Port
p. 281-299
Texte intégral
1Georges Ricard fait dans son ouvrage érudit sur Fos un léger reproche à l’un des autres auteurs qui se sont intéressés à ce sujet, ou plutôt à cette « épopée », Bernard Paillard : celui d’user de la notion de mythe pour l’appliquer à un projet bien concret, pratique, réalisable. Je voudrais mettre ces deux excellents auteurs d’accord. Il est bien vrai, comme le dit Georges Ricard, que Fos n’est pas un rêve fou, mais une anticipation, avec ses fondements réalistes, ses calculs aux apparences scientifiques, ses extrapolations nécessairement risquées. Le mythe n’est pas dans une sorte de degré d’irréalité, mais dans la manière dont cette projection prend valeur d’objectif capable de mobiliser les acteurs, de les mettre éventuellement en conflit, bref de réorganiser et le raisonnement et l’intervention en fonction de cet horizon. Après tout, très proche de ce côté du canal de la Durance à Marseille, quelque cent trente ans plus tôt. L’imaginaire est là, non comme un autre monde, mais comme visée. Mais il est de la nature du mythe de susciter parfois des appropriations et des interprétations différentes. Or, c’est bien ce qui subsiste aujourd’hui, au-delà même des éventuels litiges, conflits d’intérêts et contraintes de choix. Fos n’est pas encore totalement revendiqué, ni de la même manière. La Joliette avait été naturalisée plus vite, proximité, société et conjoncture aidant. Fos vit encore d’ambiguïté, on l’a vu.
2Toutefois, comment parler autrement du port de Marseille ? Quand nous avançons des chiffres, des trafics, des capacités d’investissement ou des questions sociales, c’est bien à l’ensemble que l’on se réfère d’abord, quitte à diviser ensuite les observations, à dénoncer les déséquilibres, ou à appeler de ses vœux des rééquilibrages. Le port de cent millions de tonnes, largement après Rotterdam, mais rivalisant sur le continent européen pour la deuxième place avec Anvers, c’est bien Marseille-Fos. Plus personne n’ose penser que l’avenir se dessine sans l’immense lieu de trafic qui fut ouvert voici vingt ans. Il rassemble : entre 90 et 100 % du mouvement pour les vracs liquides, les vracs solides, les hydrocarbures et presque la moitié pour les marchandises générales. Les rapports de force sont bien établis, après une dizaine d’années de stagnation de l’ensemble. Alors cette addition est-elle justifiée ?
« Fos : conquête ou damnation ? »
3Fos1, création de Marseille ou projection d’un aménagement du territoire voulu de Paris – et peut-être même suspect de quelques intentions malveillantes à l’égard de Marseille la rebelle ? Autant partir de cette question, même si, en fin de compte, cette dichotomie nous paraît bien excessive. Comme, d’ailleurs, celle que chérissaient nos ancêtres marseillais de 1853 ou de 1881. S’il est une mémoire dans la ville, c’est bien celle des attitudes reposant sur des références historiques conscientes ou non, ce qui ne préjuge pas de la combinaison plus subtile des intérêts. Affaire d’imagination, aussi, ou mieux de mise en scène, après coup, des acteurs et de leur stratégie. Or l’histoire de Fos montre, en réalité, comment conceptions locales et conceptions nationales s’articulent, pratiquent l’escalade, en l’occurrence jusqu’à l’exécution – même partielle – des projets.
4Projet marseillais, par ses justifications, par ses porte-parole, par quelques initiatives essentielles. Louis Pierrein, à plusieurs reprises, s’est fait l’historien à chaud de cette expansion marseillaise, présentée comme le prolongement logique de la création des « Annexes » de Berre, Caronte et Lavéra. Les arguments se distinguent. Les uns entièrement positifs : à la fin des années 1950, l’avenir du pétrole est éclatant ; Marseille se doit de rendre ses espaces portuaires aptes à drainer ce trafic. Trois conditions : des possibilités de stockage ; un arrière-pays accessible – le temps des pipe-lines européens est venu ; et surtout la capacité d’accueillir les gros tonnages, les nouveaux pétroliers, dont dix ans après la fermeture du canal de Suez les normes changent totalement : taille, modules (au-dessus de 100 000 tonneaux), les exigences de profondeur jusqu’à 45 mètres. Il était essentiel, avant 1950, de mettre les bassins de Marseille aux gabarits successifs du canal égyptien, par un enchaînement émouvant. À partir de 1956, l’acte politique supprime les contraintes, libère la navigation et c’est une nouvelle économie du navire que le retour aux grands périples suscite. Les nouvelles darses doivent y répondre.
5Après le pétrole, la sidérurgie – évoquée dès 1951 par Édouard Rastoin – a été sollicitée à plusieurs reprises par les dirigeants marseillais auprès des autorités compétentes, l’État, la C.E.C.A. La mode et le calcul économique légitiment la sidérurgie littorale, ouverte notamment vers les pays en voie de développement (substituts des colonies). Les États-Unis ont fait l’expérience pour leur production de guerre et s’y sont attachés ; le Japon y laisse la beauté de ses rivages, pour fonder son expansion industrielle ; l’Italie, vieille praticienne de ces usines portuaires, tente de gagner de vitesse par de grands projets les concurrents possibles en Méditerranée. Marseille, par-là, veut réaliser une conversion industrielle, qui lui paraît alors indispensable, tout en réveillant ses nostalgies de 1860 – et cette nostalgie tardive, peut-être, de n’avoir pas sérieusement fixé la grande industrie, à la manière du nord. Remodelage régional, dit Louis Pierrein, car c’est bien en pôle d’entraînement et d’industrialisation que cette industrie est revendiquée.
6Et puis, on revendique l’espace portuaire tout court : terre-pleins et espaces maritimes, enfin libérés eux aussi de contraintes trop rigides et rapprochés du grand fleuve, sans nécessité d’user du tunnel du Rove. Fos, c’est la manière de porter Marseille au Rhône. Une argumentation ramassée, renforcée quand Marseille doit faire face aux conséquences de la guerre d’Algérie : une décolonisation qui menace la partie principale de son trafic. En 1961, 2 000 000 de tonnes de marchandises générales, sur un trafic total de 6 800 000 tonnes de cette catégorie, s’échangent entre les départements algériens et le port provençal ; 1 000 000 de personnes sur un 1 500 000 passagers.
7Enfin, la dimension européenne puisque tel est l’avenir de ses relations, le demi-tour imposé par les événements et l’espoir de modernité :
Les terrains, les plans d’eau pour la réalisation d’un port lourd dans la région marseillaise existent, notamment entre Port-de-Bouc et Port-Saint-Louis, aux bords du golfe de Fos. Il y a là possibilité de créer un grand ensemble portuaire de Marseille et La Ciotat à Port-Saint-Louis, comparable, enfin, aux grands ensembles portuaires du Nord, à Rotterdam : un Europort, à la taille du nouvel espace économique2.
8Il était clair toutefois que ce grand dessein marseillais entraînait quelques contraintes : il fallait attendre 1962 pour qu’une grande entreprise commune aux Chambres de commerce de Marseille et d’Arles soit lancée, des terrains achetés et mis en réserve (au début 1 600 hectares) pour établir la zone industrielle et portuaire de Fos. Mais ce n’était qu’un signe, l’expression d’une volonté. Au xixe siècle, la matière première et les capitaux nés de la mer avaient suffi à faire éclore des industries. Vers 1960, seuls des investissements massifs, échappant en grande partie aux possibilités locales, pouvaient financer les travaux d’aménagement portuaire et la construction d’industries de base : l’appel à l’État ou aux très grandes entreprises. L’organisation de l’étang de Berre se prolonge plus nettement dans Fos :
Or, à l’égard de cette région géographique, Marseille joue un rôle ambigu. Marseille n’assure pas la direction économique de ces zones ; la plupart des grandes entreprises dépendent de centres de décision et d’administration extérieurs à Marseille ; celle-ci n’assure qu’un travail de gestion, et, encore, en quelques secteurs seulement : essentiellement, l’infrastructure portuaire ; elle ne répond pas intégralement à la demande de cadres et de techniciens… Marseille est donc suspendue à la politique de développement régional des grandes firmes et aux décisions de l’État dans la mesure de ses compétences. N’est-il pas paradoxal, dans ces conditions, de tenir Marseille comme une métropole régionale, alors qu’elle n’est pas maîtresse de l’avenir de sa propre zone industrielle ?3
9Cette question méritait d’être posée, dès 1963, je le crois encore aujourd’hui. En 1966, la création du Port autonome de Marseille n’apportait qu’une réponse partielle : sans doute cette institution visait-elle à associer à la planification portuaire les représentants des établissements publics, des collectivités locales ou des affaires. Mais ce dispositif augmentait surtout la part de l’État dans le financement de l’infrastructure : 80 % de la dépense lui revenait pour la construction des darses et des chenaux, 60 % pour les quais, alors que le Port autonome devait apporter la totalité pour l’outillage et les hangars.
10La création du Port autonome, nouvel acteur, en lieu et place de la Chambre de commerce, date de 1966. Dès 1963 et 1964, Fos était devenu l’objet d’une autre anticipation, dépassant les attentes particulières de Marseille. Il s’inscrivait, il faut le reconnaître, dans un autre imaginaire : celui de l’aménagement du territoire, pris en charge par la D.A.T.A.R. ; œuvre de planification d’intérêt national, de géographie volontaire, s’il en était, orchestrée, dirigée dans ses grandes lignes par l’État. En somme, un glissement qui n’était pas sans rappeler celui des années 1840, au moment de la création des grands équipements, le style en moins. Bernard Paillard a bien saisi le sens de l’opération, sa valeur mythique, et même retrouvé le souffle d’écriture de l’époque de Michel Chevalier :
Fos-sur-Mer est au cœur de cette visée futuriste. Dans le langage D.A.TA.R., il doit s’agir d’une opération marquante, à la fois métropole d’équilibre et pôle de développement. Il ne s’agit plus de faire un port pétrolier ni d’assurer la survie de Marseille. En concentrant ici des industries « industrialisantes », on assurera le décollage de tout le sud-est français, un sud-est qui, pense-t-on, doit devenir une grande région européenne, capable de relever victorieusement le défi séculaire du nord-ouest européen4.
11De ce fait, deux logiques de l’aménagement du territoire se recouvraient au prix de quelques risques : la désignation et le développement de métropoles d’équilibre – c’est-à-dire d’équilibre à l’égard de la capitale – dont Marseille appartenait aux happy few. C’était une politique qui visait surtout l’équipement de la province en services rares ; la constitution d’un pôle d’industrie lourde d’autre part. La convergence et souvent la confusion s’établissaient, d’autant plus qu’en 1966, le nouvel organisme d’étude, l’O.R.E.A.M., dépendant directement de l’État, chargé de « penser » chaque aire métropolitaine, recevait dans le cas de Marseille la mission de projeter la nouvelle zone industrielle de Fos. L’aire métropolitaine se ressentait des espérances calculées sur les dimensions de cette opération : Fos faisait en grande partie basculer Marseille.
12Georges Ricard a décrit fort scrupuleusement ce temps des « prophéties économiques », c’est-à-dire des extrapolations plus ou moins fondées, qui au départ font naître les malentendus et préparent les désillusions. On va jusqu’à envisager dans les travaux de prévision (ou de prospective ?) par le jeu des emplois directs du port et des industries portuaires, des emplois indirects, un horizon de 200 000 emplois et de 500 000 nouveaux habitants à fixer autour de Fos. Ces travaux avaient l’intérêt d’éviter de placer ensuite les administrations et les collectivités locales devant les conséquences incalculées du geste fondateur, port et usines. Mais ils présentaient la naïveté ou la subtilité d’établir ces prévisions, toutes choses égales par ailleurs, en ignorant l’histoire et en évaluant les besoins et implications de l’opération, comme si elle se déroulait sur une table rase. Le site du golfe de Fos se prêtait quelque peu, comme un siècle auparavant, à cet imaginaire de colonisation : Crau aride et Camargue l’avaient toujours entretenu. Ce n’était pas toutefois un no man’s land.
13L’autre erreur de la planification, dépendant de celle-là, impliquait la politique dite des villes nouvelles. Les planificateurs rêvaient d’établir entre l’étang de Berre et le golfe cette nouvelle fondation urbaine qui correspondrait aux besoins (logements, équipements, services de la population attendue) : 500 000 habitants en hypothèse haute, c’était bien dans la norme des projets qu’on faisait dans la région parisienne au même moment pour chacune de ces opérations. Les prévisions pour la ville nouvelle de l’étang de Berre, centre du dispositif, tournaient autour de 150 000 habitants. Dans les Bouches-du-Rhône, c’était le cinquième de Marseille et l’équivalent d’Aix.
14Même si Marseille, renonçant aux peurs restées discrètes de 1921 (La Ruine de Marseille, par Caronte et Berre), jouait honnêtement la carte de Fos, en attendant sans doute – les discours municipaux sont clairs – un accroissement de son rôle directionnel et de sa fonction métropolitaine, elle se rencontrait avec les autres communes de l’étang de Berre et du golfe pour redouter une création ex nihilo. Les planificateurs avaient mal mesuré, aussi, la vigueur des traditions municipales et le goût du « chacun chez soi » : Marseille préférait même à la constitution d’une communauté urbaine, dont le destin politique demeurait improbable, un contrôle plus subtil du cours des choses. On avait mal analysé aussi le jeu des rivalités politiques entre communes. La géopolitique est une science moins sûre qu’on ne pense, et les occasions font souvent le larron. Les manœuvres politiques se lisent moins dans la stratégie initiale qui soutient Fos, un imaginaire assez partagé, que dans l’épreuve du terrain. En effet, le peuple des municipalités appelées à converger autour de la ville nouvelle et à participer à des institutions unificatrices se divise, selon les lignes banales de la vie politique, au départ du moins. Les communes gérées par la droite acceptent d’entrer dans le dispositif de la loi Boscher ainsi que Vitrolles qui devait ensuite négocier son propre contrat de ville nouvelle ; les autres restent en dehors et Fos, bien que dirigé par un maire de la majorité de l’époque, fait des manières. Finalement, autour de l’Établissement public de l’étang de Berre, créé en 1973, et limité dans ses fonctions, se constituent un syndicat communautaire d’aménagement (Istres, Miramas, Fos) et à côté un syndicat de communes, sur les territoires administrés par des municipalités communistes (Martigues, Port-de-Bouc, Saint-Mitre). Dans ces replis institutionnels et dans les multiples débats qui précèdent ou s’ensuivent apparaissent les conflits et les intentions politiques (qui ne sont pas toujours illégitimes), mieux que dans la stratégie générale.
15Si l’on en revient à la zone industrialo-portuaire, quelques traits sont à retenir : l’aspect d’épopée, et aussi d’improvisation, car la planification est généralement lente pour l’accueil des nouveaux habitants, ouvriers des chantiers, constructeurs et aménageurs des usines. Georges Ricard et Bernard Paillard en ont parfaitement relaté l’histoire : celui-ci parle de ruée vers l’eau, de Klondike et de Californie, bref l’imaginaire à l’état pur, l’épopée, le mot vient de cet auteur. D’autres travaux rappellent l’arrivée en masse d’une population ouvrière issue de tous pays : de la Yougoslavie, du Portugal, de la Turquie, du Maghreb et, plus rare dans nos pays, la descente massive des Lorrains de la Solmer, sur plus de 3 000 salariés en 1973, près de 1 800 Lorrains venus seuls ou avec leur famille. Il faudrait mesurer ces effets d’improvisation (le caravaning) et l’intense spéculation foncière qui broie les anciens usages du sol, aux limites des terrains mis en réserve. Qu’on retrouve ensuite la friche, le terrain vague, la croissance désordonnée et incontrôlée et le chômage n’a rien de paradoxal. C’est le revers d’une ambition planificatrice sans doute mal maîtrisée, mais surtout en porte-à-faux, si l’on regarde la conjoncture. Le Marseille de la fin du Second Empire et ses steppes inhabitées, avec un chômage moins facile à estimer, devaient un peu annoncer ce paysage. De l’autre côté, du nôtre, un demi-département, au moins, mis sens dessus dessous. Le Press-book des désillusions et des critiques des années 1980 sur l’efficacité de la tempête est fort intéressant.
16Je tirerai trois constatations de la mise en difficulté, plus qu’en échec, de cet imaginaire. En premier : l’industrialisation n’est pas affaire de mécanique, l’induction des emplois n’est pas un spectacle à contempler, mais à organiser avec constance, surtout quand on est aux limites du libéralisme. En deuxième lieu, créer une ville et créer une usine ne répondent pas au même temps. C’est précisément la non-ville que fondent le chantier à caravaning ou le grand ensemble projeté et exécuté ex nihilo, en quelque sorte, et le temps ensuite ne fait peut-être rien à l’affaire. Enfin, les conditions économiques changent et il faut au moins savoir qu’elles changent, à défaut de prévoir le sens et le moment. Certaines naïvetés à la Magnitogorsk ne sont guère pensables en 1973 – et pourtant. Si le procès de la planification technocratique est à faire (avec mesure, car il faut tenir compte à la fois des circonstances, du partage des responsabilités, des erreurs collectives), il met en jeu des méthodes de raisonnement, des habitudes mentales (éventuellement portées par des intérêts), une certaine inculture plus que de véritables stratégies de domination.
17Demeure enfin ce qui reste, ce qui entre dans l’histoire, non passive, mais active. Dans le cas de Fos, des investissements portuaires, des filières industrielles, plus ou moins heureusement prolongées (ou malheureusement interrompues), une population et, à défaut de recomposition totale, une aventure humaine de mobilité et de fixation. Tout ce qui fait le sérieux de l’imaginaire. Cédons une nouvelle fois devant l’information réunie et classée tout récemment par Georges Ricard5. Je retiens les sous-titres.
18« Négatifs », d’abord :
191. « Fos n’a pas contribué à redresser la situation du chômage dans les Bouches-du-Rhône » : ni la conjoncture, ni la nature des industries fixées et du travail portuaire ne s’y prêtaient. Dans tous les cas, il s’agit d’activités à productivité croissante, par rapport au travail humain en particulier. Le plafonnement des productions a souvent suffi à enlever toute chance de combattre par-là le chômage, si ce n’est par des phénomènes induits qui restent incertains. Ascométal (Yex-Ugine-Acier), presque condamné en 1984, n’est remis en mouvement qu’accompagné de réductions sévères d’emplois dans les unités sidérurgiques de la Sollac, sa maison-mère.
202. « La sidérurgie n’a pas constitué le pôle de développement attendu. » C’est peut-être l’erreur historique sur le circuit de l’industrialisation que d’avoir admis passivement le contraire. Mais il faut compter avec le laminoir à froid qui se fait toujours attendre et dont l’absence interrompt la filière et avec l’échec de la General Motors. Qu’eut-elle donné d’ailleurs dans la conjoncture 1980 de l’automobile ? On traite quatre millions de tonnes d’acier, au lieu de huit millions initialement envisagées.
213. « Des implantations énergétiques et industrielles prévues ne se sont pas réalisées. » Ceci relève de la politique de l’E.D.F. notamment, du choix d’autres sites et surtout de la réduction des investissements liés à la crise et au retournement du marché pétrolier dans les années 1980. Quant à l’aluminium, on sait qu’il obéit à une autre géographie.
22« Positifs », ensuite :
231. « Fos, une réussite portuaire indiscutable » : le vrac, liquide ou solide, les conteneurs, c’est dire la diversité de ces bassins, ajustés à un nouveau mode d’économie maritime. C’est la suite, si l’on veut, de l’enquête de 1881, dans les termes de 1990.
242. « Fos a conforté le rôle de la région de l’étang de Berre comme plate-forme nationale de raffinage. » Les raffineries littorales ont été fortement touchées par les chocs pétroliers, parce que plus anciennes, plus dispersées souvent. Esso, même ramené au traitement de cinq millions de tonnes a maintenu l’ensemble marseillais au-dessus du quart dans la part de raffinage national et alimenté l’oléoduc de la vallée du Rhône. Le danger est venu ici de Trieste, vieille rivalité !
253. « Fos a permis un développement extraordinaire de l’industrie chimique et pétrochimique. » C’est en ce domaine, en effet, qu’à partir du pétrole une vraie filière s’est créée en chimie organique, fabriquant les produits de base, les transformant en matières premières plastiques : éthylène, propylène, benzène, chlore, chlorure de vinyle ici fabriqués représentent des parts importantes dans la production française, entre un tiers et 40 % dans la plupart des cas, 77 % pour le chlorure de vinyle. Le tout annonçant des investissements de cinq à six milliards dans les années 1989-1992. Filière et complémentarité : les implantations de l’étang de Berre et de Lavéra accompagnent celles de Fos.
26Grandes firmes, firmes étrangères, c’est bien la couleur dominante de Fos, si éloignée des vieilles pratiques du capitalisme marseillais, dont le « moment » de Berre-Caronte n’a été qu’une transition. Shell, B.P., Esso dans le raffinage contre la seule raffinerie de la C.F.R. à La Mède ; Naphtachimie, Atochem, Arco : malgré l’échec d’I.C.I., ce sont bien les grandes entreprises internationales qui régnent sur ce territoire. Et la Sollac, regroupant les intérêts français de la sidérurgie, appartient à la même famille. Une enclave ? Pas tout à fait : un exemple par le biais fiscal. En taxes professionnelles, les trois communes du syndicat d’agglomération nouvelle, Istres, Miramas, Fos, encaissent une moyenne de 5 700 francs par habitant, Marseille, 847 francs seulement ; Martigues tire un grand parti de Naphtachimie et d’Atochem. Investissement et redistribution fiscale peuvent faire ici des jaloux.
Fonctions et acteurs
27Si l’on recherche les fonctions qu’exerce aujourd’hui le port de Marseille dans toutes ses composantes, les images se troublent. Le changement de lieu va avec une certaine pérennité du mode d’activité ou des ambitions. C’est à Lavéra, Berre ou Fos que l’échange se combine le plus étroitement avec l’industrie ; c’est là que le transit – et en particulier le transit international par l’isthme rhodanien – légitime les rêves du xixe siècle. À l’inverse, les bassins anciens de la cité marseillaise se livrent essentiellement à la desserte d’un espace régional étroit, et parfois fort limité, qui avait été autrefois négligé ou relativement ignoré. Paradoxe aggravé par les masses en question : l’Ouest (formule simplifiée pour dire Fos et les « Annexes » de naguère) fait plus de 90 % du trafic total des marchandises, plus de 60 % de celui des conteneurs, près de 50 % encore du mouvement des marchandises générales. Il ne reste aux bassins de l’est, proprement marseillais, qu’une courte fraction du tonnage général, environ 6 %, mais une bonne moitié encore des marchandises qui rapportent le plus. La tendance générale, c’est tout de même, compte tenu des fluctuations dues à des événements particuliers, le rétrécissement de la part de cet orient du port.
28Les vieilles formules marseillaises – matières encombrantes, traitement au point de rupture de charge, fonction industrielle – se retrouvent à l’ouest : on a vu les raisons de ce basculement. Il n’y a pas eu essentiellement dans les zones portuaires déplacement d’industries marseillaises des sites anciens vers les sites nouveaux ; mais crise des unes, dépérissant sur place et ruinant leur emplacement du point de vue manufacturier ; naissance d’une autre génération dans cette couveuse maritime de l’étang de Berre ou du golfe de Fos. Hiatus dans le capital, les structures, les dépendances, alors que l’organisme portuaire au contraire s’étirait jusqu’au Rhône. Si le schéma industriel est semblable à l’ancien, les produits héros ont au contraire changé. C’est ainsi que trois trafics essentiels massivement installés à l’ouest vont d’une manière significative servir de matière première aux industries locales : 30 % des hydrocarbures alimentent les raffineries portuaires ; 75 % du vrac solide, minerai surtout, sont destinés à la Sollac ; 87 % du vrac liquide, produits chimiques avant tout, vont vers les usines locales. Une partie des produits fabriqués se réexportent par mer : schéma traditionnel ! C’est ce qui permet d’attribuer à la fonction industrielle un peu plus du tiers de tout le trafic. Vers 1930, on était à 80 % ; en 1965, avant Fos, on était déjà à 30 %. Ce sont les nouvelles marchandises qui sauvent les formes anciennes de l’échange. Quant au transit international, visant les régions rhénanes, mais dérivant une partie de ses quantités au passage, il repose surtout sur les oléoducs rhodaniens menacés, on l’a vu, par un rival plus oriental, celui de Trieste. Jules Julliany et Michel Chevalier sont exaucés dans leurs vœux, justifiés dans certaines de leurs craintes, dans un monde technique totalement différent.
29Il reste aux bassins marseillais un autre héritage : le trafic des passagers, les marchandises diverses, pour moitié encore du tonnage total, les services qu’assuraient naguère les paquebots classiques et les cargos mixtes, les relations régulières avec les partenaires proches ou constants aux limites du cabotage national et de l’ancien trafic colonial. Différents types de transport se combinent à cette échelle : le trafic conventionnel qui, pour l’ensemble du port, a reculé des trois-quarts des marchandises diverses à moins de 30 % aujourd’hui ; le roll on / roll off, transport par remorques, qui s’associe bien avec le mouvement des voyageurs ; mais forme montante dans les deux dernières décennies, elle tend maintenant à plafonner avec les occasions de trafic. C’est tout de même sur ces points que la « révolution portuaire », en introduisant le conteneur, a modifié le plus non seulement l’outillage et l’organisation matérielle mais les milieux maritimes eux-mêmes, l’armement, la manutention, le stockage, l’articulation avec les transports terrestres, le traitement des documents de transit et de douane. On comprend que les bassins Est aient essayé de conserver une part du trafic en mutation, conteneurisé. Mais, en même temps, ils bénéficient plus aisément de l’outillage acquis, de la compétence cumulée et plus largement de leur « urbanisation » pour des échanges plus classiques, qui réclament des équipements spécifiques (chaînes du froid). Les fruits et primeurs font partie, par exemple, de ce secteur presque « réservé ». Les exigences de conditionnement conduisent aux mêmes contraintes ; mais Marseille ne fut jamais très engagée sur ce point et a perdu quelques commerces traditionnels.
30En dehors de l’outillage particulier, qui demeure le propre des bassins est, la présence des professions intermédiaires, de la manutention au transit, caractérise l’originalité du milieu. La densité a diminué avec la concentration, la mécanisation, les réductions d’emploi liées à la diminution des échanges ou aux efforts de productivité. En 1982, les bassins est conservaient à leur proximité près de 9 000 professionnels, exerçant des emplois directs et localisables dans le port. À Fos, le chiffre n’était que de 1 765. Le nombre des établissements vivant du port, armement compris, passait de 264 à 154, et le personnel de 7 629 à 4 529 en une poignée d’années, de 1981 à 1987 – ce qui ne corrigeait que très faiblement la dispersion des entreprises. La question des dockers prenait une ampleur considérable, déclenchant des conflits sociaux, des réactions très négatives de la part des employeurs et, au bout du compte, des paralysies partielles du port. Entre 1977 et 1986, les effectifs de la manutention baissaient d’environ 25 % (2 645 dockers à 1993), les journées de travail de 56 % ; et il n’était pas assuré qu’une reprise du trafic détermine une hausse réelle du nombre d’emplois du moins dans leur composition ancienne. C’est un fragment de société qui change.
31De même, le métier de transitaire, mal compris de l’extérieur, trop souvent identifié à un métier de joueur et longtemps véritable « moteur » du trafic. En 1965, l’un des transitaires appréciés de la place, Jean Gout, répondait dans L’Antenne à un article de Louis Pierrein, qui avait rappelé l’hostilité des responsables des années 1880, désireux d’arrêter la marchandise à Marseille ; l’expansion du transit paraissait aboutir à brûler la place.
Il n’est pas possible de comparer celui qui couvre l’usage du pipe-line avec le transit des primeurs et bien plus encore celui du trafic considérable de marchandises diverses : articles de luxe, produits alimentaires, biens d’équipement… etc.6
32Or, dans la vie de la cité, cette dernière forme de transit est, en particulier, largement génératrice d’emplois. Pierre Blum rappelait heureusement, au même moment, que les transitaires étaient de véritables « agents recruteurs de fret », intermédiaires entre acheteurs et vendeurs, clients, transporteurs et responsables commerciaux du port. Le rapport Escande (Marseille, Europort du Sud) ne touche guère à cette image ; réduits à 72 entreprises et 1 358 personnes, les transitaires restent des agents précieux, chargés d’organiser le transport, les groupements et les éclatements de marchandises. Bref, à l’articulation entre la trajectoire espérée par la clientèle et la composition des cargaisons, pour reprendre un vieux terme. Le rapport ajoute de ces hommes de métier :
Les transitaires constituent la force commerciale réelle du port de Marseille, puisque l’on considère qu’ils sont à l’origine de près de 70 % du trafic de marchandises diverses… Dans l’avenir, le métier de transitaire devrait s’ouvrir sur un service complet, pouvant aller jusqu’au conditionnement et à la distribution de la marchandise7.
33Le changement introduit par les conteneurs ne concerne pas seulement les conditions techniques de la navigation de gros porteurs, de leurs manœuvres, de leur installation en quais, du débarquement des « boîtes » et de leur tri. Sur tous ces points, Fos offre des facilités que les bassins marseillais n’ont pas forcément. Le problème n’est pas seulement matériel, mais « intellectuel » : c’est l’organisation de la logistique qui est en question. La conteneurisation va de pair avec l’intégration des différentes opérations, des modes de transport complémentaires dans le même projet : c’est une chaîne d’opérations plus qu’une addition avec ruptures, que la continuité s’établisse à l’intérieur des entreprises ou par des montages (réalisés par l’armateur, le chargeur, ou leurs représentants). En même temps, ce type d’organisation se corrèle avec toutes les formes de concentration : technique (gros tonnages et points de transbordement), économique (ports cumulant les trafics, entreprises maritimes et terrestres). Les chaînes de transport inventent des centres et des périphéries. La logique du réseau l’emporte sur les composantes. Le port n’est plus le maître de son trafic, mais il est choisi par les organisateurs de trajets et trajectoires, placés en général dans des postes continentaux (Genève et même Lyon dans l’arrière-pays de Marseille), carrefours de clientèles. L’usage d’un site portuaire dépend donc de ses prix, mais aussi de la rapidité des opérations, de la qualité des services et de l’information que l’on y réunit, de l’articulation entre les modes de transport. Affaire de logistique, qui s’exprime à terre plutôt qu’en mer. La concurrence est largement ouverte entre les ports ; la sensibilité aux événements et aux incidents s’y fait d’autant plus forte que les armements sont « délocalisés » : la notion de port d’attache se dissout en grande part.
34Dans cette concurrence, les prix jouent un rôle important, mais toujours en comparaison avec les avantages et les inconvénients du dispositif portuaire. La division de Marseille entre deux types de bassins, mais en même temps presque deux milieux portuaires, commande des comportements distincts, malgré l’unité institutionnelle représentée par le Port autonome. Le rapport Escande suggère une explication, qui ne me semble pas éloignée d’une critique fondamentale : le défaut de volonté commune dans les professions, j’allais écrire le manque de centralité. Marseille n’a pas su ces dernières années fixer à Fos un point de transbordement et d’éclatement de lignes est-ouest comme l’U.S. Line (1985-1986) :
Il est possible que le peu de réactions de la place portuaire à l’arrêt d’U.S. Line ait eu pour origine une prise en compte insuffisante des bassins de Fos par les professionnels8.
35Le retard de « conversion » de Marseille au trafic de conteneurs est peut-être lié à la vieille solidarité et à l’intégration géographique entre professions maritimes et site marseillais, semble-t-il. D’autre part, les professions maritimes réagissent de manière différente de part et d’autre, organisées dans des unions professionnelles distinctes jusqu’en 19909. À Fos, plus « fragiles » par rapport à leurs interlocuteurs, elles se remarquaient par leur cohérence ; à Marseille les anciennes rivalités rejouaient : les métiers avaient du mal à s’unifier.
36Dépassons le simple jeu des intérêts. La fragmentation du milieu maritime ne s’arrête pas strictement aux tâches professionnelles. Ce sont des cultures d’entreprise ou de métier qui se lisent à travers ces ruptures. Sans doute, l’éclatement de l’imaginaire des affaires à Marseille relève d’une analyse de ce type et dépasse de ce fait le strict monde économique. Dans les ajustements nécessaires à la conquête du futur, le traitement intellectuel n’est pas moins indispensable que le traitement social. C’est la situation de Marseille qui est à repenser, non le cas particulier de telle ou telle profession, ni de tel ou tel « morceau » de l’espace marseillais.
Avant-pays et arrière-pays
37Cet éclatement est particulièrement visible quand on considère le rétrécissement des horizons maritimes et des hinterlands. Le trafic de Fos est commandé en grande partie par le produit, en second lieu par la position. Pétrole, matières premières de la sidérurgie ou de la chimie imposent leurs trajectoires géographiques ; les grands investissements – usines, infrastructures, transports vers l’intérieur, y compris les oléoducs – les fixent plus ou moins durablement. Le partenaire d’outre-mer peut changer. La crise du Golfe, dans l’immédiat du moins, n’a pas ralenti les mises de fonds de la pétrochimie, d’Atochem, ou d’Arco. Ce sont les exportations de produits manufacturés vers les pays menacés qui ont au contraire fléchi, y compris les commandes « somptuaires », et pesé sur le trafic marseillais. Exception faite d’un bouleversement des marchés du pétrole qui compromettrait sérieusement les approvisionnements orientaux, ce sont les bassins marseillais qui font les frais de la situation. Le commerce proprement marseillais paraît ramené à des conditions étroites de proximité, géographique et « humaine ». Les deux grands pourvoyeurs de passagers sont la Corse et l’Algérie. Si le tourisme et le balancement saisonnier de la population d’origine corse entretiennent le premier courant, les restrictions financières apportées par le gouvernement algérien et l’appauvrissement de la population immigrée en France ont réduit les échanges avec l’Algérie : ce qui a suffi à faire baisser dangereusement la fréquentation du port par les passagers. Ces trafics sont à la fois provinciaux et, pour l’un d’entre eux du moins, sous la dépendance des évolutions politico-sociales. Le roll on/roll off est en grande partie attaché à ce type d’horizon proche. On est loin de Marseille, port mondial ou même porte de l’orient. La part marseillaise dans le marché des croisières comme port d’attache ou d’escale reste frêle. L’horizon maritime des Messageries, de la Peninsular, ou de la Bibby Line s’est bien brouillé ; les lignes aériennes, passant par Marseille Provence n’ont pas repris l’héritage.
38Si l’on peut s’étonner de la place importante que tient la Corse dans les sorties du port de Marseille, comment les considérer comme des exportations ? La part de la Méditerranée baisse alors d’autant de points. L’Amérique du Nord et l’Extrême-Orient ne sont pas des débouchés inexistants : ils représentent 22 % des marchandises diverses en 1986, plus de 26 % en 1989. La palette s’ouvre donc, peut-être insuffisamment, vers les pays industrialisés, anciens ou nouveaux, de l’Ouest ou de l’Extrême-Est. Mais il est vrai que les pays méditerranéens, d’Europe ou d’Afrique, d’Orient ou d’Occident, représentent presque la moitié de ces sorties. Progression, en un certain sens, par rapport à la situation de 1913, quand Marseille affirmait pourtant plus fortement sa vocation mondiale. Afrique du Nord et Europe méditerranéenne faisaient alors plus de 50 % de nos exportations, sous l’effet déjà visible du phénomène colonial, en ce qui concernait le Maghreb. Élargissement évident des échanges par rapport à 1938. Pour les entrées, le changement est plus important : 50 % environ pour la Méditerranée ; en 1913, Marseille ne s’adressait à elle que pour 40 % ; en 1938, la dépendance était encore moins affirmée, par défaillance ou fermeture de l’Europe méditerranéenne. Il n’y a pas d’homogénéité dans le bassin méditerranéen et la position relative des États, en termes politiques et économiques, peut varier énormément d’une période à l’autre. De même l’Afrique, l’Orient, le tiers-monde (si l’on englobe aussi les pays pétroliers et les N.P.I. dans cette catégorie), la Méditerranée ne sont pas aujourd’hui, chacun de leur côté, des mondes cohérents. Simplement, c’est par rapport aux orientations générales du commerce extérieur et même au commerce maritime de la France, que Marseille peut paraître comme particulièrement méditerranéenne. Si l’on compare à des périodes antérieures, c’est du côté de l’Amérique latine, des Antilles, de l’Asie et de l’océan Indien, dans le Pacifique que les curiosités marseillaises semblent aujourd’hui moins alertées. L’imagination a cédé ici devant un rétrécissement au plus proche.
39Il serait encore plus discutable de supposer qu’avec cette priorité méditerranéenne, Marseille se complaise à renouer avec ses origines, qu’elle obéisse aux commandements de l’histoire longue et de la nature. En tout cas, ce livre a pour but de montrer combien, voici un siècle, l’imaginaire marseillais visait au-delà de cet espace obligé, qui n’est ni une fin, ni une frontière. Le mythe de Suez, la pénétration de l’Afrique, les revendications anciennes, parfois maladroites, en faveur d’une participation au commerce transatlantique témoignent en ce sens. Les reconnaissances mondiales du xviiie siècle, les tentations, les espérances, en partie déçues, du grand xixe siècle ne sont pas de purs discours. Les expositions coloniales entre autres donnent l’occasion de vérifier ces curiosités, autant que les itinéraires maritimes et les trafics. De même, la position géographique n’est pas un absolu : elle n’offre aucune garantie (Paul Masson le rappelait à propos des colonies), et n’impose pas d’interdit. Sans doute, l’aménagement de l’hinterland, son degré de développement, ses impulsions comptent plus que le nombre de milles à parcourir en mer. Si l’on doit se préoccuper aujourd’hui de certaines pusillanimités marseillaises à l’égard des horizons lointains, c’est aussi l’effet des choix majeurs de l’économie française et de l’espace continental, rhénan et nordique, que l’Europe des Six avait longtemps privilégié.
40Marseille hésite ainsi à s’engager plus avant dans les échanges nord-sud (conception sans doute confuse et trop globale) : l’Afrique n’est toujours pas parfaitement partie, elle soulève même d’immenses inquiétudes sur son devenir biologique. Peut-être faut-il aussi compter sur les réserves nées de l’expérience coloniale : des intérêts se sont maintenus au-delà des indépendances, plus qu’on ne le pense, mais qui fructifient mieux dans le silence ; peut-être aussi redoute-t-on les aventures d’un néo-colonialisme risqué, manquant de moyens et de légitimation. La peur du Zambèze. On doit regretter encore plus, sans pouvoir l’expliquer autrement, les incertitudes marseillaises à l’égard des grands courants d’échanges est-ouest, ce qui signifie à la fois l’Amérique et l’Orient, dans leurs zones les plus actives. Crainte géographique ou plutôt doute à l’égard d’une organisation trop systématique des trafics, pour lesquels la cité a toujours manifesté une certaine répugnance. Les entreprises de conteneurs, c’est un peu la peur des docks en 1840, la dépendance extérieure en plus. Pourtant les négligences à l’égard de ces modes d’organisation de la vie maritime risquent de conduire presque automatiquement à la médiocrité. Que serait réellement la mission de Fos, la justification d’une partie des investissements que l’affaire a suscités si elle ne débouchait vers une ambition de cet ordre : un coup d’œil sur les ports américains devrait suffire à convaincre, mieux encore que la menace du nouveau rival méditerranéen, Barcelone. Dernière incertitude, enfin : l’ouverture des pays de l’Est est interprêtée comme si elle ramenait une nouvelle fois vers les mers du Nord et le continent les courants de trafic que l’on peut en attendre. Marseille a-t-elle oublié Trieste (qu’elle redoute pourtant), Salonique et la mer Noire et le commerce maritime méditerranéen n’a-t-il rien à faire dans cette reconstitution des espaces européens ? Au-delà dans les républiques arménienne ou islamiques de l’Empire, plus ou moins éclaté ? Le manque d’imaginaire, compte tenu des raisons qu’il faut garder, n’est parfois qu’un manque de culture. La lecture de Julliany est tonique sur ce point.
41L’hinterland de Marseille s’est également rétréci, à long terme et dans les évolutions plus récentes. La lecture des débats soulevés autour de 1920 rappelle les avantages consentis aux ports méditerranéens par le réseau de chemins de fer, à l’intérieur du domaine du P.L.M. et au-delà par tarifs fermes communs. Les clientèles assurées s’étaient ainsi constituées, surtout à l’importation, tant que le principe n’en avait pas été sérieusement ébranlé. À partir des années 1920, malgré de larges concessions, les chemins de fer tendent à se rapprocher d’une certaine vérité des prix ; en tout cas, ils évitent les avantages trop voyants. Les traités de la C.E.C.A., puis de la C.E.E. condamnaient ensuite les pratiques discriminatoires sur les lignes de transport de l’Europe en formation. Les avantages circonstanciels étaient donc menacés plus ou moins tôt. À l’importation, Marseille risquait donc de perdre des parts de marché dans le trafic du vin algérien ou du café importé d’Orient, des cotons destinés aux usines vosgiennes ou nordiques, des graines ou du caoutchouc importés d’outre-mer. À l’exportation, au contraire, la prédominance des produits fabriqués, de poids relativement faible, tolérait plus de souplesse dans le choix des directions. C’est en tant que port colonial que jusqu’à la fin des années 1950 Marseille bénéficiait d’un large rayonnement sur l’ensemble de la France. Marseille était en partie un port national, parce qu’il contrôlait et organisait le commerce colonial.
42Les conditions de développement de l’arrière-pays ont donc changé depuis la décolonisation et l’unification progressive des tarifs européens, en tout cas l’élimination des tarifs destinés à soutenir les ports nationaux contre les étrangers pour leur enlever une partie du marché : la nature des réseaux, la présence ou non de la voie fluviale devaient maintenir d’autres inégalités, sans compter les conditions d’accueil, les taxes et prix du passage dans le port lui-même. Des études menées au début des années 1960 délimitaient, autant que faire se peut, l’hinterland de Marseille à l’importation, hinterland « qui ne remonte pas au-delà d’une zone allant de la Franche-Comté à la frontière orientale du Massif central. Il résulte… que plus de 75 % du trafic ne dépasse pas cette zone. Et si 96 % des importations et des exportations intéressent les régions françaises, 3,6 % concernent l’étranger10. » Ainsi se définit la fonction régionale de Marseille, devenue par étapes sa fonction principale. En 1966, Nicole Delefortrie-Soubeyroux établissait que l’agglomération marseillaise participait pour 30 % du trafic d’importation aux échanges du port, pour sa consommation et l’approvisionnement de ses usines11.
43Si l’on exceptait les hydrocarbures, six régions économiques se partageaient les courants d’importation et d’exportation : la Provence Côte d’Azur à hauteur de 48 %, la région Rhône-Alpes pour 22 %, la Région parisienne pour 5,3 %, puis le Midi-Pyrénées, l’Auvergne et le Languedoc ; les autres n’obtenaient que des pourcentages minimes. La carte était donc assez clairement dessinée et semblait déjà fortement en retrait sur l’acquis des tarifs fermes du xixe siècle.
Port régional, Marseille manipule plus de 2,5 millions de tonnes de marchandises diverses pour la Provence, Côte d’Azur, plus d’un million de tonnes pour Rhône-Alpes… plus loin, Marseille reçoit des peaux pour Mazamet, du caoutchouc pour Clermont-Ferrand, exporte des vins et des conserves alimentaires de Bourgogne, mais aussi notre port a pu attirer de nouveaux trafics d’importation, tels les oranges du Cap, les fruits d’Amérique du Sud, les viandes d’Australie, de Nouvelle-Zélande, d’Argentine, pour une clientèle non seulement régionale, mais située au-delà de cette « frontière » que nous définissions12.
44Au regard de cette fonction régionale, le transit international paraissait bien frêle, mais les quantités n’avaient que fort peu varié depuis le xixe siècle. Entre 300 000 et 400 000 tonnes au mieux. Les chemins de fer donnaient un total de 200 000 tonnes en 1965.
45Le rapport Escande fait état de deux changements notables, difficiles à raccorder d’ailleurs. Le premier inverse la relation entre importations et exportations, au bénéfice de celles-ci. Le vieux schéma marseillais, l’industrie travaillant les matières encombrantes, s’efface ainsi, surtout si l’on élimine sa version moderne, en mettant hors de ce calcul les hydrocarbures et les marchandises en vrac qui alimentent la sidérurgie. En même temps, les échanges se resserrent sur la région Provence Côte d’Azur, dont le service retient autour de 70 % qui passent par le port de Marseille à la sortie comme à l’entrée. Pour le vrac solide, c’est près de 95 % : fonction industrielle et fonction régionale ici se recouvrent. Vient ensuite, beaucoup plus loin, la région Rhône-Alpes, avec 7 % du trafic marseillais, toujours en marchandises diverses : son poids a beaucoup baissé à Marseille, parce qu’elle joue de la concurrence entre ports de l’Atlantique, ports de la Manche et du Bénélux. Elle est elle-même dépassée par l’Ile-de-France (8 %), mais en recul elle aussi, parce qu’elle cherche d’autres débouchés. À court terme, la tendance est donc à l’oubli de Marseille. Pour les vracs solides, la région Rhône-Alpes fait appel davantage aux ports secondaires de la Méditerranée, Sète ou Toulon. Bref, dans toutes ses évolutions, Marseille paraît de plus en plus comme un port régional au sens strict du terme, mieux enraciné dans son environnement immédiat, mais coupé des arrière-pays qui naguère assuraient l’animation de son trafic, après l’industrie. Or la région Provence Côte d’Azur, malgré son expansion, n’est que la quatrième de France pour les importations et la septième pour les exportations : le support paraît insuffisant pour relancer un grand destin portuaire.
46Que faire pour reconquérir un hinterland plus profond, le rattacher à l’étranger ? Vieille question du xixe siècle. On peut mesurer les progrès de la S.N.C.F., plus sérieux pour les passagers que pour les marchandises et dépassés sur ce point par les transports routiers. Par un paradoxe étonnant, plus le port de Marseille s’est physiquement rapproché du fleuve, moins il a pu compter sur la navigation fluviale, malgré les grands travaux rhodaniens, pour assurer son commerce. Le cours moyen et inférieur du Rhône est en grande partie régularisé, même si les derniers projets de centrale ont été relégués pendant la crise ; mais le Rhône-Rhin ou le Rhône-Moselle ? Le hiatus prendra quelque allure décisive, quand le Danube sera relié définitivement au Rhin. Or il est vrai que le transit international reste médiocre aujourd’hui et qu’il est accompli en très large part sur le pipe sud-européen. Le mythe rhodanien n’aboutit jamais, alors qu’il reste 230 kilomètres à aménager au gabarit européen entre Saône et Rhin et que le programme de la Compagnie nationale du Rhône jusqu’à Lyon est achevé depuis 1980. L’investissement de quinze milliards pour terminer les travaux ne paraît pas, dans les conditions actuelles, capable de donner un rendement suffisant. Que reste-t-il alors d’une politique fluviale ? Le rétrécissement de l’hinterland marseillais joue-t-il comme un argument positif – ou négatif ?
Notes de bas de page
1 Le titre renvoie aux deux principaux ouvrages sur Fos : G. Ricard, Marseille-sur-Fos ou la conquête de l’Ouest, et B. Paillard, La damnation de Fos.
2 L. Pierrein, « Le remodelage de la région marseillaise en fonction de la conjoncture », Les cahiers de la République, mars 1963, n° 53, p. 239.
3 M. Roncayolo, « Le rôle de Marseille dans le développement de la région », dans Les cahiers de la République, mars 1963, n° 53, p. 228 et suivantes.
4 La damnation de Fos, p. 41.
5 Marseille-sur-Fos..., p. 178-186.
6 L. Pierrein, Chroniques marseillaises, p. 56.
7 Marseille, Europort du Sud, p. 75.
8 Marseille, Europort du Sud, p. 69.
9 L’Union maritime de Marseille et l’Union maritime de Fos ont fusionné en octobre 1990, pour créer l’Union maritime et fluviale de Marseille-Fos.
10 P. Blum, « Marseille port de transit », dans Marseille, Europort du Sud, numéro spécial de la Revue de la C.C.I.M., 1966, p. 103.
11 « La zone d’influence portuaire de Marseille », dans Marseille, Europort du Sud, numéro spécial de la Revue de la C.C.I.M., 1966. p. 85-96.
12 P. Blum, « Marseille port de transit », dans Marseille, Europort du Sud, numéro spécial de la Revue de la C.C.I.M., 1966, p. 104.

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