Chapitre 1
« Comme pour te comprimer jusqu’à ce que mort s’ensuive »
Souvenirs d’anciens détenus sud-africains en détention préventive
p. 35-54
Texte intégral
Introduction
1En Afrique du Sud, près d’un tiers de la nombreuse population carcérale est constitué de personnes en détention préventive. Les associations humanitaires ont constaté les conditions terribles dans lesquelles sont plongés ces détenus des « prisons d’attente de procès »1 par rapport aux prisonniers condamnés (déjà soumis à des conditions pénibles2) et ont interpellé le gouvernement sur les problèmes de la très forte surpopulation carcérale, des longs délais d’attente d’un procès et de l’impact disproportionné de la détention provisoire sur les pauvres (Ballard 2011 ; CALS 2013 ; Hopkins et al. 2014 ; Gear 2015 ; DJF 2015 ; Redpath 2019). Cependant, si les conditions de vie dans ces centres – appelés maintenant « de renvoi » – commencent à être révélées au grand jour, on sait peu de choses sur ce que vivent les détenus avant leur arrivée en prison.
2Après son arrestation, le détenu est ballotté entre différents espaces de détention provisoire (cellule du poste de police, fourgon cellulaire, cellule du tribunal, cellule de la zone d’accueil de la prison et prison proprement dite) ; un processus qui dure en général quelques jours, pendant lesquels il est soumis à un stress énorme et à une grande incertitude. Chacun de ces lieux entraîne différentes relations – avec des agents administratifs, des codétenus, et dans le cadre de la vie au-delà du milieu carcéral. Pendant la durée de son procès, ou pendant qu’il attend de savoir si ce dernier va être instruit, le détenu continue d’être transféré d’un endroit à un autre, entre prison et tribunal, mais à un rythme bien plus lent. L’expérience de la détention provisoire demeure un domaine largement inexploré, de même que les interactions – dans la vie des prévenus – entre les différents lieux de détention, entre ces espaces et la prison, et entre ces espaces et l’extérieur.
3Un large consensus maintient que les personnes qui arrivent en prison pour la première fois sont vulnérables à la violence (Muntingh 2009 ; Waltorp et Jensen 2019 ; Egelund 2014 ; Gear et Ngubeni 2003) et que cette arrivée est souvent dominée par la peur3. En Afrique du Sud, c’est dans le contexte de la violence sexuelle subie derrière les barreaux que cette vulnérabilité a fait l’objet de la plus grande attention (Booyens 2008 ; Gear et Ngubeni 2002). Comme le soulignent Gear et Ngubeni : « les nouveaux arrivants […] représentent une source de biens matériels, […] des membres de gang4 en puissance et des objets sexuels potentiels […]. De ce fait, à leur arrivée [ils] se retrouvent […] dans des situations effrayantes qui les dépassent » (2002, p. 15).
4Goffman (1961) a conceptualisé la « mortification » que génèrent les formalités d’admission en prison. Celles-ci comprennent le « dépouillement » qui enlève « les attributs de l’identité personnelle » (vêtements, affaires personnelles et rôle) et gomme les différences entre les détenus. Gibbs (1982) définit l’arrivée en prison comme un « choc d’entrée » qui se traduit par de l’incrédulité, un stress intense et un sentiment d’incertitude. Plus récemment, Jones et Schmidt (2000) ont constaté, dans un centre de détention des États-Unis, que la peur de la violence et un immense sentiment de perte dominaient les premiers temps de l’emprisonnement. D’une manière générale, ces études sur l’arrivée en prison (voir aussi Gooch 2013) se penchent en premier lieu sur le monde intérieur des détenus. Elles analysent par exemple l’impact de la prison sur leur façon de se définir et leurs adaptations psychologiques à l’univers carcéral. L’étude de Harvey (2007) sur des jeunes hommes arrivant dans une maison d’arrêt londonienne est cependant inhabituelle et bienvenue, dans la mesure où elle aborde les nombreux processus de transition qu’ils endurent avant leur arrivée dans l’établissement pénitentiaire, « depuis le poste de police jusqu’au tribunal, du tribunal au fourgon cellulaire, du fourgon cellulaire à l’accueil, de la zone d’accueil à l’unité d’admission » (ibid., p. 29).
5Dans des analyses plus larges des prisons du Sud, si les chercheurs n’ont pas mis l’accent sur l’arrivée dans le lieu carcéral, ils ont commencé à révéler l’univers social dans lequel plongent les nouveaux détenus et à établir des rapports entre les prisons et les ghettos du monde extérieur (Le Marcis 2019 ; Waltorp et Jensen 2019 ; Morelle 2014 ; Egelund 20145), en lien avec des travaux sur la dimension informelle du fonctionnement interne des espaces carcéraux, parfois historique (voir Deslaurier dans cet ouvrage). L’analyse de Le Marcis sur les valeurs de la prison en Côte d’Ivoire (dans laquelle une grande attention est portée sur l’arrivée en prison) montre comment les nouveaux détenus sont brutalement confrontés à de nouvelles règles et valeurs, « celles qui régissent les rapports à l’extérieur étant suspendues » (Le Marcis 2019, p. 79). Ce nouveau système de valeurs est cependant ressenti diversement suivant que l’on a été plus ou moins exposé à des histoires de prison dans les ghettos. Comme le notent Martin, Jefferson et Bandyopadhyay, « les stratégies et les expériences de survie dans la rue » peuvent « s’imbriquer » dans la survie en prison (2014, p. 13). Cette idée d’une interaction entre vie en prison et vie de quartier s’impose, contredisant celle d’une prison perçue comme un « monde à part » (Da Cunha 2008, 2014 ; Jefferson et Martin 2014) et montrant la porosité des murs carcéraux à travers lesquels passent histoires, drogue, nourriture ou armes (Waltorp et Jensen 2019).
6Ce chapitre se penche sur l’univers social dans lequel sont plongés les détenus emprisonnés pour la première fois, pas seulement au moment de leur arrivée en prison, mais dès leur arrestation et jusqu’à leur incarcération. Il s’appuie sur les souvenirs de deux hommes, Langa et Adam. Langa, né à Johannesbourg, a passé une grande partie de sa jeunesse au Zimbabwe. Il est noir et parle le ndébélé. Adam, qui a vécu jusqu’ici dans des petites villes du Cap-Occidental, est un coloured6 et parle l’afrikaans. L’un et l’autre attendaient leur procès peu après la fin de l’apartheid, respectivement à la fin des années 1990 et au début des années 2000. Ils ont connu des conditions de détention différentes aux deux extrémités de l’Afrique du Sud : Langa, dans la plus grande ville du pays ; Adam, dans une petite ville de campagne. En m’entretenant avec eux des années après, en dehors du milieu carcéral, j’ai cherché à comprendre le déroulement des événements qui ont suivi leur arrestation : où ils ont été emmenés, qui ils ont rencontré, ce qu’ils ont ressenti. Je les connais depuis plusieurs années à travers mon travail au sein de l’organisation humanitaire Just Detention International – South Africa (JDI-SA). Le travail de JDI-SA et ce chapitre sont centrés sur leur expérience de prisonnier, et maintenant d’ancien prisonnier, mais il y aurait bien sûr beaucoup d’autres choses à dire sur eux.
7Je me suis entretenue plusieurs fois avec chacun d’eux en milieu d’année 2017. À supposer que l’on puisse considérer ce chapitre comme une sorte d’étude ethnographique, ce sont eux « qui étaient sur le terrain » (Geertz 1988, p. 4-5, cité dans Plowman 2017, p. 444), pas moi. Cependant, ma démarche était inattendue pour eux. Ils ont été surpris au début, à la fois amusés et intrigués par mes questions et les détails dont je m’enquérais, les obligeant à remonter presque vingt ans en arrière dans leurs souvenirs. Cela a été un avantage de pouvoir non seulement apprendre ce qu’ils ont vécu à l’époque, mais également de bénéficier de leur regard actuel sur ce vécu, même si cette démarche rétrospective a ses limites. Il y avait en outre un aspect « brut » dans le témoignage qu’ils me livraient d’un passé dont ils n’avaient encore jamais parlé, voire jamais évoqué : j’étais frappée par la manière dont les souvenirs semblaient resurgir par vagues et par la vivacité avec laquelle ils les racontaient. Ils mimaient les personnages qui peuplaient leurs souvenirs, ou se levaient pour montrer avec leur corps ce qu’ils avaient vécu, donnant une profondeur supplémentaire à leur témoignage, partageant leur expérience de manière plus forte et plus viscérale. Le fait est que la place de leur corps en première ligne de leur vécu post-arrestation constitue une amplification de la nature incarnée de l’expérience – où « le corps [est] un phénomène social qui sert de médiateur à l’expérience individuelle et à l’organisation des sociétés humaines » (Padilla 2010, p. 261) – et de la violence qu’ils ont endurée. Par moment, le questionnement les ramenait dans le passé par un détour imprévu et faisait resurgir des instants extrêmement traumatiques.
8Je leur ai demandé de raconter dans l’ordre chronologique ce qu’ils ont vécu dans les différents lieux de détention. Le chapitre inscrit leur récit dans ce cadre chronologique : il débute au poste de police et s’achève juste après leur première nuit en prison7. Je reviendrai ensuite sur certains aspects de leur récit.
Le parcours jusqu’à l’arrivée en prison
Le poste de police et les cellules de détention
9Durant leur détention au poste de police, Adam et Langa ne sont pas du tout rassurés. Certes, les agents qui les ont emmenés au poste les considèrent comme vulnérables parce qu’ils sont jeunes et minces. De plus, Adam boite – séquelle de la poliomyélite qu’il a eue enfant –, ce qui renforce l’impression de fragilité qu’il dégage. Mais s’ils sont dans un premier temps séparés des autres détenus, le soir venu, ils sont placés dans des cellules communes.
10L’expérience de Langa et d’Adam au poste de police est surtout marquée par leur contact avec les autres détenus. Les deux hommes n’ont pas eu grand-chose à me raconter sur les policiers sinon qu’ils attribuaient les cellules, apportaient la nourriture, et qu’ils sont venus les chercher le jour suivant pour les emmener au tribunal.
11Langa est dans une cellule avec trois autres jeunes hommes et un quatrième plus âgé. Son oncle lui a rendu visite au poste et l’a prévenu qu’il ne devait pas se laisser faire. Il a beau avoir peur, Langa rabroue les jeunes qui essayent d’engager la conversation et de l’intimider, et va s’asseoir près de l’homme plus âgé dont l’attitude et le calme lui inspirent le respect et contrastent avec son très grand stress. L’homme se présente – il s’appelle Jason – et d’une manière calme et polie explique à Langa le quotidien de la vie de cellule, par exemple le moment où sont distribuées les couvertures et celui de l’extinction des feux. Langa a le sentiment que c’est grâce à Jason que les jeunes cessent de l’importuner. Il s’avèrera que son rapport avec Jason marquera profondément la période de son incarcération.
12Adam raconte qu’il y avait environ quatorze détenus dans sa cellule. Sa mère lui a apporté des vêtements propres mais un autre détenu, qu’il reconnaît car il vient du même quartier que lui, les lui dérobe, après l’avoir obligé à se déshabiller, en lui laissant à la place ses vêtements sales, humides et sentant la sueur. Adam est terrifié et choqué qu’une personne de son quartier lui inflige un tel traitement. D’un autre côté, comme il l’indique dans son récit, l’entraide entre voisins était pratiquement inexistante là où il vivait.
13Langa et Adam sont l’un comme l’autre emmenés au tribunal le lendemain de leur première nuit au poste de police. Pour Langa, c’est un court transfert en gumba-gumba8. Adam, lui, est escorté à pied dans un couloir souterrain qui mène directement du poste de police aux cellules du tribunal. Il est terrifié, profondément marqué par ce qu’il a vécu au poste.
La cellule du tribunal avant l’audience
14Le temps que passent les détenus dans les cellules du tribunal est composé de deux phases : l’une avant l’audience, l’autre après (sauf si le détenu a été déclaré non coupable), précédant le transfert ou la reconduite en prison. Dans les cellules du tribunal, les détenus qui viennent d’être arrêtés et arrivent du poste de police (comme Langa et Adam) croisent d’autres détenus déjà emprisonnés qui arrivent au tribunal pour être jugés.
15Arrivant des postes de police, Langa et Adam parviennent au tribunal avant les détenus déjà emprisonnés. L’arrivée de ceux-ci change complètement l’atmosphère qui règne dans les cellules. La première chose dont Langa et Adam se souviennent est la manière intimidante avec laquelle les prisonniers les regardent. Langa raconte :
Leurs yeux sont perçants […]. Ils te scrutent comme s’ils voulaient te comprimer par leur regard jusqu’à ce que mort s’ensuive. Terrorisé, je lâche [chuchotant] : « Hein ? » […] C’est impossible de soutenir leur regard, tu es forcé de baisser les yeux. […] Ils sont si rapides… leurs yeux sont rapides, et ils sont apparemment habitués à cette vie. Et après ils veulent tout savoir.
16Une « équipe » de prisonniers ordonne aux nouveaux détenus de quitter le banc où ils sont assis, et chaque prisonnier, l’un après l’autre, vient demander à Langa la raison de son incarcération. Celui-ci est complètement désorienté : il n’a aucune idée de ce dont il a été inculpé et se demande bien ce qu’il doit répondre. Finalement, il explique qu’il a volé l’argent d’un homme blanc. Exprimé en zoulou, cela donne l’impression qu’il s’agit d’un vol à main armé, commente-t-il dans son récit, mais ça n’en était pas un. Il ne cherche pas à passer pour quelqu’un de dangereux, mais les prisonniers le comprennent ainsi et semblent approuver, et ils le laissent tranquille (du moins jusqu’à son retour d’audience) lorsqu’il dit qu’il n’a pas d’argent.
17Adam est lui aussi l’objet de regards perçants dans la cellule du tribunal, on l’interroge, le bouscule, il reçoit un coup et se fait insulter. Certains boivent de l’alcool et fument de la dagga9, que la police a introduit clandestinement En début d’après-midi, un groupe de détenus qui est déjà passé au tribunal, est ramené en prison. Avant son audience, Adam voit des détenus préparer des « balles », des petits paquets de dagga scellés sous plastique qu’ils ont l’intention d’introduire clandestinement en prison en les enfonçant dans leur anus ou dans ceux de codétenus qui sont forcés d’obtempérer – un spectacle effrayant.
Le tribunal
18Langa a fait une description très vivante pour exprimer sa stupéfaction en arrivant dans la salle du tribunal : les dimensions de la salle, les énormes portes et le haut plafond ne ressemblent à rien de ce qu’il connaît. Il se sent « condamné » rien que par le fait d’être dans cette salle et d’y être vu. Il est soulagé d’apercevoir son oncle, car il ne savait pas que l’audience était publique – il ignore tout de ce qu’est un tribunal, ne comprend pas son fonctionnement ni le déroulement du procès. Finalement, il entend l’interprète lui dire « au ralenti » qu’il va aller à Sun City (surnom de la prison de Johannesbourg). Son oncle s’approche, lui explique qu’il va faire annuler la procédure et lui donne des biscuits, de l’argent et des cigarettes. Langa ne fume pas mais son oncle lui assure qu’il va en avoir besoin.
19Adam a vu des scènes de procès à la télévision et, à la différence de Langa, est capable d’identifier le juge et le procureur. Il aperçoit sa mère en pleurs et pense après coup que cela a dû être pénible pour elle de le voir porter les vêtements sales de quelqu’un d’autre. Bien que l’inspecteur chargé de l’enquête lui ait dit qu’il serait libéré sous caution et rentrerait chez lui, il est renvoyé en détention provisoire. Il est sous le choc, envahi par l’émotion et terrifié. D’autres détenus vont-ils le forcer à introduire de la dagga dans son anus ? Qu’est-ce qui l’attend en prison ? On lui permet de serrer brièvement sa mère dans ses bras. Il se souvient qu’elle lui a dit d’être courageux.
La cellule du tribunal après l’audience
20Lorsque Langa retourne dans sa cellule après l’audience, les choses se sont calmées, mais elles s’animent à nouveau lorsque la journée s’achève au tribunal. Il est soudain entouré d’un nouveau groupe de détenus qui lui demandent des cigarettes ou de l’argent et lui disent qu’il faudra qu’il en obtienne d’autres de ses contacts à l’extérieur. Il ne comprend pas cette urgence mais leur donne quand même 10 rands. Ils prétendent que les cigarettes sont nécessaires pour négocier le retour à Sun City. Bien que déstabilisé, Langa prend conscience que l’argent et les cigarettes de son oncle lui donnent un certain pouvoir et il a le sentiment de passer du statut d’harcelé à celui de quelqu’un qui a un atout en main.
21Lorsque Adam réintègre la cellule du tribunal après l’audience, un homme du nom d’Arnie, en qui il reconnaît un membre de gang de son quartier, lui offre quelque chose à manger, le force à l’avaler, puis l’oblige à mettre une balle dans son anus et lui donne des coups lorsqu’il hésite. D’autres détenus, de mèche avec Arnie, le pressent et l’« aident » à introduire la balle avant l’arrivée des agents. En réalité, les agents sont peu attentifs à ce qui se passe : ils se contentent d’ouvrir la porte, d’appeler le détenu attendu au tribunal, puis de la refermer. L’audience d’Adam est l’une des dernières de la journée, il se retrouve donc dans le dernier groupe de détenus emmené en prison – la dernière « équipe » –, à 15 h 30. Il ne comprend pas pourquoi Arnie et ses amis sont encore là : ils ont eu leur audience dans la matinée et plusieurs autres équipes sont déjà parties. Chaque équipe représente un lot de dagga introduit en prison.
22Adam raconte que le plus dur, dans son expérience de détenu provisoire, n’était pas de retourner au tribunal et d’être dans l’inconnu quant à l’issue de son procès, même si c’était extrêmement pénible, mais de savoir qu’il allait à nouveau être forcé de faire passer de la drogue en prison. Langa n’a pas été forcé de la même manière, mais a également souligné la pression intense à laquelle il était soumis de ramener de la marchandise à son retour en prison après le tribunal.
Le fourgon de police (gumba-gumba/ngomo)
23C’est durant le transfert vers Sun City en gumba-gumba (comme les détenus nomment le fourgon de police à Johannesbourg) que Langa prend conscience du pouvoir que représentent les cigarettes et l’argent. Un homme assis juste derrière la cabine du chauffeur fait face aux détenus, qui, l’un après l’autre, sont appelés, vont s’agenouiller devant lui, lui donnent quelque chose, échangent quelques mots avec lui, puis retournent s’asseoir. C’est le tour d’un détenu à qui Langa a donné des cigarettes ; il montre alors Langa du doigt et l’homme semble acquiescer d’un « OK ». Langa apprendra plus tard qu’il s’agit d’un chef de bande. Les trois jeunes de la cellule du poste de police sont appelés, giflés et fouillés, puis l’homme se tourne vers Langa qu’il fixe du regard. Terrifié, Langa remarque que Jason est assis à côté du chef de bande et qu’ils s’entretiennent pendant tout le trajet. Certains détenus commencent à introduire de l’argent dans leur anus.
24Dans le fourgon d’Adam (connu sous le nom de ngomo au Cap-Occidental), les détenus sont également disposés selon des lignes hiérarchiques séparant les membres de gangs des autres, les franse. Adam est assis à côté d’un autre jeune homme, un beau garçon aux cheveux bouclés, à la peau claire, terrorisé lui aussi. Adam essaye de se concentrer sur lui-même pour vaincre sa peur.
Arrivée en prison
25Langa se souvient du bruit et de la confusion au moment où s’ouvrent les portes du gumba-gumba à Sun City. Les agents crient : « Les nouveaux de ce côté-ci ! Les Madala stokkies de ce côté-là ! » Les Madala stokkies sont les « anciens » de la prison, déjà incarcérés. Les gardiens leur hurlent de s’accroupir en rangs. Les nouveaux cherchent à comprendre le plus vite possible ce qu’ils doivent faire. Langa ne sait pas ce que « s’accroupir » veut dire. Un gardien le gifle, ainsi que tous ceux qui ne sont pas accroupis.
26Les Madala stokkies sont emmenés mais certains d’entre eux se retournent pour regarder les nouveaux au moment où ils remettent leurs objets de valeur. Avec anxiété, et à la surprise de ses codétenus, Langa tend sa montre et son argent qui sont encore en sa possession parce qu’il n’a pas été fouillé dans le fourgon. Sur le chemin de la cellule, il ne quitte pas Jason d’une semelle.
27Adam est fouillé à son arrivée en prison. Il n’est pas giflé, et on ne lui demande pas de s’accroupir (cette pratique est moins courante depuis les réformes post-apartheid, a expliqué Langa). Mais il est profondément humilié par un gardien qui le présente à l’accueil de la prison avec les mots suivants : « Hier is die gemors » (« Voici les ordures »), faisant référence au délit dont il a été inculpé.
La cellule d’arrivée
28Les gardiens placent Langa et les autres nouveaux arrivants dans la cellule d’arrivée de la « prison d’attente de procès ». Ils se rendent compte rapidement de la présence d’un « chef » de cellule qui hurle des ordres depuis le fond. Ils doivent s’accroupir, le sol est froid, et le chef braille : « Y a-t-il des nouveaux ?! », puis le silence s’installe. Déconcertés, ils restent accroupis pendant une éternité tandis que les gardes achèvent de verrouiller les cellules pour la nuit. Une fois fermée la porte métallique principale, on leur ordonne de se déshabiller, de laisser leurs affaires par terre et d’aller à la douche. Durant tout ce temps on leur crie dessus : « Vous puez ! Jamais vous vous douchez, dehors ?! » À la douche, on les écrase les uns contre les autres et on les bat. Langa, lorsqu’on le laisse sortir, s’aperçoit que ses provisions alimentaires et ses nouvelles tennis ont disparu. D’autres détenus ne retrouvent pas leur ceinture ou leur blouson. Langa utilise son gant de toilette pour se sécher tant bien que mal et s’habille. Puis « l’équipe du chef » donne l’ordre à ceux à qui il manque quelque chose d’aller vers le fond de la cellule, séparé par un rideau de draps de la partie ouverte qui jouxte l’entrée où ils se trouvent. Au fond, l’équipe du chef demande aux nouveaux ce qui leur manque. La plupart se voit répondre que c’est le prix à payer pour être dans la cellule, qu’ils ont de la chance d’avoir encore des vêtements. Langa et un autre détenu n’ont cependant plus de chaussures, ce qui est considéré comme un peu plus grave. Arrive le tour de Langa – on lui donne une vieille paire de chaussures trop petites pour lui. « L’équipe » explique aux nouveaux que ce sont de simples visiteurs et que la cellule appartient aux « anciens » de la prison qui sont là depuis des années et ont besoin de choses de l’extérieur ; les nouveaux, eux, arrivent tout juste. Le détenu qui a récupéré les tennis de Langa lui explique qu’il a un long périple devant lui, qu’il va être jugé devant la Cour suprême et doit être bien habillé. Les nouveaux arrivants sortiront probablement bien plus vite, ajoute-t-il, mais lui n’a pas accès au monde extérieur (si Langa s’est vu attribuer des chaussures de remplacement, c’est parce que les gardiens seraient intervenus si un détenu n’avait pas de quoi se chausser, pense-t-il après coup).
29La cellule est froide et bondée. Tous les lits superposés sont au fond, là où se trouve l’équipe du chef. Langa apprendra plus tard que la partie de la cellule dépourvue de lits s’appelle egubudwini (l’endroit sale où dort la « populace »). Il s’assied contre le mur, inconfortable et froid. Un peu plus tard lui parviennent des cris du fond : « One lapho eChina ! », « One lapho eJapan ! ». Langa ne comprend pas. Le cri s’adresse aux nouveaux : l’un d’eux doit aller soit tout au fond de la cellule, appelé « Chine », soit au milieu, appelé « Japon ». Aucun des nouveaux ne bouge, quelques détenus plus anciens vont vers le fond mais sont renvoyés. « Nous avons appelé un nouveau ! » Jason dit alors tranquillement : « Ils veulent l’un d’entre nous. » Mais les nouveaux ne bougent toujours pas. Alors trois hommes surgissent du fond et commencent à les battre. Jason se lève, les repousse et se met à parler le « langage du gang ». Subitement, tout change. Les trois hommes de l’équipe s’inclinent et introduisent Jason vers le fond de la cellule. Comme l’avait soupçonné Langa, Jason « connaît tout de cet endroit ». Il s’avère que c’est un membre de gang chevronné. Maintenant qu’il est parti, Langa a encore plus peur. Les appels one lapho reprennent. Quand un nouveau va au fond, on le fait s’accroupir, faire une corvée (laver ou balayer), puis il est renvoyé s’il a donné satisfaction, sinon il est battu avant d’être renvoyé et chargé de dire à un autre que l’équipe l’attend. Ainsi les appels one lapho continuent. Si personne ne bouge, ils sont tous battus.
30Plus tard, Jason sort de la partie séparée par un rideau de draps pour aller aux toilettes. Lorsqu’il revient, il fait signe à Langa de le suivre au « Japon ». Il négocie ensuite avec les chefs pour qu’ils donnent de la nourriture à Langa, puisqu’ils lui ont pris ses chaussures et ses provisions (il n’a mangé que du pain depuis son arrivée). Une fois retourné à egubudwini, Langa peut ignorer les appels one lapho, grâce au soutien de Jason, et il reçoit une couverture supplémentaire (il apprendra plus tard que le gang des 26 faisait régner sa loi sur la cellule depuis la « Chine », tandis que le « Japon » était partagé entre plusieurs gangs, dont le gang des 28).
31Le matin, avant que les gardiens n’ouvrent la cellule, les détenus qui ne font pas partie d’un gang doivent nettoyer les lieux et on enlève les rideaux de draps. Langa s’aperçoit que les gardiens savent très bien que ces rideaux sont mis en place la nuit, mais la règle les interdisant n’étant pas enfreinte de jour, en leur présence, ils estiment que les prisonniers leur témoignent le respect nécessaire. Le matin du premier jour, après avoir ouvert la cellule, les gardiens font sortir tout le monde dans le couloir et s’accroupir par deux. Langa se demande encore ce que « s’accroupir » signifie. Les gardiens comptent les détenus, puis gardent les nouveaux à l’écart pour qu’ils puissent faire part d’un éventuel motif de plainte sans être entendus des autres. Les plaintes pour vol de vêtements sont cependant immédiatement rejetées, les gardiens accusant les nouveaux détenus de mensonge et de marchandage. Langa comprendra plus tard qu’ils sont payés pour agir ainsi.
32L’audience de Langa ne se tenant que dans une semaine, ce dernier n’est pas transféré dans l’une des sections principales de la prison après une ou deux nuits comme c’est la règle, mais reste dans la cellule d’arrivée. Jason lui a négocié un séjour bien plus confortable, mais ça ne l’empêche pas d’être toujours terrorisé.
33Quant à Adam, il se retrouve dans la cellule d’arrivée bondée de la prison d’Allandale. Les membres de gang ont réquisitionné les quelques lits disponibles, poussés contre les murs, et les franse dorment au milieu, à même le sol. Le gang des 28 occupe l’espace proche des sanitaires.
34Avant d’entrer dans la cellule, les nouveaux arrivants sont alignés et questionnés par les deux gangs – des 26 et des 28. Ceux qui sont déjà membres de l’un d’eux peuvent entrer, les autres sont sélectionnés par l’un ou par l’autre dans lequel ils seront franse. Adam est pris dans le gang des 28. Il est choisi par Arnie qui lui dit qu’il a vu de « l’eau » sur son visage – du jargon de prison signifiant qu’il le trouve beau. Avec le recul, Adam se dit qu’Arnie et tous ceux qui sont déjà prisonniers auraient dû être ramenés dans les sections principales de la prison et non mêlés aux nouveaux arrivants.
35Les nouveaux sont envoyés un à un aux sanitaires afin d’extraire leur balle. Adam est le deuxième. L’opération est extrêmement douloureuse, difficile, et le fait saigner. Un membre de gang lui demande en hurlant pourquoi il met si longtemps. Il n’y a qu’un rouleau de papier toilette, ce qui posera problème pour s’essuyer.
36Jusqu’à l’extinction des feux, les habitués parmi les prisonniers fument de la dagga et discutent. Adam doit dormir sur le sol à proximité d’Arnie. Les franse sont serrés « comme des sardines » et les couvertures sont crasseuses. Adam est installé près du garçon aux cheveux bouclés qu’il a côtoyé dans le ngomo. Un membre du gang vient dire à ce garçon qu’Arnie a besoin de lui à la douche, mais bientôt le garçon revient dire à Adam que c’est en réalité lui que demande Arnie. Celui-ci oblige Adam à se déshabiller, le plaque contre le sol et le viole, puis le renvoie nu à sa place. Un autre détenu arrête Adam en chemin et exige qu’il lui « donne » un peu de ce qu’il a donné à Arnie. Adam, qui a tellement mal et ne sent plus ses jambes, marchande avec lui et le convainc de se contenter d’une fellation.
37Lorsqu’il regagne enfin sa place, il trouve le garçon aux cheveux bouclés en pleurs et tremblant. Adam est touché par la compassion et l’horreur ressenties par le garçon. Il n’arrive pas à dormir et n’ose pas aller aux toilettes tellement il a peur. Le lendemain, il est transféré à la section C de la prison principale. Il passe une visite médicale, conformément à la procédure d’admission, en profite pour dire à l’infirmière qu’il a été violé, mais en entendant cela elle le congédie.
38Si le récit du reste de son séjour en prison dépasserait le cadre de ce chapitre, il est important de signaler, et de souligner même, que pendant ses dix ans d’emprisonnement il a subi régulièrement des sévices sexuels, contracté le virus du sida, qu’il continue d’être en proie à un grave traumatisme et que sa santé demeure précaire.
Ce qui ressort des récits
La gouvernance par les détenus
39Un aspect frappant, dans le récit que font Langa et Adam de leur parcours d’avant-procès10, est la relative absence d’agents administratifs11. Hormis au tribunal ou à l’accueil de la prison, ce sont principalement les détenus qui mènent le bal, notamment dans la gestion interne des espaces. Certes, les fonctionnaires qui représentent le système judiciaire façonnent l’expérience carcérale à grands traits et dans sa brutalité, mais les recherches portant sur des pays du Sud mettent de plus en plus en lumière le rôle des détenus dans la gouvernance quotidienne des prisons (Garces et al. 2013 ; Jefferson et Martin 2014, p. 2-3. ; Le Marcis 2014 ; Morelle 2014 ; Weegels 2017). En raison du manque de ressources et de la surpopulation carcérale, les agents délèguent certaines tâches aux détenus, qui, de leur côté, s’adaptent à l’espace disponible, se l’approprient et le négocient, ouvrant la voie à « des pratiques informelles qui s’ajoutent et s’imbriquent dans les procédures réglementaires de la gestion quotidienne » (Morelle 2014, p. 22).
40Dans le récit des deux hommes, les agents se contentent, à certains moments, de gérer les limites des espaces (la séparation entre les cellules et le reste des bâtiments, entre l’intérieur du fourgon et l’extérieur), certains sous-espaces de la prison, et de canaliser les détenus entre ces sous-espaces. Langa et Adam décrivent de manière éloquente les autres délimitations des espaces qui reflètent les hiérarchies entre détenus.
41Leur récit illustre également les liens entre la hiérarchie établie parmi les détenus et celle existante entre les agents, qui façonnent les domaines de gouvernance officielle et non officielle. Deux exemples parmi tant d’autres : l’équipe d’Arnie a manifestement négocié avec les agents le droit de rester dans les cellules du tribunal et dans la cellule d’arrivée afin de pouvoir établir un contact avec les nouveaux arrivants ; d’un autre côté les gardiens rejettent les plaintes de vol des nouveaux arrivants. Morelle (2014) a observé au Cameroun le lien établi par les pots-de-vin entre la hiérarchie des détenus et celle des agents : ceux-ci restent en deçà de certaines limites lorsqu’ils appliquent les règles, en partie pour préserver la réciprocité instaurée par ces pots-de-vin. Dans le récit de Langa, les détenus qui ont du pouvoir ne dépassent pas non plus certaines limites lorsqu’ils transgressent des règles : les rideaux qui définissent les zones de pouvoir dans la cellule doivent être retirés avant l’arrivée des gardiens le matin, même si ces derniers savent qu’ils sont installés la nuit, et les chaussures volées sont remplacées par d’anciennes pour éviter une intervention du personnel pénitentiaire.
Plus qu’une mortification
42Le corps des détenus est également un espace où le pouvoir s’exerce et à travers lequel il est éprouvé et enseigné. Si le contrôle et la surveillance des corps sont, de manière générale, centraux dans le confinement, l’intensité de cette dimension corporelle est frappante et inhabituelle non seulement dans ces deux récits d’arrivée, mais dans d’autres également. Avec sa notion de « mortification », Goffman s’intéresse en premier lieu aux conséquences sur l’identité, au processus physique d’admission en prison. Il explique que la procédure d’admission requiert « un abandon et une prise en charge, le point médian étant la nudité physique […]. Abandonner implique une dépossession de ce qui vous appartient » (Goffman 1961, p. 27). Il observe que le personnel pénitentiaire et les prisonniers « font un effort particulier » pour indiquer clairement au nouveau venu où est sa place (p. 319-320).
43Le terme « mortification » – c’est-à-dire la profonde humiliation et blessure d’amour-propre – prend certainement tout son sens dans les récits de Langa et d’Adam, mais « l’abandon » se fait pour eux suivant un processus non officiel : ce sont les détenus et non les gardiens qui s’en chargent et sont les instigateurs directs et principaux de l’humiliation. Comme le note Steinberg, « en cherchant à échapper à la mortification, les gangs de prison deviennent pratiquement des institutions de mortification eux-mêmes » (2004, p. 23).
44En outre, ce processus commence avant l’arrivée à l’accueil de la prison. Il est aussi plus dynamique et intense, et exige bien plus des nouveaux arrivants que ne l’indique Goffman. À différents degrés, l’assujettissement de leur corps est explicite, physiquement violent et ininterrompu – les coups pleuvent pour leur faire comprendre le nouvel ordre. Le corps d’Adam est progressivement accaparé, et Langa raconte qu’au tribunal les « anciens » de la prison exigent de lui une réaction verbale rapide et directe à des choses qu’il ne comprend pas. Les nouveaux arrivants sont mis sur la sellette et tenus de s’expliquer. Ils sont bien conscients du fait qu’ils ne connaissent pas les règles du test-éclair auquel ils sont soumis, mais sentent néanmoins le danger.
Des frontières floues
45Dans les cellules de tribunal règne une tension particulière. Si Langa et Adam passent en audience aux deux extrémités du pays et à plusieurs années d’intervalle, leur expérience est similaire. La nature tendue et terrifiante des événements qu’ils vivent dans ces cellules de tribunal se nourrit de l’interaction entre deux facteurs. Premièrement, il s’agit des lieux dans lesquels ceux qui viennent d’être arrêtés entrent en contact avec des personnes déjà emprisonnées ; deuxièmement, la relative proximité des cellules de tribunal avec l’extérieur et leur place chronologique dans le parcours qui mène à la prison font qu’elles représentent une rare occasion de se procurer des biens avant l’incarcération.
46C’est en effet au tribunal que se présentent les meilleures occasions d’obtenir toutes sortes de choses qui seront utiles pour la vie en prison. Pour les personnes qui viennent de l’extérieur, c’est le dernier endroit sur le chemin de la prison (avant les heures de visite au centre de détention) où un contact direct avec les gens de l’extérieur est possible. Pour ceux qui sont déjà prisonniers, les journées au tribunal sont les seuls moments hors de prison où l’on peut se rapprocher de l’entourage « extérieur » des autres détenus. Les nouveaux arrivants, par le biais de leur entourage assistant à l’audience, constituent un nouveau lien vers l’extérieur pour les prisonniers, ils représentent un moyen de s’approvisionner. En ce qui concerne l’introduction de marchandises en prison, c’est là, au tribunal, que la frontière est la plus floue entre l’espace de confinement et l’extérieur, que la porosité des murs carcéraux est la plus grande.
47Ainsi, établir un contact avec les nouveaux arrivants dans la cellule du tribunal est un moyen pour les prisonniers d’étendre le réseau qui leur permet de se procurer des ressources. Cela renvoie à plusieurs observations qui ont été faites : d’une part, que saisir des occasions (éphémères) est la stratégie des prisonniers pour faire face au confinement, pour maîtriser le temps et l’espace (Le Marcis 2019, d’après Simone 2004 et Moran 2013) ; d’autre part, que les réseaux extérieurs jouent un rôle essentiel pour la survie à l’intérieur (Waltorp et Jensen 2019 ; Le Marcis 2019). Ici, cependant, c’est moins la réactivation, la réparation ou la minimisation de liens avec des proches qui intéressent Waltorp et Jensen que l’appropriation par les prisonniers de l’entourage des nouveaux arrivants.
48Les nouveaux arrivants représentent aussi de potentiels transporteurs de marchandises clandestines – on en a un exemple avec Adam. Le temps est limité pour exploiter les occasions qui se présentent dans la cellule du tribunal et dans le fourgon, où les corps des détenus peuvent être utilisés pour cacher la marchandise12.
49La loi du gang s’exerce au-delà de la prison, dans d’autres endroits de détention d’avant-procès, ouvertement lorsque les portes de la cellule sont closes mais aussi dans les moments de transition. Elle est littéralement enfoncée dans les corps des détenus et transportée par eux – sous forme de balles. Les corps représentent une partie du butin, et la violence sert à leur imposer de nouveaux usages. Adam est progressivement dépossédé de son corps, d’abord utilisé pour introduire de la drogue dans la prison, puis, derrière les barreaux, comme objet sexuel. Arnie l’a manifestement ciblé pour ces deux usages.
50Avant même que les nouveaux détenus n’atteignent la prison, donc, les prisonniers leur en apportent une partie – jusque dans leur corps –, avec son système de valeurs. Ainsi s’effectue un mouvement de la prison vers l’extérieur, tandis que la tension dans la cellule du tribunal et le fourgon de police résulte de l’obsession de faire circuler les marchandises dans le sens inverse, de l’extérieur vers la prison.
La valeur « extérieure » des nouveaux arrivants
51Après l’arrivée en prison de Langa, les exigences exprimées par le gang montrent que la dissimulation des marchandises constituait seulement une première étape. La manière dont le gang met en scène ces exigences – faisant valoir aux nouveaux qu’ils arrivent tout juste de l’extérieur et que nombre d’entre eux vont bientôt être libérés – souligne l’aspect essentiel de la proximité de l’extérieur et enseigne en même temps à ces nouveaux arrivants que, comme l’écrit Le Marcis, « les notions habituelles de bien et de mal doivent être redéfinies en prison » (2019, p. 80). Les marchandises sont nécessaires pour atténuer la souffrance de l’emprisonnement et pour la poursuite du parcours d’avant-procès. Les tennis de Langa devraient réconforter leur nouveau propriétaire et pourraient avoir une influence sur son procès à la Cour suprême. De fait, une bonne partie de la violence exercée contre les nouveaux arrivants semble tenir lieu de préparation des autres détenus à la prison et à leur procès. En volant les vêtements d’Adam dans la cellule du poste de police, son codétenu pourvoit à ses propres besoins dans son parcours d’avant-procès.
52Dans l’ensemble, le parcours d’avant-procès d’Adam et de Langa depuis le poste de police jusqu’à la prison révèle leur rôle involontaire dans la vie des autres détenus, ainsi que dans l’économie et les hiérarchies de la prison. Fondamentalement, leur peur, leur désorientation et leur exposition à la brutalité résultent du fait que des prisonniers plus anciens cherchent à tirer d’eux le maximum de leur valeur carcérale. Si, pour ces prisonniers, montrer aux nouveaux leur place subalterne dans la hiérarchie carcérale est essentiel dans ce processus, il semble, du moins dans un premier temps, que les raisons de leur comportement s’expliquent par la volonté de profiter de leurs codétenus pour faciliter leur propre parcours d’avant-procès.
Le rôle du hasard
53Bien que les schémas décrits soient puissants, le récit des deux hommes montre que le hasard joue un rôle dans le déroulement des événements concernant chaque individu. Les rencontres faites sur le chemin de la prison puis derrière les barreaux influent sur l’expérience du détenu. On peut trouver une protection, comme Langa avec Jason, ou au contraire devenir la cible de quelqu’un, comme Adam devient la proie d’Arnie. À cet égard, Rosenkrantz Lindegaard et Gear (2014) ont constaté à quel point le libre arbitre est réduit en prison, où des rôles sont imposés en fonction des attentes des codétenus. En même temps, les nouveaux arrivants étant soumis à des pressions extrêmes, ils sont forcés de s’adapter fréquemment et promptement, de trouver des réponses à des situations inattendues et traumatisantes, et de se ressaisir en tant qu’individus. Ainsi, ils luttent pour se ménager des bribes d’espace, pour résister à une partie de la pression ou pour réduire, ne serait-ce que légèrement, le mal qui leur est infligé.
Conclusion
54Dans leur parcours entre l’arrestation et la prison, d’un lieu et d’un moment à un autre, les nouveaux détenus font différentes rencontres et sont soumis à diverses pressions. Si l’on considère la première phase de l’expérience d’avant-procès comme un parcours en plusieurs étapes (au lieu de se concentrer sur des espaces de détention isolés), on constate une certaine continuité, notamment dans l’impératif d’« approvisionnement » pour ceux qui sont déjà prisonniers et les nouveaux détenus plus expérimentés. Ceux qui ont été arrêtés pour la première fois deviennent les outils de cet approvisionnement : ils sont brutalement initiés par leurs codétenus qui les utilisent pour se procurer des marchandises et les introduire clandestinement en prison. La pression n’est pas constante mais s’intensifie dans la cellule du tribunal dans la mesure où celle-ci représente une occasion rare et éphémère d’établir un contact avec le monde extérieur. Cela montre le caractère essentiel des réseaux, dans la vie carcérale, et des biens qu’ils peuvent procurer (Morelle 2014 ; Le Marcis 2019 ; Waltorp et Jensen 2019). Pour les anciens prisonniers, les nouveaux arrivants représentent un moyen à la fois d’étendre leur réseau et de s’approvisionner. Le parcours des détenus révèle aussi que l’utilisation du corps comme un bien carcéral peut commencer avant l’arrivée en prison.
55Du fait que les anciens prisonniers imposent les priorités carcérales aux nouveaux venus avant même l’arrivée en prison, ainsi que dans l’obsession de l’approvisionnement pour la vie en prison s’exprimant dans les espaces pré-carcéraux, on voit comment le monde extérieur interagit avec l’espace de détention, la manière dont ils s’influencent mutuellement, et à quel point les frontières carcérales sont poreuses (Da Cunha 2008, 2014). Néanmoins, cette préparation brutale à la réalité carcérale souligne en même temps le caractère définitif des frontières de la prison.
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Notes de bas de page
1 Historiquement, l’expression « en attente de procès » a été utilisée en Afrique du Sud en référence à l’incarcération précédant une condamnation, par exemple dans « prisons d’attente de procès » et « détenus en attente de procès ». Elle n’est cependant pas très précise et peut également renvoyer aux personnes qui attendent l’achèvement de leur procès. À la suite d’amendements législatifs relativement récents, on utilise désormais le terme « renvoi » et l’on parle de « détenu en renvoi » et de « centres de renvoi ».
2 Il a également été constaté un manque de directives encadrant les surveillants en charge des prévenus provisoires ainsi qu’un manque de capacité d’accueil en asile psychiatrique, obligeant à placer en détention des personnes qui sont en réalité des malades mentaux. Ces deux éléments aggravent les conditions de détention (Gear 2015).
3 Le début de l’incarcération est l’une des périodes où la probabilité de suicide d’un prisonnier est la plus forte (Liebling 1995).
4 Le fonctionnement en gangs régit des quartiers populaires de nombreuses villes sud-africaines, et se retrouve en prison. Voir notamment l’ouvrage de Jonny Steinberg (2004) sur les gangs du Cap. Pour une perspective historique sur les gangs et la criminalité, voir Charles Van Onselen (1984).
5 Egelund (2014), dans une rare mention des cellules de poste de police, relève également que la violence dont les détenus zambiens font régulièrement l’expérience commence dans ces cellules.
6 En Afrique du Sud, l’adjectif coloured (« de couleur ») désigne les métis. Ce terme est controversé et fait partie de l’héritage du passé colonial raciste (voir par exemple Adhikari 2013).
7 Ce n’est certainement pas la fin de leur parcours précédant le procès, mais j’ai choisi de fixer ces limites pour des raisons de longueur de texte et parce que mon intention était de me concentrer sur les premières phases de la période d’« arrivée ».
8 Fourgon de police.
9 Marijuana.
10 « Avant-procès » est utilisé ici pour désigner la première étape qui suit l’arrestation. En réalité, le procès commence dès les premières audiences, donc le récit n’est pas entièrement d’« avant-procès », mais j’ai conservé ce terme par commodité.
11 Il est important de signaler que Langa a eu plusieurs fois des contacts déplaisants avec des agents et leurs chiens dans la cantine de la prison où les détenus reçoivent leur ration alimentaire, mais ces épisodes sont postérieurs au premier jour de prison et ne rentrent donc pas dans le cadre de ce chapitre.
12 Si, dans le cas de Langa, la dissimulation de la marchandise a lieu principalement dans le gumba-gumba, c’est sans doute parce que les détenus doivent d’abord apporter leurs offrandes au chef de bande, et aussi parce que le trajet vers la prison est bien plus long que dans le cas d’Adam.
Auteurs
Sasha Gear est co-directrice de Just Detention International – South Africa (JDI-SA), une organisation de santé et de défense des droits de l’homme qui cherche à mettre fin aux violences sexuelles en détention. JDI-SA, basée à Johannesbourg, interpelle le gouvernement sur son devoir de protéger les prisonniers contre les abus sexuels et l’aide à renforcer sa capacité à le faire ; promeut des attitudes publiques qui valorisent la dignité et la sécurité des prisonniers ; et s’assure que les survivants d’abus sexuels en détention reçoivent l’aide dont ils ont besoin. Ses recherches ont contribué à faire connaître les dimensions genrées de la violence sexuelle contre les hommes. Elle a aussi travaillé sur la situation des anciens combattants dans la transition de l’Afrique du Sud après la fin de l’apartheid et dans les premières années de démocratisation.
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