Introduction
Traduire-écrire : cultures, poétiques, anthropologie
Texte intégral
Tout à coup le fils éleva la voix et interrogea le père :
– Que penses-tu de cet exil ?
– Qu’il sera long.
– Comment comptes-tu le remplir ?
Le père répondit :
– Je regarderai l’océan.
Il y eut un silence. Le père reprit :
– Et toi ?
– Moi, dit le fils, je traduirai Shakespeare.1
1Si le traducteur a peut-être moins de peine aujourd’hui à sortir de l’ombre et parvient à conjurer l’invisibilité à laquelle il semblait destiné il y a quelques années encore, revendiquant de la sorte une identité distincte de la figure de l’auteur, cette situation varie bien entendu en fonction des aires géolinguistiques, des traditions nationales, du rôle des institutions et des politiques culturelles. À bien des égards, l’autonomie qu’il a progressivement acquise, dont témoignent les publications, les revues et les éditeurs spécialisés mais aussi l’existence d’associations et de syndicats, reste sur bien des points fragile voire précaire. Il est incontestable, en revanche, que les théories et les travaux portant sur la traduction, et en particulier la traduction littéraire, se sont considérablement intensifiés au cours des deux dernières décennies. Cette passion intellectuelle, qui a pris aussi les traits capricieux d’un engouement collectif, voisine quelquefois même avec l’esprit de mode. Du reste, une telle impression, irritante pour l’esprit curieux et attentif, dissimule des raisons qui sont plus complexes et sérieuses.
2Ce n’est pas le lieu ici d’en constituer l’archive ni de les soumettre à un examen détaillé. À l’entame de cet ouvrage, il convient seulement de rappeler que l’intérêt accru pour la traduction littéraire est en partie motivé par la configuration géopolitique du globe et le processus dit de la « mondialisation » (globalization), des mondialisations, objet lui-même d’une abondante collection d’écrits voire de surenchères et de spéculations, où le partage entre science et idéologie ne s’établit pas toujours aisément ni lucidement. Non que la traduction soit absolument assujettie à cette dynamique (souvent interprétée sur un plan strictement économique), qui transcende par définition les frontières des États-nations et des sociétés ; à sa manière, elle contribue également à cette même dynamique : elle est un symptôme particulièrement visible de la place des cultures, de résistances critiques comme d’échanges et d’hybridations imprévisibles. Elle oblige par conséquent à se demander ce que peut la culture, envisagée sous l’angle des littératures et de leur mode de circulation dans les langues (et non plus seulement par les langues), au sein de l’organisation multilatérale qui serait devenue la nôtre. Il va sans dire qu’une telle question n’a de sens qu’à condition d’admettre sous le terme de culture non pas une donnée positive fondée a priori, anthropologiquement circonscrite aux modes de vie des sociétés, conjuguant des usages, des mœurs et des croyances, mais très précisément ce que les œuvres et leurs traductions produisent et inventent dans le présent où elles adviennent et agissent.
3Un autre argument qui témoigne en faveur de l’essor rapide de la traduction littéraire, des histoires et des épistémologies qui l’accompagnent s’inscrirait presque à l’opposé. Il touche au renouvellement interne des disciplines littéraires et de leurs problématiques propres, à un double moment : celui d’une mutation institutionnelle, dramatiquement glosée à partir de la « crise des humanités », du déclin statistique des départements de lettres, de leur prétendu manque d’attrait, de leur déficit en matière de rentabilité et de leur inaptitude présumée à la professionnalisation, et bien entendu du destin de l’enseignement des « langues » ; celui d’une sclérose intellectuelle, saisissante en ce qui concerne la France, qui tient à la subsistance de paradigmes caducs ou à une inflexion vers des méthodologies traditionnelles, et qui devient particulièrement sensible dans le cas où le discours théorique, aux prises avec les politiques actuelles de recherche conduites par les gouvernements nationaux ou les instances internationales au nom de « l’économie de la connaissance », dévoile son incapacité à penser l’autonomie des disciplines lettres/langues d’une manière critique et non plus sur le mode apologétique, décliniste, moraliste ou justificatif, en s’adossant à des réponses éculées, celle de l’humanisme métaphysique entre autres.
4Dans ce cadre, la traduction n’est pas en soi un objet neuf, qui offrirait des ressources opportunes à l’investigation. En revanche, elle ouvre un champ de questions, dont le premier effet est de perturber le présupposé identitaire autour duquel s’enracinent traditionnellement les disciplines : français, anglais, allemand, etc. De même que la langue ne se séparait pas des langues selon Ferdinand de Saussure, la centralité de la traduction attache le concept de littérature au pluriel empirique des littératures, aspect jusque-là réservé aux comparatistes qui jouaient ainsi le rôle de mauvaise conscience des spécialistes, celle de l’autre et de l’ailleurs. Il en découle cette nécessité supplémentaire de rendre compte d’une part du travail d’altérité et d’altération des langues par les littératures, qu’on ne saurait pour cette raison reléguer dans quelque sphère esthétique déliée de la moindre implication sociale ou idéologique, et d’autre part du travail d’altérité et d’altération des littératures par les langues, susceptible de mettre fin à l’idéalité du texte. Altération à double titre, la traduction littéraire oppose ainsi sa résistance en rappelant et réalisant, emblématiquement, ce que la culture, malgré la crise qu’elle traverse, doit pouvoir être : médiation, « art du détour » (Kunst des Umwegs)2. Contre le mythe de la pureté et de l’originarité du texte, Émilienne Baneth-Nouailhetas déclare en ce sens que « l’historicité du langage » se tient aussi, et peut-être avant tout, dans « une réflexion éthique sur le rôle de la diversité, historique et géographique, dans la création littéraire »3, une pensée de l’étranger dont la condition est la traduction.
5Ce triple rappel permet de mesurer l’intimidant changement d’échelle qu’ont pour effet d’introduire les enjeux de la traduction littéraire ou plus exactement les enjeux littéraires de la traduction. Ce qui est plus rassurant, toutefois, c’est que le doute peut servir de méthode, et l’ignorance être un moyen d’apprendre. Maurice Merleau-Ponty posait ainsi très lucidement : « On ne parle pas seulement de ce qu’on sait comme pour en faire étalage, – mais aussi de ce qu’on ne sait pas, pour le savoir »4. De ce mouvement entre connaissable et inconnaissable, connu et inconnu, qui distingue tout essai de recherche, même le plus humble, les lecteurs jugeront ici par eux-mêmes.
6Pour commencer, l’origine de ce travail collectif est peut-être à l’image de ses deux coordinateurs, de leur situation géographique et académique, prise entre deux continents, la discipline « littérature » et le domaine des « langues », des épistémologies voisines. L’idée était donc de faire jouer le dialogue, entre celui qui ne se préoccupe guère a priori de traduction et celui qui ne vit que de la chevauchée des langues. À cette rencontre s’ajoutait la nécessité d’envisager les littératures et les langues sur le mode du trans-, avec ce risque que nous assumons pleinement qu’un tel préfixe pouvait représenter un principe de découverte ou au contraire une procédure rhétorique, sans prise critique réelle, se condamnant à une nouvelle impasse. Comme l’indique Claire Joubert, il serait illusoire de considérer que « les problèmes de la disciplinarité » peuvent être en soi « résolus par le principe de l’ouverture »5.
7C’est très précisément le cadre que proposait le Centre de recherches interdisciplinaires et transculturelles (CRIT – EA 3224), dirigé par Laurence Dahan-Gaida, elle-même spécialiste de littérature comparée. À l’initiative du groupe de recherches « Trans-poétiques », eut donc lieu le 28 mai 2010 à l’université de Franche-Comté (Besançon) une première journée d’étude qui devait réunir une partie des contributeurs du présent volume. L’aventure s’est ensuite poursuivie vers d’autres frontières, convoquant d’autres voix, s’enrichissant d’autres compétences. Intitulée modestement « Traduire-écrire : entre théorie et expérience », cette première journée avait néanmoins ébauché un programme d’ensemble, puisqu’il s’agissait de réfléchir à la valeur d’un signe de ponctuation, que les typographes nomment aussi « division », soulignant de la sorte une irréductible ambiguïté. Sans être dupes d’un effet de motivation réaliste, il nous est cependant apparu essentiel de faire valoir le continu dont cette marque linguistique est le témoin, d’autant plus que la relation établie entre ces deux actes, « traduire » et « écrire », est de nos jours devenue topique. Notre démarche ne consistait nullement à accréditer et à perpétuer ce lieu commun, mais à en interroger plutôt les présupposés, à saisir par quelles méthodes il était construit et à élaborer finalement une heuristique et une critique des concepts : ceux qui auraient le pouvoir de rendre compte du continu même qu’il désignait.
8À l’issue des discussions, il apparaissait que la relation entre « traduire » et « écrire » disposait aussi au premier plan le genre même de la traduction littéraire. Or cette catégorisation est à la source de possibles amalgames, déjà perceptibles dans le champ discursif qui en organise les pratiques et les théories. C’est pourquoi, en se consacrant à la traduction comme activité de création, notre but n’est pas (ou pas uniquement) de réfléchir à l’identité de la traduction littéraire, conçue comme espèce régionale de la traduction, distincte d’autres domaines concurrents tels que l’administration, le droit, la médecine, l’industrie, le commerce, la publicité ou les médias. Car cela reviendrait à envisager l’acte de traduire en se dotant d’emblée d’une définition du littéraire. Au contraire, il s’agit de considérer le littéraire comme point de vue spécifique sur la traduction et la traduction comme mise en débat du littéraire. Ce qui implique de s’adresser aux épistémologies dominant le champ en question en les reliant au particulier des poétiques. En effet, dans son atelier le traducteur semble toujours absorbé par l’entre-deux des langues, et penché sur d’infimes (mais capitales) difficultés sémantiques, grammaticales ou prosodiques. Pourtant, l’incessante circulation entre « traduire » et « écrire » ne se limite pas à ces enjeux discursifs, qui puisent déjà dans l’histoire de chaque langue et des traductions des œuvres. Elle possède une dimension anthropologique qui leur est fondamentalement corrélée : ces deux actes qui n’en font qu’un, « traduire », « écrire », engagent un modèle chaque fois singulier du sujet, de la société, de la culture qu’il importe de découvrir.
9Une telle visée par sa nature même charge la démonstration d’un principe de diversité, elle la déterritorialise et la relocalise sans cesse. Bien sûr, il n’était pas possible pratiquement de couvrir l’ensemble des aires géolinguistiques. Sans doute aussi les versants anglophone et francophone s’y trouvent-ils quelque peu surreprésentés, tandis qu’aucune place n’est vraiment accordée aux expressions hispanophones, lusophones ou arabophones par exemple. Quoique les raisons soient d’abord contingentes, et fragilisent assurément le propos d’ensemble, cet effet de masse ne doit pas dissimuler cependant la part qui revient inversement aux domaines russe, hongrois, italien, allemand mais aussi coréen (et même chinois et japonais). De même, les configurations francophone et anglophone n’ont qu’un semblant d’uniformité : l’écart est considérable entre la poésie britannique, élisabéthaine ou romantique, le roman franco-ontarien contemporain ou un Seamus Heaney en Irlande du Nord. L’essentiel est que la problématique de l’ouvrage s’y trouve, comme on l’espère, élargie, révisée, transformée.
10Pour en détailler les orientations majeures, il peut être utile de partir des propositions, à la fois simples et fécondes, consignées par Victor Hugo dans les marges de son William Shakespeare en 1864, spécialement dans le chapitre intitulé « Les traducteurs » (et non les traductions, justement). Alors qu’il ne s’y est pas lui-même attaché, laissant à son fils la démesure d’un tel chantier, l’auteur se fait de la traduction une philosophie : il l’institue en véritable poste d’observation des langues et des savoirs, des idées et de la politique, des cultures et des sociétés. D’un côté, il l’associe étroitement à un acte d’invention ; de l’autre, et sans que cela paraisse contradictoire, il y perçoit « plus qu’un fait littéraire »6. En indexant le rapport de langue(s) à langue(s) sur l’émergence de la valeur dans les textes, il distingue alors les « demi-traductions » et les « demi-traducteurs »7 des écrivains qui « font l’enrichissement des langues » ou même des « traducteurs qui en retardent l’appauvrissement » (ibid., p. 405). Il envisage l’acte de traduire non seulement comme annexion mais également comme conservation, transformation, superposition ou traction des idiomes. L’enjeu n’est autre pour le poète que de « s’augmenter » (ibid., p. 408) dans l’écriture. L’emploi du verbe rappelle par sa racine indo-européenne (°aug, °ug, °aweg), sensible dans la notion même d’auteur, ce que la traduction doit au fait d’instituer, de produire et d’accroître. Ainsi, conjuguant l’avènement d’une identité et d’une écriture à l’actualisation de la langue et des langues, la traduction se révèle de la sorte irréductible à une approche exclusivement formelle ou technique. Car ce qui importe au défenseur de William Shakespeare, c’est son pouvoir de jeter « un pont entre les peuples », les mœurs et les nations et de servir de « passage des idées » : le traducteur se découvre alors une « fonction de civilisation » (ibid., p. 401) qui est en même temps une fonction politique, reliant par conséquent la question de la valeur (dans l’acception littéraire) à celle des valeurs (dans l’acception sociale et culturelle).
11C’est bien sous cet angle que l’on a voulu prioritairement tenter de saisir les relations multiples entre « traduire » et « écrire ». S’il s’agit d’une expérience, dont la définition inlassablement répétée se place au rang de théorie pratique et de pratique théorique, la traduction n’a certes pas attendu le début du XXIe siècle pour faire entendre ses interrogations. Au début des années soixante-dix, James S. Holmes observait déjà à propos des Translation Studies, propres à la tradition anglophone, le manque de consensus général sur le plan de la discipline, de son périmètre comme de sa structure (« the lack of any general consensus as the scope and structure of the discipline »)8. Le point de vue demanderait sans doute d’être nuancé de nos jours ; il n’en reste pas moins vrai qu’en raison des critères introduits, celui des aires linguistiques, des segments diachroniques, du statut des textes, des unités qu’ils mettent en œuvre et des genres de discours auxquels ils ressortissent (argumentation, récit, dialogue, conversation), de leurs composantes idéologiques et culturelles, la traduction déborde par son activité et ses enjeux les divisions traditionnelles du savoir. Avant de se constituer en « traductique » ou en « traductologie », son champ théorique aura certes été fécondé par les sciences du langage et une définition de la langue réglée pour l’essentiel sur le modèle binaire du signe, s’émancipant par la suite, pour partie, de l’âge des stylistiques comparées. Depuis s’est affirmée l’idée que toute pratique de la traduction suppose, explicitement formulée ou non, une théorie plurielle et variable en fonction de son objet.
12Dans cet ensemble, la spécificité littéraire a été revendiquée dans son irréductibilité, ce qu’indiquait déjà le propos d’Edmond Cary : « La traduction littéraire n’est pas une opération linguistique, c’est une opération littéraire »9. Sans doute cette énonciation se charge-t-elle, rétrospectivement, par sa redondance, d’un caractère éminemment stéréotypé sinon banal ; elle laisse entière toutefois la possibilité d’une analytique de la traduction. S’il est d’avance exclu d’épargner sur les clichés, certaines zones problématiques ne sauraient non plus être esquivées. Ainsi, on peut aborder l’acte de traduire du côté du défi, en mettant en débat l’idée d’intraduisibilité, à partir de l’historicité des œuvres et de leurs poétiques. D’un côté, se placer sous l’emblème d’Umberto Eco, « dire quasi la stessa cosa » (dire presque la même chose)10, et constituer a contrario ce « presque » comme le lieu des écritures, le concevoir comme ce qui ouvre l’espace d’une production qui transcende son « degré d’entropie »11 (Jean-René Ladmiral) ou son inévitable « défectivité »12 (Antoine Berman). De l’autre, récuser la rationalité du signe qui est au principe de cette économie de la perte en vue d’une autre éthique de la traduction. C’est paradoxalement dans l’« inquiétante étrangeté » du traduire, dans ce unheimlich lui-même intraduisible, qu’une « version », aux côtés des autres (dont l’originale), peut conquérir un statut de plein droit. Envisagée non plus comme restitution mais comme transformation, la traduction déborde alors le binarisme auquel son espace fonctionnel, le vis-à-vis des langues, semblait devoir la soumettre. À partir de là, bien des directions s’ouvrent évidemment, qui se jouxtent, se croisent, s’affrontent, n’étant ni cumulables ni compossibles : depuis la perspective jakobsonienne d’une équivalence dans la différence (« equivalence in difference »13) jusqu’au concept de « décentrement »14 promu par Henri Meschonnic, par exemple.
13Dans tous les cas, si l’acte de traduire transforme simultanément la langue et la littérature, à l’inverse, la littérature met à l’épreuve la langue, les langues et les traductions, comme elle ouvre une critique des pratiques de transfert et des modèles épistémologiques qui les accompagnent. Les contributions réunies dans ce volume mettent en jeu cette double tension, elles se rassemblent au moins autour de quatre pôles thématiques élémentaires, qu’elles traversent de manière fragmentaire ou systématique. En premier lieu, celui des figures qui s’offrent à l’observation, depuis le professionnel ou l’universitaire spécialisé dans la traduction d’œuvres littéraires, l’écrivain-traducteur jusqu’au lecteur ou au critique. Une telle réflexion doit par ailleurs tenir compte des conditions pragmatiques et historiques de la parole traductionnelle, spécialement en ce qui concerne les configurations bilingues ou multilingues. Il lui est également impossible de séparer la pratique des essais, entretiens, témoignages, brouillons ou notes marginales, des écrivains ou praticiens qui ont cherché à saisir la spécificité de leur art ou partagé leurs difficultés et leurs impasses. En deuxième lieu, le savoir de l’écrivain-traducteur, les représentations qu’il se fait de la langue et des langues et, corrélativement, les questions d’ordre « matériel » qui se posent concrètement à lui, de la ponctuation à la syntaxe, sans oublier les dispositifs rythmiques, les liens entre vers et proses, le statut des formes codées ou fixes (sonnets, ballades) comme l’agencement polyphonique des tissus fictionnels ou dramatiques.
14À l’écart d’une perspective strictement évaluative, fondée sur une ontologie négative de la perte (ou de la compensation), ces analyses considèrent une activité et non un résultat, et c’est le troisième ensemble à envisager. Car elles prennent place au sein de la longue histoire des traductions, et des débats souvent rétroactifs qu’elles ont suscités. On songe aux alternatives entre les modèles « cibliste » et « sourcier », au couple de la « lettre » et de l’« esprit », aux critères de la « fidélité » et de l’« infidélité ». En effet, l’activité de traduction est d’abord à regarder dans son historicité qui la met en dépendance d’un temps et d’un espace définis, même si en dernier ressort cette historicité ne s’y réduit pas. Elle s’inscrit, en outre, dans une chaîne a priori illimitée de « versions », qui non seulement s’entreglosent mais se suscitent et se continuent. Enfin, et c’est le dernier aspect, ce travail critique de continuation achève de rendre visible la valeur politique du littéraire au sein de la traduction. Se réglant sur le passage d’un discours à un autre discours, et non seulement sur le vis-à-vis entre les idiomes, le mouvement qui relie le rendu à l’original contribue à l’émergence d’un sujet, de sujets, qui donnent forme à une communauté. Expression de collectifs virtuellement partageables, la traduction a inspiré par conséquent des modèles théoriques variés, qui ont notamment pris les noms de « pluralisme » ou de « transculturalisme ». Ce que subsume la métaphore récurrente de la traduction-dialogue, qui concentre une requête éthique, ne doit pas masquer d’ailleurs la diversité des logiques qui s’y trouvent à l’œuvre, réappropriation, assimilation, subversion, créolisation, hybridation, opposition entre les langues-cultures, spécialement lorsqu’elles sont assignées à des cadres historiques et idéologiques tels que le « colonial » et le « postcolonial », le « majeur » et le « mineur », par exemple.
15Les contributions du présent volume, dans leur diversité, situent l’altérité, au principe de toute traduction, non dans l’entre-deux de l’auteur (de l’original) et du lecteur (de la traduction) mais, les mêlant ou les alternant, dans celui des langues et dans celui des poétiques. Elles envisagent ainsi la traduction comme pratique et théorie du rapport entre la langue et la littérature, comme réflexion, en fin de compte, sur le langage. Par sa connectivité – ou continuité – constitutive, la traduction féconde de multiples approches et points de vue, autant qu’elle leur inspire peut-être, en raison même de son instabilité, quelque répugnance à la présentation typologique. Sachant gré, donc, de leur compréhension aux auteurs réunis, nous avons cru pouvoir distinguer ici quatre « parties » ou quatre manières parce que, précisément, elles forment, ensemble, ce que chaque contribution énonce à sa façon : un continuum entre une pratique et une théorie. Ainsi est-il possible, à partir d’un toucher initial qui serait l’acte de traduire (« L’atelier du traducteur »), de suivre une trajectoire qui explore successivement ce que traduire signifie (« La traversée des savoirs »), ce qu’il fait (« La force de l’étranger »), et ce qu’il fait faire (« Circulations, continuations »).
16Si la traduction est une pratique qui creuse l’espace de sa théorie, dans son atelier, déjà, la tâche est inachevable. L’idée même de l’atelier est résolument ambivalente. Le mot désigne à l’origine le tas de bois, puis le lieu où l’artisan travaille le bois. Il apparie d’emblée la figure du traducteur à l’artisan et, virtuellement, à l’artiste. Il trahit déjà une postulation vers l’humilité, l’effacement, la secondarité, qui condamne le traducteur à sa condition ancillaire, puisque ce dernier emprunte toujours ses mots à un autre. Mais il réserve également, et de manière contradictoire, l’exigence d’auctorialité – la quête d’une signature et d’une identité au terme du transfert d’une langue vers l’autre. Du reste, l’atelier n’engage pas uniquement l’individu, il a aussi le pouvoir de rassembler : il devient alors espace collectif, association, communauté, syndicat. Ce qui en relie néanmoins les membres est le sens (linguistique, social et artistique) d’une pratique qui d’artisanale devient aussi expérimentale. En témoignent par exemple les revues spécialisées ou les formations académiques qui revendiquent aujourd’hui une telle enseigne (« atelier de traduction », « l’atelier du traducteur »).
17Les technologies numériques, sous l’espèce de sites et de blogs, ont libéré plus encore cette activité. Au lieu du tête-à-tête intime et silencieux avec l’original, elles l’ont rendue visible, publique, participative, donnant à lire immédiatement l’architecture juxtalinéaire des textes comme work in progress, avec ses variantes et ses reformulations, ses ratés et ses trouvailles, l’archive d’une voix en train de se dire, disponible et ouverte aux collaborations. Non que la page électronique et sa ponctuation propre aient définitivement rompu les formes traditionnelles du dialogue qui s’était noué entre le traducteur et l’auteur. Elles en valident au contraire la persistance, l’étendent en proposant un autre imaginaire du travail. Elles n’éclipsent pas le double processus de lecture et d’écriture, au milieu de pages ouvertes de dictionnaires, fiévreusement ou lentement consultées, de sommes philologiques, d’ouvrages critiques spécialisés, tout ce qui rattache le traducteur et ses manies personnelles à sa bibliothèque utilitaire mais aussi fantastique et affective, comme aux savoirs, aux idéologies, à la culture de son temps. Quelle qu’en soit la forme, l’atelier est le lieu d’un essai indéfiniment recommencé.
18C’est ce qu’exposent les quatre études qui suivent, selon un registre variablement descriptif et analytique, qui se situe toutefois au plus près des difficultés, des obstacles, des doutes, des interrogations du traducteur – son quotidien. C’est le sens que prennent ici, emblématiques, les versions successives que William Cliff offre de quatre sonnets de Shakespeare. Traduire-écrire, continuité active, compose une histoire, « sans commencement ni fin ». Et le voisinage de deux autres poètes-traducteurs autour des mêmes sonnets raconte un peu de cette histoire, où s’écrit une poétique de l’échange.
19De son atelier de (re)traducteur (de Sidney, de Herrick, de Marvell), Gérard Gâcon donne quelques pièces qui suffiraient à revendiquer, s’il était besoin, que l’« on peut (et on doit) traduire la poésie », en dépit autant qu’en raison du défi qu’elle pose. À condition d’accepter l’expérience d’une « liberté paradoxale » issue de la contrainte et, sur un plan éthique, de rechercher l’« échange et la reconnaissance mutuelle » dans l’étrangeté d’un « no man’s land [où] tout [peut] arriver », (re)traduire est « apprentissage de […] bonheur » par son jaillissement même.
20Les « sentiers du traduire » ont mené Yves Bonnefoy sur les pans d’une « montagne littéraire » (Shakespeare) et le conduisent ici, en lisière d’un entretien qu’il a eu l’amabilité d’accorder à Stéphanie Roesler et dans lequel il partage ses expériences praticiennes, à une théorie de la voix en traduction. Composante d’une œuvre sienne qualifiée d’« écriture en perpétuel devenir », la pratique traductive (cinq versions de Hamlet, maintes des Sonnets) est orientée par la quête de ce que le poète appelle la « traduction vive » où puissent cohabiter le rythme et la contrainte. Si le rythme, qui permet de rejoindre l’œuvre à traduire, est « coïncidence avec soi », alors la traduction est un atelier où s’éprouve l’« exister » même, et « aide à devenir ». Elle suppose et approfondit l’« être au monde » en déjouant la « pensée conceptuelle » via l’écoute de l’autre : mise en crise d’un « moi » particulier par l’épreuve de l’étranger, pour le rejoindre dans un « Je universel ».
21Pier-Pascale Boulanger, quant à elle, livre un cas particulier de l’activité traduisante : la traduction à l’épreuve du théoricien. En entreprenant de publier en anglais Éthique et politique du traduire d’Henri Meschonnic, l’auteure est consciente de faire œuvre éthique et politique : cas singulier de performativité traductive, réalisant ainsi une conception du texte comme « force » et de l’écriture comme un « faire ». La tâche de la traductrice, qui commente ici certains choix, consistait à faire passer ce qu’elle nomme une « poétique de la résistance » en inventant, dans le rapport à la langue anglaise, une manière propre : « traduire en résistance ».
22La traduction actualise l’étonnant potentiel théorique qui gît au croisement du langage et de la littérature. C’est de là que s’engage, avec Claire Joubert, la traversée des savoirs. En réinscrivant le littéraire dans les littératures, sortant la littérature de l’« habitus monolingue des Lettres en France », le croisement traductif l’associe à des enjeux d’ordre politique puisqu’il conduit à (re)penser la mondialisation dans ses modalités recomposées du rapport savoir/pouvoir. Le point de vue est porteur d’un projet : une « poétique de l’étranger », en même temps qu’il permet de qualifier l’intérêt actuel pour la traduction. C’est ce qu’entreprend, en en retraçant la genèse, l’auteure de l’article en vue d’une définition critique et opérante de ce qu’elle appelle le « paradigme traductif ». Décrire la « situation de la traduction comme question scientifique », c’est éclairer en quoi, force transformatrice, elle a participé et participe encore à la reconfiguration épistémologique des disciplines en sciences humaines et sociales, depuis ce qui fut appelé ailleurs le « tournant traductif ». C’est montrer en quoi la question du langage et de ses enjeux, depuis, se pose à nouveaux frais, à moins qu’elle ne soit effacée au contraire, diluée dans la paradigmatisation d’un trans essentialisé, où la traduction risque de perdre la force qu’elle tire de son site : l’entre-deux de la culture et du langage.
23Pour Arnaud Bernadet aussi, la traduction, autant qu’une pratique, est une question aux enjeux épistémologiques. Dans la corrélation qu’elle instaure entre une critique des littératures et une critique des langues, l’auteur de l’article identifie le concept de « goût », qui vient renouveler la théorie traductive en se laissant renouveler par elle. Le « goût de la traduction, et dans la traduction » permet en effet d’élaborer une théorie autour de la « manière » qui lui est propre, qu’elle doit à chaque fois inventer, fondant son éthique singulière : le devenir radicalement autre du sujet. Par ce biais, l’auteur inscrit la traduction dans une « anthropologie historique du langage » et interroge plusieurs catégories qui lui sont liées : le statut juridique du traducteur (le « créateur de plein droit ») ; l’idée de culture telle que définie par « le pluralisme » et « le dialogue interculturel » ; la question de l’Europe et de « l’identité européenne » ; l’« art du traduire », enfin, vu non plus comme la « manière de traduire mais [comme] l’acte de traduire la manière ». Revenant aux praticiens, l’auteur conclut sur une typologie qui décrit autant d’expériences singulières que de questionnements.
24Dans son atelier de traducteur (de Baudelaire), Walter Benjamin développe une théorie-pratique de la traduction conçue comme écoute de l’autre. Désireux d’isoler certains malentendus attachés à la « Tâche du traducteur » tout en gardant au texte son merveilleux, le décrivant comme une phénoménologie de la traduction qu’encadre une critique de la théorie traditionnelle, le commentaire de Philippe Payen de la Garanderie veut montrer que la « Tâche » écrit la méthode de son objet : elle est une traversée des entre-deux que le traduire lui-même, du lecteur au « pur langage », ouvre à son écriture singulière. Le « langage traductif » procède de son site, entre les langues, et entre le littéraire et le philosophique : le « détour » qu’il fait prendre révèle le langage comme un flux. En revêtant l’original d’un « manteau royal aux larges plis », la traduction ou « échographie traductive » devient « potentialité révélante » : déploiement.
25Quatre siècles auparavant, dans l’aire francophone, un écrit devenu célèbre élaborait déjà une théorie traductive qui pense, pour le transcender, le régime de négativité attaché à la traduction. Gérard Dessons reprend ainsi la Deffense de Du Bellay pour exprimer ce que, en creux, par les limites mêmes qu’il assigne à la traduction, le texte littéraire contient et appelle en termes d’élucidation théorique. La traduction, qui échoue comme opération sur les langues, ouvre à ce qu’elle doit (pouvoir) faire si elle sait identifier son véritable objet (positif) : le « je ne sais quoi », ce qui est en jeu dans le rapport entre la langue et la littérature, la manière. À cette fin, il faut revenir à ce que « traduire met au centre du langage […] : l’altérité », qui donna lieu en France à des positions que l’auteur évoque dans un aperçu couvrant trois siècles, pour mieux mettre en évidence le potentiel théorique du traité de Du Bellay : « se transformer en l’autre ».
26Adossée à la pratique intertextuelle de la traduction dans ses échanges avec l’écriture originale, la contribution de Jean-Charles Vegliante choisit le point de vue d’une économie psychologique de l’écriture traductive apte à dépeindre, à travers elle, la condition de poète(-traducteur) moderne, représentée ici par Pascoli et Sereni. Dans son essai de poïétique du traduire, l’auteur conçoit le détour traductif comme une « échappée belle », « recours » face au commencement car « opération sans terme fixé, […] non menacé[e] d’emblée par la perte ». La traduction est l’ailleurs d’où peut venir l’écriture dite originale, son « en deçà » où, par son expérience fondamentale de l’écoute, elle côtoierait le « penser sans accessoires, ni chuchotement » de Mallarmé, une écriture qui procède d’un « murmure sourd continu, […] sans commencement ni fin ».
27La transformation traductive, qui tient (à) la force de l’étranger, atteint dans l’article de Jaeryong Cho, de façon exemplaire, à la dimension historique que lui assignait Benjamin. La traduction en coréen – en réalité « double traduction » via le japonais – des œuvres de la modernité occidentale accède véritablement au statut d’appareil idéologique au tournant des XIXe et XXe siècles, en ouvrant un espace d’importation-intégration où s’échafaude une identité nouvelle, linguistique et nationale, par le mélange : « Ouverture au monde ». Face à l’hégémonie culturelle du sino-centrisme et à l’invasion croissante du japonais, la double traduction, pratique politique de résistance, va être ce décentrement constitutif de la postcolonialité et de la modernité coréennes. Dans la « guerre des langues », autour de la figure incontournable de Ch’oe Namsŏn dont l’auteur exploite ici la traduction des Misérables, la médiation traductive décline ses enjeux considérables, qui touchent aussi bien à la constitution d’un système nouveau d’écriture alliant pour la première fois l’écrit et l’oral, qu’à la redéfinition des savoirs, à l’ouverture à la rationalité et au sujet, à la réinvention du langage. Moment traductif, moment « transitif ».
28La pratique retraductive éclaire la théorie traductive. C’est le point de vue qu’ont adopté Oliver Kachler et Bertrand Degott pour appréhender les liens unissant le traduire et l’écrire dans leurs conditions d’avènement. Olivier Kachler montre que le poème « Douze », moment disruptif dans l’esthétique d’Alexandre Blok par la poétique, précisément, de la rupture que sa rythmique met en œuvre, générera également une ligne de partage dans sa postérité traductive, qui reproduira la dichotomie traditionnelle du « sens » et de la « forme ». Cette présentation démontre que la traduction peut faire (parfois longtemps) les frais d’un déficit théorique en ne se concevant que comme correction (de la version précédente), ne voyant pas qu’elle ne fait là que consacrer un présupposé théorique non théorisé : le dualisme du signifié et du signifiant. Renvoyer, comme le fait l’auteur, les deux modèles dos à dos ouvre la voie à une interrogation sur l’objet même du traduire : non pas (non plus) une « totalité » (des constituants linguistiques et formels de l’œuvre à traduire), mais une « globalité » : un discours littéraire qui s’organise dans sa spécificité en un système de signifiance. S’il est donc à traduire rien de moins qu’une poétique, c’est que traduire, ni second, ni secondaire, inventant son langage, révèle ce qu’est le poème.
29La tâche est ample car elle relève de la « trouvaille » (d’un langage singulier). Bertrand Degott illustre ce que peut être cette quête en parcourant l’histoire de la traduction par Yves Bonnefoy des Sonnets de Shakespeare, sur un sentier qui coupe ou recoupe celui de l’écriture originale du poète-traducteur. Retraduire en effet offre, par excellence, de réaliser cette intuition érigée en poétique dans l’entretien mentionné plus haut : « la contrainte creuse le vers ». L’auteur de l’article fait donc débuter son exposé par le premier de ces détours traductifs, en interrogeant l’emploi du vers libre et le projet qui le sous-tendait, sauver le vers face au sonnet. La question de la forme nourrit et prolonge ainsi une fertile discussion entre les deux poètes-traducteurs, qui est celle de la traduction quand elle creuse une poétique.
30« La langue, en tant que telle, n’existe pas ». Si Ezra Pound a apporté une contribution décisive au XXe siècle traduisant, c’est que la traduction, ni restitutive ni transpositionnelle, fut pour lui « invention de langue ». Dans son article, Andrew Eastmann atteste à son tour la continuité de l’écrire-traduire en présentant la pratique de l’écrivain savant dans son analogie à l’œuvre du poète provençal du XIIe siècle, Arnaut Daniel, « artisan » d’une « langue […] presque nouvelle ». Ayant trouvé « où gît le trésor », Pound parvient à « faire entendre » la modernité de ce « système d’échos et de fusion » en révélant l’« indétermination du sujet » (lyrique). Cependant, à rebours d’une opération assimilatrice, sa (re)traduction, illustrée par les choix ici analysés, privilégie au contraire l’archaïsme (lexical, rythmique, prosodique) vu non pas comme signal d’étrangeté, mais véritablement comme expérience de l’« altérité à soi ». Le même « devenir autre » de l’expérience amoureuse (troubadour) fonde celle du « sujet de la traduction ». Ainsi qu’une éthique du traduire – quand il réinvente l’anglais – comme nouveau discours amoureux.
31Catherine Leclerc et Nicole Nolette, enfin, explorant l’œuvre du poète franco-ontarien Patrice Desbiens, mettent en évidence le potentiel esthétique de la « poétique traductionnelle » caractéristique de L’Homme invisible / The Invisible Man. Elles expliquent comment les codes bilingues, dans le dispositif éditorial de la double page, se trouvent ici déjoués, provoquant une subversion du geste traductif par rapport à sa fonction utilitaire substitutive. Dévoilant le « potentiel d’étrangeté » inhérent à toute traduction, l’esthétique diglossique permet en effet de mettre en déroute jusqu’aux présupposés épistémologiques et disciplinaires qui gèrent la « bonne conscience traductive » : la traduction comme « forme de réglementation », la notion d’équivalence entre les langues et la croyance en elle, celles d’unidirectionalité, d’intercompréhension et de communication. Le jeu littéraire de l’entre-deux traductif engage finalement un questionnement sur le couple identité/altérité, et inspire celui-ci : la différence passe-t-elle entre les langues, ou bien plutôt « à l’intérieur de chacune d’elles » ?
32Avant d’être facteur d’avènement ou de continuation de l’écriture d’un sujet, Jean-Michel Caluwé rappelle que la traduction, longtemps, fut aussi un dispositif central dans la constitution d’un bien culturel commun en assurant le passage entre les époques. Au Moyen Âge, profitant de la variabilité du statut du « texte » en vertu de quoi la « parole [était] une résonance et l’écriture un prolongement », la traduction ou translation réalise le principe alors fondateur qui associe translatio studii et inventio. Par le couple qu’il choisit d’aborder, Ovide et Chrétien de Troyes, l’auteur souligne que la traduction ainsi définie – transposition du code antique au code courtois – trahit ses limites en même temps qu’elle invente les stratégies pour les contourner et accomplir sa mission, qui est d’assimiler, arranger, aligner. La force de la traduction est d’absorber celle de l’étranger : intégrative étant ductile. Sont ainsi recensés les nombreux procédés d’adaptation au terme desquels, finalement, l’écrivain-traducteur rejoint son personnage dans l’art de la prétérition. Car traduire engage un questionnement sur le pouvoir-dire.
33Avec l’œuvre poétique-traductive de Seamus Heaney, Patrick Hersant livre un exemple de la profusion des échanges que suscite la traduction comme pratique complexe de l’intertextualité. Par l’analyse du dialogue ininterrompu entre le poète irlandais et Dante, l’auteur de l’article dresse le tableau des modalités d’une emprise mutuelle, dans l’espace ouvert des possibles qui vont de la traduction proprement dite à l’écriture seconde en passant par la translation, l’adaptation ou l’imitation. Entre « texte-source » et « source d’inspiration », la collaboration est multiple où chaque écrivain, dans une donation partagée, « habite » l’autre, pour une transformation réciproque.
34Il est plus aisé de partager l’écriture de Maurizio Cucchi en ses deux composantes, originale et traductive. C’est la méthode que choisit Ada Tosatti pour mieux en exhiber les imbrications : du point de vue de leur poétique, la « superposition de voix », deux œuvres n’en font ici qu’une, instaurant entre elles un rapport décrit comme de glissement. L’examen de la traduction de Prévert révèle ainsi une activité qui fait « tendre » une poétique vers l’autre. Cette forme de récriture est continuée ou intensifiée dans l’œuvre originale du poète par l’insertion de voix autres (dont Rutebeuf), sur le mode de « répétitions créatrices », autant de conversions ou « contaminations » dont l’auteure de l’article propose une typologie qui va de l’emprunt à l’inspiration via la traduction interlinguale.
35Marie-Antoinette Bissay nous fait voir quant à elle à quel point la traduction est au cœur de la poésie et de la poétique de Lorand Gaspar, écrivain ici emblématique autant par son activité traductive protéiforme et multilingue que par l’usage qu’il fait, par ce biais, de l’intertextualité. En choisissant de présenter Lorand Gaspar traduisant Ottó Tolnai « traduisant » un tableau du peintre Miquel Barceló, l’auteure explique comment la traduction réalise la double définition gasparienne de l’écriture conçue dans l’échange littéraire et dans l’entremêlement des arts. Écriture des interstices ou « tissu d’espaces blancs », la traduction livre matière à une réflexion sur le geste créateur comme « rencontre de forces » et expérience de la continuité. « L’eau claire d’une langue entre les mots d’un poème »…
Notes de bas de page
1 Victor Hugo, William Shakespeare [1864], D. Peyrache-Leborgne éd., Paris, Garnier/Flammarion, 2003, p. 54.
2 Ernst Cassirer, « “Geist” und “Leben” in der Philosophie der Gegenwart » [1930], dans Ernst Cassirer, Geist und Leben. Schriften, Leipzig, Reclam, 1993, p. 47.
3 « Comment ne pas comparer ? », Comparer l’étranger. Enjeux du comparatisme en littérature, Émilienne Baneth-Nouailhetas et Claire Joubert dir., Rennes, Presses universitaires de Rennes (Interférences), 2006, p. 19. Concernant la poétique de l’étranger, voir Claire Joubert dir., Le Texte étranger I et II, Travaux et documents, no 31 et 43, Saint-Denis, Université Paris 8, 2006 et 2009.
4 Le Visible et l’Invisible, Paris, Gallimard (Tel), 1964, p. 139.
5 « Le comparatisme comme critique : littérature/s, culture/s, peuple/s », Comparer l’étranger. Enjeux du comparatisme en littérature, ouvr. cité, p. 30.
6 « Préface pour la nouvelle traduction de Shakespeare par François-Victor Hugo (écrite en mai 1864) », William Shakespeare, ouvr. cité, p. 356.
7 « Les traducteurs », William Shakespeare, ouvr. cité, p. 391 et 397.
8 James S. Holmes, « The Name and Nature of Translation Studies », Translated ! Papers on Literary Translation and Translation Studies, Amsterdam, Rodopi, 1988, p. 71.
9 Edmond Cary, Comment faut-il traduire ?, Lille, Presses universitaires de Lille, 1986, p. 4.
10 Umberto Eco, Dire quasi la stessa cosa. Esperienze di traduzione, Milan, Bompiani (Il Campo Semiotico), 2003.
11 Traduire : théorèmes pour la traduction, Paris, Gallimard (Tel), 1994, p. 19.
12 Pour une critique des traductions : John Donne, Paris, Gallimard (Bibliothèque des Idées), 1995, p. 41.
13 Roman Jakobson, « On Linguistic Aspects of Translation » [1959], On Translation, Reuben Arthur Brower éd., Harvard University Press, 1966, p. 233.
14 Voir Pour la poétique II. Épistémologie de l’écriture. Poétique de la traduction, Paris, Gallimard (Le Chemin), 1973.
Auteurs
Université McGill (Montréal), Polart – poétique et politique de l’art
Université de Franche-Comté (Besançon), Centre de recherches interdisciplinaires et transculturelles (EA 3224)
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Rêver d’Orient, connaître l’Orient
Visions de l’Orient dans l’art et la littérature britanniques
Isabelle Gadoin et Marie-Élise Palmier-Chatelain (dir.)
2008
Littératures francophones
Parodies, pastiches, réécritures
Lise Gauvin, Cécile Van den Avenne, Véronique Corinus et al. (dir.)
2013
Investigations: The Expanded Field of Writing in the Works of Robert Morris
Katia Schneller et Noura Wedell (dir.)
2015
Corps/texte. Pour une théorie de la lecture empathique
Cooper, Danielewski, Frey, Palahniuk
Pierre-Louis Patoine
2015
Traduire-écrire
Cultures, poétiques, anthropologie
Arnaud Bernadet et Philippe Payen de la Garanderie (dir.)
2014
Les nouvelles écritures biographiques
La biographie d'écrivain dans ses reformulations contemporaines
Robert Dion et Frédéric Regard (dir.)
2013