Chapitre 11
Une vie de radeau
p. 181-199
Texte intégral
1Bertrand Ogilvie : L’objectif de la discussion que nous nous proposons de mener autour du travail de Deligny est à mes yeux principalement pratique, c’est-à-dire politique au sens large. Ici, plutôt que d’exposer ce que signifie cette œuvre, j’aimerais que l’on se demande ce qu’on peut en faire. Dans une démarche au fond analogue à la sienne, lui qui se refusait à étudier les enfants autistes pour chercher plutôt à savoir comment vivre avec ou à côté d’eux. Ce détour présente l’intérêt d’en revenir finalement à la première question, celle qui concerne l’aspect proprement théorique de sa pensée, mais par un autre biais : Deligny apprit beaucoup sur « le monde de l’autisme » en organisant un espace et une vie dont ils étaient l’un des pôles. Apprendre quelque chose sur le monde de l’autisme, c’est différent de comprendre les autistes : c’est aborder non pas les individus comme des entités individuelles séparées, sur lesquelles, ensuite, on essaierait de projeter des « rapports », en s’interrogeant sur ceux qui ont été défaillants et qu’on pourrait remplacer par d’autres, mais d’emblée un ensemble de relations, dont la singularité certaine ouvre en fait sur un ensemble plus vaste qu’est la vie des humains comme vie de relation.
2Aujourd’hui, on peut se demander ce que l’on peut faire de cette œuvre qui semble inscrite dans une conjoncture si particulière qu’on ne voit plus comment la considérer autrement que comme un document daté sur les marges de l’histoire de la psychiatrie, qui de plus est teinté d’un parfum d’anarchisme qu’il est de bon ton de reléguer du côté des antiquités, voire des articles de brocante. Or il me semble au contraire qu’elle est riche d’avenir, si l’on veut bien ranger au rayon des vieilleries toute conception linéaire et progressiste tant des sciences que des techniques, pour ne pas parler des réflexions politiques. Deligny possédait un regard très particulier (en fait un non-regard, une manière de ne pas regarder-à-partir-du-langage, mais de laisser apparaître ce que le langage nous empêche de voir) qui le protégeait de la plupart des préjugés de son temps et du nôtre, qu’on pourrait appeler un regard d’ensemble, capable de mettre en relation des aspects en apparence très éloignés d’une situation donnée. Il se caractérisait également par une capacité de décision (analogue à la volte-face de Freud tournant le dos à son patient, dont il fait l’éloge, dans les Cahiers de l’immuable 11) qui lui permettait de mettre en branle des processus au long cours dont les effets lointains, en apparence imprévisibles, ne pouvaient finalement se produire que grâce à une patience et à une prise en compte du temps qui court-circuitaient les impasses de la recherche myope de l’efficacité (thérapeutique ou pédagogique par exemple). Transformer les mondes, plutôt que réformer les individus, pourrait être un résumé de cet aspect de sa démarche.
3La question de son regard s’illustre particulièrement bien à propos des discussions de l’époque (qui se continuent autrement aujourd’hui) autour de la place de l’affect dans la relation : relation pédagogique ou thérapeutique, ou même plus généralement relation interne à une communauté. On pourrait dire en allant jusqu’au bout : de la relation politique (la relation entre ceux qui appartiennent à une même société). Ceux qui lisent ses livres ou voient les films qui relatent ou donnent à voir ces moments de vie, ces expériences dans les Cévennes, sont frappés par l’absence de contact, contact physique ou verbal, corps-à-corps ou échange verbal entre les adultes qui assuraient le fonctionnement de ces lieux de vie et ceux qui y vivaient à leur manière et en leur compagnie, au début des enfants, bientôt des adultes. Ils ont tendance à prendre cette absence de gestes pour une vacance de sentiments, un comportement dénué des signes les plus élémentaires de l’intérêt ou de la tendresse. Bref pour un interdit de l’affect. Or qui lit et regarde plus avant sait qu’il n’en est rien : les lieux de vie qu’organisait Deligny était des lieux fourmillant de signes et d’adresses indirects. Puisque ces enfants, là, vivaient comme une intrusion violente à la fois le contact physique et l’adresse verbale, Deligny avait changé de terrain : il leur parlait autrement, par l’intermédiaire des choses et de leur disposition, des sons et de leurs rythmes. Sur ce plan-là, il était infiniment bavard et inventif, attentionné et interventionniste, extrêmement « affectueux » si l’on accepte de ne pas réduire l’affect aux gestes conventionnels d’un état donné de la culture.
4Une correspondance, au cours de l’année 1975, avec Isaac Joseph et René Schérer, rend compte de l’état d’esprit de l’époque, bien éloigné du nôtre. René Schérer s’étonne de « l’élision du sexuel », de la « neutralisation du champ affectif », de « l’interdit du contact entre les corps » dans les relations entre adultes et enfants psychotiques. Il tente des formules limites qu’il oppose à la « moiteur humaniste » de la « chaleur humaine » et des « contacts humains » et envisage de prendre le risque « d’aller jusqu’au bout d’un engagement » et de « prendre l’enfant pour ce qu’il est », de le « ravir », et de voir dans « ce ravissement, ce rapt », « événement plus qu’affect », l’occasion de « nouer avec l’enfant une relation exceptionnelle ». À cela Deligny répond brutalement qu’il n’y a chez lui que des « potes »… Courte réponse ? Très profonde au contraire en ce qu’il l’associe au « compagnon » (comme le dit Aristote dans Les politiques, ceux qui partagent la même tablée), et qu’elle renvoie donc à l’espace du politique, du commun, c’est-à-dire à cette réflexion pour lui unique qui consiste à se demander comment faire vivre des individus ensemble dans la perspective d’un « communisme », qu’ils soient autistes ou pas. On sait ce que commun veut dire chez Deligny : non pas la fadeur morale du « vivre ensemble », mais la recherche des dispositifs (anti-)institutionnels qui permettent la coexistence des plus grandes altérités, des différences les plus exacerbées, non pas malgré ces distances, en tentant de les réduire, de rapprocher les individus, mais à partir d’elles, en mesurant l’espace de la séparation, en en faisant le levier d’une topographie inédite. Une fois de plus l’espace de la cohabitation des corps au présent contre la temporalité, la maturation de l’éducation des consciences. De cet espace, le sexuel n’est pas banni, mais il n’est pas du même registre : Deligny n’hésite pas à dire de Janmari qu’il est innocent, par opposition sans doute à l’idée fondamentale de Freud de l’enfant comme pervers polymorphe. La question ici n’est pas de savoir si l’enfant autiste ou psychotique peut être considéré dans une position d’extériorité par rapport à la pulsionnalité sexuelle (la question est controversée, la question du nouage de la pulsionnalité et du sexuel passant, si l’on suit Lacan, comme d’ailleurs le fait Deligny sur ce point, justement par le langage). Plus important ici est de voir que Deligny en posant Janmari comme un innocent ne prend pas parti sur un plan ontologique ou anthropologique (il serait innocent), mais sur le plan de l’organisation des rapports (il doit être considéré comme tel) : à la confusion, au fond perverse (au sens clinique et non moral du terme) de Schérer, qui développe une emprise sur l’enfant en ne retenant que la moitié de la leçon de Freud (l’enfant pervers polymorphe, mais pas l’interdit de l’inceste, excusez du peu) – Schérer l’explicite naïvement en affirmant, sous la forme d’une dénégation, que « la relation pédérastique est nécessairement extrafamiliale », ce qu’elle n’est évidemment jamais, toute figure d’autorité se situant inévitablement dans le prolongement de la configuration parentale – Deligny oppose simplement que si l’enfant a des désirs (et ce n’est pas le problème de Deligny, lui qui ne se veut pas thérapeute), le rôle de l’adulte n’est pas de s’y soumettre, se laissant prendre alors à son propre fond archaïque, mais au contraire d’organiser la place où il peut venir se loger, place d’autant moins fantasmatique que l’enfant autiste n’est pas en position de « sujet » (de sujet du langage).
5C’est ici qu’intervient un passage étonnamment dense qui l’amène, dirions-nous aujourd’hui en termes foucaldiens, à articuler attention portée à la personne (et donc affect) et mode de gouvernementalité, et à établir un étrange rapport de synergie entre les deux, dans une perspective « libertaire » :
Je me dis que si l’État est ce qui assure le gouvernement des personnes, il ne dépérira que si, dans le même temps, décroît l’intérêt porté à la personne même. L’État se dissout. Ce primordial qui était l’intérêt porté à la personne passe à autre chose. Ou bien : l’intérêt unanime porté à la personne allant s’amenuisant, l’État est alors en passe de disparaître. Libertaire notre démarche au sens où il s’agit de la recherche de cet « autre chose » qui ne soit point d’inspiration juridique et ne s’en réfère pas à quelque droit sacré.
On me dira que cette recherche est tout à fait prématurée, étant donné l’état de la société. C’est que quelque chose nous presse. Nous vivons depuis huit ans en tant que présences proches d’enfants autistes ou gravement psychotiques. On pourrait en dire, de ces enfants là, que leur « mise en personne » ne s’est pas accomplie « tout naturellement ». Leur présence nécessite et permet la recherche d’un « Nous » qui échappe à la conjugaison des personnes puisqu’ils y échappent à cette conjugaison.2
6Moins on s’occupe des personnes, et des affects qui les meuvent, plus on se donne les moyens de modifier les conditions d’existence des individus concrets, c’est-à-dire de leurs relations plutôt que de leur être, et plus, par-là, on leur permet de développer en eux-mêmes et entre eux des affects nouveaux et plus riches, au sens où ceux-ci leur permettent de nouer de plus nombreuses et plus complexes relations avec leur environnement, de démultiplier cet « ensemble » dont ils font partie. Le point qui fait débat ici est que ces liens nouveaux sont imprévisibles, non programmés ni formatés, laissés à l’initiative des individus qui manifestent par là une autonomie qui peut ne pas plaire forcément à tout le monde, notamment pas à ceux qui se veulent les agents du contrôle social et qui ont une conception normative de la « santé mentale » par exemple. Cette position va clairement à contre-courant de toute la réflexion issue de la « critique sociale ». Ne pensez-vous pas que cette perspective, cette décision caractéristique de Deligny, puisse inspirer une orientation politique susceptible de déplacer profondément les objectifs de lutte à l’intérieur des institutions, précisément parce qu’elle ne s’inscrit pas dans l’opposition traditionnelle et trompeuse réalisme/utopie, mais qu’elle prend à revers les idéologies juridiques pour œuvrer dans leur dos, en quelque sorte au défaut du langage lui-même, ce qui veut dire aussi en s’abstenant de finalités prédéterminées ? Comme il le dit lui-même : « Ce lieu-ci, cette démarche dont je tente de répondre n’est pas lieu d’utopie. Il s’agit de “radeaux”, pas de terres. Il s’agit de “cartes”, instrument bricolé pour refouler le formulé. D’où le fait que les idoles idéologiques n’y sont pas régnantes puisqu’il s’agit d’une recherche obstinée “d’autre chose” qui mette un tant soit peu en échec leurs pouvoirs ornés à profusion de juridismes sacrés ou profanes »3.
7Pierre Macherey : Effectivement, on ne comprend rien à la démarche de Deligny, c’est-à-dire qu’on la ramène à ses aspects les plus anecdotiques, les plus inessentiels – comme on le fait par exemple lorsqu’on en inscrit les attendus dans le cadre d’une culture du soin ou de la formation éducative –, si on en efface ou en minore la dimension politique, qu’il faut au contraire, il ne cesse lui-même d’y revenir avec insistance, faire repasser au premier plan. Or cette repolitisation suppose en tout premier lieu que soient inversés les termes dans lesquels on pose les problèmes, comme on dit, relationnels. Comme le déclare Deligny en conclusion des Vagabonds efficaces à propos des adolescents en difficulté dont il s’occupait à l’époque, il faut « les aider, pas les aimer », attitude dont il a eu très tôt l’intuition et qu’il n’a cessé d’affiner en en profilant et en en reprofilant les conséquences pratiques avec les moyens de fortune dont il disposait. « Aimer », ce serait restituer à des êtres qui en ont été injustement spoliés, suite à un accident de la nature ou aux vicissitudes de l’histoire, le statut, la dignité, la valeur de personnes qui méritent l’attention qu’on porte à des sujets, pour autant que ceux-ci sont reconnus, recensés, nommés, comme étant à plein titre de vrais sujets. Mais, de vrais sujets, qu’est-ce ce que c’est ? C’est, ou ce serait, des sujets comme les autres : et c’est là, avec le « comme les autres », que le bât blesse, et commencent les difficultés. Les procédures consensuelles de la reconnaissance qui installent formellement des êtres dans la posture de sujets dignes d’être aimés dissimulent, assez mal d’ailleurs, un fond de violence, un abus : loin de les libérer, ou plutôt sous couleur de les libérer, elles les piègent, dans la mesure précisément où elles essaient d’en faire des personnes comme les autres, en conformité avec des normes d’évaluation dont l’intervention porte inévitablement atteinte à ce qu’elles sont, à leur être dont elles programment la mutilation ; aimer, en ce sens, se ramène en fin de compte à une opération d’appropriation, au double sens de la prise de possession/maîtrise/domination, et de la mise à la mesure par le biais de l’adaptation qui rend « propre » à tel ou tel type de comportement socialement formaté ; et, en fin de compte, c’est assigner chacun à une identité supposée être « la sienne ». « Aider », c’est tout autre chose : c’est laisser être, dans la perspective, non d’un renoncement ou d’un abandon, sur fond de résignation à l’inévitable, mais au contraire d’une intervention active qui crée les conditions pour que chacun parvienne, reprenons la formule de Spinoza, à « persévérer dans son être autant qu’il est en lui de le faire », ni plus ni moins ; ce qui est loin d’aller de soi, surtout pour certains dont la manière d’être singulière perturbe profondément leur entourage, ce qui leur rend l’existence encore un peu plus difficile.
8Or, en quoi peut consister cette intervention active ? En faisant rentrer dans une formule simplifiée les diverses démarches de Deligny, qui était à cet égard un bricoleur de génie, on pourrait dire qu’elle consiste à fabriquer avec les moyens du bord des dispositifs de mise en réseau. Deligny était un inventeur de dispositifs, précisément parce qu’il avait conscience que la vie relationnelle n’est pas affaire de bons sentiments, ni non plus d’idées, c’est-à-dire d’idéologie et de culture : ou plutôt, si elle met en jeu des sentiments et des idées, c’est sous condition que ceux-ci soient rematérialisés, incarnés dans des dispositifs pratiques qui rendent possible, ou le mieux possible, ou le moins mal possible, la vie en commun. De ce point de vue, il peut faire penser aux utopistes qui s’employaient à imaginer des formes relationnelles de ce genre : Fourier, par exemple, qui plaçait au centre de la réforme sociale l’organisation de l’espace et des déplacements susceptibles d’y être effectués, une question très concrète pour laquelle il élaborait minutieusement des solutions ; le phalanstère était en ce sens un dispositif, qui était destiné à faire cohabiter et se rendre des services mutuels riches et pauvres sans faire disparaître par un coup de baguette magique ce qui les différencie. Ce qui distingue Deligny des utopistes, c’est qu’il ne s’est pas contenté d’imaginer, de rêver de tels dispositifs : il faisait de la poésie – et quelle poésie souvent ! –, en dur, avec les pieds et avec les mains, à ras du sol, dans les recoins du monde où, avec les gens qui venaient l’aider, et qui constituaient un compagnonnage menant une vie de bande davantage qu’une équipe organisée, il lui était donné d’œuvrer, au sens premier du verbe « poîein », à même le réel, entre terre et ciel, d’une manière qui n’avait rien de symbolique et où des opérations triviales comme essuyer la vaisselle ou cuire le pain tenaient une place essentielle. Il s’agissait en un sens d’un retour aux sources du relationnel, basé sur la prise en compte du commun. Vivre en relation, en ce sens très particulier, c’est vivre en réseau.
9Un dispositif qui met en réseau, c’est exactement le contraire d’une institution : chaque fois qu’il a eu à occuper une place dans une institution, que ce soit le Centre d’observation et de triage de Lille ou La Borde, et en dépit du fait que ces « institutions » avaient un statut d’exception qui les plaçait pour une part hors système, Deligny s’est senti mal à l’aise ; à cela, cependant, une exception : l’hôpital psychiatrique d’Armentières où il a exercé durant plusieurs années les fonctions d’instituteur, une expérience tout à fait singulière qu’il a vécue comme un rêve éveillé, et qui a laissé sur lui des traces profondes. Une institution, c’est avant tout une organisation centrée, administrée et hiérarchisée, ce qui est la condition pour qu’elle accueille, capte des supposés « sujets », dont elle effectue soigneusement le tri à l’entrée et à la sortie, et dont elle s’occupe en les surveillant ou, version soft, en prenant soin d’eux. Les réseaux de Deligny, qui s’est servi de la métaphore du radeau pour en caractériser la conformation hésitante et divagante, ne sont ni centrés ni administrés ni hiérarchisés ; ils ne sont pas dirigés, en ce double sens qu’ils ne sont pas soumis à un régime d’obéissance et qu’ils ne vont nulle part, mais naviguent à vue, à l’aventure, au jour le jour, dans des conditions précaires. Deligny était fasciné par la figure de l’araignée porteuse d’une mémoire d’espèce, et en train d’ourdir dans un coin le réseau de sa toile avec des fils qu’elle fait sortir de son propre corps, autre métaphore dont il s’est servi pour rendre compte de sa manière originale d’occuper le monde et de s’occuper des autres en vue de les laisser persévérer dans leur être autant qu’il est en eux de le faire. Ce qui retenait son attention, sur les marges de l’humain, dans cette figure représentative du monde animal, c’est avant tout le fait que son activité se poursuit sans l’accompagnement d’aucun commentaire superflu, donc hors langage. Or, que reste-t-il de l’institution quand on supprime dans son fonctionnement le relais des mots ? Un simulacre d’ordre, un monde en ruine qui se perpétue tant bien que mal dans une ambiance de désastre, parce que ses mécanismes continuent à jouer en l’absence d’une perspective de légitimation, au bord de l’abîme. On peut penser que c’est de cette manière que Deligny a pratiqué, dans ses jeunes années, les expériences collectives auxquelles il a participé à Armentières : de la manière dont il a restitué ces expériences par la suite, en particulier dans son roman La septième face du dé, on peut déduire qu’elle a représenté pour lui l’accès à une sorte de monde du silence, dans lequel, lorsque des bribes de paroles continuent à être machinalement prononcées, elles ont perdu valeur de sens ; elles sont devenues, comme chez Beckett, des paroles sans langage, lancées dans le vide à la manière des dés du jeu de 421 dont les procédures libres de tout rapport à une finalité hantaient aussi l’esprit de Deligny. En jouant aux dés et en regardant faire les araignées, il s’est pénétré de l’idée qu’une activité peut parfaitement suivre des règles, et même aboutir à des résultats tangibles, sans être récupérée dans des structures langagières, qui ne présentent alors à son égard qu’un caractère excédentaire – on peut parfaitement s’en passer – et non fondationnel, comme on voudrait le faire croire. C’est pourquoi, comme vous le dites, les questions du sujet, de l’institution et du langage sont liées indissociablement entre elles.
10Ceci dit, le rapport de Deligny au langage est étrange : il associe éloignement et proximité, réticence et complicité. Sa complexion personnelle de taiseux ne l’a pas empêché de se servir abondamment du langage, d’une part pour raconter des histoires (pratique qui lui tenait lieu à part entière de pédagogie dans la période où il exerçait en tant qu’instituteur), d’autre part pour écrire, dictionnaire sans cesse à portée de main, une œuvre dont la densité et la variété d’inspiration, pour ne pas parler de son style qui force souvent les usages ordinaires de la langue, stupéfient. La méfiance qu’il entretient à l’égard du langage concerne spécifiquement les aspects de son fonctionnement qui se rapportent à la communication : dans celle-ci il diagnostique la forme pervertie du commun qui, sur fond de conformisme, entérine et perpétue la position standard de sujet en entretenant le fantasme de l’intersubjectivité. On communique entre sujets qui ont perdu de vue que leurs échanges les ont, à leur insu, métamorphosés en « on », ce « on » malencontreux (Deligny était obsédé par la thématique du ou de la « malencontre » dont il avait eu connaissance en lisant La Boétie) qui est au principe de l’aliénati-on, ou, aurait dit Fourier, de la Civilisati-on. Le régime du « on » marche au langage ; il se nourrit de communicati-on. Comment échapper à ce piège ? Deux portes de sortie sont envisageables : celle de l’excès et celle du défaut. Les « héros » des deux films dont la réalisation a été supervisée par Deligny, Le moindre geste et Ce gamin, là, incarnent ces deux possibilités. Dans le premier film, un gaillard qui ne doute de rien, Yves G., pérore à la cantonade : et, parlant trop, il dénonce, par la voie de la parodie, l’inanité du dire ordinaire qui rameute les foules (son imitation des discours de De Gaulle est impayable) ; la leçon de l’opération sort de sa bouche lorsque, dans la séquence finale du film, tournée à La Borde (un endroit où on ne cessait de parler, de parloter, ce qui exaspérait Deligny), il fait une entrée fracassante dans la salle de classe où des gamins sont occupés à dessiner des « bonshommes », des images de « soi » fabriquées sur commande, en leur lançant : « Bande de cons ! » (bande de « ons » ?). Dans le second film, Janmari, qui a accompagné Deligny une grande partie de sa vie, l’autiste profond qu’il a élevé au rang de mythe, est « là », alerte, occupé à un certain nombre de tâches dont certaines sont très mystérieuses, ce qui ne signifie pas que, indéchiffrables, elles soient pour autant privées de sens : ces tâches, il les accomplit sans mot dire, se tenant obstinément hors langage, une posture, on serait presque tenté de dire un parti pris, que Deligny a choisi de respecter parce qu’il y a vu le témoignage d’une manière de vivre et de penser (car on pense aussi, et même d’abord, avec son corps et dans son corps) que son caractère extrême rend incompréhensible aux tenants de la vie civilisée : mais cela n’empêche que, jouant aux limites, elle soit révélatrice de ce que Deligny appelle « l’humain de nature », ce fond de l’humain dont les mécanismes de la communication programment la dissimulation, sans toutefois parvenir à le faire disparaître. Ce fond, plutôt que le dire, ce qui expose à le trahir, il faut se contenter de le montrer, en se servant d’une caméra qui permet de le « camérer » (comme l’écrivait Deligny, qui aimait transformer les substantifs en verbes, par exemple en forgeant le néologisme « vériter »), ou en traçant les cartes de lignes d’erre qui en suivent pas à pas les péripéties sans chercher à les interpréter. Deligny n’était pas fou : il n’a pas entrepris de supprimer le langage, qu’il ne se dispensait pas lui-même d’utiliser de la manière très spéciale qu’il avait mise au point, mais il a cherché à le réformer, à pratiquer son emendatio. Pour y arriver, il s’est engagé dans la voie d’une difficile et périlleuse ascèse, qui n’est pas sans faire penser à celle pratiquée sur un autre plan et dans un autre contexte par Mallarmé.
11Il me semble que le rapport singulier que Deligny entretient avec tout ce qui se rapporte à l’affectivité s’explique de façon comparable. Son attitude à cet égard ne consiste pas à soutenir que l’affectivité n’existe pas, ou constitue un aspect inessentiel de l’existence, comme le lui reproche Schérer qui, de son côté, au nom d’un freudisme assez primaire, ramène complètement l’affectivité à la sexualité, ce qui est loin d’aller de soi. Mais sa démarche se présente plutôt à la manière d’un pari : faisons comme si ça n’existait pas, et voyons en quoi cette épochè, cette élision qui n’est pas seulement théorique mais pratique, a des incidences sur les conduites, en cherchant à savoir si elle les libère ou si elle les contraint encore un peu plus. Cette attitude se situe dans le droit fil de la maxime : « Pas les aimer, mais les aider », que Deligny a suivie avec un jusqu’au-boutisme qui surprend, et à la limite laisse interdit. Ici à nouveau, comme à propos du langage et des institutions qui s’en nourrissent, il s’agit d’une ligne suivie avec obstination, on pourrait parler d’une ligne politique. C’est sans doute le point sur lequel la démarche de Deligny rencontre le plus de difficultés, soulève le plus de problèmes : et on comprend que Schérer lui ait posé la question, au premier degré, sans se rendre compte ou sans avoir compris que Deligny, à sa façon peu ordinaire, lui avait d’avance répondu. Comme le langage, l’affectivité, il le savait bien, ça existe, et on ne peut pas s’en passer, mais il faut s’en méfier, être sur ses gardes, faire très attention, surtout lorsqu’on est, dans une position virtuelle de domination, un adulte en rapport avec des enfants : ce qui est particulièrement dangereux, c’est le nouage qui s’effectue insidieusement entre l’affectivité et le langage, et fait revenir au premier plan la figure équivoque du sujet, qu’on aliène en faisant semblant de le libérer. Foucault a beaucoup choqué lorsqu’il a expliqué que Pinel, en faisant sauter les chaînes qui entravaient les fous, les a soumis à un régime de contrainte mentale qui, en les faisant passer pour des sujets ratés, les assujettissait plus étroitement encore. Deligny s’expose au même type d’incompréhension lorsqu’il souligne les inconvénients et les risques attachés à la position de sujet parlant et désirant, incité à parler son désir et à désirer ce qu’il parle. Mais il ne faut pas perdre de vue que, en pratiquant avec rigueur la mise à l’écart formelle de tout ce qui relève de l’affectif, il démontre a contrario que ce dernier constitue le champ où se joue réellement l’alternative de la libération et de la contrainte : comme l’explique Spinoza, si les hommes n’étaient pas en proie à des affects, issus du branchement de leur désir d’être sur des causes extérieures – un branchement livré au hasard des occasions et des rencontres, et auquel le langage fournit ses formes artificielles de liaison –, ils ne seraient pas conduits à se faire du mal à eux-mêmes. À partir de là, on comprend que l’affectif, l’éthique et le politique se situent sur une même ligne : une ligne brisée bien sûr, dont les morceaux sont en permanence, et tant bien que mal, à recoller.
12Bertrand Ogilvie : L’une des questions les plus originales soulevées par Deligny, et là encore il est en rupture par rapport aux repères théoriques de son temps, et peut-être encore du nôtre, est celle de la nature. De même qu’il y a du Parménide chez Deligny, quand il s’interroge sur les usages du verbe être, des pronoms personnels, sur la conjugaison des verbes et de l’usage de l’infinitif, il y a en effet du Spinoza chez lui quand il remet en question le lieu commun de son époque qui veut voir dans les sociétés humaines une configuration spécifique en rupture avec la nature, presque « un empire dans un empire » dont la caractéristique serait l’autonomie du symbolique, de la culture, tout entière ramenée à la singularité du registre du langage.
13Il ne s’agit pas de défigurer par simplification : ce n’est pas du côté de la transcendance ou de la liberté, d’un dieu ou d’un sujet moral, bien au contraire, que Lévi-Strauss ou Lacan cherchaient à fonder l’idée qu’il n’y a pas de nature humaine mais un ensemble de configurations structurales qui font du sujet humain un effet conjoncturel et non une cause ou une essence immuable. Leur position relève d’un immanentisme complexe, un certain rapport rupture/continuité dont l’image du pli permettrait le mieux, peut-être, de faire sentir l’ambivalence. Dire que la culture serait comme un pli dans la nature, c’est bien faire apparaître comment elle est toujours en elle, mais autrement qu’elle. On ne peut s’avancer ici dans cette réflexion très complexe de ce qu’on pourrait appeler une topologie du pli (Deleuze s’y est employé à sa façon). On se contentera des deux originaires auxquels il ne cesse de se heurter : contre la psychanalyse par exemple, et contre la dérive anthropologique dont elle est capable, Deligny soutient que l’humain n’est pas que sexuel, ni que langage (ni que culture) : « Je pense que l’humain n’est pas que de langage. Sujet oui, esclave ça m’emmerde » (ibid., p. 931). « Il est vrai que je ne situe pas le sexuel comme initial, comme ce feu qui couve au cœur de tout et du reste, mais comme quelque chose qui advient, le langage et tout ce qu’il importe n’y étant pas pour rien » (p. 928).
14Ce que nous montre l’enfant autiste, quand il nous écarte, et même nous « traverse sans nous voir » pour se précipiter vers un cours d’eau, ou une croisée de chemins, c’est qu’il y a « autre chose », qui « persiste à préluder », toujours, chez chacun de nous alors que nous sommes, nous autres, sujets parlants déjà largement pris dans le langage. Pour Deligny, ces enfants ne sont pas les seuls à vivre cette accroche à l’égard des repères spatiaux : même chez nous autres sujets parlants, même si le langage nous dit et nous fait dire qu’il n’y a là rien à voir ni à faire, elle persiste, refoulée. C’est ce qu’il appelle l’immuable et qu’il caractérise comme un humain de nature par opposition à l’idée traditionnelle de nature humaine, s’efforçant par ce renversement de formule de laisser entendre qu’il y a dans l’homme « autre chose » que ce qu’il croit être, même si cette croyance est celle de la psychanalyse : geste freudien redoublé.
15Nous serions donc un animal, pas comme les autres certes, mais dont l’être de nature « persiste à préluder » dans sa vie d’être social, vie qui s’appuie en partie sur le refoulement d’un plus originaire que ce qu’anthropologie et psychanalyse veulent considérer comme originaire, comme socle, et que Deligny situe dans l’après coup de la prise du langage, de la culture, de l’idéologie, dit-il, qui serait comme l’a-conscient de l’inconscient, non pas produit d’un refoulement, mais refoulé par le refoulement lui-même, une naturalité qui serait irrecevable dans le champ de la vie sociale, et dont le politique (le communisme), pour lui, serait justement le niveau où la prise en compte et la réintroduction de cette naturalité doit se faire…
16Au rapport culture/nature, ou homme/nature (corps ?), Deligny oppose une topique ternaire qui articule nature (corps ?)/humain-de-nature/homme-que-nous-sommes (l’être langagier idéologique), le NOUS (majuscules) venant assumer la charge de faire valoir que le commun se situe aussi, et peut-être d’abord du côté de ce que nous ne mettons pas en commun, notre dépendance par rapport à l’espace, dimension que nous (minuscules), le ON, voudrait oublier au profit de cette autre dimension plastique du temps, de notre histoire, individuelle et collective, lieu de toutes les aventures certes, mais aussi de toutes les servitudes : ce par quoi les hommes sont susceptibles de devenir tout ce que certains voudront faire d’eux, le salariat n’étant pas encore le pire comme on le sait maintenant.
17C’est du côté de cette « mémoire d’espèce », de cet « humain-de-nature », que Deligny veut situer ce qui fait de nous tous (et pas seulement des autistes) « autre chose » que des « nous » pris dans les filets des idéologies juridiques : des êtres sensibles aux formes et aux lieux, qui peuvent être atteints et peut-être agir aussi à ce niveau-là, sous la forme d’une résistance. Il y a d’autres formes de relations qui passent entre les individus que celles qui passent par le langage (et qui contiennent à la fois les relations culturelles, les relations sexuelles, les relations politico-idéologiques, les relations communes, collectives, etc.).
18On pourra s’inquiéter de découvrir aussi là une nouvelle zone de prise qui ouvrirait sur une biopolitique de l’espace, et on constaterait assez facilement qu’elle est déjà largement exploitée. Était-ce naïveté de Deligny que de croire cette « autre chose » inexploitable, rebelle à toute mise au pas, alors qu’elle semble sujette, comme tous les autres champs, à toutes les contradictions. Son originaire, où il pouvait penser ne pas être rejoint, n’était-il que la projection de son désir d’anarchie ?
19Pierre Macherey : La question que vous soulevez est sans doute la plus périlleuse, en référence à laquelle on comprend que le parcours de Deligny, qui relève de l’esprit de pari, a été suivi sur la corde raide, en l’absence de garanties (aussi bien institutionnelles que théoriques) : pour le dire d’un mot, il a osé. Mais quoi ? il est très difficile de le préciser car la cible que visait sa démarche est de celles dont il est impossible d’avoir une vue claire au départ, ce qui permettrait de se diriger vers elle à reculons, comme si elle préexistait au chemin qui y conduit tout droit : or, ce chemin, il ne faut pas seulement le trouver, mais il faut, au fur et à mesure qu’on y est engagé, découvrir, voire même inventer de toutes pièces vers où il mène. C’est pourquoi la référence à « la nature » est à la fois incontournable, et problématique. Il paraît incontestable que Deligny a cherché à renouer avec la nature, au sens épicurien de la natura rerum, un lien qui s’était perdu, dont il a retrouvé quelques fils rompus en se tournant vers de simples choses, des petits riens dont « on » a oublié, et en conséquence négligé, que c’est en eux que se jouent, au jour le jour, les alternatives fondamentales de l’existence : dans la filiation de Ponge, il a adopté le « parti pris des choses ». On serait tenté de caractériser cette position en disant qu’elle est « matérialiste » : pourtant, cette manière de l’étiqueter, qui n’est pas tout à fait inappropriée, est loin d’être satisfaisante, car les « choses » auxquelles elle fait signe en préconisant de les revaloriser, à contre-courant de la tendance générale qui a conduit à les minorer, à les réduire au statut de « petites choses », recèlent un profond mystère. Si on ne sait pas ce qu’elles sont, c’est parce que leur « ce que », leur essence si on veut l’appeler ainsi, non seulement n’est pas aisément repérable, mais ne dispose d’aucune espèce de stabilité ; ce « ce que » est à la fois nulle part et partout : c’est pourquoi il est insaisissable. C’est la raison pour laquelle, quand on parle de la nature pour en faire une valeur de référence, on ne sait pas au juste de quoi on parle : et, si on ne le sait pas, ce n’est pas uniquement par défaut, un défaut qu’il serait souhaitable de combler, mais parce qu’il est impossible de le savoir, étant tout au plus envisageable, dirait Deligny dans son savoureux langage, de le « vériter ». De cette opération très particulière, qui consiste à « vériter », un bon témoignage serait fourni par l’extase de l’enfant autiste devant l’eau en train de couler : il vibre en présence, à la présence de quelque chose qui se manifeste en se dérobant, comme l’aléthéia selon Heidegger.
20Pour apporter un début d’éclairage à ce problème, il faudrait examiner de près et en détail la relation de Deligny à Rousseau, une relation extraordinairement complexe, qui associe des aspects contradictoires, attractifs et répulsifs : lorsque Deligny a eu entre les mains l’Essai sur l’origine des langues, dont il a fait ce qu’on pourrait appeler une « lecture symptômale »4, il y a vu un témoignage de consentement tacite à la culture du « on », qui assure la promotion d’une anti-nature. Pour aller directement à l’essentiel, ce qui est inacceptable pour Deligny, c’est une notion comme celle d’« état de nature » : en effet, si on prend au sérieux l’idée de nature et si on en sonde les présupposés, on s’aperçoit qu’elle est incompatible avec celle d’état, ou de condition, qui, sous prétexte de la conceptualiser, lui confère des contours arrêtés, une fixité. Lorsque Deligny parle de « l’immuable » – vous avez tout à fait raison d’attirer l’attention sur cette thématique qui est fondamentale –, il n’évoque pas un état de choses, quelque chose de fixe ou de stable, mais une dynamique tendancielle dont les lignes sont en permanence à tracer, à relancer dans des directions nouvelles, ce qui est la seule façon possible de les poursuivre, de les continuer. Pour reprendre la notion esquissée précédemment, la « nature » fonctionne toujours en réseau : et, un réseau, ça n’est jamais tout fait, mais ça bouge, ça se prolonge, ça se déplace, en se ramifiant, mais aussi en effaçant derrière lui ses traces ; autrement dit, ça reste en permanence à inventer, tout en « persistant à préluder ». Un des moments les plus saisissants du parcours de Deligny est celui qui est relaté dans son livre Traces d’être et bâtisse d’ombre (1983), où il explique pourquoi il faut mettre fin à ce qui avait été l’une de ses initiatives les plus novatrices, le relevé des lignes d’erre pour lequel avait été mise au point une technique cartographique très étudiée, dont les réalisations n’ont pas cessé d’étonner et d’intriguer depuis qu’elles ont été mises en circulation. La raison de ce renoncement réside dans la prise de conscience que cette pratique, à force d’être répétée, et éventuellement perfectionnée, s’est exposée à dégénérer, à s’idéologiser, et en conséquence à produire l’effet inverse de celui qu’elle avait eu au moment de son lancement :
Si la trace devient jalon, ON revient trôner au centre de l’aire ; la paroi devient fenêtre ouverte sur l’avenir – de l’homme – et ce nous-ci précurseur de nombreux petits nous qui, s’entendant, deviendront grands ; dans tout projet le sujet est engagé et c’est de l’Être qu’il s’agit ; où disparaît ce mode d’être qui n’existe à l’infinitif ; en tous temps, en tous lieux, I, lettre initiale d’infinitif, se prête à devenir l’initiale de tout autre chose qui peut se dire individu alors que c’est d’idole qu’il s’agit, « image représentant », et il est fort possible qu’il soit inéluctable que l’homme se représente et se mette à vouloir. (ibid., p. 1514)
21Ce passage témoigne du degré extrême de lucidité auquel Deligny s’est élevé au sujet de ce que lui-même était en train de faire, et dont il a compris que la seule manière de rester fidèle à son esprit initial était, le moment venu, de le défaire. Ce que Deligny redoute le plus, c’est l’esprit d’adhésion, d’attachement à soi sous la forme d’un projet idéalement programmé, qui risque alors de se transformer en procédure d’assujettissement : comme le Zarathoustra de Nietzsche, il estime que, vivre, persister à préluder, c’est aussi savoir se déprendre ; et c’est dans cette déprise de soi, dont les manifestations déconcertent, qu’il voit la manifestation par excellence de l’immuable, qui est tout le contraire d’une permanence, assumée dans un esprit confortable de consensus. Vivre à l’infinitif, dans le sillage d’une logique de l’agir ayant coupé les ponts avec la logique de faire, ce n’est pas retourner à une nature préexistante, où des places attendent qu’on vienne les occuper, mais c’est briser le carcan dans lequel on s’enferme quand on en fabrique une image idéale, une représentation conforme : car, si nature il y a, c’est en rupture avec tout idéal de conformité, donc dans une perspective non fondationnelle mais critique. La nature, contrairement à la représentation superficielle qui en circule le plus souvent, ne répète pas, ne « se » répète pas : il faudrait plutôt dire qu’elle schématise, c’est-à-dire qu’elle impulse des élans qui se poursuivent, continuent à agir à l’infinitif, sans obéir à des buts prédéfinis ; à chaque moment, elle lance, entre vie et mort, entre ordre et désordre, des tentatives dont le succès n’est nullement garanti, et, suivant ces voies périlleuses, il lui arrive d’avancer, parfois en reculant, ce qui finit par relancer son mouvement dans de nouvelles directions. En lisant et en fréquentant Wallon, Deligny avait appris que vivre est avant tout affaire de circonstances et que la politique consiste à intervenir sur les circonstances.
22Sa politique est donc, au sens fort de l’expression, une politique naturelle, une politique de la nature, une politique qui n’a pas pour projet de sortir de la nature, et même une politique qui n’a pas de projet du tout : sans projet, une telle politique est aussi sans sujet. À partir de là, on comprend le rapport assez tordu qu’elle entretient avec l’anarchie, une anarchie qui se définit par l’élision, davantage encore que du pouvoir, de la finalité. La nature, qui n’est pas un ordre préétabli, ne donne pas d’ordres : elle ne va nulle part ; simplement, elle persévère, elle continue, elle recommence, elle « persiste à préluder », et ce qu’on peut faire de mieux, c’est l’aider à le faire, en l’absence de tout programme défini. Deligny était un drôle de communiste qui n’a pas cessé de prendre et de rendre sa carte du parti auquel il était fidèle d’une manière originale : ce qui est certain, c’est qu’il n’était pas « dans la ligne », convaincu comme il l’était qu’une ligne, ça ne peut se tracer qu’au fur et à mesure qu’on la parcourt, en prenant des risques. C’est pourquoi il est très difficile, voire même impossible, de le cataloguer : on pourrait dire, à la rigueur, qu’il était obstinément spontanéiste, façon Rosa Luxembourg. Lui-même a commencé par se déclarer « libertaire », tout en se tenant en alerte à l’égard des idéologies de la liberté dont il pressentait le caractère fallacieux :
Le souci constant d’un libertaire me semble être d’avoir à guetter les mille et une manières dont cette idole idéologique dénommée « liberté » se pare et se farde. Il se doit d’aiguiser ses propres émois à pressentir l’imposture.5
23Au fil de ces lignes, typiques de la manière d’écrire de Deligny, font mouche en particulier les verbes « guetter », « aiguiser », « pressentir », qui dessinent ce qu’on pourrait appeler une posture, une attitude : la politique consiste, non à appliquer un programme, mais à adopter une attitude, et, dans la lancée de celle-ci, à « créer des circonstances ». À quoi « on » ne manquera pas d’objecter que c’est avoir peu le sens du collectif, objection que toute la démarche de Deligny, qui, à la manière de Diogène, prouvait le mouvement en marchant, fait tomber sans mots superflus : une fois admis que, vivre selon la nature, c’est vivre en réseau, la tentation de repli sur « soi », qui définit l’individualisme, est évacuée. Alors, que reste-t-il à la liberté ?
Reconnaître et admettre l’individuel, c’est poser et imposer la borne monumentale de l’acceptation de l’individualisation qui est, qu’on le veuille ou non, assujettissement et, il est vrai, condition même de tout vouloir d’où tout pouvoir s’instaure, quel qu’il soit. Alors la liberté ? Il en est sans doute de la liberté comme de la vérité. Il n’y a de vérité que de l’Être et, pour la liberté, il en est de même. Le « je » est d’Être, et il se peut qu’il se veuille libre ; mais que peut vouloir dire qu’il n’admet ni ne reconnaît aucune limite à cette liberté ? Les limites sont intégrées par le fait de se penser/ressentir comme étant, ne serait-ce que celui qui veut et rogne de ne pas pouvoir faire ce qu’il veut.6
24S’il n’y a de liberté que de l’Être, dans la perspective propre à une éthique (et à une politique) qui déploie ses réseaux à même le monde, en tenant compte de ses nécessités, elle ne peut consister à prendre distance par rapport à lui, comme elle le ferait si elle se guidait sur les idéalités du vouloir et du pouvoir. Pour rendre compte de cette attitude, il faudrait peut-être forger, en s’inspirant des bizarres manières d’écrire de Deligny, le néologisme « liberter ». Cesser de viser la liberté, au substantif, comme un état final, mais se contenter de pratiquer au jour le jour l’acte de « liberter », donc s’engager dans un processus de libération qui est inachevable et ne conduit vers aucun terme avéré, reconnu, et éventuellement sanctionné : ce serait au fond la moins mauvaise façon de désigner la façon originale d’être au monde et d’y tirer des lignes que Deligny a osée.
25Bertrand Ogilvie : Si l’on repart de la formule « nous serions avant tout des êtres sensibles aux formes et aux lieux », et si l’on s’interroge une fois de plus sur ce que l’œuvre de Deligny peut nous faire penser, vivre, agir d’autre, on est amené à se tourner vers la dimension proprement « artistique » de ce travail, celle qui voit dans l’art un lieu de brassage des formes et des perspectives de déplacement des comportements, des perceptions et des représentations dont les enjeux sont toujours en fin de compte politiques, allant jusqu’à la contestation de la notion même de représentation. Le terme d’artiste, si connoté, est, le concernant, difficile à accepter. Il faudrait l’indexer d’un signe d’extra-territorialisation ! On pourrait dire que Deligny est un artiste d’un genre un peu spécial, d’un art hors de soi qui n’est pas du tout de l’art brut tant il est sophistiqué et héritier d’une culture savante, mais qui ne passe pas par les genres et les rubriques codifiées académiquement ni historiquement (on ne peut pas le faire rentrer sans reste dans la catégorie d’écrivain, de poète, d’architecte, ni de dessinateur ou de cinéaste…). La matière à laquelle il s’affronte et qu’il travaille est cette pâte humaine dont, la plupart du temps, c’est justement sans aucun art que les spécialistes de la question la modèlent selon des finalités contraires dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles la violentent, la maltraitent et vont souvent jusqu’à la faire mourir, de manière plus ou moins directe, plus ou moins rapide et plus ou moins visible. Cette dimension vous semble-t-elle centrale chez lui, ou est-ce faire fausse route que de la privilégier, non pas en attendant mieux, mais comme ce qui, de lui, reste pour nous à portée de main ?
26Pierre Macherey : Si « liberter », dans la perspective propre à Deligny, c’est tirer des lignes, comme je me suis risqué à le suggérer à l’instant, on rencontre en effet sur cette route le paradigme artistique, mais sous des formes qui le rendent méconnaissable : la formule « art hors de soi » que vous proposez rend bien compte de cette position paradoxale, qui n’occupe pas une place identifiable dans le monde de l’art à la lisière duquel elle se tient.
27Sur le bureau de Deligny à Monoblet était posée une reproduction de la sculpture de Giacometti représentant (si on peut dire) un chien (ou plutôt l’ombre d’un chien, réduit à sa silhouette fuyante et évanescente). Dans ses ultimes essais d’écriture, il revient à plusieurs reprises sur cette image qui le hante :
Le grand chien efflanqué de Giacometti
est sur la trace d’allez savoir quoi qu’ON
ni nous ne serons jamais.7
À chaque fois que j’allume ma lampe
d’établi apparaît le grand chien efflanqué
surgi des mains de Giacometti. (ibid., p. 100)
Giacometti est – avant tout – un philosophe. (p. 101)
Le grand chien efflanqué de Giacometti
n’a toujours pas trouvé ce qu’il cherche. (p. 132)
28Si Giacometti est, « avant tout », un philosophe, c’est qu’il n’est pas intéressant de le ramener au statut d’artiste, c’est-à-dire d’un artiste « comme les autres », un artiste dont les « œuvres » sont adressées (et éventuellement vendues) à « ON » : il fait de la philosophie avec ses mains, dont sont « surgies », quoi ?, on ne sait pas, quelque chose qui, à un certain moment, « apparaît » sur un coin d’établi, quitte à disparaître lorsqu’est accompli le moindre geste d’éteindre la lampe ; il révèle des traces d’Être qui ne mènent nulle part. Le chien de Giacometti, qui bouge en restant immobile, ne se déplace pas dans l’espace ; il est une portion d’espace en puissance de mouvement ; il est « de l’espace » parcouru, lacéré, transpercé, par des lignes de déplacement ; il signifie l’espace, non comme cadre donné en soi avec ses repères établis, mais comme lieu d’un agir qui « persiste à préluder », sans fin assignable, sans bornes ni raisons. Sans mot dire, avec une discrète gravité, il fait voir, gratuitement, ce que c’est que « vivre à l’infinitif », en tant que « partie de la nature » dirait un lecteur de Spinoza : par « partie de la nature », il faut entendre alors, non un bout de nature juxtaposé à d’autres dont il est substantiellement distinct, mais une existence singulière dans laquelle c’est la puissance de la nature tout entière qui est à chaque fois investie d’une certaine manière, sous un certain profil, modalement. À la rigueur, l’étrange ballet rituel de Beuys en présence d’un coyote pourrait faire penser à quelque chose de ce genre, bien que cette danse ait eu pour cadre une galerie d’art.
29L’errance du chien de Giacometti est révélatrice de l’expérience à travers laquelle, reprenons cette formule à Heidegger, « le monde découvre à chaque fois la spatialité de l’espace qui lui appartient »8. Cette découverte, qui ne s’effectue pas tout d’un coup, dans son ensemble et pour toujours, mais « à chaque fois », ce qui implique qu’elle doive être indéfiniment, immuablement, recommencée, ne donne pas accès à un monde « objectif », préexistant à son atteinte, mais suppose mille et un détours, dont le mieux (et le moins) qu’on puisse dire est qu’ils laissent derrière eux des traces. Tracer, activité corporelle, est un geste dont les incidences mentales qui l’accompagnent sont cruciales, d’autant plus qu’elles n’ont pas besoin de la médiation du langage pour se produire. Dès qu’il a eu à s’occuper d’enfants catalogués « arriérés », Deligny, d’emblée réticent à tenir vis-à-vis d’eux la position de « maître » et à qui l’obligation statutaire de « faire classe », sur programme par-dessus le marché, paraissait dérisoire, a perçu l’importance de ce simple geste en vue de rétablir un contact, si précaire soit-il, avec l’humain de nature dont ses pauvres « élèves », pauvres socialement et existentiellement, étaient, quoi qu’« on » en dise, porteurs :
Alors il m’est arrivé d’en faire venir un au tableau, un de ceux-là, par désœuvrement, par inadvertance. Peut-être que ce LUI là n’y était jamais venu, au tableau. Il me semble qu’une chape d’ennui envoûtait la classe. J’ai dû lui mettre la craie entre les doigts, et à la bouille qu’ils faisaient les autres assis, c’est sûr qu’il y avait de l’événement. Et une main crasseuse a tiré un trait tout blanc, cependant que tombait une neige à peine visible, haleine plus lourde que l’air des vieilles planches noires accrochées au mur.9
30Tirer un trait, tracer, fait événement : quelque chose advient, ça « vérite », à l’extrémité d’un bout de craie tenu par une main maladroite qui n’en a pas moins le pouvoir d’ouvrir « à chaque fois » un monde, un nouveau monde. De même, les tracés de Janmari dissimulent, derrière leur monotonie apparente, une puissance non moins grande que celle que des spécialistes avisés et cultivés décèlent lorsqu’ils interprètent, à grand renfort de mots savants, des dessins de Twombly qui à certains égards leur ressemblent. Mais justement, les tracés de Janmari ne sont pas des dessins, ils ne sont pas interprétables, ils n’intéressent pas les spécialistes avisés et cultivés, ce dont il faut se réjouir : c’est ce qui leur donne la force incomparable propre à « un art hors de soi », fortuit et inopinable, auquel il faut éviter d’accoler une étiquette en vue de le cataloguer. Deligny, en 1937, dans sa « classe » de l’école de la rue de la Brèche-aux-Loups, et un peu plus tard au Pavillon 3, celui réservé aux enfants de l’hôpital psychiatrique d’Armentières, ne se conduisait pas en « pédagogue » qui fait dessiner ses élèves – « Dessine-moi un bonhomme ! » – en vue de les amener à mieux révéler, et éventuellement comme on dit à construire, leur « personnalité » : les traits qu’il leur faisait tirer, il n’essayait pas de les déchiffrer, mais il s’efforçait de les aider à persister à préluder en embrayant à partir d’eux sur des histoires, comme celle d’un banc qui aurait perdu ses quatre pieds, un « radeau » magique sur lequel il embarquait avec lui ceux qui lui étaient confiés afin de leur faire découvrir un nouveau monde, comme Christophe Colomb, à la figure duquel il se réfère souvent en n’omettant jamais de rappeler que, s’il était, comme on dit, arrivé, c’était parce qu’il n’était pas parti du bon côté.
Notes de bas de page
1 F. Deligny, Cahiers de l’immuable 1 - Voix et voir, no 18 de la revue Recherches, 1975, repris dans Œuvres, Paris, L’Arachnéen, 2007, p. 861.
2 F. Deligny, Cahiers de l’immuable 2 - Dérives, no 20, 1975, repris dans Œuvres, ouvr. cité, p. 939.
3 F. Deligny, Cahiers de l’immuable 2, Lettre à I. Joseph du 20 septembre 1975, repris dans Œuvres, ouvr. cité, p. 925.
4 F. Deligny, Les détours de l’agir ou le moindre geste, repris dans Œuvres, ouvr. cité, p. 1276-1298.
5 F. Deligny, Cahiers de l’immuable 3, Lettre à I. Joseph, février 1976, repris dans Œuvres, ouvr. cité, p. 965.
6 F. Deligny, Singulière ethnie, repris dans Œuvres, ouvr. cité, p. 1432.
7 F. Deligny, Essi & copeaux, Le mot et le reste, Marseille, 2005, p. 95.
8 M. Heidegger, Être et temps, E. Martineau trad., Paris, Authentica, 1985, § 22, p. 9.
9 F. Deligny, préface à la réédition de Les enfants ont des oreilles, reprise dans Œuvres, ouvr. cité, p. 352.
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