Chapitre 8
Drôles de coïncidences…
p. 123-145
Texte intégral
Sur le radeau des mots, sur les cartes des erres1 de Fernand Deligny, qu’y a-t-il à penser, qu’avons-nous rencontré ?
1Je n’ai pas rencontré Deligny. Je ne suis pas allée à Graniers, ce hameau du village de Monoblet dans les Cévennes où, depuis 1967, Fernand Deligny avait installé son lieu de vie en compagnie d’enfants autistes et de quelques adultes. Je n’ai pas cherché à retrouver les traces réelles de ces lieux, à rencontrer les adultes qui y séjournaient encore à l’époque, ni non plus à me plonger dans l’histoire du personnage, car apparemment, c’en était un de « personnage »… Ici, il est donc moins question de Deligny lui-même et de son œuvre d’écriture ou d’éducateur, de philosophe ou de militant que de réenfiler la trace du parcours philosophique vers lequel la rencontre avec les lignes d’erre, la familiarité des cartes, l’imprégnation des mots de Deligny m’a conduite durant toutes ces années et dans lesquelles je baignais comme en un lieu naturel. Étrange paradoxe : cette familiarité est aujourd’hui lointaine, la langue de Deligny quasiment étrangère, il ne reste plus grand-chose de mon parcours passé à part quelques repères et de vagues idées, quelques lignes de mots, des impressions diffuses. Il s’agit donc d’exhumer, de transcrire et retrouver, de réapprendre à parler en cherchant sur les cartes cet autre moi qui erre, le passé d’un passé enfoui au creux des choses et qui s’est peu à peu comme l’humain et les choses, recouvert d’alluvions, des discours et des années, quadrillé du langage des relations sociales. Suis-je donc devenue si étrangère à ces lignes qu’il me faille à présent chercher dans ma mémoire par où reprendre leur cours sans en briser la trace ? Mais, cette difficulté n’est-elle pas aussi la nôtre, celle que nous avons tous, nous, êtres de langage, du temps et des consciences à quitter un moment notre vêtement d’homme pour chercher à tâtons les repères de l’humain ? Car, là où d’habitude il s’agirait de soi, de rappeler à soi souvenirs et références pour rédiger des phrases destinées à la communauté discourante d’autrui, alors que ce passé, semble-t-il, est le mien, ce n’est jamais du moi et encore moins de moi, dont parlent les lignes d’erre qu’il nous faut retrouver. Elles ne sont pas l’hier du présent d’aujourd’hui parce qu’immuablement, elles nous mènent à l’humain et que l’humain, c’est nous, dans le gris du transcrit, fragile ligne sans voix dans l’étendue des choses. Qu’y a-t-il donc à voir aujourd’hui sur ces cartes si ce n’est pas de moi ni des hommes dont il s’agit en fait ? De quoi est-il question, qu’avons-nous à penser et quel philosopher pouvons-nous retrouver qui chemine à travers toutes les aires de nos vies sans qu’on en soit sujet, sans qu’il y ait d’objet ? Qu’est-ce que l’œuvre de Deligny a aujourd’hui à nous faire penser sans qu’on veuille le connaître, sans qu’on cherche à l’apprendre ?
2Exercice difficile que celui du retour vers un lieu où l’on était jadis, périple ulysséen doublé ici du fait que la finalité n’est pas de se retrouver soi-même, mais au contraire de se « départir » de soi pour suivre des lignes d’errance aussi anonymes et muettes que le caillou autour duquel elles tournent pourtant obstinément. Ici, les cartes tracées par les adultes qui suivent les déplacements des enfants autistes n’esquissent aucun parcours et les péripéties qu’elles dessinent en leur creux ne forment pas les chapitres de l’Odyssée de l’homme. Pour voir ce qu’il y a dans le gris du transcrit, il faut faire ce détour du dehors de nous-mêmes, accepter de laisser le langage et ses occupations, de rompre avec le temps et l’urgence du moment pour tenter l’expérience d’un autre irréductible, d’un lieu hors du discours, du sujet et de ses représentations. Cet exercice difficile, cette entreprise périlleuse que nous demande la pratique des cartes, la langue de Deligny nous la donne avec tout son glossaire de mots réinventés, moulés au quotidien d’un lieu de vie sans nom : la période qui nous a intéressée se déroulant à partir de 1967, c’est-à-dire lors du séjour de Deligny dans les Cévennes à la suite de sa rencontre avec Janmari, enfant autiste, avec lequel et non pour lequel, il fut amené à inventer une nouvelle façon de vivre avec les enfants autistes et un nouveau mode d’être avec eux dans un espace, celui de Graniers. C’est dans cet environnement qu’un lieu de vie, comprenant adultes en présence proche et enfants autistes, s’est créé dont Deligny et les autres furent l’occasion2 et non pas l’intention. Là, nul projet, nulle volonté, nulle méthode : il s’agissait, au contraire, de libérer les enfants autistes de toutes les projections et classifications dont ils faisaient l’objet institutionnellement et psychiatriquement. Les laisser ÊTRE, vivre au proche, se faire disparaître et, à la place de vouloir leur apprendre comment se comporter à l’intérieur de nos codes langagiers, les suivre, les tracer, arpenter leur silence et VOIR3 ce qu’il en est de nous quand on passe la frontière du langage4 et des institutions, que l’on sort du carcan du sujet et de ses catégories, qu’on laisse le temps des actes au temps qu’il fait dehors pour épouser un peu, toujours très discrètement, la ligne de crête fragile des lignes d’erre qu’ils tracent.
3Qu’y a-t-il à apprendre des cartes délinéennes, pour nous, graines de philosophes qui avons l’habitude de la dissertation, l’apanage du discours, le monopole du dire, l’affection du vouloir et notre libre arbitre, la certitude du vrai et la réalité ? Peut-on se départir de nos catégories et qu’advient-il de nous au fil des lignes d’erre ?
Le cercle, l’eau et l’O : radeau
L’EAU
source
rivière
fontaine
tous ces points d’eau repérés, vibrés […].5
C’est à ce moment-là que je me suis mis à penser à la vingt-septième lettre de l’alphabet, celle que Janmari autiste devait (me) tracer sept ans plus tard en O mal fermé « lettre » que j’ai nommée cerne.6
Mythe, le radeau parti pour crever l’orbe du langage, comme d’autres l’ont fait de l’œil du cyclope. Il était personne.7
4Depuis 1967, Deligny est installé à Graniers avec Janmari, enfant autiste, et quelques compagnons. Loin des projets éducatifs et des institutions, à l’écart des subventions et de la reconnaissance de l’État, il mène une tentative de vie en réseau de petites unités de lieux et de personnes, disséminées. Il fait une tentative. Il a connu l’école, l’asile, les centres de délinquants, toutes les institutions et les lieux réservés à ceux que le pouvoir ne veut pas voir et qu’il met dans les cadres de sa structure d’État. Deligny est instituteur, éducateur, directeur d’un centre de réinsertion, il mène La Grande Cordée, traverse la psychothérapie institutionnelle, séjourne à La Borde, rencontre Pierre Hirsh, Henri Wallon, Jean Oury, Felix Guattari et plus tard François Truffaut et il publie depuis 1943. Mais de tout cela, il n’en a rien à faire, il ne veut pas le faire. Il ne veut pas de projet d’existence, de finalité, de biographie. Il ne veut pas être quelqu’un et encore moins quelqu’un qui chercherait à être quelqu’un. La tentative des Cévennes est donc d’abord, comme les précédentes tentatives, à la fois une esquive à l’égard des institutions et l’occasion d’une rencontre : celle de Janmari. À l’époque, l’autisme est un mystère scientifique et c’est à l’asile que l’on met ces enfants invivables, insupportables, incurables que l’on nomme autistes et dont Janmari fait partie. Entre l’idéologie de l’enfance qui fonctionne à l’affectivité ou à la coercition, l’idéologie de l’humain qui utilise l’autisme comme une figure de contestation institutionnelle et l’idéologie de l’amour8, l’enfant autiste est inséré dans les mailles d’un discours où il devient mutique, sans voix, moulé dans le carcan des projets et des fins. Contre la psychanalyse qui s’acharne à faire parler les mères, à trouver un pourquoi dans le fait d’être autiste, contre la psychiatrie et l’idée qu’il faut soigner, contre la volonté d’aider, le devoir de les aimer ou de les prendre en charge comme un fardeau, Deligny cherche un lieu fait de silence et d’absence, où chacun puisse errer sans avoir où aller : un lieu de vie où les adultes vivent en présence proche des enfants sans les enfermer dans un projet éducatif. Deligny vient ici, au milieu des Cévennes, avec Janmari entreprendre quelque chose dont il ne sait lui-même ni la fin ni le sens, ni le terme ni le mode, ni l’objet ni le sujet, avec la seule idée d’exister sur une sorte de radeau, de se laisser glisser au fil de l’eau et puis on verra bien…
5Graniers est un hameau, un réseau de présences, une tentative de vivre ensemble tellement précaire que Deligny l’appelle radeau, parce que tous ceux qui y participent y sont embarqués sans s’être préalablement réunis autour d’un projet commun, sans l’avoir voulu ni cherché : une dérive. Le radeau est parti pour crever l’orbe du langage, en lieu et place de l’institution et d’une maison habitée par l’homme entourée d’une forêt de symboles. Qu’est-ce qu’un radeau ? Les adultes et les enfants autistes qui partagent le lieu de vie vivent en réseau, c’est-à-dire sans être organisés autour d’une instance centralisatrice, sans être rattachés à un centre ordonnateur de sens : ils communiquent de proche en proche, de manière immanente en passant d’une tâche à l’autre, en suivant des trajets quotidiens qui, à force de se répéter, finissent par imprimer à l’espace un autre rythme que celui de l’avant et de l’après qui forge le devenir de l’homme auquel nous sommes habitués. C’est sur le cours très lent et silencieux de l’immuable que le radeau dérive et tente un mode de vie : il est le mode de déplacement idéal pour le réseau. Immanent aux mouvements, adhérant à la surface de l’eau, c’est une barque sans voile qui navigue sans âme, divague, extravague sans jamais basculer, se poser ni chercher à se représenter. Un radeau, ce sont des branches mises ensemble sur l’eau, un lieu fragile et ouvert, fait de troncs ajourés reliés entre eux de manière assez lâche de sorte qu’au lieu de faire obstacle à l’eau, il se laisse traverser, aussi délicat qu’un morceau de papier qui navigue au fil de l’eau et dont la survie dépend de sa capacité à en épouser le mouvement, à être au ras des choses, à vaguer… Un radeau, c’est tout plat, un espace sans frontière, un lieu qui va sur l’eau où l’humain peut couler, s’écouler sans projet au gré du coutumier, s’étaler au plus près du silence des autistes, proche des vagues de l’eau, loin des mots et des phrases. Car il s’agit d’aller à la dérive de l’homme, du discours et du monde, d’ouvrir le cercle du même à un mode d’être humain anonyme et sans voix. Cette embarquée précaire, sans pilote ni bagage, nous emmène au-delà de la berge du regard et se fraye un chemin qui ne débouche sur rien, qui n’espère plus rien, qui erre au gré des lieux et les laisse exister, eux, ces enfants autistes, enfin délivrés de toutes les projections que les adultes parlants et bien-pensants ont l’habitude de leur appliquer. Dans l’espace des Cévennes, commence la dérive, c’est-à-dire un mouvement qui refuse de savoir où aller, qui part d’en l’à-côté, de biais et de travers, qui se laisse en aller par là où vont les choses et commence à tracer les lignes de leur silence. Le radeau doit passer hors du cercle du même qui a posé son autre en miroir de lui-même, traverser la marée qui nous ramène à l’homme, surpasser le discours et les objets figés, apprendre le silence, retrouver l’eau qui coule et à travers celle-ci, le commun d’un lieu de vivre ensemble qui se déroule sans communication, hors des canaux des mots. Pour nous, homme du langage, l’eau forme un O fermé, un cercle vide de matière qui tourne autour d’un centre, d’une conscience réfléchie qui en trace le mouvement et vient le refermer dans l’identité d’un sujet souverain dont l’essence est rivée au champ de la raison. L’O est le cercle du monde enroulé sur les noms, le langage d’un « je » arrimé en conscience, le pouvoir de l’avoir dans le clos de l’essence : du point de vue de l’homme, l’autisme est un lieu clos, un mur de silence qui délimite l’absence, un vide emmuré dans les filets du même. « Avec le langage, je ne puis sortir du langage »9 ; à partir de l’homme, on ne sort pas du sujet ; avec les vingt-six lettres de l’alphabet, on ne sort pas du sens et de la représentation, pas plus qu’avec la grammaire, on n’échappe à l’ordre des choses. Le radeau fabriqué au creux du lieu de vie est parti pour crever cet orbe que forme le langage et qui encercle l’autiste dans le contour d’un autre que l’on cherche à comprendre ou d’un semblable lointain qu’il faudrait ramener sur les rives du logos. En se mettant à l’eau, le radeau dessine des ronds sur l’eau qui ne se ferment plus et qui ressemblent alors à cette vingt-septième lettre que Janmari trace obstinément sur des feuilles de papier : sortes de ronds mal fermés, malhabiles, malfamés qui s’alignent vaguement sans se suivre et qui font chavirer la série bien rangée des lettres de l’alphabet. Déjà sous le langage, autre chose que des phrases se met à apparaître : l’O mal fermé, c’est l’eau que le radeau épouse quand il n’est plus personne et parvient à glisser hors des mots, hors du nous, hors sujet, hors propos.
6Et dans cette trace laissée sur le papier par la main silencieuse de Janmari, s’entrouvre pour l’humain la possibilité d’un mode de penser, de vivre et d’exister au dehors du langage, dans le proche des présences, la vacance du regard, le silence des choses et le vif de l’être.
Du silence au tracer : un mode d’être humain immanent à l’espace
Il y a d’autres passages que par le mot, d’autres voies que la voix.10
Si nous traçons des cartes, c’est pour qu’il y ait autre chose que l’autre quand il s’avère que le prendre pour quelqu’un s’efface, ce qui lui permettait d’exister pour peu que, de son point de voir, nous ne soyons pas l’autre, c’est-à-dire que nous ne sommes pas ce quelqu’un qu’il nous semble être.11
Ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence.12
7Devant le désarroi de ses éducateurs, devant l’impossible parole adressée aux enfants autistes, Deligny leur conseille de tracer. Tracer au lieu de discuter ; tracer au lieu de vouloir ; tracer au lieu de tenter de comprendre en se mettant à la place de l’autre ; tracer quand il n’y a plus personne ; et laisser être l’être. Parce qu’ils ne parlent pas, qu’ils ne sont pas dans le symbolique, utiliser les mots est vain et même dangereux. Cela consisterait à les enclore, les nommer, les circonscrire et donc à les enfermer dans le cadre d’un discours dont nous sommes les sujets, dont ils seraient l’objet, et à les prédiquer. Il faut trouver une autre voie, une voix qui ne dise rien, respecte leur silence tout en restant proches d’eux, une façon de prendre leur chemin sans les mettre sur les rails de nos intentions, de les suivre sans les poursuivre de projets et de les laisser être, tout simplement, sans les abandonner au rien, trouver une manière de s’absenter du signe et du sens sans effacer leur existence : une autre forme de présence. Sous le discours, il y a les mots ; sous l’écriture, il y a la trace, ce geste primordial qui se situe en deçà du symbolique et qui permet d’unir la main et le trait, l’humain et l’espace sur l’étendue d’une carte dont la fonction est de recueillir ce qu’il en est des trajets des enfants autistes et de Voir quelles voies ils empruntent une fois sortis du Même, de l’Un, de l’identique et du « je ». En fait, les choses sont simples. Il suffit de prendre une feuille, un crayon, d’arrêter de penser et simplement de suivre de la main les déplacements sans voix que les enfants autistes effectuent dans l’espace coutumier d’un lieu de vie commun. Puisqu’ils ne parlent pas, la première chose à faire est de se taire pour sortir, nous aussi, du carcan du logos et de la raison discourante et, avec celle-ci, du sujet de son énonciation. En présence proche d’enfants autistes, un premier constat s’impose : ce n’est pas par le langage ni le discours que nous pourrons communiquer, car ils se situent en deçà du symbolique, au dehors de la sphère du langage. En ce sens, interpréter leur silence comme un mutisme est déjà une violence faite à leur être, mutique signifiant non parlant, celui qui ne peut pas parler pour des raisons mentales et non pas physiologiques. Il y aurait donc des mots enfermés quelque part ou bien une structure signifiante bloquée dans sa capacité de dénomination ou d’agencement des signes ; l’enfant autiste serait un sujet mutique auquel il faudrait s’adresser pour tenter de le faire sortir de son silence étourdissant ; il faudrait de toutes forces le ramener à nous, l’aider à pousser les portes du symbolique. Pour Deligny, au contraire, c’est de silence dont il s’agit : de quelque chose dont on ne peut pas parler et qu’il faut taire parce que toute autre attitude constituerait une négation de cette altérité à laquelle l’enfant autiste nous renvoie. C’est d’un autre mode d’être dont il s’agit ici et de le laisser être, là où d’habitude on l’enferme dans une camisole idéologique13.
8Car, le discours n’est pas seulement une manière de communiquer entre individus ayant accès au symbolique, c’est un ordre14, une structure contraignante qui fonctionne à notre insu, qui nous moule dans ses catégories, nous forge et nous intime un devoir être. Le discours est une structure de pouvoir qui quadrille le réel et lui impose des places : il nomme, désigne, fige dans des identités et tout ce qui ne peut ainsi être rangé dans une case ou une autre devient le tiers-exclu qui donne sens à nos phrases. C’est une structure attributive qui fait de l’autre un autre de nous-mêmes et de l’enfant autiste un être dans une forteresse vide15. Dans la structure du logos, il n’y a plus d’autre, l’autre n’a pas sa place : la raison qui chemine à travers le discours a construit sa logique et elle ne se reconnaît pas comme sujet dans cet autre silencieux qui persiste à agir comme si de rien n’était, parfois à gambader, parfois à tapoter et en fait, à errer. Contre tous ces présupposés, tracer consiste d’abord à cesser de vouloir prédiquer le silence, de lui attribuer un nom, celui de l’ineffable, celui de l’innommable, un mutisme ou un non-dit. Non, le silence des enfants autistes16 n’est rien de tout cela parce qu’il n’y a rien à dire et qu’il est autre chose, un autre mode d’être où le discours n’est pas et n’y a rien à faire. Parce que « ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence »17, parce qu’il n’y a rien à faire et qu’ils n’en n’ont rien à foutre ni de nous, ni des autres, ni des mots, ni du monde, au proche de leur présence, il n’y a plus qu’à tracer et à se mettre à voir18. Les cartes se tracent ainsi au gré des déplacements que les autistes font sur leur aire de séjour : elles ouvrent une vacance commune, immanente aux choses et qui les communique à travers les erres sans jamais rien en dire, un espace de silence, libre de la raison, du discours et du sujet.
9Mais, qu’est donc cette ligne d’erre et où nous emmène-t-elle ? Il faut se mettre à suivre les lignes dessinées, patiemment, au fil des jours, sans ne plus rien chercher qu’à les accompagner dans le silence lent qu’elles inoculent en nous. Passer la frontière du langage, accepter de se mettre entre parenthèses et pour une fois arrêter de vouloir, d’eux, de nous, de nous pour eux, de nous pour nous : bref, cesser d’être un sujet, d’avoir un projet et se mettre à tracer19. Cette expérience de dépossession du « je » est celle à laquelle les cartes des trajets tracés des lignes d’erre nous invite tous20. Pour suivre l’erre, il faut quitter l’origine du discours, il faut passer la frontière de nos dires et de nos intentions, renoncer à comprendre, à savoir et cesser d’être nous. Nous avons l’habitude depuis Descartes de mettre les choses devant, de construire des représentations, d’être un sujet ordonnateur de sens, une sorte de point fixe à partir duquel s’engendre la connaissance, la raison et le monde. Nous sommes l’universel, cet Homme intemporel que la psychanalyse n’a pas réussi à déboulonner tant elle présuppose au fondement de son entreprise, une conscience. Même agie par l’inconscient et devenue opaque à ses intentions ou ses désirs, la conscience moderne21 demeure aux prises avec elle-même, circonscrite dans ce même qu’à la fois elle quitte et retrouve en se posant à l’intérieur de soi comme réflexion : conscience de soi et subjectivité. Dans ce cercle, s’il est question de l’autre, c’est toujours dans son rapport au même qu’il apparaît et plus comme une option que comme une nécessité, sur fond d’identité et non d’altérité. Mais, l’erre n’est pas l’autre du sujet : il n’y a plus de sujet, plus d’objet, il n’y a plus un monde doté de qualités, plus de représentations, plus d’attente, plus de langage, de signes, de repères, de raison. L’erre est une ligne anonyme, silencieuse et la ligne est « trace d’être »22, un être sans identité qui ne représente rien, elle est le trajet d’êtres non parlants qui errent sans avoir où aller et dont l’errance suffit pourtant à sinuer l’espace en étendue de trajets. L’erre relie les choses aux corps qui les parcourent par la seule médiation du vide qu’ils y laissent. Les lignes d’erre sont sans support, elles n’ont pas de sujet et n’entrent pas dans le cadre a priori de l’espace-temps kantien qui définit le champ de l’expérience possible. Elles ne s’ordonnent pas et elles ne se laissent plus appréhender en termes de catégories. Elles tracent le cours des choses, leur tendance immanente à passer l’une dans l’autre, le long de lignes sinueuses et toujours silencieuses23.
10Il faut prendre le pli de Voir par là où sont les choses, apprendre à ne plus rendre raison de ce qu’elles ne sont pas, faire d’une habitude la place d’un sujet, instaurer une coutume24 qui n’augure de rien parce qu’elle n’inaugure plus un discours sur les choses. Un « Voir » paraît alors hors de tout point de vue qui ouvre sur un penser hors sujet, hors de toute intention et qui fait s’écrouler la fonction même du langage dont elle était consubstantielle25. Il libère « les mots des contenus silencieux qui les aliénaient »26, car pour nous désormais, le mutisme autistique n’a plus rien du silence d’une parole non dite : « mutique ne veut pas dire muet et entraîne la carence totale du faire signe »27. Du point de voir de l’homme, le silence était signe d’aliénation, une incapacité à dire et à représenter la raison d’un sujet. Au point de Voir les choses, s’exprime désormais un langage silencieux qui ne représente plus et ne se dit même plus, fait sentir une présence anonyme, fine, fragile, gracile : de l’Être sans personne, dénué d’attributs. Car la ligne est plusieurs, une multiplicité divergente de non-sens, fil ténu de passages entre le rien et tout, l’acte singulier d’un pas qui creuse dans l’espace, le lit des phénomènes repris au temps qui passe, les formes d’une nature où l’humain est effet. Dans l’errance des lignes, les repères se brouillent jusqu’à la profondeur d’un au-delà des mots et ce monde sans discours que les choses silencent, les autistes le font et l’agissent en lignes.
11Pour nous qui ne savions que dire à ces enfants, nous qui ne les voyions qu’à partir de nous-mêmes et étions confortablement installés en sujets, dans les discours tout faits de la raison des choses, la pratique des cartes inaugurée par Deligny nous déplace au dehors de toutes nos certitudes philosophiques et du piège métaphysique du « je » induit par l’utilisation du langage28. Elle nous invite à plonger notre être sans attributs dans l’immanence de choses qui se passent hors du temps, à la surface de lieux qui vont « communiquer » dans l’au-delà de l’homme, la présence d’un humain glissé au creux des lignes.
Voir : la ligne, le vide, le trait et l’aire
Les cernes vont apparaître comme un des caractères de cette « calligraphie » qui nous est advenue ces temps derniers, il y fallait ce prélude qui tombe littéralement du ciel.29
Les feuilles transparentes dont chacune portait un trajet quotidien transcrit ont été maniées, rangées, mises en tas. C’est la transparence des feuilles qui a permis de voir apparaître ce que plus tard nous avons appelé le cerne, cerne d’aire pour ce qui concerne cette carte où ont été reportés les trajets transcrits à l’encre de Chine. (ibid, p. 18)
12Qu’y a-t-il donc à Voir sur les cartes des lignes d’erre, en suivant leurs dessins, sur les traces de la main ? De quelle sorte d’objet sont ces cartes et qu’est-ce qui y paraît sans plus représenter ?
13Tracées à l’encre de Chine sur des feuilles de papier, les lignes d’erre sur les cartes forment une sorte de calligraphie : un dessin qui s’écrit en même temps qu’il se peint et qui ici dépeint beaucoup plus qu’il ne trace, les contours d’un objet dont personne n’est sujet. L’allusion de Deligny à la technique de la calligraphie chinoise n’est pas innocente. Pour pouvoir passer au dehors de nous-mêmes, il faut non seulement apprendre à nous taire et à écouter le silence, mais encore à traverser le cadre de nos représentations, c’est-à-dire à quitter le monde rassurant que nous avons construit à partir de notre point de vue pour tenter l’expérience d’un Voir que plus rien n’organise de l’extérieur. Tracer et Voir ou apprendre la calligraphie : il ne s’agit pas de changer de perspective, mais d’abandonner définitivement cette notion même de perspective à laquelle la tradition picturale occidentale nous a tellement habitués que nous la prenons pour l’universelle évidence d’un rapport au monde que nous avons pourtant construit de toutes pièces et que nous reproduisons encore, y compris quand, depuis Cézanne et Picasso, nous avons assisté au spectacle de sa déconstruction. Là où la peinture occidentale cherche à remplir l’espace blanc du tableau, à l’occuper en dessinant des formes, à enclore des couleurs, là où elle se construit comme une représentation à partir du point de vue d’un sujet ordonnateur de sens et centralisateur, alors que le tableau s’ordonne autour d’une perspective classique, la peinture chinoise traditionnelle efface, libère, ponctue, insuffle le vide sur la toile et fait circuler entre les traits, de l’Être qui n’appartient à personne. Les cartes sont alors comme cette surface « désossée » de la peinture traditionnelle chinoise où l’encre se pose sans dessin préalable, sans qu’« aucun contour ne trace une frontière »30. Ici, plus de sujet, plus d’objet, plus de point de vue, plus de cadre, mais un espace vacant, libre, ouvert sur la nature, en relation, sans intention, un espace où l’homme n’est plus le centre du monde parce qu’il n’y a plus de monde, plus de clôture qui viendrait le refermer dans le cosmos rassurant des significations toutes faites. La tradition de l’encre appelle à l’effacement, au bruissement, elle ouvre sur le Vide et le Souffle par la main qui, doucement, laisse paraître le blanc en le rythmant de traits et renoue en silence avec les éléments31. Sur les cartes comme dans les Encres de Zao Wou-Ki dont parle Henri Michaux32, il s’agit de faire apparaître le vide, d’ouvrir, par la position du noir sur le blanc du papier, la vacance d’un espace désormais disponible au silence des parcours et au souffle d’une vie qui s’enroule dans les choses sans les représenter : « L’espace est silence »33. Faire apparaître « l’écume phosphorescente du non-être, du non-vouloir […] par le non-référentiel, le non-savoir »34 : le peintre doit s’effacer derrière la main qui peint, le mouvement du poignet parvenir à épouser le rythme ténu des choses et la peinture chercher, non plus à imiter, reproduire ou exprimer un point de vue, mais à créer un microcosme, « espace ouvert où la vraie vie est possible »35. Grâce à la main qui la trace à l’encre de Chine, l’erre est devenue le trait, cet « unique trait du pinceau » que la peinture chinoise s’emploie à dessiner36 et dont la fonction est de ponctuer l’espace blanc, l’animer de l’intérieur et, en faisant circuler le souffle, lui imprimer un rythme, une nouvelle harmonie. Dépeindre et non plus peindre, tracer sans dessiner, sur des cartes ou des papiers translucides37. Au lieu de replier les lignes dans les contours fermés d’un cosmos clos et ordonné par le logos, le travail patient, attentif et minutieux de la main qui trace, efface peu à peu les objets, le sujet, la raison, les discours et nous invite à Voir hors de tout point de vue. Sur le blanc du papier, la ligne s’entrelace avec le vide et avec le silence et par leur médiation, elle relie les choses aux corps qui les parcourent et à la main qui trace.
14Comme en calligraphie, la ligne des déplacements des enfants autistes est inséparable du mouvement du poignet. De la main à la ligne : un geste, patient, proche, respectueux de l’autre, un geste silencieux et léger qui accompagne sans interrompre, prend soin sans rien vouloir, laisse être, filer, gambader, errer. De la ligne à la main : une feuille de papier qui peu à peu noircit, se griffe, se grave38 et laisse entrevoir là, dans le gris du transcrit, des contours évidés de toute signifiance, libres des intentions, qui déploient le silence d’une présence anonyme. La main qui trace est devenue anonyme, à la fois transparente sur les cartes des trajets et tout aussi bien là, une présence en latence qui, en suivant le mouvement de ces fils si ténus, déploie l’espace d’un Voir où l’être peut enfin Être, libre de tout avoir, du sujet et des discours. Entre la main et l’erre, la carte est « interstices »39, un écart de langage dans l’entre-deux des lieux, un microcosme vivant, ouvert, qui traverse les signes et nous amène doucement jusqu’« au comble de l’insignifiant »40. Car, les erres ne vont nulle part, elles ne désignent rien, ne transportent pas de sens, elles ne nous disent rien, mais elles ne sont pas rien. Elles sont errance, vacance d’un espace libre aux trajets coutumiers, ouverture d’une aire où se forment des repères, esquisses d’un entrelacs, ébauches de croisements immanents à l’espace qui apparaissent peu à peu par superposition. Par le trait qui se trace, l’espace blanc de la toile devient souffle de vie qui circule et s’anime dans l’entre-deux des traits ; par la trace de l’erre, une relation se noue qui met l’Être en mouvement au-dehors du vouloir, du sujet et de l’homme, libère dans la vacance, la possibilité d’une aire.
15De l’erre à l’aire : au fur et à mesure des trajets des lignes d’erre, les calques qui les recueillent sont posés un à un sur les cartes41. Sur chaque calque, une erre qui ne communique pas, ne se rencontre pas, une erre qui passe entre les choses, entre les traits et les trajets, une erre solitaire mais qui, par transparence, en laisse entrevoir d’autres, les lignes que font les choses à travers leur silence. Sur la surface des calques, l’errance de quelques lignes se trace l’une sur l’autre et celles-ci se mettent à épaissir : les cartes s’empilent et font voir désormais en termes d’espace, l’histoire de déplacements qui ne sont plus réglés par la logique du temps, mais par les attirances immanentes que les lieux entretiennent avec les lignes et le sensible, que les lignes ont entre elles, et l’étendue des erres avec l’aire de parcours. Un réseau de lignes d’erre apparaît qui a la forme de l’aragne chevêtre, sorte de toile d’araignée qui forme un mode d’être en commun inscrit comme un cerne à forme d’œuf42 sur les cartes sans que jamais aucune ligne n’en trace ou délimite le contour. Il s’avère, en effet, que les lignes du parcours des autistes suivies sur plusieurs mois, voire plusieurs années, tracent un territoire un peu comme le parcours d’un chat qu’on aurait balisé sans jamais pour autant l’enclore dans un contour. Les lignes forment une ellipse43, un cercle déformé, sans centre ni frontière, l’intérieur d’une aire qu’elles délimitent, de fait, sans raison apparente ni obstacle ou frontière, à travers leurs trajets : une aire invisible au regard de l’homme, mais vivante et présente, immanente à leurs traces. Au cœur de cette aire grise qui entoure les erres, les fils d’un autre monde apparaissent, un monde sans regard ni conscience, sans avant ni après, sans histoire ni sujet, sans discours, sans objet. Car là où l’objet n’est que ce qui est projeté par la vue d’un sujet ayant déjà réglé le réel qui l’entoure en expérience possible qu’il doit rendre signifiante, les choses se trouvent là, hors de tout prédicat, disponibles sur cette aire ouverte par les erres, à l’humain qui advient. Par la main qui transcrit, les lignes qui sinuent s’entrouvrent aux choses et commencent à faire paraître, au cœur même du sensible, la vacance d’un repère44, la pierre, le gris d’une habitude, un point d’eau oublié, le lieu d’un coutumier inscrit au creux des lignes. Le réseau formé par les adultes en présence proche d’enfants autistes a ses tâches quotidiennes qui forment un coutumier auquel il faut veiller et que les cartes indiquent à travers des dessins placés au cœur de l’aire : la cruche, la casserole, l’eau, la vaisselle, le pétrin. Autour de ses dessins, les erres glissent et sinuent comme de longs filaments qui forment les artères du coutumier45, ses nervures, la sève d’un mode de vie tout à l’infinitif, c’est-à-dire sans sujet, sans projet et au-delà du temps de l’avant et après : un immuable maintenant, corps commun46 de l’agir, l’aire libre des erres.
De la main à l’humain : chevêtres et coïncidences
Le terme de chevêtre désigne donc simplement ce fait qu’il y a quelque chose de commun qui attire bon nombre de lignes d’erre.47
[…] partir sur les traces d’antan grâce au flair remarquable des enfants dépourvus de l’usage de ce langage qui nous emplit de sa suffisance ? Cette quête n’a d’autre intérêt que nous indiquer que les lignes d’erre sont bien traces de relation, ne serait-ce qu’avec l’eau et les chemins effacés. (ibid., p. 18.)
Notre ouvrage est de donner lieu à la paroi. (p. 66)
16En acceptant de suivre l’aventure délinéenne, nous avons renoncé à la structure de la représentation, à nous positionner comme le sujet d’un monde entouré des objets d’une expérience possible. Nous nous sommes disposés à même les choses, au cœur du sensible, dans la présence sans nom d’une étendue vivante qui n’a plus rien à voir avec l’espace réglé, homogène et quantifié du repère cartésien. Dans cette étendue-là, les erres qui se tracent sont d’abord des traces d’êtres, les trajets d’êtres qui errent sans savoir ni avoir où aller, les détours et arabesques singuliers et propres à chaque enfant48 qui, en passant et repassant, réitèrent et en réitérant commencent à creuser les plis d’un coutumier sans orientation, projet ou direction, les voix d’une communication anonyme, sans intention signifiante ni sujet d’énonciation.
17Si le travail des cartes consiste à « retracer la ligne d’erre d’un gamin et s’apercevoir que cette ligne d’erre nous échappe », il consiste aussi à « s’apercevoir que les lignes sont aimantées par quelque chose »49 qui échappe au projet du gamin comme à tous les projets des adultes qui vivent avec eux en présence proche. Au creux de l’aire des erres, quelques repères se forment à la surface des choses, telle cette pierre anonyme, invisible à nos yeux car au milieu des autres, qui tout à coup surgit dans l’espace laissé blanc des lignes qui très obstinément, au fil des mois qui passent, la contournent et la tracent en vide sur une carte50. Parmi tous les cailloux qui parsèment les trajets, une pierre a surgi qui n’est plus un caillou dans le monde des objets, mais une chose singulière qui prend forme de repère. Sur le sol, cette pierre est devenue unique, une chose sans nom, muette, inutile, indifférente, mais qui forme un repère, attire dans son éclat51 les lignes d’erre sur les lieux retrouvés d’une présence oubliée. Dans ces lieux enveloppés de l’antan des passages, dans ces fils d’immuable aux chemins de traverse où les routes sont lentes comme l’érosion des pierres, où le temps a fini de penser à devenir, il reste au creux des choses toutes les trames du silence, les alluvions d’un Être qui persiste à être sans chercher à exister dans un nom, la forme d’un sujet, d’un objet ou d’une fin. La pierre gît là sans voix, elle reste sans rien dire, plus personne ne la voit, plus rien ne l’aperçoit, mais comme plus aucun mot ne vient l’enclore, doucement elle persiste jusqu’au seuil de la vie, existe, insiste et ouvre une brèche dans l’existence errante de toutes les lignes d’erre. Car la pierre dure les ans de l’antan d’autres pierres, elle est l’inadvertance du passage des hommes, l’humain qui lui advient sans qu’il s’en aperçoive, l’entrelacs du silence, des présences et du vide. Et nous nous trouvons là, à la place de la pierre52, au point de convergence de quelques lignes d’erre, étalés sur les cartes : muets, insignifiants et toujours-là présents. Cette pierre est LA pierre sans contours pour l’enclore, gravée comme une clairière, une échancrure des choses53 sur la carte des trajets, délivrant nos regards des objets signifiants, l’ouvrant aux traces passées de l’humain et ses initiatives qui était là bien avant l’homme54 et qui silence encore ici au creux des erres. La pierre fait apparaître à la surface des cartes, les agirs d’antan oubliés par l’histoire55, les fils emmêlés des trajets de l’humain, le corps d’un quotidien enchevêtré de traces, moulé au rythme immuable des gestes de l’à-faire.
18Et là, à côté de La pierre, en arpentant les cartes, superposant les calques, apparaissent des chevêtres, des nœuds de rencontres anonymes, non discursives, sans sujet ni objet. Car, si les lignes divaguent, s’emportent et gambadent, elles ne vont pas n’importe où ni n’importe comment. Le long de leurs parcours, il y a des retours, des allées et venues et dans l’espace qu’elles tracent, des réitérations56 qui ont forme d’agirs, c’est-à-dire d’un infinitif57 qui est un collectif et n’est le nom de rien : personne, ni l’un ni l’autre, quelque chose de commun58. Sur l’aire des cartes, il n’y a plus personne, plus rien n’est transitif : plus de sujet pour faire, plus d’objet à produire, plus de projet d’avenir, de paroles à dire, d’autres à dénommer, d’ensemble à créer. Sous l’homme que nous étions, l’humain devient la main, celle qui trace sans rien dire, celle qui disparaît dans le gris du transcrit, celle qui s’efface enfin pour laisser être l’Être, Être à l’infinitif, parce qu’Être ne veut rien dire et qu’il est sans sujet.
19Mais est-ce de l’anonyme ou est-ce du collectif ? Est-ce l’œuvre d’autres choses ou encore de l’humain ? Aux points de convergence de quelques lignes d’erre, s’esquissent sur les cartes les tout premiers repères d’un individu. Il ne se dit qu’en traces, ne consiste qu’en plis et ne se forme que par recoupements, par la reprise constante d’un trajet continu. Quelque chose existe qui n’est déjà plus chose, mais ce qui les « agit » en leur donnant un cours : cours immuable des choses où devenir n’est plus. L’individu est là, au creux de ces repères, il a l’étoffe d’un « nous » dont le corps est commun, mais dont chaque ligne est propre, singulière, irréductible à l’Un, au même et à l’identique. Les allers et retours de toutes les lignes d’erre sont toujours des détours59 et non pas des démarches. Ils vont autour des choses sans qu’ils s’y dirigent et en les contournant et passant de côté, les lignes les côtoient, esquissent un entre-deux, un entre-déjà-là : un chevêtre, un entrelacs de lignes par où l’agir se croise en commun et où l’humain paraît60. Dans les plis du transcrit, un autre creux se forme qui est l’occasion d’être qu’un seul n’avait jamais, mais que l’humain traverse en se faisant commun. Autour des chevêtres où le commun se tisse, l’habitude des trajets contracte une coutume décrite dans le passé et comme sédimentée en couches et en strates d’un humain continu. Les repères tracés informent un réseau, mettent à jour un rhizome61, racines d’un passé emmêlées sous le sol que les cartes transcrivent et étalent en surface. Car en se sinuant de lignes serpentines, l’espace s’est étendu jusqu’à nous rappeler, étalées sur les cartes, d’autres empreintes passées qui laissent les mêmes traces. Ainsi les lignes lézardent à la surface des choses et reprennent le mouvement naturel de quelques animaux en voie de déplacement. Les erres glissent et sinuent comme les pieds dans le sable d’un autre enfant nomade62. Et là, allant continuant, les lignes à force d’errer finissent par entraîner dans leur propre sillage toutes les autres traces. Elles retrouvent, au cœur de leurs détours, des chemins effacés, oubliés par l’histoire, les empreintes laissées par d’autres passés là, livrées à l’étendue, qui ne sont signes de rien et libres de toute personne : hors sujet. En se nouant entre elles en autant de chevêtres, les lignes communiquent par chacun de leurs points, les mettent en réseau et du commun qu’elles forment, commencent à renouer les fils d’un passé glissé en coutumier, repris par l’habitude. Hermétiques au sens, rebelles à toute raison, n’étant rien à part soi, les erres autistiques s’expriment réciproquement et relativement. Une rencontre désormais se trouve disponible à l’entrelacs des lignes, des agirs et des choses. L’irréversibilité du temps de l’homme et de l’histoire a laissé place en surface à la réversibilité d’un mode d’être humain que les erres tracent en relations et réciprocités immanentes à l’étendue de leurs trajets.
20Des cartes alors émerge un autre quadrillage, un « corps commun [qui] n’est pas un cadastre, […] [mais] un ensemble de moments où l’émoi n’est pas pour rien »63, une géographie enfouie64 parce que trop oubliée, mais qui est toujours là autour des lieux de vie où l’humain se rassemble. Une façon d’être humain se livre dans ces lieux repérés et se réalise au gré des croisements ; le revenir des lignes repassant en coutume retranscrit pour nous sur la surface des cartes, un passé oublié par l’histoire des hommes mais que l’humain retrouve en deçà du langage. Attirance pour l’eau65, convergence des corps, des tendances immanentes apparaissent sur les cartes : fontaines d’où peut-être jaillirent les premiers cris d’un amour naissant66, points d’eau et de chaleur et points de réunion autour desquels les premiers hommes nomades pouvaient se retrouver et tisser quelques liens dans l’humain des trajets. Les chevêtres retrouvent l’humain d’une vie passée enfouie par le passé de l’homme sédentaire et propriétaire dont Rousseau a compris qu’il fut à l’origine des inégalités67, à l’origine aussi d’une langue d’alphabet qui fut celle du pouvoir et de la soumission, celle d’un ordre établi devenu tyrannie. La réitération des chemins traversés s’emprunte des empreintes d’un temps qui fut passé mais non pas révolu et les détours des erres tracés sur les cartes renouent avec les gestes primordiaux68 et les figures ancestrales de notre humanité, dessinent dans l’errance, une liberté perdue, oubliée en destin. Mode d’être en commun autour d’un coutumier et être singulier qui se passe désormais d’être personnel, distinct ou particulier : un faire sans sujet parce que sans projet et à qui il est vain de demander raison. Agirs sans raison et qui pourtant ici ne déraisonnent pas, véhiculent déjà du fond de leur silence, un langage sans discours qui nous interpella en commençant par là où il nous rappela ce que c’est qu’être humain.
21Voir et non plus prévoir, errer et non plus se projeter dans le temps, laisser être et non plus vouloir : la pratique des cartes inaugurée par Deligny est aussi la critique de la façon qu’a l’homme de se rapporter au monde, de faire l’histoire, de penser l’existence. Nous avons l’habitude de mettre les choses devant, de projeter un avenir et de penser en termes de temps, celui-là même dont Kant nous dit qu’il est la forme a priori du sens interne. Mais là où il n’y a plus de sujet, plus d’objet, là où les notions de sens interne et externe n’existent plus, comment appréhender les choses ? Sortir du cadre de la représentation suppose un autre mode de rapport au monde et à l’autre, une autre façon d’aborder la temporalité et la spatialité. Il faut les rendre à la fois à l’épaisseur des corps et du sensible et disponibles à l’humain, parvenir à instaurer des rites, des habitudes au sein d’une étendue étirée à mesure des déplacements des corps, moulée, creusée des gestes du quotidien et des trajets des erres. L’homme pense dans le présent, le passé, le futur. Il veut avoir et oublie d’être, il accumule, écrit l’histoire, se sédentarise, reste identique, figé dans une essence dont il fait un pouvoir. L’humain est être, espèce, immuable, un éternel retour dans le cours lent des choses, le nomade d’une erre, la différence des êtres : un mode de vie.
*
22Sur le radeau des mots, sur les cartes des erres de Fernand Deligny, qu’y a-t-il à penser, qu’avons-nous retrouvé ?
23Pendant toutes ces années de travail sur les cartes, en me laissant aller au gré des circonstances de la vie et de mes directeurs de thèse successifs (Jean-Paul Dumont, décédé la première année, puis Pierre Macherey et finalement Pierre Livet) qui en suivirent le cours très souvent chaotique et parsemé d’embûches, je n’ai jamais voulu rencontrer N., ni même pensé à lui et encore moins cherché à lui dire quelque chose. Quelque part pourtant, enfoui au creux des mots, en toile de fond des lieux, le souvenir restait d’une sorte de raté qui depuis mon enfance s’était imprimé là, au fer rouge sur ma joue : gifle de N., la violence d’une distance si incommensurable que jamais plus ensuite nous ne nous sommes croisés. Même pas rencontrés. Ni même jamais parlés. Surtout pas d’amitié. Jamais de compassion. Juste un effleurement, une circonstance muette, reléguée dans les limbes de mes projets conscients toujours invraisemblables et jamais raisonnables. Qui est donc N. ? Je ne le saurai jamais. Seulement des circonstances et des lignes qui errent sans avoir où aller parce qu’elles sont sans début et qu’elles n’en finissent pas d’emprunter des détours : au moment du retour sur les cartes délinéennes, c’est encore de lui pourtant dont il s’agit aussi, gravé comme La pierre au milieu d’un chevêtre, phosphorescent, muet, vivant, humain et toujours si lointain.
24Il y a des lignes qui errent… En face de la maison familiale de mon enfance à Ronchin, en banlieue sud de Lille, il y avait une maison, deux parents, trois enfants. N. était mon jumeau, à quelques jours près. Il n’était pas souvent là et quand il y était, c’était de grandes crises éparpillées de cris, de déchirement d’habits à l’issue desquelles il fallait recoudre, ranger, réparer, consoler. Le reste du temps, il était placé dans un foyer pour enfants. À l’époque, quand on était la mère de N., il fallait faire des années de psychanalyse, années vaines, destructrices, culpabilisantes. Années de psychiatrie aussi, car très vite, évidemment, on proposa un traitement à N. qui était ingérable. Plus tard, N. disparut et il ne rentra plus qu’à de rares occasions. Je ne l’ai jamais revu. De l’autre côté de la rue, il y avait notre maison, exactement semblable à celle de N., un repère d’étrangeté et de bizarreries franco-chinoises où nous tentions vainement de nous faire oublier en nous faisant passer pour des français bien nés, alors que nous vivions tous déjà schizophrènes entre un idéogramme coupé de son histoire et l’arbitraire d’un signe qui ne voulait plus rien dire. J’avais de l’attirance innée pour l’étrangeté des êtres, l’altérité des choses : j’ai traversé la rue.
25Et puis des circonstances, des lieux, qui forment des chevêtres… La mère de N. était une collègue de ma mère du lycée Faidherbe à Lille, là où j’avais fait mon entrée en sixième avant que le collège ne soit séparé du lycée, puis le reste de ma scolarité et classes préparatoires. Ce même lycée Faidherbe où j’ai appris plus tard, lorsque Pierre Macherey qui dirigeait ma thèse de philosophie m’eût conseillé d’aller « voir » du côté des Cahiers de l’immuable, que Deligny y avait fait ses études cinquante années plus tôt. Je n’ai jamais rencontré Deligny : nous étions assis à la même table, avions pris la même chaise et sans m’en rendre compte en allant sur les cartes, c’était déjà de nous dont il s’agissait : de N., de moi, de lui, du silence, de l’autre, de la géographie et de la non-raison. Qu’était donc devenu N. pendant toutes ces années où j’arpentais longuement et laborieusement les cartes deligniennes ? Une présence enfouie tout à coup ressurgit sur la calligraphie oubliée de nos vies, au gré d’un croisement ineffable, improbable, de lignes en transparence dessinées sur des cartes avec les lignes écrites par ailleurs dans une thèse : N., après l’échec des centres institutionnels et le refus de traitement de ses parents, avait été envoyé à la campagne, à Graniers, dans les Cévennes, chez un type qui s’appelait Deligny et dans ce lieu de vie, il avait passé la fin de son enfance et son adolescence jusqu’à sa majorité. Il était bien, libre, sans cachets… N. est donc là, quelque part sur une carte. Sa présence et la mienne forment un cercle mal fermé, une sorte de dessin écrit à plusieurs mains qui se trace sans fin, en silence, sur le rien, qui encore recommence dans l’indéfiniment, le parcours d’un humain échappé des destins. À la majorité de N., il fallut trouver une autre structure et dans un premier temps, N. fut conduit à l’asile d’Armentières. À l’asile d’Armentières, celui où Deligny commença à s’intéresser aux « fous » en 1934, ma grand-mère fut placée soixante années plus tard, quelques mois pour démence. Ils se sont retrouvés. Ils se rencontrèrent là autour d’une morsure aussi sûre et profonde que la gifle cuisante de l’en-avant du temps oublié des enfances : si familiers pourtant. Dans la démence croisée de l’autisme muet, N., Deligny et grand-mère s’étaient donc reconnus sans s’être jamais connus.
26Drôles de coïncidences que ces chevêtres de lignes par où cheminent nos vies, par où l’humain se croise et tisse encore de l’Être qui n’est aucun de nous et jamais à personne, mais qui nous dit tellement de tout ce que nous sommes…
Notes de bas de page
1 Deligny emprunte le terme d’erre à l’errance, pour désigner les parcours effectués par les enfants autistes dans l’espace du lieu de vie. Une fois reportés sur des feuilles de papier, ces erres deviennent des lignes d’erre, c’est-à-dire les traces laissées, sur ce qui deviendra des cartes, des trajets sinueux des enfants. Le terme d’erre est choisi pour indiquer que ces lignes ne vont nulle part, sont sans intention, projet ou direction.
2 Dans son ouvrage, Pierre-François Moreau présente le travail de Deligny comme une anti-méthode consistant à non pas agir sur l’enfant mais à transformer les occasions : « Donc, changer la situation, donner une autre occasion, plutôt que d’essayer de “comprendre” l’individu dans un rapport de sujet à sujet », P.-F. Moreau, Fernand Deligny et les idéologies de l’enfance, Paris, Retz, 1978, p. 22.
3 « […] j’y reviens sur ce fait de Tracer qui permet de Voir . encore faut-il que la ligne d’erre soit suivie par la main qui trace, et scrupuleusement . encore faut-il que celui-là qui s’y met, à tracer, s’apprête bien volontiers à voir autre chose que ce que son regard lui rapporte », F. Deligny, Cahiers de l’immuable 1 - Voix et voir, no 18 de la revue Recherches, 1975, p. 8.
4 « […] aller voir d’un peu plus près ce qu’il en est de ce pouvoir que le langage exerce. Certains le disent absolu, une fois pour toutes, et n’en parlons plus. D’autres qui se sont retrouvés rares, épars, exilés, confondus, ont ravivé, chacun à sa manière, un certain regard qui ne comprend pas, ne reconnaît pas, le bien-fondé de ce que le langage élabore et institue », ibid., p. 8.
5 F. Deligny, Cahiers de l’immuable 2 - Dérives, no 20 de la revue Recherches, 1975, p. 11.
6 F. Deligny et I. Joseph, Cahiers de l’immuable 3 - Au défaut du langage, no 24 de la revue Recherches, 1976, p. 17.
7 F. Deligny, Cahiers de l’immuable 2 - Dérives, ouvr. cité, p. 65.
8 Sur cette question, voir le très beau livre de P.-F. Moreau, Fernand Deligny et les idéologies de l’enfance, ouvr. cité.
9 L. Wittgenstein, Remarques philosophiques, § 6, Paris, Gallimard (Tel), 1975, p. 55.
10 F. Deligny, Cahiers de l’immuable 2 - Dérives, ouvr. cité, p. 17.
11 Ibid., p. 79.
12 L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, proposition 7, Paris, Gallimard (Tel), 1993, p. 112.
13 « […] c’est que la présence proche d’enfants qui vivent la rupture du langage permet de percevoir notre propre camisole idéologique », F. Deligny, Le croire et le craindre, Stock, Paris, 1978, p. 60.
14 Voir M. Foucault, L’ordre du discours, Leçon inaugurale au Collège de France prononcée le 2 décembre 1970, où il montre que la production du discours à l’intérieur d’une société est toujours contrôlée et encadrée par un ensemble de procédures visant à en conjurer les pouvoirs.
15 Voir l’ouvrage de B. Bettelheim, La forteresse vide, où il compare l’autisme à une forteresse vide.
16 Voir le bel article de D. Terral, « Le silence des enfants fous, l’étrange Fernand Deligny et la cartographie des illettrés savants », EMPAN, no 55, 2004/3, p. 138-141.
17 L. Wittgenstein, déjà cité précédemment.
18 « Tracer cette erre qui leur advient de par le fait que le verbe leur manque, et le transcrire […]. Se peut-il qu’à force de les suivre, ces “erres” là dont le projet nous échappe, de les suivre de l’œil et de la main, se fraye un voir qui percerait notre taie langagière dont le regard hérite dès notre naissance et certains disent bien avant », F. Deligny, Cahiers de l’immuable 1 - Voix et voir, ouvr. cité, p. 8.
19 « Certains penseront que le projet est indispensable pour qu’il y ait tracé ; sinon, pourquoi ? C’est peut-être vrai pour l’homme ; ça ne l’est pas pour ce qui concerne l’humain à qui tracer advient comme sont advenus les doigts de la main ; où disparaît le pourquoi », F. Deligny, Traces d’être et bâtisse d’ombre, Paris, Hachette (L’échappée belle), 1983, p. 11.
20 Deleuze et Guattari citent Deligny à plusieurs reprises, notamment dans Mille Plateaux et dans les Dialogues de Deleuze et de Claire Parnet. En effet, si Deligny s’inscrit dans le courant de l’anti-psychiatrie et de l’anti-psychanalyse par sa critique de la subjectivité, de la conscience et de son corrélat l’inconscient, il propose aussi, avec les cartes, une nouvelle méthode qui pour Deleuze constitue une « géo-analyse », cartographie de l’humain qui remplace l’analyse de l’homme et de sa psyché : « La cartographie que propose aujourd’hui Deligny quand il suit les parcours des enfants autistes : les lignes coutumières, et aussi les lignes souples, où l’enfant fait une boucle, trouve quelque chose, tape des mains, chantonne une ritournelle, revient sur ses pas, et puis les lignes d’erre, enchevêtrées dans les deux autres. Toutes ces lignes sont entremêlées. Deligny fait une géo-analyse, une analyse de lignes qui va son chemin loin de la psychanalyse, et qui ne concerne pas seulement les enfants autistes, mais tous les enfants, tous les adultes ! », G. Deleuze, C. Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1996, p. 151.
21 Il faut noter ici la différence entre la psyché chez Freud qui demeure tributaire de la subjectivité dont elle est le revers de conscience et la notion de psyché chez les Grecs, souffle impersonnel qui circule.
22 « Tracer est trace d’être, si on entend que cet être-là n’est pas un ; il s’agit d’être et non pas de l’être et tracer alors ne représente rien », F. Deligny, Traces d’être et bâtisse d’ombre, ouvr. cité, p. 12-14.
23 Dans son ouvrage, Pierre-François Moreau oppose le cours des choses à l’ordre de la nature qui présuppose l’existence d’un sujet au fondement de celui-ci : « Il y aurait donc pour eux comme un ordre sans langage, ou du moins un cours des choses. C’est par rapport à ce coutumier qu’ils se situent et prennent leurs repères », Fernand Deligny ou les idéologies de l’enfance, ouvr. cité, p. 123-124.
24 F. Deligny, Le croire et le craindre, ouvr. cité, p. 219.
25 « Éliminez du langage la fonction de l’intention, c’est sa fonction tout entière qui s’écroule », L. Wittgenstein, Remarques philosophiques, ouvr. cité, p. 63.
26 P.-F. Moreau, Deligny ou les idéologies de l’enfance, ouvr. cité, p. 316.
27 F. Deligny, Le croire et le craindre, ouvr. cité, p. 180.
28 Dans le Blue Book, Wittgenstein dénonce ainsi le piège métaphysique de l’utilisation du « je » dans le langage qui non seulement donne l’illusion substantialiste d’un sujet au fondement de cet usage, mais en plus se corrèle de l’illusion d’une intériorité pensante, d’une subjectivité au fondement du discours. Or, selon Wittgenstein, le « je » n’est qu’un usage grammatical, le Ludwig Wittgenstein nommé n’est jamais le L. W. réel et rien ne permettra de passer du langage aux choses.
29 F. Deligny, Cahiers de l’immuable 3 - Au défaut du langage, ouvr. cité, p. 7.
30 Gérard de Cortranze fait allusion à cette technique traditionnelle de la peinture chinoise comme surface « sans os », pratiquée notamment par Mi Fei, pour commenter, cette fois, les peintures de Zao Wou-ki : « on pose la couleur (ou l’encre), sans qu’un dessin préalable ne vienne guider, sans qu’aucun contour ne trace une frontière, ou des limites, ou des rails qui permettent à la peinture de s’installer », « Zao Wou-ki, le peintre qui regarde autrement », Zao Wou-ki, Paris, La Différence, 1998, p. 31.
31 Comme le montre François Cheng, le Trait dans la peinture chinoise présuppose et actualise le Vide : « Le Trait dont nous venons de cerner la réalité ne fonctionne à plein que grâce au Vide. S’il doit être animé par les souffles et le rythme, il faut avant tout que le Vide le précède, le prolonge et même le traverse ; et s’il lui est possible d’incarner à la fois lignes et volumes, c’est parce que son plein et son délié, ainsi que le vide qu’il enclot ou cerne, les montrent, et surtout les suggèrent », F. Cheng, Vide et plein, le langage pictural chinois, Paris, Seuil, 1991, p. 78.
32 « Le noir posé, le blanc du papier, deci-delà resté vacant, en zones inattendues s’éveille. C’est le Vide, qui, pour l’harmonie du Monde ne doit jamais faire défaut, n’importe où », H. Michaux, Jeux d’encre, Trajets Zao Wou-Ki, Paris, L’échoppe, 1993, p. 45.
33 « L’espace est silence.
Silence comme le frai abondant tombant lentement dans une eau calme.
Ce silence est noir. » Ibid., p. 15.
34 « Je regarde ces tableaux, et je me dis, oui, c’est vrai, on m’appelle ici loin de moi, loin en avant dans ce lieu qui n’est plus un lieu, ces toiles franchissent bien la barre de l’apparence, elles se couvrent assurément, grandes voiles, de l’écume phosphorescente du non-être, du non-vouloir, je n’ai pas eu tort de caractériser le travail de Zao Wou-Ki par le non-référentiel, le non-savoir […] », Y. Bonnefoy, « Pour introduire à Zao Wou-Ki », Zao Wou-Ki, ouvr. cité, p. 28
35 « La peinture ne vise pas à être un simple objet esthétique ; elle tend à devenir un microcosme recréant, à la manière du macrocosme, un espace ouvert où la vraie vie est possible », F. Cheng, Vide et plein, le langage pictural chinois, ouvr. cité, p. 72.
36 Voir François Cheng en commentaire de Shitao (Les propos sur la peinture du moine Citrouille-amère, traduction et commentaire de P. Ryckmans, Paris, Hermann, 1984, chap. 1 : « L’unique trait du pinceau ») : « car le Trait, par son unité interne et sa capacité de variation, est à la fois Un et Multiple. Il incarne le processus par lequel l’homme dessinant rejoint les gestes de la Création », Le Vide et le plein, Le langage pictural chinois, ouvr. cité, p. 73.
37 Ainsi Henri Michaux, à propos de la peinture chinoise : « Sur des toiles de soie et sur des papiers translucides qu’à peine ils effleurent de gris ou de noir à la volée, la nature nullement transportée d’autorité, circonscrite ou vassalisée, est plutôt par un air de famille et de négligence invitée à se retrouver. Et par charme, elle y vient », Jeux d’encre, Trajets Zao Wou-Ki, ouvr. cité, p. 31.
38 « Á l’encre de Chine, la ligne d’erre inscrit en “trajets” ce qu’il en advient d’un enfant non parlant aux prises avec ces choses et ces manières d’être qui sont les nôtres. Il se peut qu’apparaissent dans le gris du transcrit, des traces griffées, gravées », F. Deligny, Cahiers de l’immuable 1 - Voix et voir, ouvr. cité, p. 7.
39 « Maintenir les interstices, tel devrait être le travail des cartes », F. Deligny, Cahiers de l’immuable 3 - Au défaut du langage, ouvr. cité, p. 7.
40 « Nous voici donc, et pour ainsi dire, au comble de l’insignifiant. […] Il faut préciser : de par cette trace tracée, personne ne fait signe, ni celui qui a tracé, ni celui qui l’a marchée, le langage courant nous permettant de dire : celui qui ce trajet a fait », F. Deligny, A comme asile, Paris, Dunod, 1999, p. 23.
41 « Les feuilles transparentes dont chacune portait un trajet quotidien transcrit ont été maniées, rangées, mises en tas. C’est la transparence des feuilles qui a permis de voir apparaître ce que plus tard nous avons appelé le cerne, cerne d’aire pour ce qui concerne cette carte où ont été reportés les trajets transcrits à l’encre de Chine », F. Deligny, Cahiers de l’immuable 3 - Au défaut du langage, ouvr. cité, p. 18.
42 « […] dès les premières cartes tracées, voilà qu’il apparaît que le réseau arachnéen des lignes d’erre ne sort pas d’un cerne, c’est-à-dire que si nous traçons un trait tout à fait imaginaire qui relie entr’elles toutes les pointes les plus élargies de ce que serait le centre de l’aire de séjour, ce trait a grossièrement la forme d’un œuf », ibid., p. 49.
43 « Ce cerne d’aire, limite à vrai dire infranchie pendant des semaines et dont le “tracé” imaginaire commun était à peu près circulaire, elliptique plutôt, peut advenir pour une part du champ même de ce regard nôtre […] », ibid., p. 18.
44 « De son point de voir s’élabore du coutumier tramé à fils sensibles comme une toile d’araignée qui s’accroche au repéré », F. Deligny, Le croire et le craindre, ouvr. cité, p. 219.
45 « […] du côté du transcrit, on y voit les artères du coutumier quotidien en vigueur ces temps-ci, nervures, les feuilles aux arbres cette année après la pluie de chenilles . c’est que le projet de chaque trajet ne se voit pas . vivre à l’infinitif . » F. Deligny, Cahiers de l’immuable 2 - Dérives, ouvr. cité, p. 42.
46 « Pour moi, commun veut dire tout ce qui n’est ni l’un ni l’autre. C’est comme “un”, mais ce n’est ni l’un ni l’autre. Tout ce qui peut avoir lieu hors de l’un et de l’autre », ibid., p. 64.
47 F. Deligny, Cahiers de l’immuable 3 - Au défaut du langage, ouvr. cité, p. 9.
48 « Il est vrai que les détours et arabesques des lignes d’erre ont pour caractéristiques d’être réitérées et ce, d’une manière singulière, propre à chaque enfant », p. 17.
49 F. Deligny, Cahiers de l’immuable 2 - Dérives, ouvr. cité, p. 17.
50 « […] mais à le revoir ce moment-là, voilà qu’apparaît, pierre parmi les pierres – qui n’en manquent pas dans l’herbe, les ronces et les chênes-verts – celle qui fut au cœur des trajets coutumiers, alors que le territoire avait lieu là, l’an dernier . et c’est elle qui apparaît, sertie d’un tracé blanc, dans le transcrit », Cahiers de l’immuable 1 - Voix et voir, ouvr. cité, p. 21.
51 « Repérer est un infinitif qui va décider de l’éclat particulier de quelque chose là », F. Deligny, Le croire et le craindre, ouvr. cité, p. 117.
52 « Le Nous, c’est une pierre en personne », F. Deligny, Cahiers de l’immuable 2 - Dérives, ouvr. cité, p. 67.
53 « Disons que la pierre a établi une espèce de distance entre la chose à faire et n’importe quoi qui fait simulacre. Tout s’est donc passé comme si cette échancrure des choses à faire permettait à Janmari de prendre des initiatives. », ibid., p. 66.
54 « On peut penser que l’humain trace, tout comme il marche sur deux pieds ; quant au pourquoi l’humain marche sur deux pieds, il se divise en deux lignes d’investigations ; comment il se fait que l’humain marche ainsi et pourquoi il marche, pour quoi faire et pour aller où ; mais c’est l’homme qui se demande pourquoi ; il se pourrait que l’humain ne se demande rien du tout, ni pourquoi, ni comment », F. Deligny, Traces d’être et bâtisse d’ombre, ouvr. cité, p. 9.
55 « et les pierres
elles étaient là aussi
et le
pour s’y asseoir
pour y casser des noix
pour en faire des murs
pour marquer des bornes
ne les épuise pas ; » Cahiers de l’immuable 2 - Dérives, ouvr. cité, p. 15.
56 « Il est vrai que les détours et arabesques des lignes d’erre ont pour caractéristique d’être réitérés et, ce, d’une manière singulière propre à chaque enfant ; la ligne d’erre de l’un-tel est reconnaissable ; cela dit outre ces singularités qui peuvent se dire individuelles, les coïncidences entre les lignes sont remarquables et fort communes, au moins sur certains points importants », ibid., p. 17.
57 « Si ce mode d’être – et l’être alors ne se voit pas – est d’espèce, il est immuable et il existe à l’infinitif I. qui n’existe que par les êtres de cette espèce-là. Si l’I. est d’agir, l’agir n’existe que d’être agi, que par l’être dont l’agir révèle le mode d’être […] », p. 36.
58 « J’appelle trace du corps commun, le fait que le voisin passant souvent près de la fontaine, Janmari pour lui c’est un repère, c’est ni l’Un ni l’Autre », p. 64.
59 « […] chevêtre qui est de même nature qu’un détour dans la mesure où la nécessité, la cause de ce détour nous échappe. D’un chevêtre, on peut dire qu’il est la cause qui nous échappe de ce qui nous échappe », F. Deligny, Cahiers de l’immuable 3 - Au défaut du langage, ouvr. cité, p. 9.
60 « Tout mouvement à l’infinitif évoque l’idée d’un chevêtre possible, c’est là où l’humain paraît », ibid., p. 10.
61 Dans Mille plateaux, capitalisme et schizophrénie (Paris, Minuit, 1990, p. 22), Gilles Deleuze fait référence à la méthode de Deligny comme étant une méthode rhizomatique : les cartes de Deligny répondent, en effet, aux six caractères principaux de ce qu’il définit comme rhizome : principe de connexion d’un point quelconque à un autre point quelconque, principe d’hétérogénéité entre les différents régimes de signes, principe de multiplicité, principe de rupture asignifiante, principe de cartographie et principe de décalcomanie. Pour Deleuze comme pour Deligny, il s’agit de rebrancher les cartes sur les calques et de voir ce que les déplacements font apparaître.
62 « […] cette trace laissée ressemble à celle que laissait un lézard, la trace laissée par Janmari, sinueuse, et on pourrait dire qu’elle reproduit la trace laissée par le pied d’un gamin dans le désert australien », F. Deligny, Traces d’être et bâtisse d’ombre, ouvr. cité, p. 12.
63 F. Deligny, Cahiers de l’immuable 2 - Dérives, ouvr. cité, p. 11.
64 « Un paysan qui habite depuis plusieurs générations la ferme voisine et qui connaît comme sa poche la géographie enfouie de l’aire de séjour nous dira que là, au lieu même du chevêtre aberrant, il y avait jadis deux voies qui se croisaient et qui ont disparu du jour où s’est tari le nombre des habitants », F. Deligny, Traces d’être et bâtisse d’ombre, ouvr. cité, p. 18.
65 « […] on dirait que joue une attirance, ce qui peut s’écrire : se fait jour cet ATTIRER d’avant tous les verbes, seraient-ils à l’infinitif . nous n’y sommes pas, à ce lieu CHEVÊTRE, ni l’un ni l’autre . voilà qu’apparaît ce qui, dans ce nous on ne peut plus commun, prélude à l’un et à l’autre sans pour autant s’y perdre ou s’y ranger . l’eau date d’avant la soif et l’humain d’avant le nom. » F. Deligny, Cahiers de l’immuable 2 - Dérives, ouvr. cité, p. 11.
66 « Et du pur cristal des fontaines sortirent les premiers feux de l’amour », Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues, Paris, Nizet, 1970, chap. 9, p. 83.
67 « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire, ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : “Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne !” », J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, IIe partie, Paris, Union générale d’éditions, 1973, p. 345.
68 « Notre ouvrage est de donner lieu à la paroi », F. Deligny, Traces d’être et bâtisse d’ombre, ouvr. cité, p. 66.
Auteur
Lycée A. Daudet de Tarascon
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