Chapitre 9
Une justice qui ne dit pas son nom ?
Régler l’affaire à l’amiable dans la commune d’Abobo (Abidjan, Côte d’Ivoire)
p. 187-201
Texte intégral
1En jouant au football à côté de la cour de ma famille d’accueil, dans le quartier Avocatier-M’Ponon au centre d’Abobo (voir carte 7), j’ai rencontré Robben1, la vingtaine, qui s’entraîne dans un club semi-professionnel en espérant être recruté à l’étranger. Il me raconte une histoire récente dans laquelle il est impliqué. Cette histoire s’est déroulée à Kennedy, quartier voisin dans lequel il a grandi avec sa mère. Au printemps 2018, après le match dominical, Robben est surpris d’être convoqué au commissariat. C’est Viko qui l’envoie, une connaissance de sa famille, ressortissant comme lui de la communauté dioula2 et propriétaire d’une « cabine téléphonique » pour le compte duquel il a travaillé. Viko est plus âgé et plus respecté que Robben. Il est l’un des « chefs syndicalistes » qui contrôlent les lignes de bus collectifs passant par le quartier Kennedy. Peu de temps après avoir arrêté de travailler pour Viko – car il ne gagnait pas grand-chose –, Robben est accusé d’avoir volé 380 000 francs CFA (environ 580 euros). Réputé calme et honnête, lui et sa famille sont surpris et soucieux. Pour autant, Robben ne tombe pas dans le piège de l’accusation, qui l’aurait conduit soit à craindre une peine de prison, soit à régler ses comptes avec l’accusateur. C’est parce que Viko a pris l’avantage en le convoquant au commissariat que Robben est tout de même contraint de prouver son innocence. Celle-ci n’est présumée ni aux yeux de la justice ni d’ailleurs à ceux des jeunes du quartier. Au terme d’un mois de médiation, de négociation et d’enquête, Robben est officiellement lavé de tout soupçon par un commissaire de police. Ainsi le « vieux père »3 n’a pas réussi à « mentir sur » son « petit », dont il voulait tirer profit grâce à cette procédure judiciaire. C’est finalement lui qui est contraint de payer à la famille de Robben la somme dont il était auparavant le débiteur, sous peine d’être déféré au palais de justice puis à la prison d’Abidjan. Il faut toutefois attendre qu’un oncle gendarme menace d’incarcérer les jeunes de la rue pour que ceux-ci pardonnent Robben et cessent de l’intimider dans le quartier, laissant ainsi croire à une résolution du conflit.
2Comment l’affaire a-t-elle été réglée ? Au nom de quels principes ? D’un côté, grâce à son savoir-faire dans les rues, Robben a contré les menaces d’agression proférées par les « éléments » du syndicaliste, ce qui lui a en plus permis de mieux préparer la confrontation au commissariat. De l’autre, la mère de Robben a demandé pardon auprès de la famille de l’accusateur, ce qui a eu pour effets de suspendre le risque de poursuites judiciaires expéditives et sans appel. L’intervention d’un oncle gendarme a également permis que Robben, malgré son statut social a priori inférieur à celui de Viko, soit pris au sérieux par les auxiliaires de justice au sein du quartier. Enfin, un troisième acteur est intervenu aux côtés de ces institutions que sont la rue et la famille : le commissaire de police. Occupant à la fois les fonctions d’enquêteur et de juge, ce dernier a tranché l’affaire après avoir écouté deux témoins et mis la main sur les carnets de compte de la « cabine téléphonique ». Ainsi, ces divers acteurs prennent part au règlement de cette affaire, rendant possible la vie dans le quartier. En examinant la complexité de leurs pratiques et des valeurs en jeu, ce chapitre discute des manières de rendre justice dans les quartiers de la commune d’Abobo.
Carte 7. Commune d’Abobo (Abidjan, République de Côte d’Ivoire)

Source : OpenStreetMap, 2019 ; CNTIG/OCHA ROWCA, 2018 ; Sirius José Epron, 2019. Réalisation Ecoppaf 2018, programme ANR 15-CE27-0007.
3« Abobo-la-guerre » est un surnom de l’une des dix communes d’Abidjan où j’ai vécu et travaillé, entre septembre 2018 et avril 2019. Au fil du xxe siècle, les autochtones bobos ont partagé leurs terres avec des immigrés et des délogés, arrivant en masse des pays frontaliers (Ghana, Burkina Faso, Mali) et de l’intérieur du pays ivoirien. Après la mise en place du multipartisme en 1990, Abobo est perçue comme le fief de l’opposition politique (représenté par le Rassemblement des républicains [RDR] et les « Nordistes » ; Konaté 2017). Les ultimes batailles de la crise post-électorale de 2010-2011 y ont même eu lieu. L’actuel président Alassane Ouattara (RDR) en est sorti vainqueur, tandis que l’ancien président Laurent Gbagbo fut arrêté puis déferré4. Malgré la rhétorique de « réconciliation nationale » produite par le gouvernement depuis la fin des années 1990, ce passé conflictuel est encore présent au quotidien. Aujourd’hui, marquée par un fort sentiment d’insécurité, cette commune populaire est désignée comme le foyer des jeunes « microbes », bandes de voleurs prolongeant la guerre d’Abidjan avec des machettes. Or cette instabilité découle surtout de la précarité des conditions. Cette instabilité concerne environ 60 % des habitants de la commune la plus dense du pays (ONU-Habitat 2012), où le taux de chômage élargi5 est supérieur à 39 % chez les jeunes de 15-24 ans ; groupe démographique qui représente par ailleurs la grande majorité de la population nationale (Lefeuvre et al. 2017). Dans un contexte de reconstruction de l’État ivoirien, qui prétend mettre fin aux discours identitaires exacerbés par la xénophobie et l’autochtonie, quelles formes prend la justice dans ces quartiers populaires ? Qu’est-ce que ces pratiques et processus de justice à l’échelle du quartier révèlent du rapport à l’État ?
4Les conflits ordinaires et les tentatives pour les résoudre au sein des quartiers populaires d’Abobo, font l’objet de ce chapitre. Cette étude s’inscrit dans une anthropologie de la justice ne se réduisant pas à l’institution judiciaire et à ses procédures. Elle ne suit pas une conception pénale, qui se concentrerait sur les rapports entre pouvoirs législatif et exécutif ou entre juridictions nationale et internationale. Au contraire, suivre le processus de jugement, dans son ensemble et sa complexité, afin de laisser paraître une justice en pratique et contextualisée (Ewick et Silbey 1998), permet de donner une image du quartier distincte de celles issues des approches en termes de criminalité (Davies 2006) ou de souveraineté (Buur 2008). Par l’étude du cas de Robben, la justice dans le quartier se manifeste par ce que mes interlocuteurs nomment « règlement à l’amiable » et s’articule autour des milieux que sont la rue, la famille et les administrations étatiques. Celles-ci correspondent à des formes de justice, parfois contradictoires, souvent compatibles, qui participent à la réalisation polémique du juste.
5La valeur de mon argumentation réside moins dans la véracité des faits rapportés par mes interlocuteurs que dans les processus de résolution de conflit et de production du juste qu’ils révèlent. Il s’agit d’abord de souligner la complexité des cadres de légitimité qui traversent le quartier (Weber 1995). L’analyse se tourne ensuite vers les pratiques caractéristiques du « règlement à l’amiable », à travers lesquelles divers milieux de justice interagissent. De même, celles-ci apparaissent réappropriées par les acteurs du juste, qui sont en fait disposés à gagner de l’argent et à cohabiter, selon un ethos juridique forgé à l’échelle du quartier. Ce parcours me permet en conclusion de caractériser le « règlement à l’amiable », selon ses diverses acceptions et ses effets ambivalents. Plus généralement, cette étude de cas, inscrite au sein de la commune d’Abobo, met en lumière les mécanismes de la cohabitation ordinaire en période de post-conflit au sein d’une mégalopole africaine telle qu’Abidjan.
Des justices au quartier
6Aux côtés des arnaques et des agressions, le vol est l’un des trois « problèmes » majeurs rencontrés au quartier, ainsi que le premier motif d’incarcération au Centre d’observation des mineurs6. À une heure en transport en commun d’Abobo, l’institution judiciaire surnommée « justice du pays » est concentrée au palais de justice de la commune du Plateau. Avant d’y avoir recours et parce qu’elle est discréditée, lointaine et coûteuse, il existe d’autres façons pour le voisinage de régler une affaire. Ces alternatives sont cependant inscrites au sein de différents registres normatifs, traversés par des rapports de pouvoir et des intérêts divergents. J’emploie alors l’expression générale de « justice de quartier », à la fois pour mettre en exergue ce que signifie faire la justice au sein d’un espace local et pour dessiner une cartographie élargie de la justice à Abidjan.
Menace et médiation nouchi
7En Côte d’Ivoire et à Abidjan, l’expérience la plus fréquente de justice s’inscrit au sein de la culture urbaine nouchi. Dès les années 1980, le nouchi est un langage réservé à de jeunes abidjanais souhaitant poursuivre leurs affaires illégales en toute discrétion. Aujourd’hui, la culture nouchi traverse plus largement la jeunesse urbaine aux prises avec des pratiques consuméristes, parfois aussi avec des activités illégales (Newell 2012). Viko s’y inscrit, contrôlant les lignes de transport en commun par le biais d’un droit de passage, que chaque chauffeur doit payer ; Robben également, qui est prêt à rôder avec ses amis du secteur pendant les périodes de fête afin d’éviter que les personnes âgées ne se fassent agresser par des bandes rivales, à la manière de comités de vigilance (Favarel-Garrigues et Gayer 2021). Ainsi, en quoi la culture nouchi est-elle une référence dans les relations sociales et dans quelle mesure informe-t-elle les pratiques de justice ? Le cas de Robben souligne deux traits caractéristiques de la culture nouchi en ce qui concerne la justice7 : la possibilité d’une violence qui intimide ou mobilise ; les liens de réciprocité, voire de clientélisme, entre un « vieux père » et ses « éléments ». Robben m’explique :
Ici à Abobo, quand tu sors, il faut te dire que tu es un gangster. Si tu croises un vagabond, qu’il chie sur toi, il faut doubler : pour lui ce qu’il a fait, il faut faire deux fois plus. Comme ça il va avoir peur de toi. […] C’est comme si on est dans une jungle et dans une jungle, c’est la loi du plus fort.
8C’est moins la loi biblique du Talion qui est invoquée ici, qu’une stratégie de la menace. Accompagnée d’une violence latente et potentielle, elle est mobilisée en fonction des rapports de pouvoir à un moment donné : face aux jeunes qu’il est en mesure de défier, Robben joue le nouchi sans frapper ; face à Viko qu’il sait plus fort, il désactive la logique vengeresse et utilise d’autres techniques.
9La justice de quartier ne se limite alors pas à la menace d’une violence disproportionnée par rapport à la faute commise, encore moins au lynchage et au règlement de compte ; elle rend possible la médiation et la négociation, entre justiciables qui savent mobiliser leurs relations sociales. Ainsi Viko transfère la plainte dans un commissariat plus proche de chez lui, où il espère tirer profit de ses connaissances plutôt que du Code pénal. Dans le même temps, Robben se rend chez d’autres syndicalistes pour les persuader de la culpabilité de leur collègue, afin que celui-ci se trouve mis en difficulté sur son propre terrain.
10Il importe donc de montrer à Abobo dans quelle mesure l’analyse de cette culture urbaine au prisme de la résolution de conflit souligne son imbrication à d’autres formes de justice, moins stigmatisées, éventuellement institutionnalisées.
11Le père Achi Frédéric, ancien curé d’Abobo-Té pendant cinq ans, où il a animé des groupes de discussion après la guerre d’Abidjan, m’expose :
C’est rare qu’un conflit impliquant des gens d’un même quartier arrive au commissariat ou à la justice du pays. Donc il y a une première justice qui ne dit pas son nom, mais qui est très efficace, entre des acteurs habitant le même quartier ou bien ayant en commun une même ethnie.8
12Non seulement il existe une justice de la rue qui peut paraître juste, mais celle-ci recoupe aussi des pratiques instituées ou institutionnelles. Ces pratiques peuvent être officielles ou licites, sans être strictement légales ou judiciaires. S’il n’y a pas d’opposition de registres normatifs, entre une soi-disant « jungle sans loi » et un « État de droit », quelles seraient donc ces autres institutions qui les font se croiser et façonnent la justice de quartier ?
Institutions familiales et communautaires
13Avant de se présenter à la police, Robben, sa mère et son oncle se sont déplacés au domicile de la prétendue victime, en suivant les étapes consacrées par la vie de quartier. Dans les cours communes ou au coin de la rue, autour d’un verre d’alcool ou de thé, la « causerie » en groupe fermé est un réflexe habituel lors d’un désaccord. « Là où ils sont toujours »9, différents « notables » sont convoqués ou se déplacent eux-mêmes pour jouer le rôle primordial d’intermédiaire : chef de famille ou de quartier ; président des jeunes, d’association ou de bistrot ; accompagnés par les « grands-frères » du quartier et les « bons petits » des « vieux pères ». Héritières de la « palabre » (Gibbs 1963), ces pratiques de famille, nucléaire ou élargie, sont caractéristiques de l’ethos du quartier.
14Représentant une sphère plus large que la famille, ladite « communauté » est une seconde institution de justice au quartier. Fondée davantage sur la religion que l’ethnie ou la parenté villageoise, elle lie ses membres autour de valeurs transmises par les « sages », mais elle n’est pas dénuée de tensions et d’enjeux de pouvoir, comme l’illustre le cas de Robben. Dans une Côte d’Ivoire non sécularisée et majoritairement musulmane, la communauté joue un rôle majeur dans la subjectivation et l’organisation de la vie de quartier. Cheik Abdoulaye, imam de la mosquée située dans ma rue, me confie :
Souvent, s’il y a un problème dans la communauté, les conflits au niveau des fidèles dans le quartier – papa-maman, papa-enfant, entre les amis –, l’officier peut dire à l’imam : « Plutôt que de venir au commissariat, essayez de régler ça entre vous, de trancher ça là-bas. » Mais c’est pas de manière officielle.10
15Capables de dépasser les frontières ethno-religieuses, les imams, curés, pasteurs ou prophètes entendent trouver un accord. Cela « pour que ça n’aille pas devant les tribunaux, [pour] que la procédure officielle ouverte au commissariat n’aboutisse pas », me dit le père jésuite Mathurin d’Abobo-Sagbé11. Comment justifient-ils leur autorité infra-judiciaire, extra-légale ou para-étatique ? Canaliser la colère des habitants et profiter de leur savoir-faire du terrain tout en se délestant de certaines affaires, tels sont les intérêts qu’y trouvent les « corps habillés » (policiers, gendarmes, militaires), les défenseurs de l’État contrôlant les quartiers. Ainsi, une complémentarité, voire une subsidiarité entre l’État et les communautés apparaît ici (Debos et Glasman 2013).
16Toutefois, en dépit des prétentions de cette « communauté (religieuse) » à régner sur le quartier grâce à sa « légitimité traditionnelle », c’est-à-dire coutumière et ancestrale (Weber 1995), la grande majorité des problèmes actuels n’entre pas dans son champ de compétences habituelles : mariage, dot, décès, voire conflit conjugal ou parental – ainsi que me l’avoue le chef de la famille baoule chez qui j’habitais. C’est plutôt une « légitimité charismatique »12 qui semble la plus efficace au quartier, même lorsque l’affaire est prise en charge par le commissaire de police. Celui-ci est aussi porteur d’une « légitimité rationnelle-légale » (fondée sur l’autorité des règles écrites et leur procédure décisionnaire) propre à la « justice du pays », située en dehors du quartier. Partant d’un conflit ordinaire, qui se déploie au sein du voisinage et de la communauté, le commissariat se retrouve à articuler justices étatique, familiale et populaire. Quelles sont alors les pratiques qui permettent l’interaction entre ces différentes formes de justice ?
Réappropriations des formes de justice
17L’histoire de Robben présente un ensemble d’usages inattendus et divergents. Ceux-ci indiquent qu’il n’existe pas une forme pure de la justice présentant un fonctionnement a priori, éventuellement corrompue ou récupérée à d’autres fins. À la différence de ce que peut produire une systématisation de plusieurs justices construite au prisme de l’État (Nkou Mvondo 2002), mes expériences suggèrent que les justices ne fonctionnent pas en parallèle « sans jamais se croiser ». Étatique ou communautaire, urbaine ou villageoise, moderne ou traditionnelle, la justice prend plusieurs formes qui coexistent et évoluent au fil des (ré)appropriations des pratiques de justice (Elechi 2006 ; Ellickson 1991).
Convocation
18La convocation est l’une de ces pratiques de justice dans le quartier, aux côtés du témoignage, du certificat médical et du conseil. Elle marque une certaine distinction sociale, à la fois symbolique et financière13. Officiellement moyen de garantir l’impartialité et l’équité de la confrontation, la convocation est davantage mobilisée comme technique d’intimidation dans le voisinage. Elle peut même servir de modalité d’accusation, avant toute forme de procès, se traduisant par l’indexation sociale dans les rues. C’est le cas de Marie, vendeuse de rue dans la commune de Cocody, brutalisée par le propriétaire de son appartement lors de l’état des lieux de sortie. Grâce à sa formation de juriste, elle lui a signifié qu’elle pouvait changer de registre, s’approprier ainsi des pratiques qui dépassent les seules cultures nouchi ou familiale, auxquelles elle semblerait réduite :
Mais quand tu dis « je m’en vais à la police », les gens te demandent pardon, hein ! [Ils disent :] « Faut laisser hein, la police c’est pas bien là. Faut pas y aller ! » […] Quand tu te fous de moi ou bien tu as violé mes droits, je ne laisse pas, je m’en vais [au commissariat].14
19Marie souligne une position centrale au quartier de l’appareil judiciaire étatique, qui sert avant tout à faire peur et à se venger. Emprisonnement, endettement et stigmatisation, ces pouvoirs de l’État sont mobilisées : soit par défaut, lorsque l’accusateur n’a pas obtenu gain de cause auprès des notables du quartier ; soit par excès de violence, lorsqu’il veut châtier selon une tout autre mesure que celle dont il est capable individuellement.
Pardon à l’ivoirienne
20En écoutant Marie, j’ai aussi compris que le pardon revêt rarement une finalité humaniste se suffisant à elle-même pour retrouver la paix et correspond bien peu à un principe religieux lavant la faute avant même qu’elle ne soit commise. Marque de politesse ou de respect, « pardon » signifie généralement « s’il te plaît » en français ivoirien (voir l’illustration 1 ci-dessous). Suivant un modèle national de régulation des conflits irriguant verticalement le corps social (le bien nommé « dialogue à l’ivoirienne »), ce que j’appelle le pardon à l’ivoirienne participerait d’une stratégie de pouvoir pour resserrer les liens d’un groupe d’individus (Toungara 1990) : demander pardon oblige l’accusé à reconnaître la clémence de la supposée victime et à se retrouver débiteur.
21Si les larmes de la mère de Robben devant l’accusateur n’ont pas à elles seules sauvé son fils, elles n’ont cependant pas été vaines. Dans les pratiques informelles de justice, la demande de pardon est utilisée pour suspendre l’accusation, implorer une trêve, le temps de contourner les autorités dites compétentes à sanctionner. Cette demande de pardon apparaît comme l’ultime moyen de persuader un accusateur en position de supériorité (aîné, corps habillés, chef), au sein d’une organisation sociale fortement hiérarchisée. Exagérer l’humilité, voire jouer la sincérité, sont des attitudes banales et acceptées. Si elles ont pu me sembler hypocrites, elles ne sont pas pour autant malhonnêtes. Plus que la stricte vérité des faits, ces attitudes visent une conformité à ce qui paraît juste ou normal – ce qui correspond souvent à la reconnaissance de l’ordre établi.
Illustration 1. Planche de la bande dessinée Sergent Deutogo

Source : Xavier Konan pour le no 984 de Gbich !, du 27 septembre au 3 octobre 2018.
22Face au policier qui ne cherche qu’à toucher ses deux pièces de 100 francs CFA (les deux togos, en nouchi), le blanchisseur préfère les lui donner que de s’expliquer devant le « corps habillé ». Tandis que le commissariat sert de menace, le règlement à l’amiable sert de pare-feu. Ironiquement, le sergent met en avant sa bonté face au fautif rassuré.
23Convocation et pardon tissent la trame du quotidien à Abobo. Ces gestes inscrivent des individus revendiquant différentes croyances religieuses, opinions politiques ou identités ethno-nationales dans une expérience commune de la justice. Inhabituelles en apparence, ces modalités ordinaires de résolution de conflits au quartier opèrent de façon divergente par rapport aux pratiques judiciaires d’administration de la justice. Quels sont alors les effets des interactions entre ces divers milieux de justice ?
Appât du gain et cohabitation
24La portée des pratiques décrites ci-dessus ne se limite pas uniquement à la recherche de la justice pour soi, selon une perspective rationnelle et individuelle. En effet, l’usage d’un outil ou d’une ressource n’est pas neutre pour lui et son usager ; il s’agit également d’une prise de pouvoir inédite et transformante. En cela se caractérise la justice populaire, tel que j’interprète les analyses qu’en fait Sten Hagberg dans l’introduction de l’ouvrage qu’il dirige sur la sécurité au Sahel (Hagberg et al. 2017). La justice populaire se distingue, d’une part, de l’état de droit, qui prétend garantir la présomption d’innocence et le droit au procès équitable ; d’autre part, d’une punition par lynchage ou d’un jugement devant un tribunal révolutionnaire. La justice populaire consiste plutôt à « prendre la loi dans sa main », voire à « prendre la loi en main » (« to take the law in their own hands »).
25Cela ne revient cependant pas à une liberté de choisir ce que l’on veut faire. L’ethos des justiciables au quartier est certes façonné par des comportements individuels et aléatoires. Il reste que la mobilisation de divers cadres de légitimité est principalement motivée et travaillée par deux tendances impersonnelles, relativement déterminantes. D’abord, la quête de l’argent m’est apparue, aussi bien dans les quartiers précaires que dans les communes plus aisées, comme le motif principal des conflits : soit pour recouvrer de l’argent perdu ou récupérer un crédit donné ; soit en pariant sur un conflit duquel tirer profit. L’argent peut être au cœur à la fois du désaccord initial et de l’impossibilité du règlement à l’amiable15. Cependant, toute institution du juste, même la plus violente ou oppressive, est en même temps indissociable de l’horizon visant à vivre le mieux possible. Or dans ce contexte, certaines pratiques sont plus efficaces que d’autres pour être ensemble et se respecter. Ainsi, mieux vaut être pieux, généreux et reconnaissant à tout moment, afin d’« éviter que le neuf devienne six » me dit Robben, c’est-à-dire que la roue de la fortune ne se renverse. Au quartier, le caractère relationnel et social de la résolution de conflit conduit donc à privilégier un modèle de collaboration plutôt que de compétition.
Règlement à l’amiable
26Quelles formes la justice prend-elle dans la commune d’Abobo et quels rapports les justiciables entretiennent-ils avec l’État ivoirien ? Pour répondre à cette question, j’ai proposé d’analyser la « justice de quartier », en mettant l’accent sur les pratiques ordinaires et les processus locaux de la définition du juste. Au travers du cas de Robben, l’intérêt pour la médiation est apparu commun aux institutions non étatiques, qui existent bel et bien : la culture nouchi, la famille élargie et la communauté religieuse. Ces cadres de légitimité correspondent à divers registres normatifs, incarnés par des référents capables de passer de l’un à l’autre : le « vieux père », l’aîné ou le chef spirituel. Pour autant, si ces autorités ne suivent pas nécessairement le Code pénal, elles demeurent en lien avec « la justice du pays » représentée par les « corps habillés ». Dans la mesure où la « justice de quartier » s’exprime à travers le règlement à l’amiable, j’ai décrit différents gestes consacrés qui composent ce type complexe de résolution de conflit. Ainsi, convocation et pardon rendent possible l’articulation entre justices étatique, familiale et populaire et participent de la (ré)appropriation de ces formes de justice les plus courantes. En retour, celles-ci façonnent donc une justice de quartier. Enfin, de l’interaction de ces pratiques divergentes de la justice, il ressort deux effets caractéristiques d’un ethos des justiciables au sein des quartiers populaires d’Abobo : la quête d’une réussite socio-économique et la tentative d’une cohabitation satisfaisante au sein du voisinage.
27Ces deux tendances constitutives du juste soulignent l’importance des relations affinitaires et sociales dans la production de la justice : un oncle fonctionnaire de l’État intimide, un ami policier tente d’accélérer les procédures judiciaires ou une connaissance commune plaide pour la réconciliation. Même lorsque la demande de pardon est accordée afin de gagner les services d’une personne, il s’agit de créer, reproduire ou mobiliser les liens entre des acteurs, qui ont en commun certains usages au quartier. Intensifier et étendre son réseau nécessite que les justiciables soient capables de jouer, plus ou moins volontairement, le rôle du nouchi, du parent ou du citoyen, en fonction de la stratégie à adopter dans une situation donnée.
28Il est du moins compréhensible que le « règlement à l’amiable » soit l’objet de débat, dans le quartier comme au palais de justice. Issue d’un vocabulaire judiciaire devenu expression courante, cette prise en charge des conflits opère en marge des procédures pénales et au-delà des limites du droit, auquel elle est souvent limitée à tort (Amboulou 2015). Il s’agit là d’une « anormalité à corriger », affirme le ministère de la Justice. Pour justifier sa politique de décentralisation de l’appareil pénal et au nom de la « cohésion sociale », ce dernier souligne en effet que ce type d’arrangement se fait souvent sans considérer la victime et au détriment de minorités sexuelles, cadets sociaux, personnes considérées illégitimes (allochtones, étrangers, déviants) ou toutes les personnes inscrites dans des réseaux de solidarité de faible intensité. Si cela est parfois vrai, la judiciarisation des pratiques ne conduit-elle pas aussi à légitimer et généraliser des dominations injustes ?
29Les usagers du quartier, eux, soutiennent que la résolution amiable fait preuve d’une certaine efficacité, à préserver, aussi peu aimable ou amicale soit-elle. Comme dans les « enclaves de paix » où des individus pouvaient prendre en main leur vie au cours de la crise post-électorale ivoirienne (Förster 2017), produire une justice de quartier permettrait d’amoindrir, voire d’éviter, des injustices sociales autrement incontrôlables et insupportables. Tel est, pour le moment, l’aboutissement de mes analyses, qui devraient se poursuivre en direction des associations de quartier et des commissariats de police. Si le règlement à l’amiable semble nécessaire afin de préserver une collaboration à l’échelle locale, est-il néanmoins suffisant pour dissiper une « méfiance » omniprésente depuis la crise de 2010-2011, alors que ses causes et remèdes se situent à un autre niveau, le niveau national (Piccolino 2017) ?
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Les noms utilisés sont des pseudonymes.
2 Communauté majoritaire à Abobo, appartenant au groupe socio-culturel Mande et associée aux « Nordistes » ivoiriens. Dioula signifie littéralement « langue du commerce » en malinké, puis par extension ceux et celles qui la parlent.
3 Expression qui désigne d’abord le supérieur hiérarchique d’un réseau criminel, et qui est plus largement employée dans les relations sociales comme marque de respect, parfois ironique, envers celui qui aide ou entretient ses « éléments ».
4 La Cour pénale internationale (CPI), sise à La Haye, l’a acquitté et libéré sous conditions le 15 janvier 2019. Pour une sociogenèse de la CPI et une critique de ses rapports avec les États africains, lire Dezalay 2017.
5 Le Bureau international du travail qualifie de « chômeur » toute personne en âge de travailler qui, à la fois, est disponible pour travailler, recherche un emploi et n’exerce pas d’emploi. Le « chômage élargi » relâche le deuxième critère qui exclue les « travailleurs découragés », autrement dit les individus qui ne cherchent plus d’emploi faute de perspectives.
6 Le vol représente 66 % des trois cent dix-huit cas, selon les statistiques 2017 du Centre d’observation des mineurs (COM) de la Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan (MACA). D’un point de vue méthodologique, les jeunes du quartier (emprisonnés ou libres) étaient à la fois plus faciles à approcher pour moi et mieux intégrés dans les activités quotidiennes, par rapport à d’autres personnes éloignées de leur famille ou engagées dans des groupes informels ou illicites.
7 À propos de la justice chez Newell (2012), dont les écrits sont le fruit de plusieurs années de terrain dans la commune abidjanaise de Trechville en particulier, voir surtout le chapitre 2 : p. 26, p. 83 et p. 90-93.
8 Entretien le 4 octobre 2018 à sa nouvelle paroisse, dans un quartier de la commune de Cocody à Abidjan.
9 Traduction littérale de anke yoro, le « quartier » ou « secteur » en dioula.
10 Entretiens dans la mosquée, le 7 octobre 2018 et le 24 novembre 2018.
11 Rencontré le 8 octobre 2018 dans sa paroisse.
12 Elle confère une domination qui ne provient pas tant du prestige ou de la popularité du chef que de la nature du lien de reconnaissance avec ses disciples : reconnaissance libre, extra-quotidienne, exclusive, affective et tributaire d’une confirmation. La principale différence avec l’idéal-type de Weber est que, dans mon cas, la légitimité charismatique relève de l’ordinaire, tout en conservant son caractère autoritaire (Weber 1995, p. 320 et suiv.).
13 La personne qui en convoque une autre au commissariat doit payer 2 000 francs CFA (3 euros) : soit la moitié de la rémunération journalière moyenne d’un jeune abobolais (s’il touche quelque chose) ; soit l’équivalent quotidien au salaire minimum interprofessionnel, garanti selon la constitution ivoirienne de décembre 2013 (SMIG de 60 000 francs CFA par mois, environ 91,5 euros).
14 Enregistrement le 11 novembre 2018 dans un institut jésuite à Cocody.
15 Y compris là où l’arrangement extra-judiciaire est le plus concurrencé par les procédures pénales. Au COM, j’ai effectué une petite enquête orale auprès des détenus : la majorité a tenté de « régler l’affaire à l’amiable », toutefois empêchée par le caractère expéditif de l’action judiciaire, l’absence de famille en soutien ou le manque d’argent.
Auteur
Sirius José Epron a fait ses études en philosophie et en sciences sociales à l’ENS de Lyon. Ses recherches ethnographiques ont porté sur la « justice au quartier », d’abord à Abidjan (Côte d’Ivoire), avant de se poursuivre dans une banlieue populaire de Lyon. Partant des usages alternatifs du droit, il s’intéresse également aux théories de l’abolitionnisme pénal.
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