Chapitre 2
Qu’est-ce que décrire une langue « dans ses propres termes » ?
p. 43-77
Texte intégral
1. Petite philosophie de la description
1Pourquoi « décrirait »-on une « grammaire », et en quoi une description grammaticale consiste-t-elle ? En termes généraux, on peut attribuer à la description une double finalité : soit, on décrit parce qu’on souhaite faire part de la nature d’un « objet », ou peut-être de son existence même, à un interlocuteur qui n’en a pas connaissance ; soit le fait de décrire un objet est l’occasion d’en découvrir des propriétés jusqu’alors inconnues. On appellera le premier cas de figure le rôle propédeutique de la description, rôle qui peut très bien remplir aussi des fonctions normatives, comme lorsqu’on décrit une règle grammaticale pour la recommander comme norme prescriptive ; le deuxième est le rôle heuristique de la description. Que son rôle soit propédeutique ou heuristique, décrire quelque chose, c’est effectuer un passage qui mène de l’inconnu – ou de ce qui n’est connu que partiellement – vers le connu, dans le but de trouver les prédicats susceptibles de rendre l’objet de la description plus familier à son destinataire, à son énonciateur, ou bien aux deux à la fois. Point capital : ce gain en connaissance est de caractère discursif. Une description est un objet linguistique, qui résorbe en quelque sorte son objet dans une structure d’intelligibilité textuelle – entendant « textuelle » dans un sens large – dont la structure discursive et symbolique est adéquate à la fois à la chose étudiée et aux besoins de son énonciateur et de ses destinataires.
2Il ne peut y avoir aucune description sans une identification préalable : pour qu’un objet puisse être décrit, c’est qu’il est déjà un peu connu. On ne décrit que ce qu’on a déjà remarqué. Décrire suppose donc un certain accès épistémologique à l’objet en question ; devant l’objet de la description, on peut au moins dire « voilà quelque chose », même si on ne sait pas en dire beaucoup plus. De cet accès épistémologique premier découle un vocabulaire préalable qui sert à caractériser l’objet de façon provisoire – dans le cas de la grammaire, ce sont les catégories comme mot, phonème, syntagme, etc., auxquelles on fait appel pour établir une première analyse linguistique. Ce vocabulaire préalable est le produit de sources diverses, dont le « sens commun » et les théories déjà en lice. Aller au-delà de ce vocabulaire, pour aboutir à une description systématique et raisonnée, susceptible de fonder une explication « scientifique », est une étape importante de la démarche de la recherche. Puisque la description représente la recherche de propriétés de plus en plus précises dans un objet déjà connu à gros traits, elle entraîne toujours la possibilité d’analyses à différents niveaux de précision. D’où s’ensuivent des conséquences épistémologiques importantes, au fur et à mesure qu’on passe d’un vocabulaire de l’appareil métalinguistique préalable, vers un vocabulaire de description plus théorisée. On explorera cette distinction plus avant, surtout comme elle s’applique à la sémantique, dans le chapitre suivant.
3Analyser la description en tant que démarche discursive, souligner la manière dont elle entraîne la rédaction d’un « texte », et insister sur l’importance du destinataire en influant sur le caractère de celui-ci révèlent son caractère discrétionnaire : il existe plusieurs types de description qu’on peut faire du même objet, sans en fausser la nature, et il est normal que la description varie en fonction de l’énonciateur et du destinataire1. Une description est donc quelque chose de variable. On n’attend jamais une description finale, définitive ou exhaustive d’un objet de connaissance : tout comme le même paysage peut être dépeint par un nombre infini de représentations visuelles, il y aura toujours de nouveaux jours sous lesquels aborder l’objet d’une description, et différentes manières de présenter sa nature. C’est une conclusion que contrecarrent les ambitions d’une grande partie de la linguistique, qui suppose que les locuteurs auraient une grammaire précise dans la tête, qu’il revient aux linguistes de saisir – même si, en l’occurrence, on admet volontiers qu’aucune description grammaticale n’a encore réussi (Auroux 1998, p. 93).
4Le choix entre les différentes descriptions possibles d’un objet découle de divers enjeux. Pour ce qui concerne la grammaire européenne traditionnelle, tributaire d’une dialectique profonde, et parfois de la confusion absolue, entre les fonctions propédeutique et heuristique2, il est important de prendre la pleine mesure du caractère fortuit ou, mieux, historiquement conditionné et donc non nécessaire, du mode de description grammatical dont nous avons l’habitude. Parmi les déterminants les plus importants de la grammaire occidentale il y a le fait d’être partie prenante de la pédagogie. C’est un trait capital de la discipline depuis ses origines dans l’école hellénistique (Marrou 1988), renforcé ensuite par le rapport étroit entre la grammaire et l’instruction scolaire pendant la plus grande partie de son histoire. L’influence de la pédagogie sur la linguistique est perceptible dans plusieurs propriétés clés de la discipline, dont certaines sont bien actuelles : le primat de l’écrit et souvent des textes écrits comme objets grammaticaux privilégiés, la tendance à valoriser des versions non vernaculaires de la langue étudiée3, l’importance du concept de règle dans la structuration des connaissances, une division stricte entre la forme et le sens (séparation syntaxe/sémantique, grammaire/dictionnaire), l’obscurcissement de la variation, la répartition de syntagmes en catégories normatives (fautive/correcte ; inacceptable/acceptable ; agrammaticale/grammaticale) et, parfois, une certaine tendance classificatoire impliquant des taxinomies aléatoires érigées en fin en soi, comme dans la grammaire de Denys le Thrace4.
5Écriture, règle, correction, refus de variation ou du vernaculaire : toutes ces propriétés sont des véhicules bien adaptés à la reproduction des structures d’autorité pédagogique, et de ce que Bourdieu (2003 [1997]) appelle la « raison scolastique ». On pourrait sans doute envisager facilement un mode de description « grammaticale » – mais déjà le terme ne serait pas le bon – qui ne partagerait pas les traits que je viens d’énumérer : mode axé sur la langue vernaculaire contemporaine orale ; privilégiant non pas la recherche de ce qui est supposé ne pas varier dans la langue, c’est-à-dire les règles ou les généralisations, mais la description de ce qui change ; peu enthousiaste pour des catégorisations trop rigides ; ouvert à la variation contextuelle et donc réticent devant la censure des fautes ou même la séparation des phrases « grammaticales » et « agrammaticales » (séparation rarement explicite dans les grammaires descriptives, mais présente néanmoins dans le projet de décrire une langue à partir de « ce qui se dit », et non de « ce qui ne se dit pas »). Il est clair qu’une description linguistique fondée sur de tels principes serait très différente des grammaires telles qu’on les connaît. Certains linguistes, comme Vološinov (2010 [1929]), ont esquissé les bases d’une telle linguistique ; il suffit de consulter des exemples concrets de descriptions alternatives, comme Miller et Weinert (1998) au sujet de la syntaxe de l’oral, ou les grammaires dans la tradition hallidayenne/systémique-fonctionnelle, pour comprendre à quel point la forme canonique de la grammaire, consacrée par la tradition majoritaire de la discipline, ne représente qu’une possibilité parmi bien d’autres.
6Par le seul fait d’effectuer un passage de l’inconnu vers le connu, tout texte descriptif possède déjà une certaine valeur explicative. Mais décrire n’est pas expliquer au sens plein du terme, même si toute explication est forcément aussi une description. On appelle « explication » une description qui, parmi ses autres propriétés, n’est pas susceptible de varier légitimement selon l’individu : une même explication vaut pour tout le monde ; si tout le monde a sa propre « explication » de quelque chose, c’est que, en réalité, personne n’en a véritablement une. Une explication réelle, une explication admise comme valable, est singulière, ou ambitionne de l’être, et impose donc une certaine description précise de l’objet : pour expliquer correctement le lever du soleil, il faut bien accepter de décrire les observations d’une certaine manière et non pas d’une autre (en exigeant, par exemple, un modèle héliocentrique du ciel). Pour constituer une explication satisfaisante, il faut donc qu’une description se conforme à un ordre de critères communément admis comme valides, réduisant ainsi la liberté de l’observateur de décrire l’objet comme bon lui semble, sans contrôle objectif. Les protocoles des sciences de la nature en sont l’exemple type5.
7En sciences expérimentales, devant la variabilité essentielle de toutes les descriptions possibles d’un seul objet, c’est la description exigée par les protocoles d’explication et de prévision en vigueur qui est, ou devrait être, retenue. La bonne explication d’un phénomène révèle donc quelle description adopter, quitte à bouleverser profondément les catégories préthéoriques habituelles. Un exemple canonique de l’explication scientifique, la théorie newtonienne de la gravitation, propose une nouvelle description des phénomènes physiques en démontrant que des événements au premier abord différents et sans rapport entre eux – l’objet quotidien qui tombe au sol, les trajectoires des planètes, la marée – s’avèrent, sous un angle précis, être les mêmes : ce sont tous des exemples de corps dont le comportement respecte la loi de la gravitation (Hamou 2002, p. 145). Affirmer la loi de la gravitation et la mobiliser dans l’explication du comportement des objets qui tombent, des planètes, et de la marée, revient donc à décrire d’une façon nouvelle des phénomènes qu’on prenait auparavant comme n’ayant aucun rapport entre eux, et à en révéler la parenté dans la perspective d’une certaine conception de la nature. La force explicative de la loi gravitationnelle repose donc, en partie, sur une typologie novatrice, une nouvelle description, des phénomènes. Cette typologie novatrice déplace les frontières entre les entités : la marée, les planètes et les objets ordinaires ne se distinguent plus au même point.
8Or, en calquant sa méthodologie sur celle des sciences naturelles expérimentales, la linguistique moderne tend à adopter dans le domaine de la grammaire un trait étranger à toute activité de description qui ne participe pas à une logique d’explication : celui de l’exhaustivité théorique. Dans les sciences naturelles, on vise la structure cachée de la nature, en supposant que les descriptions théoriques ciblent une seule réalité (voilà pourquoi la difficulté de concilier deux théories différentes, dont chacune traite de différentes propriétés du monde empirique, pose problème). Briguant le statut de la science naturelle, la linguistique dominante essaie de ne pas déroger à cette règle et se montre alors hostile à la coexistence de plusieurs analyses différentes du même phénomène6. Comme on l’a vu dans le chapitre précédent, la linguistique descriptive cherche surtout en général à aboutir à une description unique de la grammaire, souvent censée réfléchir une analyse « émique » de la structure linguistique. Cette description unique, on la recherche en essayant de se libérer des cadres d’analyse provenant de l’extérieur, en ne se laissant guider que par les catégories prétendument endogènes de la grammaire étudiée. C’est une ambition qui apparaît très tôt dans l’histoire moderne de la linguistique, Boas ayant dénoncé « les innombrables tentatives visant à présenter les grammaires des langues indiennes dans une forme analogue à celle des grammaires européennes » (cité par Laplantine 2018, p. 20). Comme Lazard l’exprime :
Chaque langue doit être décrite en elle-même, indépendamment de toute autre, en particulier de la langue maternelle du descripteur, qui risque toujours de fausser l’aperception des caractères propres de celle qu’il décrit. C’est là un piège que les linguistes connaissent bien depuis l’avènement du structuralisme et contre lequel ils se mettent en garde, mais le piège est insidieux et les meilleurs y tombent à l’occasion. (Lazard 2006, p. 114)7
Passons sur le fait que, au moins pour les linguistes de langue maternelle anglaise, une description « indépendante de la langue maternelle du descripteur » est souvent impossible, par le simple fait que, format textuel de la description oblige, c’est dans cette langue-là que la majorité des grammaires descriptives contemporaines sont rédigées, situation loin d’être anodine ou triviale, surtout pour ce qui concerne l’analyse sémantique. Quoi qu’il en soit, deux idées importantes se dégagent du texte de Lazard. D’une part, l’auteur affiche une ambition thérapeutique : celle de libérer la description grammaticale des présupposés étrangers déformants, tributaires de la langue maternelle du descripteur. Cette ambition permet d’affirmer le respect qu’on doit, en tant que chercheur, à la différence empirique : toutes les langues ne sont pas le français, l’anglais ou le latin, alors il faut évacuer la description linguistique des éléments étrangers et fondamentalement faux, en restituant aux modèles descriptifs de la grammaire leurs autonomie et indépendance. Impossible de n’être pas solidaire d’une telle déontologie. Mais cela n’oblige aucunement d’épouser la deuxième idée implicite dans les propos de Lazard, celle du caractère objectif et unique de la description grammaticale. L’injonction de décrire une langue « en elle-même » sous-entend la singularité de la description qui en résulte. C’est une conception tout à fait contraire au modèle herméneutique prôné ici, selon lequel la variabilité est un trait incontournable de la description grammaticale, ce qui exclut de viser une description unique de faits langagiers.
9La vision herméneutique de la grammaire est confirmée tout à la fois par les évolutions historiques de la description grammaticale, par l’appartenance de la linguistique aux Geisteswissenschaften et par la diversité propre au projet de la description. On renforcera la probabilité de la thèse de la nature herméneutique de la grammaire en démontrant l’erreur de la thèse empirique ou objectiviste, comme on a commencé à le faire pour la linguistique plus généralement au chapitre précédent. C’est un chemin que nous poursuivrons dans la section suivante, en passant en revue le débat récent suscité par les arguments de Haspelmath (également abordés, de manière plus expéditive, au chapitre précédent) pour l’empiricité des catégories descriptives en grammaire descriptive, et la non-empiricité des concepts comparatifs en typologie. Nous discuterons ensuite de deux arguments positifs qui me semblent établir le caractère herméneutique de la description grammaticale, dont l’un concerne les procédés de fabrication de nouveaux objets grammaticaux, et l’autre les apories explicatives de l’interprétation mentaliste habituelle des grammaires descriptives.
2. La comparaison et la description des grammaires : des enjeux différents ?
10Le premier argument que je vais mobiliser contre l’objectivité et la singularité des descriptions grammaticales est soulevé, de façon paradoxale, par une thèse qui, au premier abord, paraît soutenir une position assez proche de celle que je souhaite défendre. Il s’agit de la thèse de « particularisme catégoriel » de Haspelmath (2009, 2010, 2018), désormais bien connue, qui affirme une différence foncière entre deux classes de postulat théorique : d’une part, les « catégories descriptives », c’est-à-dire les catégories grammaticales des grammaires descriptives, qu’on propose à partir d’une étude détaillée des structures linguistiques internes à chaque langue différente, et qui varient donc d’une langue à une autre ; d’autre part, les « concepts comparatifs » qu’on mobilise pour des fins typologiques. Entre ces deux types de concept, Haspelmath fait une différence nette. Il explique que, même s’ils ne l’avouent pas toujours, les typologues se servent en général des concepts comparatifs ; en revanche, les grammaires descriptives proposent des catégories descriptives. Par contre, la grammaire générative repose sur l’hypothèse que cette différence n’existe pas : ce qu’on recherche, dans le cadre de la linguistique chomskyenne, ce sont les universaux de structure grammaticale qui se rencontrent partout dans les grammaires du monde. L’hypothèse générative revient à affirmer l’identité de la description et de la comparaison : les catégories qu’on propose pour rendre compte du fonctionnement grammatical seraient les mêmes dans toutes les langues.
11Les catégories descriptives sont donc celles qu’il faut postuler, dans la lignée de Boas, pour rendre compte de la structure grammaticale d’une langue, de sorte que celle-ci soit représentée sans parti pris, pour faire ressortir toute sa particularité. Étant donné le principe d’inspiration structuraliste du système dans lequel « tout se tient », les catégories grammaticales d’une langue sont définies sur la base des propriétés paradigmatiques et syntagmatiques internes à cette langue, ce qui entraîne la non-comparabilité de ces catégories pour des fins typologiques :
L’argument pour le particularisme catégoriel est simple : les critères qu’on utilise pour identifier les catégories comme les cas, les catégories lexicales et les relations grammaticales sont eux-mêmes particuliers à chaque langue. […] Parce qu’il n’y a pas de moyen raisonné pour décider quels critères sont pertinents, les linguistes qui font l’hypothèse des catégories translinguistiques ne sont souvent (voire normalement) pas d’accord sur la bonne manière d’attribuer des expressions aux catégories : dii en thaï est-il un verbe ou un adjectif [etc.] […] De telles controverses sur les choix des catégories ne peuvent pas être résolues, parce que la réponse qu’on donne dépend de son choix de critères, et ce choix est « opportuniste » […]. Les linguistes choisissent inévitablement les critères de façon à obtenir le résultat qui cadre le mieux avec leur perspective générale. Mais parce que les perspectives sont différentes, différents linguistes aboutissent à des catégories différentes, et il est impossible de savoir quel classement est juste. La solution est d’admettre que les catégories sont particulières à chaque langue, et de décrire les langues dans leurs propres termes. (Haspelmath 2010, p. 667-668)8
On peut cerner les propriétés des catégories descriptives par comparaison avec les concepts comparatifs :
Les concepts comparatifs sont des concepts créés par les linguistes comparatistes dans le but précis de la comparaison translinguistique. À la différence des catégories descriptives, ils ne font pas partie des systèmes de langues particulières, et les linguistes descriptifs ou les locuteurs n’en ont pas besoin. Ils ne sont pas psychologiquement réels, et ils ne peuvent pas être corrects ou erronés. Ils ne peuvent que convenir plus ou moins bien à la tâche de rendre possible la comparaison trans-linguistique. (Haspelmath 2010, p. 665)9
Toute une épistémologie de la linguistique ressort de ces citations : la grammaire a comme objet la « réalité psychologique » ; les grammairiens étudient celle-ci de manière objective, aboutissant ainsi à des analyses « correctes », c’est-à-dire en adéquation avec le réel ; pour le faire, ils ont recours à des catégories fondées sur des principes, à la différence des typologues dont le choix des catégories est « opportuniste ». La grammaire descriptive est donc une discipline centripète, dans laquelle les chercheurs sont pilotés par la réalité essentielle de l’objet qu’ils étudient. En revanche – et c’est là un fait révélateur pour Haspelmath – les typologues qui supposent l’universalité de leurs catégories n’ont pas su se mettre d’accord sur la nature de celles-ci, ce qui disqualifie la typologie comme science objective :
L’approche visant à comparer les langues à travers les catégories translinguistiques n’a pas réussi. Si un tel ensemble de catégories universellement disponibles dans lequel les langues peuvent choisir existait bien, on s’attendrait à ce que la recherche grammaticale issue de perspectives variées converge peu à peu sur ces catégories. Les linguistes diffèrent beaucoup dans les genres de catégories qu’ils supposent, et c’est une expérience fréquente parmi les typologues que chaque langue les met devant quelque chose qu’ils n’ont pas vu auparavant. (Haspelmath 2010, p. 668-669)10
On voit bien que pour Haspelmath, la convergence théorique est un gage du bien-fondé et du caractère empirique de la démarche scientifique. Toujours est-il que, avec les concepts comparatifs, Haspelmath épouse une conception de la recherche grammaticale qui cadre sous certains aspects avec des principes herméneutiques :
Je demande ensuite comment les concepts comparatifs sont choisis, et j’en tire la conclusion qu’aucune réponse générale n’est possible parce que de multiples perspectives de comparaison peuvent être adoptées en même temps sans contradiction. (Haspelmath 2010, p. 665)11
Les perspectives multiples sont donc recevables dans la comparaison des langues – mais seulement au prix d’une dévalorisation de leur statut ontologique :
J’emploie le terme concept comparatif (plutôt que catégorie comparative) pour souligner que les concepts comparatifs sont les construits des typologues, non une partie de la structure des langues […]. Les concepts comparatifs n’ont aucun rapport avec l’apprentissage des langues ni avec la description des langues/l’analyse linguistique. (Haspelmath 2010, p. 666)12
Les concepts comparatifs ne sont donc que des artéfacts, à la différence des catégories descriptives qui, elles, sont bien réelles : conception positiviste, selon laquelle les postulats comparatifs, produits d’une activité interprétative de la part du grammairien, n’ont aucune place dans « l’analyse linguistique ». Pour autant, Haspelmath ne prône pas l’abandon de la typologie comme discipline : le caractère artéfactuel de ses catégories n’entraîne aucunement qu’il faille renoncer à comparer les grammaires, parce que, en l’occurrence, les concepts comparatifs sont fondés dans les valeurs sémantiques que véhiculent les constructions dans les langues différentes. Il n’y a pas, par exemple, une seule catégorie descriptive de « datif » affichant des propriétés grammaticales identiques qu’on rencontrerait dans beaucoup de langues, mais il existe bien un concept comparatif de datif, fondé dans la sémantique du destinataire :
Un cas datif est un marqueur morphologique qui sert, parmi ses fonctions, à coder l’argument du bénéficiaire d’un verbe de transfert physique (comme « donner », « prêter », « vendre », « passer »), quand celui-ci est codé différemment de l’argument thème. Cette définition se fonde sur les concepts de la sémantique conceptuelle « bénéficiaire » et « verbe de transfert physique » ainsi que sur les concepts comparatifs « morphologique » et « argument ». (Haspelmath 2010, p. 666)13
Voilà donc les grandes lignes du cadre que Haspelmath défend depuis plus de dix ans maintenant14. Son hypothèse a suscité un débat intéressant, notamment dans les pages de la revue Linguistic Typology. Le plus souvent, les participants à ce débat acceptent les mêmes présupposés positivistes que Haspelmath.
12Il est frappant de constater que les mêmes traits qui caractérisent la démarche comparative – emploi des construits théoriques, absence de réalité psychologique, variabilité des concepts selon le chercheur, caractère « opportuniste » de la recherche –, et qui amènent Haspelmath à rejeter l’objectivité des concepts comparatifs sont tout aussi pleinement réunis dans la grammaire descriptive que dans la typologie, et devraient donc conduire au même titre à une remise en cause des catégories descriptives. Ainsi, le désaccord quant à la bonne analyse des catégories grammaticales ne se limite aucunement à la comparaison linguistique : pourrait-on sérieusement affirmer que, lorsqu’il s’agit de faire la grammaire descriptive d’une langue, tous les observateurs sont d’accord ? Loin de là : tout pousse à affirmer le contraire, puisque plus on étudie une grammaire de façon « descriptive », plus les analyses ont tendance à se diversifier. Sinon, il n’y aurait qu’un seul cadre grammatical pour la description du français, de l’anglais, du latin et des autres langues intensivement étudiées. Je ne vais pas insister sur ce point inutilement, tant il est évident que, au fur et à mesure que la recherche grammaticale s’approfondit, les analyses se séparent les unes des autres. Le même argument donc qui pousse Haspelmath à douter de l’objectivité de la comparaison linguistique, devrait au même titre le contraindre à admettre que la description n’est pas « objective » non plus15.
13Les arguments de Haspelmath pour la pluralité de la comparaison s’appliquent donc également à la description. Toutefois, comme on l’a vu, Haspelmath essaie de préserver une part de la justification traditionnelle de la démarche typologique en soutenant que les concepts comparatifs sont fondés sur la sémantique. Pour ce qui concerne le datif, ce sont les concepts de « bénéficiaire » et de « verbe de transfert physique » qui assurent le bien-fondé de cette catégorie et justifient donc sa place dans des analyses typologiques. Haspelmath affirme clairement que ces concepts sémantiques sont universels16. Mais cela entraîne une conclusion qui devrait lui poser problème : s’ils sont applicables de manière translinguistique, voire universels (autrement dit, pareils dans toutes les langues), alors, selon ses propres critères, ils se prêtent, comme toutes les autres propriétés universelles des langues, à l’investigation objective – condition nécessaire pour la typologie telle que Haspelmath la conçoit, à savoir, comme une discipline qui découvre des « universaux empiriques vérifiables » (Haspelmath 2010, p. 682)17. On voit mal comment concilier cette position avec le caractère opportuniste de la comparaison, et le fait que les concepts comparatifs, pour Haspelmath, « ne font pas partie de la structure des langues » et doivent être considérés comme des « métacatégories » qui ne présentent pas d’intérêt pour la description grammaticale (2010, p. 666)18.
14Même si cela risque d’introduire une incohérence au sein de sa propre position, l’argument de Haspelmath implique que c’est surtout à partir du plan sémantique-conceptuel, non à partir de celui de la structure grammaticale, qu’il faut chercher les identités profondes entre les langues19. Or, la sémantique est une assise bien faible pour l’objectivité : des concepts comme « bénéficiaire » ou « verbe de transfert physique » sont tout sauf clairs, comme le démontre, quant au premier, la controverse interminable sur les définitions des rôles « thématiques » (Primus 2016) ou, quant au second, le flou total en sémantique, qui touche les concepts de « transfert » ou de « physique », comme tout autre concept de cette nature : comme nous le rappellerons au prochain chapitre, on ne dispose pas de théorie sémantique sérieuse qui permettrait à Haspelmath de justifier l’universalité des concepts dont il a besoin.
15Résumons. J’ai suggéré que Haspelmath a raison de souligner l’« opportunisme » de la démarche comparative, à savoir le fait que les observateurs différents abordent les langues avec des perspectives différentes, qu’on ne peut pas juger comme « correctes » ou « erronées », situation qui fait que « des perspectives de comparaison multiples peuvent être adoptées en même temps sans contradiction » (2010, p. 665). Mais j’ai essayé de suggérer qu’il n’y a aucune raison pour laquelle ce raisonnement ne vaut pas aussi pour la linguistique descriptive, domaine que Haspelmath souhaite mettre à l’abri de ses conclusions. Exactement les mêmes considérations que Haspelmath fait valoir dans le cas de la comparaison justifient une interprétation herméneutique de la grammaire descriptive. Pour lui, la comparaison typologique ne vise pas les langues « dans leurs propres termes », mais elle est néanmoins valable, étant fondée, comme il le suppose, surtout sur un niveau sémantique-conceptuel prétendument universel. Comme je l’ai remarqué, l’objectivité de la sémantique n’est pas du tout acquise, ce qui prive Haspelmath des bases dont il a besoin pour rendre la démarche de la comparaison justifiable du point de vue scientifique : s’il est injustifié de fonder la comparaison des langues sur le niveau sémantique universel que suppose Haspelmath, comment doter la typologie des titres d’empiricité qu’il réclame ? La solution que je propose, c’est justement d’abandonner l’illusion de l’objectivité, et d’admettre qu’il n’existe finalement pas de moyen de comparer, ou de décrire, les langues sans engager les perspectives multiples des chercheurs, proposition qui entraîne à son tour l’idée selon laquelle la description linguistique, tout comme la comparaison, n’est pas une démarche factuelle, mais herméneutique.
3. La constitution herméneutique des grammaires descriptives
16Le deuxième argument contre une conception objective de la description linguistique concerne la manière dont les objets mêmes de la linguistique, les grammaires descriptives, sont constitués. Une grammaire, ce n’est pas un enregistrement neutre des propriétés objectives d’une langue. C’est plutôt un objet dialectique qui est tributaire d’une rencontre interprétative entre au moins quatre « parties » : un grammairien, les diverses pratiques langagières de la communauté qu’il a choisi d’étudier révélées par les locuteurs-consultants et/ou par l’études des textes, un lectorat (d’où le souci de lisibilité qu’on souligne dans les tentatives de rendre compte théoriquement de la rédaction d’une grammaire : voir Evans et Dench 2006), et les contraintes « génériques » qui découlent du choix d’exprimer des propositions sur ces pratiques sous la forme d’une grammaire et non pas sous un autre format quelconque (voir à ce propos Rice 2005). Rédiger une grammaire d’une langue, ce n’est pas seulement étudier la langue, c’est le faire dans le but d’aboutir à un document d’un certain type, comportant des caractères précis. Car une grammaire est un objet épistémologique d’un profil déterminé, qui exige une certaine manière de constituer et d’interpréter les données et qui, dans certains cas, comme lorsqu’il s’agit d’une démarche de standardisation, est même censé servir à des fins normatives, dans le but de « formater » ou « paramétrer » les locuteurs de sa langue-objet (Lane 2018 ; voir aussi Costa, De Korne et Lane 2018). Si un linguiste décide de rédiger une grammaire, c’est qu’il fait l’hypothèse que celle-ci représente un format approprié pour exprimer des connaissances sur la langue, et il va fabriquer, sélectionner et représenter les données selon les critères d’un objet épistémologique dont les principaux traits sont déjà décidés :
- Abstraction d’une catégorie « langue » : approche des pratiques langagières sous l’angle de cohérence structurelle/formelle ; identification structurelle de la réalité linguistique (l’essentiel d’une langue se résume à sa grammaire), avec toutes les hypothèses qui en découlent (hypothèse de l’identité grammaticale oral/écrit ; traitement de variation diachronique, diastratique ou diatopique, etc.)20.
- Individualisation monolingue de l’objet de la description : exclusion/différenciation des éléments (notamment lexicaux), même ceux utilisés couramment, jugés comme appartenant à des systèmes linguistiques différents21.
- Primat du discours « surveillé » comme source de données : même si on utilise de plus en plus les enregistrements pour capter les détails de l’interaction linguistique quotidienne, il est impossible de se passer des séances de travail avec un informateur, dans lequel ce dernier doit faire attention à ce qu’il dit, non seulement sur le plan purement linguistique, mais aussi sur celui du volume et du débit de la parole (il faut parler assez haut et assez lentement pour fournir des données utilisables)22.
- Présentation « catégorique » des données : le flou de la « performance » est exploré pour en extraire des catégories fixes ; les éléments de la description sont abordés en tant qu’unités fixes plutôt que comme réseaux de variation.
- Visée axiologique : La variation morphosyntaxique est interprétée en termes de correction (d’où par exemple la distinction grammatical/agrammatical et d’autres du même genre), les phrases agrammaticales ne formant pas la base des grammaires descriptives.
- Taxinomie conventionnelle de niveaux linguistiques : la rédaction d’une grammaire entraîne en principe la hiérarchisation des phénomènes linguistiques en phonétique, phonologie, morphosyntaxe, sémantique, pragmatique (voir Payne 2005b).
- Hypothèse formelle : même si les grammaires descriptives contemporaines comprennent parfois des analyses lexicales (souvent en appendice : voir Kelly et Lahaussois, 2021) on conçoit les grammaires séparément des lexiques, faisant ainsi l’hypothèse de l’abstraction de la morphosyntaxe et de la sémantique comme deux domaines autonomes, indépendants l’un de l’autre23.
- Taxinomie exogène des actes de parole : on fait le plus souvent le postulat préalable de l’existence des questions, réponses, exclamatifs, injonctifs, etc. (Bouquiaux et Thomas 1976, p. 173).
17À ces caractéristiques s’ajoute un grand nombre d’hypothèses précises sur les points de détail grammaticaux. La description que produit cette activité ne doit donc aucunement être considérée comme la transcription directe d’un état de fait naturel ; elle est plutôt un objet interprétatif, redevable à la fois des efforts créatifs du linguiste et de ses informateurs, ainsi que des diverses contraintes qui pèsent sur lui, parmi lesquelles l’appartenance générique à la catégorie « grammaire descriptive » n’est pas des moindres. Pour confirmer la justesse de cette thèse, il faut simplement se reporter aux descriptions, pour ne rien dire des consignes, que donnent les linguistes de terrain sur la fabrication des grammaires. Le caractère herméneutique de la démarche ressort très nettement de ces textes, genre plutôt récent dans la production disciplinaire linguistique, qui mériterait une étude historico-épistémologique. Bouquiaux et Thomas, à qui l’on doit le grand manuel de terrain français qui « fait autorité pour l’école française et qui a marqué des générations de chercheurs qui ont décrit les langues de l’Afrique noire francophone » (Ndao 2017, p. 14), remarquent que « rares jusqu’ici sont, en effet, les dictionnaires qui ne trahissent pas les goûts, les affinités ou les origines de leurs auteurs, mieux qu’ils ne révèlent la langue et la culture qu’elle exprime ». Et les auteurs d’expliquer que certains aspects du travail de terrain lexicographique supposent « différents postulats de recherche et de description et, de plus, véhicule[nt] une certaine conception de la linguistique et de l’ethnolinguistique qui n’est pas forcément de diffusion universelle » (1976, p. 104). Ces observations valent tout aussi bien pour la partie grammaticale des études de terrain.
18C’est dans le rapport entre le grammairien et ses informateurs ou consultants que toute la nature herméneutique de la description grammaticale se remarque avec le plus de clarté. Le fait même que la fabrication d’une grammaire descriptive entraîne la participation d’un informateur nous éloigne du simple cadre observationnel dans lequel l’activité de terrain est naïvement présentée : dès lors qu’un informateur est impliqué, on n’est plus dans la situation empirique classique, celle d’un observateur qui observe des phénomènes qui se déroulent autour de lui. On est plutôt devant le paradoxe de l’observateur, et cela d’une manière particulièrement claire, car c’est par le biais d’une participation collaborative entre l’informateur et le linguiste que les données descriptives sont façonnées : « même si souvent le chercheur considère l’informateur comme une personne qui fonctionne comme un instrument de recherche », en réalité, « l’informateur n’est pas un outil de recherche, il est au même titre que le chercheur un acteur qui produit des données et joue un rôle qui est aussi important que le chercheur lui-même » (Ndao 2017, p. 46).
19Comme on le souligne souvent dans les introductions à la linguistique descriptive de terrain, tous les informateurs ne vont pas fournir au grammairien des données appropriées : au contraire, pour être habilité comme consultant il faut que l’informateur suive une certaine formation préalable. Selon Samarin, dont le manuel de la linguistique de terrain jouissait autrefois d’une certaine popularité, « le but ultime » de cette formation est d’« amener l’informateur à réfléchir sur la langue de la même manière que l’investigateur et [à répondre aux questions] de la bonne manière » (Samarin 1967, p. 41)24 – aveu décomplexé de l’influence exercée sur le locuteur par le linguiste. La franchise de Samarin choque, mais semble justifiée dès qu’on accepte que le linguiste amène l’informateur à faire appliquer tout un système de repères métalinguistiques et axiologiques qui peut très bien lui être étranger. C’est notamment le cas pour le vocabulaire métalinguistique de base, dans une grande mesure préthéorique – « phrase », « mot », « signification », « acceptable », etc. – qui n’aura pas forcément d’équivalent clair dans le parler vernaculaire de la communauté étudiée. L’activité du linguiste revient donc à plaquer ses propres conceptions métalinguistiques sur les locuteurs qu’il étudie, dans l’hypothèse que cette démarche fera apparaître toutes les propriétés linguistiques essentielles :
À la capacité de l’informateur de distinguer des nuances fines de sens et d’emploi dans sa propre langue répond son intolérance des phrases irréalistes et embrouillées. Pour le bon informateur, sa langue est un modèle que le linguiste de terrain doit copier avec précision. Il demeure franc et critique dans son évaluation de chaque tentative que fait le linguiste d’imiter le modèle.
On ne trouve généralement pas ces qualités analytiques parmi les locuteurs « naïfs » d’une langue. La sophistication linguistique implique la capacité de réfléchir sur la manière dont on emploie la langue. Elle extrait la langue du domaine de l’inconscient et de l’automatique, et l’insère dans le domaine du conscient et réfléchi. Ni la maîtrise d’un ensemble d’arts verbaux (par exemple la poésie, la narration, les proverbes, les allocutions, les panégyriques), ni le bilinguisme ne suffisent pour libérer de la naïveté, même si quelqu’un qui possède de tels dons est d’une certaine manière plus qualifié comme informateur que quelqu’un qui n’en possède pas. Cependant, l’emploi de ces arts ne peut être appliqué à l’analyse linguistique que sous la direction et la formation du linguiste de terrain. (Samarin 1967, p. 37-38)25
Il est évident que l’informateur doit être formé par le linguiste et que la description grammaticale qui s’ensuit doit être en partie considérée comme le produit du grammairien. Sans doute est-ce pour cela que Mosel considère la déclaration de Samarin sur la nécessité d’« amener l’informateur à réfléchir sur la langue de la même manière que l’investigateur », comme « trompeuse » – « misleading » – et non pleinement « fausse » (Mosel 2012, p. 77). De façon similaire, les auteurs d’un manuel bien connu (et plus récent) de la linguistique de terrain (Chelliah et de Reuse 2010, p. 176) observent que,
les meilleurs locuteurs avec qui travailler pour une période étendue sont ceux qui sont ouverts à la formation. […] Travailler avec un consultant qui a déjà fait de la linguistique de terrain peut faire gagner pas mal de temps, car ces locuteurs sont déjà « formés » aux tâches d’élicitation employées. (Chelliah et de Reuse 2010, p. 176)26
Healey souligne quant à lui que,
malgré les différences d’aptitude qui existent entre les assistants, il est néanmoins vrai que les bons assistants de recherche ne sont pas nés tels, mais sont formés. Dispenser cette formation est l’une des responsabilités majeures du linguiste de terrain. (Healey 1975, p. 347, cité par Mosel 2012, p. 77)27
Mosel en tire la conclusion suivante :
Pour ce qui concerne le recueil de données pour l’analyse grammaticale d’une langue, la conséquence est que les linguistes devraient expliquer ce qui doit être fait, à quelle fin, et former les consultants sur le tas sans la moindre condescendance. (Mosel 2012, p. 77)28
Au fur et à mesure que la recherche grammaticale devient plus circonstanciée, la nécessité d’informateurs préalablement formés s’accroit :
Ces complexités méthodologiques impliquent qu’un travail de terrain de haute qualité sur le TAM [Temps-Aspect-Mode] exige beaucoup de patience et de ténacité de la part du consultant et du linguiste. Les résultats de qualité appellent aussi un certain niveau d’expérience chez les consultants : alors que les premières investigations sur le TAM peuvent commencer à n’importe quelle étape, une investigation profonde de la sémantique du TAM ne peut réussir que quand le consultant a l’habitude du genre de questions que pose le linguiste, comprend l’importance des petites variations sémantiques ou pragmatiques et a développé le vocabulaire pour en parler, et, surtout, quand il s’est entraîné à accéder à ses propres jugements. (Cover 2015, p. 244)29
Ces citations, témoignages des linguistes de terrain, permettent de voir que la rédaction de la grammaire d’une langue peu étudiée ne se réduit pas à un simple procédé unidirectionnel dans lequel le linguiste recueille des données sur un objet empirique stable. Le linguiste acquiert, certes, une connaissance de la langue étudiée, mais pour la réussite de ce processus d’acquisition, il lui faut en quelque sorte initier le consultant à la linguistique, en lui apprenant à endosser ses propres conceptions métalinguistiques. C’est ainsi que le consultant sera conduit à faire le tri entre les phrases grammaticales, censées illustrer ou appartenir « réellement » à la langue, et celles dénoncées comme des fautes ; ou bien, comme l’explique Cover, commenter des variations sémantiques et pragmatiques infimes, dont il est encouragé à fournir des explications raisonnées. Les informateurs, selon le manuel de Bouquiaux et Thomas (1976, p. 18), « doivent eux aussi recevoir une certaine formation avant de livrer, avec ordre et méthode, leurs connaissances variées » : à cette formation, Bouquiaux et Thomas (1976, p. 62-75) consacrent un développement important. En même temps que le linguiste apprend la langue, le locuteur natif apprend la linguistique30.
20On reconnaît volontiers le rapport coopératif et dialectique entre le grammairien et l’informateur pour ce qui concerne les dimensions pratiques ou méthodologiques de la linguistique de terrain, comme en témoigne Mosel (2012, p. 77), qui explique que « [l]e projet de terrain doit […] se comprendre comme une entreprise conjointe dans laquelle le chercheur externe et les consultants et experts locaux partagent leurs connaissances et se traitent avec le respect le plus total »31. Or la pertinence de l’observation de Mosel dépasse largement le seul plan pratique. Le statut d’égalité entre le grammairien et l’informateur revendiqué par Mosel et la qualité collaborative de leur travail seraient communément admis dans la discipline, à condition de ne pas entraver le statut épistémologique revendiqué pour l’analyse grammaticale qui en résulte : celui d’une représentation scientifique de la réalité grammaticale empirique de la langue (voir Bouquiaux et Thomas 1976, p. 70-71). L’informateur et le grammairien sont bien des collaborateurs, soit ; mais le fait que leurs connaissances sont « partagées », comme le décrit Mosel, exclut tout partage sur le plan épistémologique, qui pourrait brouiller la frontière entre le savoir scientifique du linguiste et les connaissances « folk » de l’informateur ou compromettre l’analyse grammaticale qui en résulte. Le locuteur natif s’habitue à la manière de faire du linguiste, intègre de plus en plus la perspective de celui-ci ; mais cette collaboration n’est jamais censée compromettre, à en juger par les descriptions qu’on donne du rapport linguiste-informateur, l’authenticité des données qu’il livre au linguiste : même comme collaborateur expert, l’informateur demeure le locuteur natif, et ses idées sur sa propre langue restent cantonnées au statut de données pures, que le linguiste va organiser selon ses propres préférences théoriques32. Comme le démontre Eira, dans une étude originale sur la manière dont les linguistes présentent les résultats de leurs recherches sur les communautés aborigènes en Australie, les analyses théoriques sont presque toujours représentées comme la propriété exclusive des linguistes, les communautés, selon Eira, n’étant dépeintes que rarement en tant que « propriétaires » des résultats. La responsabilité intellectuelle des résultats scientifiques demeure donc uniquement du côté du linguiste (2008, p. 286 ; voir aussi Storch 2019).
21L’observation de Mosel sur le partage des connaissances entre linguiste et consultant et le « respect le plus total » avec lequel ils se traitent, manifestement destinée à une lecture purement méthodologique ou pratique, doit être interprétée plutôt comme un commentaire également épistémologique, portant surtout sur le statut herméneutique de la grammaire descriptive : la description d’une grammaire ne repose pas sur une observation naïve, directe et sans intermédiaire, comme le suggérerait l’idée très répandue selon laquelle la grammaire descriptive étudie le simple « comportement » des locuteurs. Au contraire, la fabrication même de nouveaux objets linguistiques – de nouvelles grammaires – exige un contact proprement dialectique entre le linguiste et les locuteurs natifs. Les descriptions grammaticales sont fondées sur les intuitions d’un informateur formé, initié dans un « jeu de langage » particulier – l’analyse grammaticale selon les présupposés de la linguistique théorique, supposant une adéquation entre les attitudes épilinguistiques du locuteur natif et les attentes métalinguistiques du chercheur.
22Devant cette analyse, on répondra sans doute que l’important, c’est que l’informateur arrive à faire sien le cadre d’analyse que lui propose le linguiste. Peu importe si des notions comme la « grammaticalité » ou la « correction » trahissent une attitude linguistique qui lui est étrangère, il ne reste pas moins vrai que les locuteurs natifs peuvent bien s’y accoutumer, pour fournir ensuite des jugements fiables, voire parfois reproductibles, sur leurs langues. Les origines historiques d’un concept scientifique n’invalident en rien son pouvoir explicatif.
23Or, cette réponse est infirmée par le fait que, comme on l’a rapidement constaté dans la section 3.1 du premier chapitre, la capacité présumée du locuteur natif d’endosser ce que Bourdieu appelle « l’attitude scolastique », et de considérer sa propre pratique langagière comme un objet de connaissance abstrait et indépendant, s’avère être bien moins répandue et générale qu’on ne le croirait. On ne trouve que rarement des individus dont la capacité d’objectivation leur offre une vue surplombante sur la totalité de leur langue. Healey (1974) constate que la plupart des informateurs sont incapables de penser la totalité de leurs pratiques linguistiques à partir de la perspective globale abstraite exigée par l’analyse linguistique, et ne sont compétents que pour des sujets assez restreints, une poignée seulement s’avérant polyvalents en analyse grammaticale (Healey 1974, p. 3)33, ce qui démontre combien la perspective englobante du grammairien est peu naturelle. De façon similaire, Ndao (2017, p. 53) affirme que les informateurs ne sont que rarement polyvalents : « les uns sont doués pour les listes de mots. Les autres sont doués pour le récit. Certains aiment les conversations. Il y a des gens qui sont capables à tout moment de vous relever les nuances sémantiques », mais « [i]l faut dire que tous ces talents et ces compétences sont rarement rassemblés chez un seul et même informateur ». C’est aussi ce que démontre la proportion de phrases pour lesquelles les locuteurs natifs ne peuvent fournir un jugement d’acceptabilité tranché. De tels phénomènes traduisent justement la situation qu’on a déjà soulignée à plusieurs reprises : la capacité d’objectiver les performances linguistiques pour aboutir à une grammaire abstraite n’est pas du tout générale, mais c’est une capacité inégalement répartie parmi les membres d’une communauté linguistique. Elle est donc à analyser comme seulement une attitude, parmi les nombreuses autres possibles, nullement à considérer comme révélatrice d’une réalité grammaticale unique et universelle. Affirmer le contraire, comme le fait la grammaire descriptive, c’est l’exemple type de l’attitude scolastique critiquée par Bourdieu :
mettant en quelque sorte sa pensée pensante dans la tête des agents agissants, le chercheur donne le monde tel qu’il le pense (c’est-à-dire comme objet de contemplation, représentation, spectacle) pour le monde tel qu’il se présente à ceux qui n’ont pas le loisir (ou le désir) de s’en retirer pour le penser ; il place au principe de leurs pratiques, c’est-à-dire dans leur « conscience », ses propres représentations spontanées ou élaborées ou, pire, les modèles qu’il a dû construire (parfois contre sa propre expérience native) pour rendre raison de leurs pratiques. (Bourdieu 2003 [1997], p. 78)
Bourdieu poursuit :
Nous ne sommes pas moins séparés, sous ce rapport, de notre propre expérience pratique que nous ne le sommes de l’expérience pratique des autres. En effet, du seul fait que nous nous arrêtons en pensée sur notre pratique, que nous nous retournons vers elle pour la considérer, pour la décrire, pour l’analyser, nous en devenons d’une certaine façon absents, et nous tendons à substituer à l’agent agissant le « sujet » réfléchissant, à la connaissance pratique, la connaissance savante qui sélectionne les traits significatifs, les indices pertinents […] et qui, plus profondément, fait subir à l’expérience une altération essentielle […]. (Bourdieu 2003 [1997], p. 78)
Ce sont là des propos d’une grande importance pour l’image que se donne le linguiste de la réalité des grammaires. Heureusement, la mise en garde de Bourdieu ne nous oblige pas à renoncer entièrement à faire des grammaires descriptives traditionnelles. D’ordre épistémologique, elle a trait plutôt à la bonne manière de les interpréter. Les remarques citées n’incitent à rien changer dans la pratique grammaticale traditionnelle. Elles ne font qu’empêcher les linguistes de revendiquer le monopole descriptif pour leurs analyses, et les encouragent, à l’instar de Payne (2005b), à assumer sans ambages le caractère pluriel de la description grammaticale.
4. La base pragmatique de la description grammaticale
24On a souligné plus haut les nombreuses hypothèses détaillées qui font partie du cadre analytique apporté par le grammairien à la description d’une langue. On s’attachera maintenant à en étudier quelques-unes en détail, en se penchant sur la nature des choix interprétatifs qui sont exigés sur le plan structurel par le projet de description grammaticale du système TAM – Temps, Aspect, Mode –, composante incontournable de toute grammaire descriptive. Les enjeux de la polysémie et de l’implicature seront au cœur de cette discussion. L’analyse traditionnelle du système TAM repose entièrement sur la possibilité de faire la différence (i) entre les divers sens des verbes, ce qui revient à faire une hypothèse sur la polysémie verbale et (ii) entre ce qui relève du plan sémantique, c’est-à-dire le plan du sens « littéral », et ce qui relève du plan pragmatique, qui traite, lui, du sens « figuré », de l’implicature et d’autres procédés non littéraux. Pourtant, ces distinctions, très délicates, s’avèrent herméneutiques de fond en comble.
25Commençons avec la polysémie, en prenant pour exemple les analyses habituelles du système verbal anglais. Celles-ci seront infirmées si on ne sait pas faire la différence entre les significations différentes des verbes analysés. Le verbe lose est typique ; quand il s’agit de son sens « concret » (« être privé provisoirement ou définitivement d’un objet »), on est en présence de la catégorie d’achèvement, selon la taxinomie communément admise (Vendler 1957), ce qui exclut un contexte imparfait (She was losing her keys), contexte tout à fait admissible quand il s’agit du sens abstrait (He was losing weight/his temper). Lose doit donc être analysé comme possédant au moins deux sens différents, autrement dit, comme polysémique. Cependant, le bien-fondé d’une telle analyse est loin d’être acquis parmi les chercheurs en sémantique, les critères et l’existence même de la polysémie ne rencontrant aucun accord théorique (voir Riemer 2005). Faire la différence entre plusieurs sens différents à l’intérieur d’un même mot – aborder le sens de façon « parcellaire », en tant que quelque chose qui se divise en unités distinctes – relève déjà d’un choix analytique dont le caractère discrétionnaire est évident. Si rien n’interdit un tel choix, rien ne l’exige non plus : c’est justement un choix duquel découlent diverses conséquences théoriques et explicatives, et dont des chercheurs différents apprécieront différemment la valeur.
26Second exemple, toujours dans le cadre de Vendler (1957) : la question de savoir, dans une langue étudiée sur le terrain, si les « accomplissements », c’est-à-dire les prédicats qui font référence à une action à la fois durative et bornée, entraînent sémantiquement que le point culminant de l’action a bien été atteint, ou bien si l’idée d’atteindre le point culminant n’est présente que comme implicature. C’est la question – capitale pour toute description grammaticale aussi bien que lexicographique – qu’aborde Matthewson (2004) pour le st’át’imcets, langue salishenne de la Colombie-Britannique. Rappelons d’abord que la présence d’une implicature, dans la tradition pragmatique, se révèle dans le fait que la proposition impliquée est « défaisable », c’est-à-dire qu’elle peut être « annulée » sans contradiction (voir Moeschler 2018, §30 ; Vultur 2017, p. 130 ; Levinson 1983, p. 114 et suivantes). Par exemple, pour le verbe essayer, la possibilité d’ajouter, sans se contredire, un syntagme signifiant l’aboutissement de l’action (J’ai essayé et j’y suis arrivé), permet d’affirmer que le non-aboutissement, « annulé » par la précision j’y suis arrivé, est une implicature du verbe essayer, et non pas une partie de sa signification littérale, inhérente. Matthewson (2004, p. 411) cite des phrases en st’át’imcets avec les traductions « j’ai mangé mon gâteau aujourd’hui, mais j’en ai gardé un peu pour demain », et « j’ai tricoté un pull, mais je ne l’ai pas terminé ». Selon Matthewson, tous les informateurs trouvent de telles phrases acceptables. Matthewson en tire la conclusion que les énoncés en question ne comprennent donc pas de contradiction, et que l’aboutissement, « annulé » dans les phrases en question, n’est qu’une implicature pragmatique des accomplissements manger et tricoter en st’át’imcets, non un trait sémantique inhérent.
27Comme on le sait, les jugements d’acceptabilité sont très variables, situation qu’on peut juger comme aucunement limitée aux langues profondément étudiées comme le français ou l’anglais, mais qui relève d’un trait inhérent de l’activité langagière en général. On est donc autorisé à imaginer que les jugements d’acceptabilité sur lesquels repose l’analyse de Matthewson, comme tous les autres jugements de ce type, sont aussi susceptibles de varier selon divers paramètres contextuels. Quoi qu’il en soit, même en admettant les jugements d’acceptabilité comme acquis, pour confirmer l’analyse que Matthewson prône, il faudrait justifier l’hypothèse selon laquelle l’acceptabilité des phrases découle de leur caractère non contradictoire. Constater que les phrases sont acceptables, qu’elles se disent couramment, ne permet ni de conclure qu’elles ne comportent pas de contradiction, ni, de là, de confirmer que le non-aboutissement est à considérer comme une implicature : le raisonnement pragmatique exige non pas que les phrases soient tout simplement acceptables (il y a de nombreuses raisons pour lesquelles les phrases peuvent être acceptables), mais qu’elles le soient en raison de leur manque de contradiction. Mais comment le vérifier, sinon en introduisant la catégorie de contradiction auprès des informateurs, et en les formant dans son emploi correct ? Le concept de contradiction, catégorie savante tirée de l’histoire intellectuelle occidentale et, avant tout, de l’histoire de la logique, suppose tout un arrière-plan implicite de pratiques de raisonnement, d’abstraction propositionnelle, et d’argumentation, pour ne rien dire d’une idéologie de contenu propositionnel précis, qu’il serait hautement risqué d’imaginer opératoire même pour les locuteurs « naïfs » des langues occidentales, et encore moins pour les locuteurs indigènes. C’est ce que donne à penser le fait que même dans les langues occidentales, il est souvent difficile de savoir si une phrase comprend une contradiction, et on trouve facilement des phrases acceptables qui pourraient pourtant en comprendre une, preuve de l’inadéquation du concept aux besoins de l’analyse des pratiques langagières. Matthewson reconnaît même que certains locuteurs trouvent des phrases comme J’ai mangé le gâteau, et j’ai donné le reste à Bob et J’ai tricoté une moufle hier, et je la tricote encore acceptables, alors que, selon le cadre analytique traditionnel, elles comportent des contradictions et devraient donc être rejetées34.
28Il est clair que l’affirmation de la présence d’une contradiction dans de telles phrases n’est pas de l’ordre d’un constat d’un état de fait indépendant, mais relève plutôt d’une décision interprétative, qui découle du degré de « profondeur » avec lequel on évalue la valeur sémantique des autres mots de la phrase (sur la notion de profondeur en sémantique, voir Sanford 2002) : ce n’est qu’en évaluant les phrases de manière rigoureuse qu’une « contradiction » se déclare. Qu’il s’agisse donc d’un jugement d’acceptabilité des locuteurs, ou de l’analyse de contradiction faite par le linguiste, nous sommes en présence d’interprétations normatives, non pas des faits relevant d’une empiricité intersubjective et reproductible. Comme l’affirme Hirschberg (1985, p. 29) au cours d’une discussion détaillée, la notion de cancelability, la possibilité d’être « annulé », supposée reposer sur la possibilité de non-contradiction, reste « d’un manque de précision lamentable », et est infirmée par ses nombreux points obscurs – flou qui infirme la distinction sémantique/pragmatique elle-même. Toujours est-il que la différenciation des plans sémantique et pragmatique – à laquelle la notion de cancelability a vocation de contribuer – reste incontournable pour toute tentative de dégager les généralisations constitutives de la description grammaticale.
29L’analyse de la polysémie, tout comme l’analyse grammaticale du système TAM, révèlent donc leur caractère herméneutique. Ce qui est un sens distinct ou ne l’est pas, ce qui est contradictoire ou non contradictoire, comme tout autre phénomène sémantique, ne relève aucunement de l’ordre du constat empirique ou objectif – sur lequel les différents observateurs seraient donc normalement d’accord – mais doit être analysé comme le résultat d’un jugement susceptible de varier selon l’individu, qu’il soit théoricien ou locuteur. Ce qui vaut pour la contradiction et pour la polysémie vaut aussi sur le plan plus général de la sémantique. Sans représentation du sens, aucune grammaire descriptive n’est possible. Or, l’attribution de sens repose sur des intuitions d’identité sémantique dont la non-objectivité demeure un constat fondateur. Il serait salutaire, dans une telle situation, de reconnaître les rapports de projection réciproques entre la grammaire descriptive et l’interprétation sémantique, en admettant que chaque description grammaticale entraîne une interprétation sémantique, tout comme chaque description sémantique entraîne une grammaire. C’est une idée qui, tout en actant la complémentarité intime de la grammaire et du dictionnaire souvent revendiquée par les introductions à la linguistique de terrain, va néanmoins à rebours d’une certaine épistémologie habituelle, qui, se mettant d’accord avec l’affirmation d’Aikhenvald (2015, p. 1) citée au chapitre précédent, selon laquelle « la linguistique peut être considérée comme une branche des sciences naturelles », cherche à réduire la diversité des pratiques langagières à un format unique – une grammaire – qui assume un statut privilégié par rapport à cette diversité35.
30On pourrait souligner utilement le rapport entre la description grammaticale et l’interprétation sémantique si on ne parlait plus, pour les besoins théoriques, de « langues » ou de « grammaires » tout court, mais si on insistait sur le terme de « représentations grammaticales », formule maladroite qui présente néanmoins l’intérêt de valoriser le statut construit et donc dialectique de toute analyse linguistique. Rastier défend depuis longtemps la proposition selon laquelle « le sens n’est pas immanent au texte, mais à la pratique de l’interprétation » (Rastier 2005) ; on peut faire la même affirmation au sujet de la structure grammaticale dite « descriptive ». La perspective herméneutique interdit de considérer les langues comme des unités non dialectiques, objectives. C’est une vision des choses bien éloignée de la pratique habituelle en linguistique, qui donne, par le biais des conventions de glosage, l’impression d’une trame linguistique constituée d’éléments isolables appartenant chacun à une catégorie formelle ou fonctionnelle étanche, déterminée, et singulière – conception qui renforce une interprétation somme toute réductrice et objectivante de la grammaire. L’effet peut être suggéré par l’analyse célèbre de Bourdieu sur la perspective dans la peinture :
La perspective, dans sa définition historique, est sans doute la réalisation la plus accomplie de la vision scolastique : elle suppose en effet un point de vue unique et fixe – donc l’adoption d’une posture de spectateur immobile installée en un point (de vue) – et aussi l’utilisation d’un cadre qui découpe, enclôt et abstrait le spectacle par une limite rigoureuse et immobile. (Bourdieu 2003 [1997], p. 39)
La conclusion qu’en tire Bourdieu – « la perspective suppose un point de vue sur lequel on ne prend pas de point de vue » – vaut tout aussi bien pour les gloses linguistiques, qui rangent chaque composant de l’énoncé dans une catégorie apparemment définitive. Même si les gloses sont surtout de nature heuristique, et appellent toujours des explications et des développements théoriques plus étendus, elles réfléchissent, par leur présence massive au sein de l’analyse linguistique descriptive, tout en les déterminant, des attitudes très enracinées quant à la nature de la grammaire. Un cadre herméneutique, en revanche, rend bien moins évidents les procédés habituels de glosage et l’impression « panoptique » qu’ils incitent à adopter. Le but de l’activité théorique dans un cadre herméneutique n’étant pas de fixer, une fois pour toutes, les bonnes catégories de la description grammaticale, le travail descriptif se trouve impliqué dans une dialectique permanente dans laquelle les catégories dont on se sert pour représenter les structures grammaticales se révèlent plurielles, toujours en mouvement. Impossible d’en dresser une liste définitive ou exhaustive, ou de réduire la structure grammaticale d’une phrase à une seule ligne de glosage.
5. Les règles et les traductions
31La grammaire descriptive est justifiée le plus souvent dans un cadre cognitif : les généralisations que le grammairien découvre et décrit sont comprises comme des règles suivies par les locuteurs (voir par exemple Haspelmath 2018, p. 107). Comme l’exprime Thomas Payne (2005b, p. 367), « depuis de nombreuses années, les linguistes ont implicitement épousé une métaphore pour la description grammaticale selon laquelle on considère une grammaire écrite comme un appareil logique qui reproduit la grammaire interne d’une langue »36. Les significations ou les définitions des morphèmes sont elles aussi des règles qui déterminent l’emploi de ceux-ci. Aikhenvald (2015, p. xiv) exprime le consensus en qualifiant la typologie linguistique de « la science des généralisations et des prévisions sur les langues humaines et les schémas cognitifs sous-jacents »37. C’est une prise de position habituelle, qu’on peut néanmoins trouver surprenante, tant elle est affirmée sans la moindre référence aux recherches psychologiques. Pour le courant majoritaire de la discipline, c’est donc dans son exploration d’une réalité mentale que la grammaire comparée confirme son statut de science objective et écarte la perspective herméneutique. Cette conception se heurte pourtant à plusieurs problèmes de taille, dont on en rappellera deux ici.
32En premier lieu, la notion même de règle, concept de base pour la description grammaticale, a subi, chez Wittgenstein, une remise en cause importante38. La démonstration de Wittgenstein entraîne une conséquence de poids pour la linguistique : il est impossible de considérer les syntagmes attestés dans le discours comme les résultats de règles déterminées.
33La raison est que toute règle exige une interprétation de la manière dont elle doit être suivie ; devant une règle, un doute existe toujours sur le comportement à suivre qui serait en accord avec la règle. C’est tout aussi vrai des règles qu’on suit de façon consciente dans la vie quotidienne, que des règles qu’on érige en hypothèses scientifiques sur la structure cognitive : dans les deux cas, une règle n’est rien sans une interprétation qui précise ce qui vaut comme « comportement » conforme à la règle :
Une règle est là comme un panneau indicateur. — Celui-ci ne laisse-t-il subsister aucun doute sur le chemin que je dois prendre ? Indique-t-il quelle direction je dois prendre après l’avoir dépassé, si je dois suivre la route ou le sentier, ou bien passer à travers champ ? Mais où est-il dit dans quel sens je dois le suivre ? Est-ce dans la direction indiquée par la main, ou (par exemple) dans la direction opposée ? (Wittgenstein 2004 [1953], §85)
Il est évident que la seule règle ne détermine pas, par sa présence même, la conduite consistant à respecter la règle, ou à la transgresser. On a toujours besoin d’une explication (une « métarègle ») supplémentaire sur la manière dont il faut comprendre la règle pour s’assurer de la conduite à suivre.
34Une règle morphosyntaxique, une définition, une représentation sémantique, n’est jamais en mesure de rendre compte des mécanismes cognitifs qui sous-tendent l’énonciation parce qu’elle ne définit tout simplement pas quels emplois sont à juger fidèles à la règle, et quels emplois l’enfreignent. Autrement dit, la règle ne définit pas ce que Wittgenstein appelle la « méthode de projection » (2004 [1953], §141) par laquelle la règle s’empare de ses objets. Wittgenstein aborde cette question de manière très pertinente pour la linguistique dans sa discussion des images mentales, structures qu’on a parfois prises comme l’exemple type de la signification des mots, et qui sont très proches des schémas visuels proposés dans la linguistique cognitive (et ailleurs) comme structurant nos représentations mentales du sens39 :
Qu’est-ce donc qui, à proprement parler, nous vient à l’esprit quand nous comprenons un mot ? — N’est-ce pas quelque chose comme une image ? Est-il possible que ce ne soit pas une image ?
Suppose qu’à l’audition du mot « cube », une image te vienne à l’esprit. Quelque chose comme le dessin d’un cube. En quel sens cette image peut-elle convenir ou ne pas convenir à un usage du mot « cube » ? — Peut-être diras-tu : « C’est simple. — Si une telle image me vient à l’esprit et que je montre par exemple un prisme triangulaire en disant que c’est un cube, alors cet usage ne convient pas à l’image. » — Mais ne lui convient-il pas ? J’ai délibérément choisi l’exemple de façon à ce que l’on puisse aisément se représenter une méthode de projection d’après laquelle l’image lui conviendrait néanmoins.
L’image du cube nous suggérait certes un certain usage, mais j’aurais pu aussi l’utiliser différemment. (2004 [1953], §139)
Wittgenstein nous explique que « notre “croyance que l’image nous contraint à une application déterminée” tenait donc à ce que nous pensions à un cas, à l’exclusion de tout autre » (2004 [1953], §140).
35Il existerait donc un gouffre infranchissable entre une représentation censée déterminer un usage, et l’usage même. La même représentation est strictement compatible avec une gamme infinie d’usages, selon la méthode de projection (la métarègle) qu’on choisit. Et parce que cette méthode de projection, cette explication de la bonne manière de suivre la règle, est elle aussi une règle, on se trouve devant une série infinie de règles qu’il faudrait supposer représentée dans l’esprit en même temps que la règle originale, d’où un défi insurmontable pour toute science cognitive qui mobilise un niveau de représentation mentale.
36Comme le remarque Auroux (1998, p. 244) « les linguistes se sont très peu intéressés aux arguments développés par Wittgenstein dans les Investigations philosophiques ». Il ne faut pas cependant minorer l’effet dévastateur de la critique wittgensteinienne des règles, qui infirme de façon spectaculaire toute interprétation cognitive des règles sémantiques ou morphosyntaxiques. L’argument que soutient Wittgenstein peut être interprété pour démontrer que du point de vue du traitement cognitif, toutes les règles se valent : pour Auroux (1998, p. 94), il s’ensuit que « nous sommes incapables de savoir si quelqu’un qui se comporte d’une certaine façon le fait parce qu’il suit une règle. Le meilleur argument consiste à dire : tout comportement est un exemple positif pour une quasi-infinité de règles ». Chomsky (1986, p. 223) estime que la critique wittgensteinienne, surtout dans la version élaborée par Kripke (1996 [1982]) constitue le défi le plus « intéressant » qu’on ait récemment su lancer à l’encontre de la grammaire générative – on pourrait ajouter, de la grammaire tout court. Devant l’affirmation selon laquelle une règle donnée rend compte d’un ensemble de données linguistiques de manière plus efficace qu’une autre, on peut toujours répondre que, toutes les règles exigeant un nombre infini de méthodes de projection pour déterminer un usage, la règle en question ne jouit d’aucun privilège explicatif40.
37Cela ne veut pas dire que certaines règles ne sont pas, du point de vue intuitif, plus plausibles que d’autres, ni que certaines ne cadrent pas mieux avec les données expérimentales. L’argument de Wittgenstein ne prive pas la linguistique de ces propriétés, et ne rend pas non plus redondantes les décisions méthodologiques des chercheurs sur les critères à appliquer en tranchant devant des analyses différentes ; tout au contraire. En revanche, l’argument de Wittgenstein sert à démontrer que toutes les analyses sémantiques et morphosyntaxiques sont également inaptes comme hypothèses cognitives et que, par conséquent, les chercheurs ne peuvent se rabattre que sur des considérations d’ordre méthodologique ou esthétique pour choisir les règles qui vont figurer dans leurs analyses. Or, ces considérations-là sont hautement subjectives, et n’enlèvent en rien un rôle constitutif pour le jugement du théoricien.
38Deuxième grande pierre d’achoppement pour le projet de fonder l’objectivité des grammaires sur des réalités mentales : la thèse célèbre de Quine (1977 [1960]) sur l’indétermination de la traduction, destinée à infirmer toute approche mentaliste du langage, y compris une sémantique axée sur les idées (Quine 1968, p. 276). Cette thèse met en cause le statut épistémologique d’une hypothèse de base de la recherche linguistique descriptive, celle du sens littéral. Les grandes lignes de la théorie de Quine sur l’indétermination de la traduction sont bien connues, grâce à l’exemple célèbre de gavagai, mot dans une langue fictive qu’on traduit, dans un premier temps, par « lapin ». Je ne reprendrai donc pas l’analyse de Quine en détail, sauf pour rappeler qu’il se sert de cet exemple pour démontrer que lors des situations de « traduction radicale », la question de la bonne traduction des mots du « natif » – autrement dit, du locuteur natif informateur – ne peut pas être résolue. Impossible donc de choisir entre « lapin », « phase temporelle de lapin », « morceau non découpé de lapin », et ainsi de suite, comme traduction de gavagai. Pourquoi ? Parce que, tout simplement, la question de la bonne traduction, la question, donc, du sens du mot gavagai, n’est pas factuelle, ne relève pas d’un état de fait.
39L’indétermination de la traduction valant tout autant pour la traduction métalinguistique dans le cadre de la théorie sémantique que pour la traduction ordinaire, l’argument de Quine vise à enlever au linguiste toute possibilité de proposer des contenus conceptuels objectifs pour les expressions linguistiques.
40Au cours d’un débat de longue haleine, Chomsky tente de désamorcer les arguments de Quine en soutenant que l’indétermination de la traduction n’entraîne pour la linguistique qu’une conclusion banale : si on admet l’indétermination de la traduction, il faut tout simplement conclure que la linguistique jouit du même statut que la physique. Toute théorie empirique étant sous-déterminée, voire indéterminée par rapport à sa base évidentielle, il n’est guère étonnant que les théories linguistiques ne dérogent aucunement à ce principe (Chomsky 1968, p. 61). Quine (1968, p. 274) répond que la traduction, c’est-à-dire la linguistique, et la physique sont identiques au sens où elles sont toutes les deux sous-déterminées par les données possibles. Or, suivant sa revendication du naturalisme en philosophie, il attribue à la physique le statut de « paramètre ultime », terme par lequel il entend que les affirmations théoriques en physique n’ont pas vocation à être critiquées par les philosophes. La physique prime donc sur la philosophie ou la linguistique comme détenteur ou arbitre ultime de la vérité du monde physique – c’est le rejet de toute « philosophie première ». En outre, Quine affirme que même si la théorie de la physique était établie, l’indétermination de la traduction resterait entière : rien dans la physique, selon Quine, n’est susceptible de résoudre la question du choix entre deux « manuels de traductions » en concurrence :
[L’indétermination de traduction] résiste même à toute cette vérité, la vérité totale de la nature. C’est bien ça que j’ai à l’esprit en disant que, là où s’applique l’indétermination de la traduction, il ne s’agit pas d’une question du bon choix [de la traduction] ; il n’y a pas d’état de fait, même étant donnée l’indétermination reconnue d’une théorie de la nature. (Quine 1968, p. 275)41
L’analyse du sens serait donc, pour Quine, fondamentalement non factuelle et non empirique. Comme il l’exprime :
Le problème n’est pas dû à des faits quelconques cachés, tels qu’on pourrait les déceler en étudiant la physiologie neuronale des processus mentaux. C’est une chose que d’attendre un mécanisme physique distinct derrière tout état mental vraiment distinct ; attendre un mécanisme distinct pour chaque distinction supposée qu’on peut exprimer dans l’idiome mentaliste traditionnel en est une autre. La question de savoir […] si l’étranger croit vraiment A ou B, voilà une question dont je remettrais en doute le sens même. C’est ça que je veux dire en soutenant l’indétermination de la traduction. (Quine 1970, p. 180-181)42
Les retombées de cette affirmation pour la linguistique, surtout pour la sémantique, sont appréciables. En soutenant la non-réalité des faits sémantiques, Quine rejoint la tradition herméneutique, univers intellectuel très différent de celui du comportementalisme dans lequel ses idées ont eu leur début, mais un univers néanmoins avec lequel il reconnaît un rapport dans un article tardif (1990, p. 158)43.
41J’ai déjà fait remarquer le manque saisissant d’attention des linguistes aux défis que Wittgenstein et Quine leur lancent. Pour terminer, je vais évoquer rapidement la tendance qu’on rencontre parfois dans la discipline qui consiste à mentionner ces auteurs et ces critiques, et à proposer des réponses sommaires et fausses aux questions qu’ils soulèvent, tout en passant à côté du fond de leur problématique. En témoigne le passage suivant d’un article d’ailleurs fort intéressant de Bohnemeyer :
Des objections importantes ont été avancées contre l’externalisme sémantique, faisant référence au problème potentiel de l’indétermination référentielle […]. Je prends ces critiques très au sérieux. […] Cependant, il me semble que la tâche d’inférer le système sémantique d’une langue à partir de l’observation du comportement communicatif des locuteurs doit avoir une solution humainement réalisable, avec un résultat suffisamment partagé parmi les membres de la communauté linguistique pour rendre possible la réplication de la grande majorité de ce système sémantique dans les générations auxquelles il est transféré. Et si les enfants savent inférer la sémantique d’une langue en observant le comportement des locuteurs compétents, je ne vois aucune raison de principe pour laquelle les sémanticiens ne sauraient pas faire pareil, malgré les différences entre les tâches de l’enfant et du sémanticien à tout autre égard. (Bohnemeyer 2015, p. 19-20)44
On a affaire ici à une non-réponse qui consiste à balayer d’un revers de main les arguments en réaffirmant, sur le ton de l’évidence, les concepts mêmes dont la critique de Quine démontre l’inadéquation, sans apparemment s’apercevoir qu’on ne peut pas, par le biais d’une simple profession de foi, sortir d’un bourbier épistémologique dans lequel tout un débat philosophique est empêtré. J’ai choisi de citer le texte de Bohnemeyer parce qu’il a le gros avantage de pointer les questions que soulève Quine de façon explicite, et d’affirmer leur pertinence pour la linguistique, chose plutôt rare dans la discipline, on l’a vu, et certainement bienvenue. J’aurais pu également choisir d’autres théoriciens, qui ne font pas forcément référence à Quine ou à Wittgenstein, mais qui s’estiment tout de même obligés de se confronter à des objections similaires, ce qu’ils font le plus souvent d’une manière tout aussi rapide.
42Une fois admise une conception herméneutique de la discipline, la grammaire n’a plus à se préoccuper des problèmes soulevés par Quine ou Wittgenstein. Comme tous les linguistes sérieux, Bohnemeyer peut se permettre de se passer d’une justification mentaliste de sa démarche analytique parce que le champ théorique dans lequel il travaille est suffisamment autonome, avec ses propres critères de suffisance, pour ne pas en avoir besoin. C’est une situation dont l’existence découle naturellement d’une conception herméneutique de la discipline : selon cette conception, on s’attend à ce que les pratiques langagières soient l’objet de diverses approches théoriques. Ce qui distingue cette conception des modèles disciplinaires habituels, c’est que selon la perspective herméneutique, la réalité du champ linguistique n’est pas abordée dans un registre normatif dans lequel il s’agit de faire la différence entre les programmes de recherche responsables – pour Bohnemeyer, ceux qui sont cautionnés par la réalité psychologique – et les programmes sans valeur, comme c’est très souvent le cas aujourd’hui. Plutôt que comme un champ de bataille entre différentes écoles, il faudrait réimaginer la linguistique, y compris la grammaire descriptive, comme un ensemble de pratiques intellectuelles et imaginatives à géométries variables, chacune devant être interprétée comme le résultat d’une rencontre herméneutique entre les pratiques langagières et les pratiques explicatives, aucune d’elles ne pouvant revendiquer un statut hégémonique. Cela implique que les tendances disciplinaires positivistes seront obligées d’abandonner leur scientisme, mais, comme le cas de Bohnemeyer vient de le démontrer, celui-ci est tellement accessoire par rapport aux pratiques réelles de la discipline qu’on pourrait très bien s’en défaire.
43Parmi les effets les moins souhaitables de l’idée selon laquelle il existe des termes « propres » à une langue dans lesquels la grammaire de celle-ci doit être analysée, est le fait de suggérer, ne serait-ce que de manière implicite, que ces « termes » sont singuliers, ce qui exclut la possibilité de proposer des analyses alternatives d’un « même phénomène » qui seraient admises à titre égal45. L’ambition de produire des grammaires « définitives » ou « relativement définitives » (Evans et Dench 2006, p. 29) serait un bon exemple de cette volonté de monopole théorique qui façonne la recherche en linguistique d’une manière si frappante.
Notes de bas de page
1 Voir Kelly et Lahaussois (2021) sur la variation dans les grammaires des langues népalaises, et la section 5 du chapitre 4 sur le rôle de la discrétion pédagogique dans la transmission du savoir linguistique.
2 Muni Toke (2013, p. 26) parle ainsi de « l’hésitation, caractéristique des ouvrages écrits au sortir du xixe siècle, entre visée scolaire et visée scientifique ».
3 La grammaire enseignée à travers les ouvrages de Donat, par exemple, se distinguait nettement du latin vernaculaire parlé par les élèves au milieu du ive siècle, caractérisé par la réduction des voyelles inaccentuées, le syncrétisme des cas, une dépendance accrue aux prépositions pour exprimer des rapports grammaticaux, un degré moindre de subordination, et des changements lexicaux (caballus, cattus, etc. : Law 2003, p. 79).
4 Denys consacre ainsi une classification exhaustive et inutilement détaillée aux sujets qui ne semblent pas exiger un tel acharnement analytique, comme les 24 classes de substantifs ou les 26 espèces d’adverbes (Lallot 1989, p. 48-55, p. 60-62) : ces classifications-là sont complètement inutiles pour les fins de la description grammaticale du grec ancien telle qu’on la pratique de nos jours. Bien que « désinvolte et maladroite » (p. 148), cette manière de classer les formes suggère toutefois que la grammaire grecque est sous-tendue par une classification sémantique rationnelle du monde, car la plupart des catégories de noms et d’adverbes sont définies sur la base de leur sens : un « nom inclusif », par exemple, « indique qu’il y a quelque chose d’enfermé en lui-même », les noms anaphoriques signifient l’identification, les conjonctions connectives signifient une consécution (Lallot 1989, p. 65), et les nombreuses classes d’adverbes indiquent des notions comme le souhait, la prohibition et ainsi de suite. De telles énumérations sont majoritaires dans la grammaire de Denys, laissant à l’écart le traitement de thèmes qui nous paraîtraient d’une valeur grammaticale plus grande. Ainsi, alors que les lecteurs de la grammaire avaient droit à une catégorisation fouillée des différentes classes d’adverbes, conjonctions et substantifs, il n’y avait évidemment pas le moindre traitement des principes syntaxiques du grec, ni même des principes de flexion des mots, des thèmes pourtant incontournables pour la compréhension véritable de la grammaire grecque.
5 Ces sciences-là sont suffisamment aux prises avec le réel pour permettre de prévoir et d’intervenir sur ce dernier. Malgré la sous-détermination notoire de la théorie par les données, et la possibilité qui en découle qu’un nombre infini de théories peuvent exercer la même capacité prédictive, cette capacité de prévision et d’intervention, c’est la preuve la plus convaincante de l’« objectivité » des sciences et de l’adéquation de leur capacité d’explication.
6 Selon Evans et Dench (2006, p. 20), « C’est affaire de goût que de décider jusqu’à quel point les grammaires doivent discuter des analyses alternatives des données présentées ou au contraire peuvent se contenter d’énoncer une seule analyse satisfaisante » [« tastes vary in how far grammars should discuss alternative analyses of the data presented, as opposed to merely stipulating a single satisfactory analysis »]. Il reste néanmoins vrai que la plupart des grammaires descriptives ne donnent qu’une seule analyse pour la grande majorité des phénomènes.
7 L’affirmation de Lazard est tout à fait typique. Voir Bouquiaux et Thomas (1976, p. 172) : « Notre position est donc que le préliminaire à toute analyse syntaxique réside dans la détermination des catégories grammaticales, que cette détermination doit être rigoureuse et objective, et non pas subjective et fonction des catégories existant dans la langue du descripteur ou soumise à des définitions sémantiques ».
8 « The argument for categorial particularism is simple: the criteria used for identifying categories such as cases, word classes and grammatical relations are themselves language-particular. […] Since there is no principled way of deciding which criteria are relevant, linguists that assume cross-linguistic categories are often (indeed, usually) in disagreement over category assignment: is Thai dii a verb or an adjective [etc.] […] Such category choice controversies cannot be resolved, because the answer one gives depends on one’s choice of criteria, and this choice is “opportunistic” […]. Linguists inevitably choose the criteria in such a way that they obtain the result that fits their general perspective best. But since perspectives differ, different linguists arrive at different categories, and it is impossible to tell which category assignment is correct. The solution is to accept that categories are language particular, and to describe languages in their own terms » (Haspelmath 2010, p. 667-668). Voir Kelly et Lahaussois (2021) sur l’idée de décrire les langues dans leurs « propres termes », appliquée en l’occurrence au cas des grammaires népalaises.
9 « Comparative concepts are concepts created by comparative linguists for the specific purpose of crosslinguistic comparison. Unlike descriptive categories, they are not part of particular language systems and are not needed by descriptive linguists or by speakers. They are not psychologically real, and they cannot be right or wrong. They can only be more or less well suited to the task of permitting crosslinguistic comparison ».
10 « The approach to language comparison in terms of crosslinguistic categories has not been successful. If there were such a set of universally available categories from which languages may choose, we would expect that grammatical research from various perspectives would gradually converge on these categories. Linguists differ widely in the kinds of categories they assume, however, and a common experience of typologists is that each new language presents them with something that they have never seen before ».
11 « I then ask how comparative concepts are chosen, concluding that no general answer can be given because multiple perspectives of comparison can be adopted simultaneously without contradiction ».
12 « I use the term comparative concept (rather than comparative category) in order to emphasize that comparative concepts are typologists’ constructs, not part of the structure of languages […]. Comparative concepts are irrelevant to language learning or language description/linguistic analysis ».
13 « A dative case is a morphological marker that has among its functions the coding of the recipient argument of a physical transfer verb (such as “give”, “lend”, “sell”, “hand”), when this is coded differently from the theme argument. This definition is based on the conceptual-semantic concepts ‘recipient’ and ‘physical transfer verb’ as well as the comparative concepts ‘morphological’ and ‘argument’ ». Noter le commentaire de Dryer (2016, p. 326, c’est moi qui souligne), qui affirme la facticité des ressemblances entre les langues : « À la différence des catégories translinguistiques, dont les gens qui croient en elles posent l’existence, les concepts comparatifs sont simplement des concepts dont on a besoin pour parler des similarités entre les langues et pour faire des études typologiques. Quoique les concepts comparatifs puissent être d’utilité variable, les mauvais concepts comparatifs n’existent pas. Sans concepts comparatifs, et avec rien que des catégories particulières à chaque langue, faire la typologie ne serait pas possible » [« Unlike crosslinguistic categories, which are assumed by people who believe in them to be things that exist, comparative concepts are simply concepts that are needed for talking about similarities among languages and for doing typological studies. Although comparative concepts may vary in their usefulness, there is no such thing as a wrong comparative concept. Without comparative concepts, but only language-specific categories, it would not be possible to do typology »].
14 Dans un article ultérieur, Haspelmath minore le fondement sémantique des catégories comparatives, en y substituant (2018, p. 95) une conception distributionnelle. Substitution malencontreuse, aucune description grammaticale n’étant en mesure de se passer de catégories sémantiques dans la définition des structures linguistiques pour se fonder uniquement sur des considérations distributionnelles.
15 Ce sont sans doute les conditions précises de la répartition du travail descriptif dans la linguistique qui sont à l’origine de l’erreur. Le fait que la plupart des langues ne sont étudiées que par un seul grammairien produit une illusion de consensus théorique : sans le principe « une langue – un linguiste », l’illusion d’unanimité analytique descriptive volerait en éclats.
16 Ainsi, il fait référence aux « concepts conceptuels-sémantiques universels » [« universal conceptual-semantic concepts »] (2010, p. 673), « applicables de manière translinguistique » [« crosslinguistically applicable »] (p. 666 ; voir aussi p. 670). Il précise que les définitions des concepts comparatifs comprennent aussi des « concepts généraux formels » [« general formal concepts »] et « autres concepts comparatifs (plus primitifs) » [« other (more primitive) comparative concepts »] (p. 673).
17 Haspelmath (2010, p. 681) : « Ces concepts comparatifs doivent être universellement applicables ; à savoir, ils doivent se fonder exclusivement sur des concepts universellement applicables plus primitifs : des concepts conceptuel-sémantiques universels, des concepts généraux formels, et autres concepts comparatifs (ou bien des situations non linguistiques » [« These comparative concepts must be universally applicable; that is, they must be based exclusively on more primitive universally applicable concepts: universal conceptual-semantic concepts, general formal concepts, and other comparative concepts (or on extralinguistic situations) »].
18 C’est une contradiction qu’Itkonen a remarquée le premier : « D’un côté, Haspelmath affirme […] que “les concepts comparatifs ne peuvent pas être corrects ou mauvais”. De l’autre, il affirme […] que les concepts comparatifs sont créés “pour le but de formuler des généralisations translinguistiques qu’on peut tester facilement” […]. Ceci est presque une contradiction. C’est la vérité des généralisations qu’on teste, et un concept qui se présente dans une généralisation vraie (ou plutôt non falsifiée) paraît certes correct, tout comme un concept qui se présente dans une généralisation fausse paraît erroné » [« On the one hand, Haspelmath says […] that “comparative concepts cannot be right or wrong”. On the other, he says […] that comparative concepts are created “for the purpose of formulating readily testable cross-linguistic generalizations” […]. This comes close to being a contradiction. Generalizations are tested for truth, and a concept that occurs in a true (or rather, non-falsified) generalization certainly looks right just as a concept occurring in a false generalization looks wrong »] (Itkonen, 2010, « Concerning the Role of Induction in Typological Linguistics », conference au colloque Language and Mind 4, Turku, Finlande, 21-23 juin 2010).
19 Haspelmath (2018, p. 106-108) essaie de répondre à une critique similaire en expliquant que « ce qu’on compare entre les langues ne sont pas les grammaires (qui sont incommensurables), mais les langues au niveau où on les rencontre, à savoir la manière dont les locuteurs s’en servent » [« what we compare across languages is not the grammars (which are incommensurable) but the languages at the level at which we encounter them, namely in the way speakers use them »] (2018, p. 108). Les généralisations comparatives permettent de faire des « affirmations factuelles correctes » [« correct factual statements »] sur des langues particulières, affirmation positiviste qui entre en contradiction avec l’idée que les concepts comparatifs « ne peuvent pas être corrects ou erronés » [« cannot be right or wrong »] (2010, p. 665).
20 Watson (2019), sur les insuffisances des conceptions positivistes de langue dans des situations de multilinguisme profond, est à consulter à ce propos.
21 Voir Samarin (1967, p. 35) pour des remarques pertinentes.
22 Les données élicitées et celles recueillies « naturellement » grâce aux enregistrements remplissent donc des « fonctions complémentaires » (Payne 2005a, p. 238).
23 L’hypothèse formelle a été contestée pour la phonologie par Port et Leary (2005).
24 « The ultimate goal is to get the informant to think about language as the investigator does [and to answer questions in] the way he should respond ».
25 « Akin to the informant’s ability in distinguishing fine shades of meaning and use in his own language is his intolerance of unrealistic and muddled sentences. To a good informant, the language is a model which must be accurately copied by the field worker. He remains frank and critical in his appraisal of the linguist’s every attempt to approximate the model. These analytical qualities are not generally found among “naïve” speakers of a language. Linguistic sophistication implies the ability to reflect on how one uses language. It takes language out of the realm of the unconscious and automatic and puts it in the realm of the conscious and deliberate. Neither control of a set of verbal arts (for example, poetry, storytelling, proverbs, orations, and eulogies) nor bilingualism are in themselves sufficient to release one from naiveté, although a person so gifted is in some respects more qualified as an informant than one who is unskilled. The use of these arts, however, can be applied to linguistic analysis only with the guidance and training of the field worker ».
26 « The best speakers to work with for an extended period are those who are open to training. […] Working with a consultant who has already done some fieldwork can save quite a bit of time, as these speakers are already ‘trained’ to the elicitation tasks used ».
27 « [a]lthough there are differences of aptitude from helper to helper, it is nevertheless true that good research assistants are not born, they are trained. And giving this training is one of the major responsibilities of the fieldworker ».
28 « With respect to collecting data for a grammatical analysis of the language, this means that linguists should explain what needs to be done for which purpose and train the consultants on the job without any kind of patronizing attitude ».
29 « These methodological complexities mean that high-quality fieldwork on TAM requires a great deal of patience and persistence from both fieldworker and consultant. Good results also demand a certain level of experience from consultants: while initial investigation into TAM can begin at any stage, a deep investigation of TAM semantics can only succeed when the consultant is used to the type of questions the linguist is asking, understands the significance of small semantic or pragmatic variations and has developed the vocabulary to talk about them, and, above all, has gained practice in accessing his or her judgments ».
30 Comme le remarque Payne (2005a, p. 239) dans son introduction au numéro de Studies in Language consacré à l’écriture des grammaires, la nécessité de former davantage de locuteurs de langues sous-documentées en linguistique est fréquemment remarquée. Pour Mosel (2006, p. 44), « Dans le cas idéal, les grammaires sont écrites par une équipe d’un locuteur natif et d’une personne qui parle la langue couramment en tant que langue étrangère, dont les deux ont reçu une formation linguistique solide en théorie linguistique et les méthodes du travail de terrain » [« Ideally grammars are written by a team of a native speaker and a person who fluently speaks the language as a foreign language, and where both have undergone a thorough linguistic training in linguistic theory and fieldwork methods »], situation dont elle regrette la rareté.
31 « Rather, the fieldwork project has to be understood as a joint enterprise in which the researchers from outside and the local experts and consultants share their knowledge and treat each other with the utmost respect ».
32 Olawsky (2018, p. 108) va jusqu’à concevoir le linguiste du terrain comme un « chasseur » qui traque et abat la proie, et le linguiste théorique comme un « boucher » qui la transforme ensuite « en saucisses ».
33 Sur un point rapproché, voir Samarin (1967, p. 37).
34 Phrases originales : « I ate the cake, and I gave the rest to Bob; I knitted a mitten yesterday, and I’m still knitting it ».
35 Soit dit en passant – constat banal mais important –, pour une discipline qui revendique souvent le statut de « branche des sciences naturelles », le manque de toute tentative de confirmation des résultats prive la grammaire descriptive d’un des traits épistémologiques les plus puissants des sciences expérimentales, la reproductibilité, comme l’observe par ailleurs Haspelmath (2018, p. 83).
36 « for many years, linguists have implicitly embraced a metaphor for grammatical description in which a written grammar is viewed as a logical machine that replicates the internal grammar of a language ».
37 « generalizations and predictions about human languages and underlying cognitive patterns ».
38 Voir Romano (2015), qui aborde la question d’un point de vue herméneutique. On peut consulter Lawn (2004) pour une interprétation croisée éclairante de Wittgenstein et de Gadamer. Bouveresse (1991) discute de la « réintégration » de Wittgenstein dans la tradition herméneutique.
39 Locke (2003, p. 51) soutient ainsi que les idées qu’a l’enfant de sa mère ou de sa nourrice sont comme des « images » de celles-ci, et que l’idée générale de mère ou nourrice est élaborée ensuite par abstraction à partir de ces bases.
40 Hirschkop (2019, p. 252 et suivantes) fournit une discussion utile.
41 « [The indeterminacy of translation] withstands even all this truth, the whole truth about nature. This is what I mean by saying that, where indeterminacy of translation applies, there is no real question of right choice; there is no fact of the matter even to within the acknowledged under-determination of a theory of nature ».
42 « The problem is not one of hidden facts, such as might be uncovered by learning more about the brain physiology of thought processes. To expect a distinctive physical mechanism behind every genuinely distinct mental state is one thing; to expect a distinctive mechanism for every purported distinction that can be phrased in traditional mentalistic language is another. The question whether […] the foreigner really believes A or believes rather B, is a question whose very significance I would put in doubt. This is what I am getting at in arguing the indeterminacy of translation ».
43 « The folk psychology involved [in translation] is very much a matter of empathy, and does connect with the hermeneutic line of Dilthey and others ».
44 « Important objections have been advanced against semantic externalism, referencing the potential problem of referential indeterminacy […]. I take these criticisms extremely seriously. […] However, it seems to me that the task of inferring the semantic system of a language from the observation of the communicative behavior of its speakers must have a solution that is humanly attainable and that has an outcome that is sufficiently shared among the members of the speech community to allow the replication of the vast majority of this semantic system in the generations to which it is transferred. And if children can infer the semantics of a language from observing the behavior of competent speakers, I see no principal [sic] reason why semanticists should be unable to do the same, however different the tasks of the child and the semanticist are in every other respect ».
45 C’est une situation assez courante dans la typologie/description, comme le démontre l’analyse des genres de Walman par Dryer (2016).
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