Chapitre 4
De la clinique à l’anthropologie : à propos de l’œuvre étrange de Fernand Deligny
p. 65-75
Texte intégral
« œuvre » étrange qui consiste à tenter de tirer d’affaires un enfant-fou. Oublié, voilà qu’il devient.
— F. Deligny, « Quand même il est des nôtres »1
1Les raisons pour lesquelles le nom de Fernand Deligny a laissé si peu de traces dans les pratiques cliniques et pédagogiques contemporaines sont complexes. Repéré par Louis Althusser, Gilles Deleuze et Félix Guattari comme par Armando Verdiglione, Françoise Dolto, Maud Mannoni et Ginette Michaud, et donc par les cercles lacaniens des années 1960-1970, ami de longue date de François Tosquelles et de Jean Oury, Deligny est aujourd’hui ignoré dans le champ médico-social de la Protection de l’Enfance. Sans doute l’« idéologie dominante » a-t-elle viré et les logiques comptables qui se sont imposées depuis trente ans dans le secteur sanitaire sont-elles une explication à cet état de fait. Mais les raisons de son effacement s’éclairent aussi du refus qu’il opposa sans relâche à l’idée de pédagogie ou de guérison. À quoi bon s’intéresser à un éducateur sans méthode, qui prétend aider les enfants autistes sans protocole de soin ni légitimité scientifique reconnue ? Pire : en les « oubliant » !
2La proposition que je place en tête de mon propos est plus que jamais inaudible. Elle énonce ce que l’œuvre de Deligny a de profondément étranger à l’ensemble des logiques passées et actuelles connues touchant au soin des enfants. La première marque de cette étrangeté ? Nommer cet enfant « fou », et non « inadapté »2, comme on aurait dit à l’époque de Deligny, c’est le replacer dans une histoire qui nous concerne tous : celle de la folie.
3Au-delà de la provocation, et de la dénonciation implicite de l’amour et de la charité qui longtemps tinrent lieu de soin aux enfants abandonnés, maltraités, délinquants, malades ou psychotiques confondus sous l’appellation d’enfants malheureux ou coupables, cet énoncé récuse le désir de vouloir le bien de l’enfant, belle excuse dont il est rare que l’éducateur ou le thérapeute démorde, encore aujourd’hui. Deligny y pointe l’expérience dont il tira l’une des règles de son action : less is more. Autrement dit : l’abstention de l’éducateur ou du thérapeute est la base du soin. En faire le moins possible, se contenter de « permettre », et si possible ne rien faire.
4Cette abstention suppose une attitude puissamment philosophique puisqu’elle consiste à ne préjuger de rien, à ne pas « en » penser quoi que ce soit, de cet enfant-fou, ni de ce qu’il a, et encore moins de ce qu’il est : « psychotique », « autiste », « pervers »… ou comme on dirait aujourd’hui, TDAH3, TOC4, TSA5, voire : DYS6… S’abstenir d’y penser même, à cet enfant, au point de le perdre en quelque sorte de vue. Tel est le sens littéral du verbe oublier, tiré du oblivisci latin : « cesser de penser à quelque chose, perdre de vue ». Le perdre de vue cet enfant pour se donner les moyens de le voir un jour. L’oublier, pour se mettre en état de se laisser surprendre par lui, et lui permettre de nous engager dans une relation qui ne serait fondée ni sur la reconnaissance, ni sur la ressemblance, une relation qui nous rende étranger à nous-mêmes et nous fasse éprouver une solidarité reposant sur un autre lien que le lien social : un lien d’espèce dont Deligny tire une idée paradoxale de la « proximité ».
5« Présences proches » : ainsi désigne-t-il ceux qui avec lui tentent d’aider des enfants mutiques, diagnostiqués « autistes infantiles précoces » ou « psychotiques » comme s’il voulait faire entendre la distance qui constitue cette proximité. Présence qui tient de la rencontre, de ce qui ne fait pas fond. Et qui ignore l’évidence de l’être-là. Proche, c’est-à-dire pressentie. De loin et au loin. Une présence à distance et qui étrange plutôt qu’elle ne comprend. Je tenterai dans les quelques pages qui suivent d’esquisser quelques pas en direction de la notion de proximité que Deligny propose, et de la manière dont cette notion introduit au concept d’une nouvelle clinique : une « clinique du milieu ».
Matière étrangère
6La philosophie a besoin d’« estrangement » pour reprendre le terme de Carlo Ginzburg. Et l’œuvre de Deligny, par la diversité de ses manifestations, de ses inventions littéraires, plastiques et visuelles, ou par les processus collectifs qu’elle met en jeu, a bien quelque chose de jamais vu qui défie les catégories d’œuvre, d’art, de medium, et d’auteur.
7Mais au-delà de ces incitations à redéfinir et à bousculer un certain nombre de notions reçues, ce que Deligny fournit à la philosophie est ce que Georges Canguilhem, dans les premières pages de Le normal et le pathologique, appelle « une matière étrangère ». « La philosophie, écrit-il, est une réflexion pour qui toute matière étrangère est bonne, et nous dirions volontiers pour qui toute bonne matière est étrangère »7. Canguilhem veut en l’occurrence parler de la médecine qui, comme clinique et comme thérapeutique, serait matière étrangère pour l’histoire des sciences dont il est spécialiste. Pourquoi « matière étrangère » ? Parce qu’il s’agit, dit-il encore, d’une technique et d’un art, autrement dit d’une pratique et non d’un discours, d’une pratique non réductible à l’objectivation opérée par le discours et qui, en tant que telle, comme pratique, a des effets sur le discours philosophique.
8Dans la suite de son introduction, Canguilhem ajoute qu’il ne s’agit pas pour lui « de traiter de la médecine en philosophe, d’incorporer à la médecine une métaphysique », mais de « renouveler certains concepts méthodologiques en rectifiant leur compréhension au contact d’une information médicale » (ibid.). Il suppose ainsi au savoir clinique le pouvoir de réformer la représentation que l’épistémologie de la médecine se fait de la connaissance. De ce pouvoir, Le normal et le pathologique fait la démonstration en analysant la manière dont la perspective clinique révolutionne le concept de norme que la science médicale objective et dont elle fait une prescription universelle, là où l’observation du malade en révèle la singularité foncière, aussi radicale que la singularité de chaque vie.
9Ce présupposé de singularité du vivant, de tout vivant, quel qu’il soit, fait de la clinique la matière la plus étrangère qui soit pour la philosophie et c’est d’abord sur ce terrain de la clinique que se situe l’apport de Deligny à la philosophie. Que je puisse parler d’une clinique de Deligny en choquera certains au titre du refus constant que celui-ci oppose à l’idée de guérison. Il n’a pourtant dans sa pratique, comme dans sa vie, jamais quitté le champ du soin. Comment aider ces enfants-là ? Ces enfants « pervers constitutionnels » de l’IMP (institut médico-pédagogique) d’Armentières, ces enfants délinquants du Centre d’observation et de triage de Lille, ces enfants « irrécupérables » de La Grande Cordée, ces enfants muets, autistes infantiles précoces des Cévennes… ?
10Deligny ne démord pas de cette question. Et se la posant, pour la poser, il invente des techniques, des manières de faire et de vivre qui, de fait, aident ces enfants, et qui, de plus, offrent une information sur l’évolution qui peut les conduire de l’isolement autodestructeur à la vie « en présence proche ». À travers les récits, les images, les films, les cartes, Deligny exhume une sédimentation de traces qui en se recoupant s’éclairent mutuellement et dont l’étude menée durant plus de vingt ans lui permet de répondre à la question qu’il pose à l’instant de son exil dans les Cévennes sur les pas d’un enfant diagnostiqué « autiste infantile précoce », dit « Janmari ». « Nous sommes mis à la recherche de ce qui pouvait nous manquer […] pour que ce nous-là […] soit à leurs yeux inexistant […] peut-être pas tout à fait »8.
11Cette recherche, Deligny la mène sur deux terrains que j’aborderai successivement : celui de la clinique et celui de l’anthropologie.
Apports cliniques de Deligny
12Ce gamin, là présente l’un des exemples les plus remarquables de la portée clinique du travail de Deligny avec et sur les images. Des images qu’il fait produire par les autres pour ne pas s’y retrouver lui-même, comme dans un miroir, et auxquelles il donne un statut authentiquement théorique par ses contributions au montage et par ses commentaires filmés. Le film bouscule décisivement l’analyse jusque-là admise des stéréotypies de l’enfant autiste en proposant une interprétation entièrement nouvelle de ses agissements.
13Je fais ici allusion à la séquence dans laquelle Deligny est filmé parlant, seul, face à la caméra, séquence dans laquelle ses propos commentent sans le dire le montage que le spectateur va ou est en train de regarder. Ce montage déplie, une à une, une série d’images de ronds : les ronds que Janmari dessine à longueur de pages, les virevoltes circulaires qu’il fait dans l’espace, puis les cartes sur lesquelles les adultes qui prennent soin de lui transcrivent ses tours, et enfin, les cercles que la main de Deligny fait comme en dansant au-dessus de ces tracés de ronds, de manière à en souligner la forme.
14En alignant ces formes circulaires sur le même plan, le film met à nu une modalité d’action jusque-là inaperçue : un « tracer » qui reliant la trace faite à la main et la trace de pas montre ce qui passe de l’une à l’autre, du mouvement de tracer sur la feuille à celui de marquer la terre de ses pas. Nous voici soudain, via le montage, en présence d’un geste, d’un tracer au sens propre du mot, c’est-à-dire d’un pister, d’un « partir à la trace de », « sur les traces de », bien différent de l’automatisme supposé derrière les stéréotypies de cet enfant, là.
15Étudiant les rushes tournés sur le territoire des Cévennes, les dessins de Janmari et les cartes réalisées à partir des déambulations de Janmari, Deligny découvre que l’enfant qui tourne des heures durant n’est pas pris dans le vertige d’un vide intérieur qu’il tente de conjurer, ni égaré par la recherche d’un soi absent, ou vide, mais qu’il trace, qu’il piste, qu’il cherche ces autruis qui eux-mêmes sont partis dans les Cévennes pour aller à sa recherche. Janmari – puisque tel est son nom – « nous » cherche quoiqu’il ne nous perçoive pas.
16L’isolement psychique de Janmari, dont la psychiatrie traditionnelle fait un dogme – l’isolement de l’enfant est « total » dit-elle, dans le diagnostic sur lequel le film s’ouvre – ne signifie donc pas qu’il nous a perdus pour toujours, « nous » désignant plus largement tous ceux qui semblent aller leur chemin, à la différence de « ce gamin, là » qui tourne en rond. « Il nous cherche », affirme Deligny, et ses stéréotypies font signe de cette recherche éperdue d’un autre qui manque, quoiqu’en un sens cet autre n’ait jamais pu être perdu, puisque l’enfant « autiste » n’a jamais trouvé l’occasion d’en symboliser l’absence. Il est manifeste en effet que la sensorialité est la relation principale de Janmari au monde. Et pourtant, au-delà de cette relation d’appropriation du monde par les sens, il lui faut faire et refaire ces ronds et ces tours pour s’assurer d’une perception qui lui échappe et qu’aucun mot ne vient garantir en lui. C’est donc que bien que cet enfant se soit excepté de la logique signifiante commune, celle qui passe par la langue, il n’en a pas moins part à cet autre régime du sens que Wallon désigne sous le concept de « signal », et que Peirce rapporte à l’index et dont nous-mêmes relevons.
17Cette analyse de ce qui de la sensation est déjà pris, via le geste, dans la logique de la perception, fût-ce d’une perception sans mot pour se dire, rejoint les recherches expérimentales les plus avancées9. Tout récemment une chercheuse canadienne en neurosciences de l’UQAM – Claudine Jacques – a prouvé avec son équipe, en se basant sur des protocoles expérimentaux scientifiquement éprouvés, qu’effectivement les stéréotypies des enfants « autistes » ne sont pas de simples répétitions mais qu’elles sont des manières d’exercer leur perception, d’explorer leur environnement et d’y prendre place10.
18Les constructions de Deligny trouvent ainsi aujourd’hui des vérifications d’autant plus intéressantes que, par ailleurs, ses hypothèses remettent en question les procédures diagnostiques contemporaines. Là où les méthodes d’observation clinique aujourd’hui pratiquées choisissent de se fonder sur les tests de performances et les échelles d’évaluation, comme si la mesure garantissait l’accès au donné, et comme si le donné était le « fait », en l’occurrence le trouble du comportement, assimilé à un dysfonctionnement mesurable, Deligny imagine et met au point une clinique inspirée du modèle de l’ethnographie visuelle qui s’invente à son époque avec des artistes comme Maya Deren ou Jean Rouch. Comme eux, il reconstruit le donné en postulant que ce donné n’est pas le « fait » mais la situation dans laquelle les jeunes adultes sont pris autant que les enfants dont ils s’occupent. Et pour ce faire, il conçoit des méthodes de notations inédites : textes, films, cartes – dont je viens de parler dans ce qui précède – mais également photographies, sculptures-installations, vidéos, qui, toutes, contribuent à produire le terrain où l’expérience peut non seulement avoir lieu mais donner lieu à expérimentation.
19Il serait dommage en ce sens de récupérer l’œuvre de Deligny au profit d’une critique abstraite et idéaliste – idéologique – du positivisme. Ce serait manquer ce en quoi son œuvre offre une matière authentiquement étrangère à la philosophie. Par la dimension avant tout expérimentale de son travail, par l’inventivité des moyens qu’il met en œuvre (n’est-il pas en un sens le précurseur des relations aujourd’hui si prisées entre science et art ?), Deligny parvient non seulement à créer mais à rendre sensible la proximité sans laquelle le fait humain n’est tout simplement pas observable comme tel : comme humain, comme an-objectif, ce qui ne signifie pas pour autant subjectif. Ce qui signifie : non déductible des discours, philosophiques et scientifiques, sur l’homme. Deligny parvient non seulement à rendre cette proximité sensible, mais à produire des outils propres à la théoriser en la distinguant des représentations historiques du lien social. Il ouvre ainsi à la philosophie un accès à ce registre qui fait de Janmari un humain parmi d’autres, un humain « vivant », éclairant autrement la vie des sujets parlants.
Faire cause commune avec les enfants
20Ce que Deligny offre ainsi à la philosophie comme matière à explorer, et j’aborde désormais le second versant de la question, le versant « anthropologique »11, est une expérience qui est à ce point étrangère à celle-ci, comme discipline de savoir et comme pratique du discours, qu’aucun philosophe n’en a jamais parlé. Et cela pour de bonnes raisons. Cette expérience princeps, fondatrice, du travail de Deligny échappe en effet à l’entreprise civilisatrice, humanisante, dont la philosophie est un nom parmi d’autres. Cette expérience, par sa nature autant que par ce que Deligny en fait, échappe à ce que nous entendons par « civilisation », même si sans elle, il n’est pas de civilisation qui tienne.
21Ce que j’appelle l’expérience princeps de Deligny, c’est ce qu’il appelle lui-même la « solidarité » avec les enfants fous. Et si, dans la foulée de Deligny, je reprends ici à mon compte le terme générique de « fou », c’est qu’il est le seul à pouvoir dire ce que Deligny voit dans ces enfants : non pas l’Enfance sublime, intacte, vierge, comme le veut l’idéologie toujours dominante, l’Enfance en danger et à sauver, mais ce qu’il nomme « le détriment », l’incarnation de ce que Freud nommait « le malaise dans la civilisation » : le portrait ou le reflet d’une société incapable de reconnaître ce que François Tosquelles appelle « la valeur humaine de la folie ». Ce que révèle le mutisme de ces enfants est qu’ils ont été à ce point parlés, à ce point pris dans les filets du discours (notamment médical et scientifique) qu’ils en ont perdu la fonction de la parole. Enfants « noyés dans le symbolique », comme le dit Deligny, au point que leur silence, si on l’entend, fait taire les idéaux civilisateurs.
22Solidarité avec les enfants fous : le mot de solidarité tel que l’utilise Deligny est singulier. Il ne relève ni du champ de la psychologie ni de celui de l’affect. Ce qu’il désigne ici est la reconnaissance d’une obligation et d’une dépendance liant d’un côté des adultes supposés juridiquement responsables de leurs actes et de l’autre des enfants par définition irresponsables, dont la parole ne compte pas12, et cela d’autant plus que ces enfants peinent à entrer dans l’agôn du discours. Quant à celles et ceux qui n’ont pas franchi la porte de la langue, ils sont relégués13. Par « solidarité avec les enfants fous », Deligny nomme donc un lien indépendant des relations contractuelles fondées sur la parole donnée, un lien au-delà de la parole. « Un lien d’espèce » dira-t-il encore, distinct du lien social, qu’il suppose à l’œuvre chez tout un chacun, même si lui-même ne le révèle « en image » que chez quelques-uns.
23Toute l’action de Deligny repose sur l’hypothèse d’une solidarité dont le fondement est étranger à l’universalité du pacte civilisateur entre sujets parlants. « Faire cause commune avec les enfants » : telle est en effet l’offre étrange qu’il adresse à celles et ceux avec lesquels il souhaite travailler et sans lesquels son aventure « collective » aurait été impossible. C’est au nom de ce désir incongru qu’il parvient à débusquer les uns et les autres de leur fonction institutionnelle, ou de leur appartenance de parti, pour les engager à une place où laissant tomber les repères qui jusque-là leur servaient d’identité, ils se mettent au service de ces « enfants, là ». Un « Là » coupé du monde d’ici, le monde des places et des positions. Toutes les expériences de Deligny commencent ainsi par la proposition faite à quelques-uns de quitter leur position sociale, ou du moins leurs repères, pour une autre place, une place non prévue par cette position, une proposition qui suscite en eux une adhésion telle qu’ils s’impliquent activement dans cet exil14. Sur quoi repose cette adhésion ? Sur quelle compréhension de l’humain ? Tel est ce qui reste à déchiffrer.
Matière étrangère : matière d’entre
24Il y a des philosophes qui ont traité de la folie, il y a des philosophes qui se sont intéressés à l’enfance, très peu mais ils existent. En revanche, cette expérience de solidarité « a-sociale », d’un lien étranger à la ressemblance, il n’y en a pas trace dans la philosophie. Les philosophes de la tradition l’ignorent, et ils l’ignorent pour de bonnes raisons : elle procède d’une expérience de l’humanité qui échappe à ce qui fait de nous potentiellement des sujets de la philosophie – la raison, la conscience, le champ du discours, du dialogue et de l’intersubjectivité. La solidarité dont parle Deligny et qui structure son action sur le terrain se situe en amont de ces valeurs, à un niveau – faut-il dire « élémentaire » – de l’expérience, là où s’expérimente une vie de relation qu’il appelle « milieu ».
25Plutôt que de s’intéresser à l’enfant, il s’agit de lui « faire un milieu » comme le dit Deligny en citant Wallon, « un milieu d’appui », comme il l’écrit à François Truffaut, un milieu techniquement produit et non magiquement retrouvé, un milieu puissamment artificiel, dont la caméra, la carte, l’écriture sont les outils au même titre que faire le pain, tanner les peaux, ou s’occuper des chèvres, un milieu constitué par conséquent à la fois de techniques de re-production et de techniques du corps. De l’ambiance aux gestes en passant par les images ou les cartes, ce milieu intégralement produit et qui ne dure que ce que dure le temps de son effectuation fabrique un ensemble de matérialités. « Matière d’entre » dit Deligny. C’est ce qui reste lorsque l’enfant a été perdu de vue, « oublié », et que l’attention se porte ailleurs, sur ce que font les uns et les autres, sur les branchements secrets « entre » les activités finalisées des uns et les activités « pour rien » des autres ou plus exactement sur les traces laissées par ces branchements : gestes, rituels, repères communs, trajectoires, qui une fois enregistrés, devenus visibles en images, en tracés, sont autant de signaux échangés par-dessus l’abîme du silence, témoignant de ce que Deligny et ses compagnons sont devenus perceptibles aux yeux de ces enfants, là. Et que peut-être eux-mêmes commencent de pouvoir les voir.
26Cette matière d’entre se présente à nous aujourd’hui, via les textes et les films, comme une poétique – des rythmes, des figures, des phrasés, quelques mots, baptisés par Deligny « mots durs ». Une poétique dont il faut constamment rappeler qu’elle est indissociable de la survie du groupe. Une poétique qui fabrique réellement un corps – et c’est peut-être sur ce point que Deligny croise la pensée de Lacan de la manière la plus sensible. À ceci près que ce corps est pour Deligny celui du commun et non celui du sujet.
27Parlant de celles et ceux qu’il nomme les « présences proches » dans un entretien avec Émile Copfermann – un entretien dans lequel Copfermann lui demande ce qu’il en est du proche, quelle relation éventuelle le proche entretient avec le compagnon animal – Deligny répond : le proche, « c’est l’ombre de ces personnes-en-personne, l’ombre quasiment impersonnelle, ce petit truc décalé par rapport avec la personne qui est aux prises avec le monde comme il est, avec ce qu’il faut faire pour… je peux dire qu’actuellement dans la tentative, il y a une petite marge d’apersonnalité, d’a-personne qui est prête qui est proposée à ces enfants présents-là »15.
28À travers cette a-personne qui n’est pas aux prises, ni en prise avec le monde tel qu’il est, avec ce qu’il faut faire pour… (guérir l’enfant ou l’éduquer par exemple), avec cette a-personne dont la proximité en écart est la condition pour que l’entre se matérialise, et qu’émerge le corps du commun, Deligny explicite la nature de la proximité qui est au cœur de son travail clinique comme de la solidarité qui le sous-tend. Le proche est l’ombre que la présence déploie autour d’elle, dès lors que le sujet s’en est absenté. Autrement dit, la présence n’équivaut pas à la proximité. Deligny questionne ainsi l’évidence de « l’être là », de « l’être avec », de l’« être dans le même espace que ». Et donc de l’être ensemble, sans parler du « vivre ensemble » devenu le mot d’ordre de l’époque. La proximité dont il est question ici pose quelque chose de l’ordre d’un « être à côté » : un espace non spéculaire, non miroirique, non euclidien, dans lequel la relation ne s’établit pas « en personne »16.
29De cette vie de relation a-consciente dont les films et les cartes attestent, Deligny cherche à tirer l’hypothèse d’un lien infra-mince, d’un lien occulté mais persistant, d’un lien d’espèce dit-il en se référant à Leroi-Gourhan. « L’espèce, écrit Deligny ainsi, dans Lointain prochain, Lettres à un travailleur social17, s’est conservée comme mode de relation »18.
30De cette hypothèse – que le cadre de ce chapitre ne me permet pas de développer – Deligny tire le fer d’une critique. Je ne pense pas ici à la critique explicite qu’il adresse à l’endroit d’une certaine doxa à la fois philosophique, psychanalytique et anthropologique qu’il récuse en bloc, sous le nom de symbolique. Cette critique-là est trop marquée par une culture d’époque. Je pense davantage à ce qu’il appelle son « anthropologie politique ». Une anthropologie qui est politique de critiquer les représentations usuelles du lien social et de postuler un écart entre le sujet social – le sujet de la sociologie – et ce que serait un « a-sujet » dont le désir politique, le désir de commun, ne serait pas moulé sur le désir d’identité à soi-même et la crainte de l’étranger.
31Telle est la source et le sens de la solidarité agie par Deligny et ses compagnons et de ce que cette solidarité révèle, même dans les sociétés capitalistes tardives, de l’existence d’un lien d’une autre nature que le lien social fondé sur l’identification des personnes, sur l’identité et la différence, le même et l’autre, voire comme on dit aujourd’hui sur l’empathie, cet affect à la fois psychologique et moral supposé servir de ciment, voire de garant à la relation19.
32De la solidarité vécue par Deligny avec les enfants fous à la peur de l’étranger que le nom d’empathie tente d’exorciser, un fil court qui fait de Deligny à la fois un étranger et une présence proche pour affronter les risques que cette peur née de l’affrontement imaginaire du même et de l’autre fait aujourd’hui courir à la « civilisation ».
Notes de bas de page
1 Publié initialement dans Jeune Cinéma, no 56, mai 1971, et repris dans Œuvres, Paris, L’Arachnéen, 2007, p. 635.
2 Nous dirions aujourd’hui « handicapé ».
3 Trouble de déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité.
4 Trouble obsessionnel compulsif.
5 Trouble du spectre de l’autisme.
6 On parle aujourd’hui plus généralement d’« enfants Dys », c’est-à-dire « dysfonctionnant » d’une manière ou d’une autre : dyslexie, dyscalculie, dysorthographie, dysphasie, dyspraxie, et supposés souffrir de troubles dits neuro-développementaux.
7 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, PUF (Quadrige), 2013, p. 7.
8 Extrait de la bande sonore du film Ce gamin, là.
9 Voir Claudine Jacques et al., « What Interests Young Autistic Children? An Exploratory Study of Object Exploration and Repetitive Behavior », PLoS One, 13(12), 2018. En ligne : [https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1371/journal.pone.0209251].
10 Les recherches de Geneviève Haag conduites dans une perspective psychanalytique héritée d’Esther Bick recoupent très précisément les résultats de Claudine Jacques, Autisme et développement, Paris, PUF, 2018.
11 Le terme d’anthropologie n’est pas sans soulever question s’agissant de Deligny, pour autant que l’humain dont il parle n’est pas l’homme supposé par l’« anthropos » de l’anthropologie ou du moins n’en est qu’un versant. Il n’en est pas moins recevable, ne serait-ce que parce que lui-même l’emploie.
12 Aujourd’hui encore les enfants de moins de 12 ans ne sont pas tenus par la justice pour enfants responsables de leurs propos.
13 Si la relégation ne prend plus aujourd’hui la forme de l’enfermement comme c’était le cas à l’époque de Deligny, elle n’en existe pas moins à travers la politique qui tend à banaliser le handicap sur la base du « tri » des enfants en âge scolaire, à multiplier les structures et les cursus spécialisés au titre de « l’inclusion » ainsi que par la médication de plus en plus systématique des enfants regroupés sous l’appellation « hyperactifs ».
14 Exil « social » s’entend, caractéristique de tous les personnages dans les romans de Deligny comme de la plupart de ses compagnons et compagnes de vie.
15 F. Deligny, É. Copfermann, Les paroliques ou l’autre côté de la parole, inédit, Imec, Fonds Deligny, DGN60, p. 66.
16 Et là encore Lacan n’est pas loin, mais ce serait l’objet d’une autre contribution.
17 De ce texte ou sous ce titre, une version courte a été publiée par les éditions Farrago en 1984. Je fais ici référence à une version datée de 1985 et conservée à l’Imec, Fonds Deligny, DGN1, p. 79.
18 Je développe ce point dans mon livre Le tacite, l’humain. Anthropologie politique de Fernand Deligny, Paris, Seuil, 2021.
19 et au soi-disant « vivre-ensemble ».
Auteur
Université Paris 8
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Raison pratique et normativité chez Kant
Droit, politique et cosmopolitique
Caroline Guibet Lafaye Jean-François Kervégan (dir.)
2010
La nature de l’entraide
Pierre Kropotkine et les fondements biologiques de l'anarchisme
Renaud Garcia
2015
De Darwin à Lamarck
Kropotkine biologiste (1910-1919)
Pierre Kropotkine Renaud Garcia (éd.) Renaud Garcia (trad.)
2015