code de la défense), le président de la République étant chef des armées en vertu de l’article 15 de la Constitution. Le Premier ministre est responsable de la préparation et de la conduite supérieure des opérations et l’État-Major des armées fait partie du ministère de la Défense : civils et militaires coopèrent et le pouvoir militaire est subordonné au pouvoir civil.
6 Wada Shôji, Meiji kenpô seiritsu shi [Histoire de la naissance de la Constitution de Meiji], dernier volume, Tôkyô, Yûhikaku, 1962, p. 707-709, cité par Banno Junji, Kindai nihon seiji shi [Histoire politique du Japon moderne], Tôkyô, Iwanami shoten, 2006, p. 62-63.
7 Kitaoka Shin.ichi, The Political History of Modern Japan. Foreign Relations and Domestic Politics, Robert D. Eldridge et Graham Leonard, Londres, Routledge, 2018, p. 53.
8 Banno Junji, Democracy in Pre-War Japan. Concepts of Government, 1871-1937. Collected Essays, Andrew Fraser trad., Londres, Routledge, 2001, p. 98.
9 Ibid., p. 94 et p. 98.
10 Masuda Tomoko, « Meiji rikkensei to tennô » [Le régime constitutionnel de Meiji et l’empereur], Shakai kagaku kenkyû, vol. 41, no 4, 1989, p. 65.
11 Leur nombre déclinant, le Conseil privé accueille ensuite les anciens Premiers ministres (jûshin), et à la demande de Saionji Kinmochi (qui lui-même décède en novembre 1940), le gardien du Sceau se charge de conseiller l’empereur dans le choix du Premier ministre. Mitani Taichirô, « The establishment of party cabinets, 1898-1932 », chap. cité, p. 59.
12 Machidori Satoshi, Shushô seiji no seido bunseki [Analyse institutionnelle du Premier ministre], Tôkyô, Chikura shobô, 2012, p. 14.
13 Irokawa Daikichi, The Culture of the Meiji Period [1970], Marius B. Jansen éd. et trad., Princeton, Princeton University Press, 1988, p. 59.
14 Kawato Sadafumi, Giin naikakusei [Le régime parlementaire], ouvr. cité, p. 35.
15 Machidori Satoshi, Seitô shisutemu to seitô soshiki [Système de partis et organisations partisanes], Tôkyô, Tôkyô daigaku shuppankai, 2015, p. 11.
16 Frank Miller, Minobe Tatsukichi, Interpreter of Constitutionalism in Japan, Berkeley, University of California Press, 1965, p. 118.
17 Koga Gô, Kirihara Yasue et Okumura Masato, « Teikokugikai oyobi kokkai no rippô tôkei » [Statistiques des textes votés par la Diète impériale et par la Diète], Referensu, National Diet Library, novembre 2010, p. 117-155, p. 118.
18 Jamais elle n’ira aussi loin : Frank Miller, Minobe Tatsukichi, ouvr. cité, p. 126.
19 Ôyama Hidehisa, « Teikokugikai no unei to kaigiroku wo megutte » [Fonctionnement et débats de la Diète impériale], Referensu, National Diet Library, juin 2005, p. 32-50, p. 34.
20 Kawato Sadafumi, Giin naikakusei [Le régime parlementaire], ouvr. cité, p. 36.
21 Itô Hirobumi dissout la Chambre et convoque des élections, mais les partis unissent leurs forces en créant le Kenseitô qui remporte une confortable majorité. Incapable de gouverner, Itô démissionne.
22 Exclus de la formation des gouvernements en 1922, les partis décident de mettre un terme à cette situation au printemps 1924 : Katô Takaaki (Kenseikai), Takahashi Korekiyo (Seiyûkai) et Inukai Tsuyoshi (Kakushin Club) font obstruction, obligent le Premier ministre Kiyoura Keigo à convoquer des élections et à démissionner, et font campagne sur la nécessité de « protéger le gouvernement constitutionnel » (« deuxième campagne de défense de la Constitution », dai niji kensei yôgo undô).
23 Gordon Berger, Parties out of Power in Japan, 1931-1945, Princeton, Princeton University Press, 1977, p. 5.
24 Banno Junji, Japan’s Modern History, 1857-1937. A New Political Narrative, Arthur Stockwin trad., Londres, Routledge, 2014, p. 214.
25 Richard Katz et Peter Mair, « Changing models of party organization and party democracy. The emergence of the cartel party », Party Politics, vol. 1, no 1, 1995, p. 5-28.
26 Peter Duus, « Introduction », The Cambridge History of Japan, vol 6 : The Twentieth Century, ouvr. cité, p. 1-54, p. 30 et suiv.
27 Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales. Europe xviiie-xxe siècle, Paris, Seuil, 2001, p. 59.
28 Kita Ikki, Kita Ikki chosakushû [Recueil des œuvres de Kita Ikki], vol. 1, Tôkyô, Mizuho shobun, 1959, p. 391-392. Cité par : Banno Junji, Kindai nihon seiji shi [Histoire politique du Japon moderne], Tôkyô, Iwanami shoten, 2006, p. 101.
29 Matsuo Takayoshi (Taishô demokurashî [La démocratie Taishô], Tôkyô, Iwanami Shoten, 2001) retient 1905 et 1925 ; Narita Ryûichi (Taishô demokurashî [La démocratie Taishô], Tôkyô, Iwanami Shoten, 2007) retient 1905 et 1932.
30 Quand le prince et maréchal Katsura Tarô crée la Rikken Dôshikai en 1913 et se fait ensuite nommer Premier ministre, un mouvement national de protestation se produit : il a été gardien du Sceau impérial et grand chambellan, et sa nomination porte atteinte à la distinction entre cour et gouvernement. Il est contraint de démissionner.
31 Bernard Thomann, La naissance de l’État social japonais, Paris, Presses de Sciences Po, 2015, p. 68.
32 Andrew Gordon, A Modern History of Japan. From Tokugawa Times to the Present, Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 104.
33 Karl Deutsch associe l’industrialisation et les progrès de la communication qui l’accompagnent au phénomène d’intégration nationale. Karl Deutsch, Nationalism and Social Communication. An Inquiry into the Foundations of Nationality [1953], Cambridge, The MIT Press, 1966, p. 126.
34 Stephen Large, « La culture populaire du Japon des années 1920 : contexte et signification politique », La modernité à l’horizon. La culture populaire dans le Japon des années vingt, Claude Hamon et Jean-Jacques Tschudin dir., Arles, Picquier, 2004, p. 21-44 ; Claire Dodane, « Les revues féminines dans le Japon des années 1920 », ibid., p. 191-204.
35 Yoshino Sakuzô, « Keisei no hongi wo toite sono yûshû no bi wo sumasu michi wo ronzu » [Comprendre la logique profonde du gouvernement constitutionnel et les moyens d’atteindre son objectif ultime], CK, no 31, janvier 1916, p. 58, cité par Peter Duus, « Liberal intellectuals and social conflict in Taishô Japan », Conflict in Modern Japanese History. The Neglected Tradition, Najita Tetsuo et J. Victor Koschmann dir., Princeton, Princeton University Press, 1982, p. 412-440, p. 416.
36 Frank Miller, Minobe Tatsukichi, ouvr. cité, p. 27.
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