Chapitre 3
Une circulation du modèle britannique
p. 93-124
Texte intégral
1Le modèle d’excellence britannique, son « éthique » et toutes les valeurs constitutives de « l’esprit de l’alpinisme » permettent de soulever d’autres questionnements sociologiques que ceux, relatifs à leur genèse et à leur permanence, soulevés jusqu’à présent. Qu’en est-il, notamment, de la diffusion de ce modèle en dehors du Royaume-Uni ? La question de la diffusion, du transfert, de l’exportation, d’une pratique, est très étudiée en sociologie et en histoire1. Ici, plus que des modalités techniques d’une pratique, c’est d’un ensemble de valeurs et de représentations qu’il s’agit. Ce type de produit est-il seulement susceptible de s’exporter ?
2Pour étudier ce phénomène, la France représente un cas intéressant, car c’est le dernier des grands pays européens à se doter d’un club alpin, le CAF, en 1874. À cette époque, les alpinistes anglais sont bien implantés dans les Alpes et en ont déjà escaladé les principaux sommets. Dans ce contexte, on peut difficilement faire comme si l’alpinisme français se développait ex nihilo. Pourtant, les travaux portant sur les débuts de l’alpinisme français s’intéressent peu aux influences britanniques (ou autres, d’ailleurs). Dans leurs travaux sur les alpinistes français, Dominique Lejeune2 et Olivier Hoibian3 ne prennent que très peu cette question en considération. À la thèse d’une diffusion du modèle britannique, Olivier Hoibian préfère une analyse en termes de champs dans une perspective uniquement nationale :
L’importante activité déployée par les Anglo-Saxons dans la seconde moitié du xixe siècle […] constitue une source légitime d’interrogation. Pour rendre compte de cette frénésie de conquête, un modèle interprétatif s’est développé selon lequel un peuple ou une nation sert de paradigme explicatif universel. Si les Anglais précèdent les autres ascensionnistes dans cette conception de l’alpinisme, c’est qu’ils possèdent certains traits ethniques particuliers. […] Et la proposition complémentaire de celle-ci consiste dans la diffusion générale du modèle britannique vers les autres nations, son exportation telle quelle et son adoption partout ailleurs sans modification. […] Même si de tels récits constituent pour le chercheur autant de sources d’informations parfois inédites, la faiblesse théorique de ces allégations est cependant manifeste. Elle présente surtout l’inconvénient d’occulter tout ce qui pourrait relever de l’histoire propre des différentes nations ou de la composition sociale des divers groupes de pratiquants.4
3Il est évident que les discours indigènes sur la spécificité (qui tourne souvent à la « supériorité ») de la « race » ou de « l’esprit » anglais ne sont pas une interprétation que devrait reprendre à son compte l’historien ou le sociologue autrement que pour montrer comment ils s’inscrivent dans un contexte historique et culturel spécifiques. Quant à la thèse de l’exportation « telle quelle » du modèle britannique, elle n’est pas acceptable. En effet, dès lors que l’on s’intéresse à la circulation d’objets, d’idées, ou de pratiques d’un contexte culturel à un autre, il est nécessaire de prendre en compte les recompositions qui ont lieu lors de ce processus qui tient plus du « transfert » imparfait que de la « diffusion » unilatérale5. « Transférer [écrit Michel Espagne], ce n’est pas transporter, mais plutôt métamorphoser, et le terme ne se réduit en aucun cas à la question mal circonscrite et très banale des échanges culturels. C’est moins la circulation des biens culturels que leur réinterprétation qui est en jeu »6.
4Richard Holt, dans un travail consacré au processus de diffusion des sports britanniques en France, écrit lui aussi que « tout transfert comporte des restrictions culturelles et temporelles. Ce qui s’apparentait de prime abord à une relation simple entre un donateur et un bénéficiaire consiste en une interaction complexe de forces variables, permettant à chaque pays d’asseoir son identité propre »7. Dans l’alpinisme, l’interaction est renforcée par le fait que la pratique s’ancre sur un territoire commun : les montagnes, et d’abord les Alpes. De fait, même avant 1900, il est difficile d’envisager une stricte séparation entre alpinistes de chaque pays, ces derniers partageant le même espace, employant les mêmes guides et faisant parfois cordée commune.
5Raisonner à l’échelle nationale est pertinent si l’on considère les institutions spécifiques mises en place dans chaque pays. Mais lorsqu’il s’agit de penser l’excellence et ses représentations, une telle partition est inadéquate à partir du moment où les pratiquants interagissent. Ces questions, concernant la limite et la pertinence géographique des analyses en termes de champs, sont régulièrement soulevées8. La réponse dépend du domaine d’activité. Dans les domaines où la langue est une condition d’entrée (la littérature par exemple), Gisèle Sapiro pense que les frontières linguistiques et étatiques des champs peuvent se superposer sans se recouper9. En ce qui concerne l’alpinisme, plusieurs espaces d’analyse pertinents coexistent : des espaces nationaux, marqués par des institutions (clubs), des productions écrites dans une langue commune, voire des conceptions propres de l’excellence ; mais aussi des espaces transnationaux, marqués par des lieux de pratique communs aux participants de tous pays, et où s’échangent des manières de pratiquer et de penser l’alpinisme. Des institutions transnationales voient d’ailleurs le jour, mais seulement à partir du milieu du xxe siècle.
6Nous voudrions ainsi montrer que les alpinismes britannique et français, tout en ayant leurs spécificités propres, ne sont pas aussi séparés que certaines analyses le laissent croire. Olivier Hoibian fait débuter son analyse à la création du CAF en 1874. Or, à cette époque, les Anglais parcouraient déjà les Alpes depuis plus de vingt ans, avaient publié nombre de récits, employaient des guides français, et avaient même accepté quelques Français au sein de l’AC. L’alpinisme français ne s’est donc pas fait de manière totalement autonome, pas plus que le modèle d’excellence britannique ne s’est diffusé tel quel en France. Nous envisageons un transfert imparfait, un processus entre, pour reprendre la typologie de Richard Holt relative à la diffusion des sports anglais, « l’imitation » (la reprise admirative d’un sport, comme le football) et la « séparation » (la francisation d’un sport une fois importé, à l’instar du rugby)10.
Une circulation du modèle britannique d’excellence
7Alors que l’alpinisme anglais vit son âge d’or, l’alpinisme français existe à l’état embryonnaire. La France, enlisée dans ses affaires politiques internes, puis dans la guerre contre la Prusse, repousse la création de son club alpin. À la création du CAF, un seul sommet alpin majeur reste à escalader, la Meije. Quand bien même, en France, domine alors un modèle d’alpinisme qui n’est ni « sportif » au sens anglais du terme, ni conquérant, nous voudrions montrer qu’il y était néanmoins admis que l’excellence en alpinisme signifiait l’ascension de sommets élevés et d’itinéraires nouveaux et difficiles, sur le modèle britannique, et cela bien avant que n’arrive en France, au début du xxe siècle, une conception de l’alpinisme assez proche du modèle britannique, qu’Olivier Hoibian nomme « élitisme technique ». Pour Olivier Hoibian, l’élitisme technique caractérise les générations nées après 1870 et s’incarne dans le Groupe de haute montagne (GHM), créé en 1919. Or, bien avant cela, plusieurs indices témoignent d’une circulation précoce du modèle britannique. Un premier ensemble d’indices relève des relations interindividuelles sur le terrain de jeu que sont les Alpes. Le fait que des alpinistes français aient pratiqué avec des Anglais et appartenu à l’AC dès les années 1860 en est un ; les rapports privilégiés qu’entretenaient les guides français et les amateurs anglais en est un autre. Un deuxième type d’indice relève de la circulation d’objets culturels, tels les ouvrages et récits d’alpinisme anglais. Ces derniers sont traduits et lus par des Français dès les années 1860. De ce fait, il est difficile d’imaginer que les Français n’aient pas été, au moins indirectement, exposés aux conceptions de l’alpinisme en vigueur outre-Manche.
Un « excursionnisme cultivé » autonome ?
8Le CAF est une entrée pertinente pour étudier la codification de l’alpinisme français et la conception française de l’excellence. D’emblée, l’objectif du CAF, inscrit dans ses statuts11, se distingue de celui de l’AC en ce qu’il témoigne d’une volonté d’inclusion et de redressement national. Un des objectifs est de construire des installations facilitant l’accès à la montagne. Quant à l’admission, il suffit d’être présenté par deux membres ordinaires ou donateurs. Les femmes sont admises. Ernest Cézanne, président du CAF en 1874, écrit dans sa lettre d’adhésion :
N’imitez pas les statuts sévères de l’Alpine Club anglais. N’exigez pas de tour de force ! Ouvrez votre porte toute grande : militaires et savants, jeunes et vieux, même les femmes, même les étrangers, tous ceux qui aiment la France et la montagne. Que tous soient appelés !12
9Ces ambitions démocratiques font du CAF un gros club : rapidement, il se stabilise autour d’un effectif moyen de six mille adhérents13, sans commune mesure avec l’AC qui, en effectifs cumulés entre 1857 et 1890, atteint tout juste huit cent un membres. Elles font aussi du CAF un club au recrutement moins sélectif socialement. Certes, on y observe une nette sous-représentation des catégories populaires (1,2 % des membres du CAF contre 80,6 % de la population) et surreprésentation des fractions supérieures de la bourgeoisie (40 % des membres du CAF contre 2 % de la population française)14, notamment ascendantes : les professions judiciaires et médicales, les ingénieurs, les emplois du service public, qui doublent entre 1871 et 190015. Comme au Royaume-Uni, l’alpinisme en France est donc, au moins en partie, porté par des groupes sociaux en croissance. Les aristocrates représentent environ 7 % des membres du CAF : comme l’AC, c’est donc un club bourgeois. Cependant, il existe au sein du CAF une proportion non négligeable de métiers non représentés à l’AC, car appartenant à des fractions sociales trop basses : les petits commerçants et artisans forment 6,9 % des effectifs du CAF ; les employés, 4,1 % ; les professeurs du secondaire, 1,2 %. On ne manquera pas de relever que ce dernier groupe est bien représenté à l’AC : pourquoi l’inclure dans les catégories « basses » ? Cet exemple montre qu’une comparaison stricte avec l’AC est impossible : les classifications nationales diffèrent, leurs catégories n’ont ni la même histoire, ni les mêmes significations, ni le même prestige16. Un important travail de codage et de définition des groupes professionnels a ainsi été effectué pour pouvoir comparer les populations des deux pays (voir « Addendum méthodologique » en fin d’ouvrage), mais aussi prendre en compte leurs évolutions au fil du temps. Il a permis d’établir une correspondance entre catégories socio-professionnelles de chaque pays (voir thèse en ligne pour la correspondance exacte). Les professeurs du secondaire de l’AC enseignent dans des écoles sélectives et constituent un groupe prestigieux. En France, ils ne sont, rappelle Guy Vincent, que des « bourgeois stagiaires »17. Aucun président du CAF n’est, par exemple, issu de ce groupe18. C’est aussi le cas des commerçants et hôteliers, qui ne passent pas la sélection sociale de l’AC alors qu’ils sont présents au CAF (et inclus par Olivier Hoibian dans les professions intellectuelles supérieures). Finalement, alors que l’on compte moins de 1 % d’individus non issus de l’élite sociale au sein de l’AC, cette proportion atteint a minima 17 % au CAF (davantage en incluant les petits commerçants), soit un sixième de ses effectifs. S’il est un fait identique au sein des deux clubs, c’est la quasi-absence des classes populaires. Au CAF, elle tient plus à un phénomène d’auto-sélection qu’à une ségrégation explicite, comme elle a lieu à l’AC. La cotisation – 20 francs par an, quand les salaires ouvriers annuels varient entre 400 francs et 1 600 francs19 – y est pour quelque chose ; le coût de la pratique de l’alpinisme également20, mais aussi l’absence de temps libre à une époque où un ouvrier travaille en moyenne douze heures par jour21. Les classes populaires étaient plus enclines à se tourner vers les sociétés de touristes locales qui apparaissent dans les décennies suivantes, comme le Club cévenol, la Société des excursionnistes marseillais, la Société des alpinistes dauphinois22.
10En termes de profil social, c’est la direction du CAF qui se rapproche le plus de l’AC : les professions libérales y sont surreprésentées (26 % contre 14 % des adhérents) et l’homogénéité sociale demeure jusqu’à la fin du xixe siècle. Pour Hoibian, du fait de sa domination culturelle indéniable sur le club, « la bourgeoisie cultivée dispose donc à la tête du CAF de tous les rouages nécessaires pour promouvoir une certaine conception de l’alpinisme, en harmonie avec ses propres dispositions éthiques et esthétiques »23, une conception qu’il nomme « excursionnisme cultivé ». Elle met l’accent sur les motivations scientifiques, esthétiques, éducatives et nationalistes de la pratique de l’alpinisme, envisagée « comme une pratique cultivée, très proche de l’activité des sociétés savantes » et qui « ne s’intéresse guère à la conquête des principaux massifs des Alpes »24. Un effort particulier est dirigé vers la jeunesse, à travers la mise en place des « caravanes scolaires » dès 1874, excursions en petits groupes d’abord réservées aux garçons, puis ouvertes aux filles dans les années 1890. L’Annuaire du CAF de 1874 met clairement en avant l’optique hygiéniste et morale de cette entreprise, en insistant sur « tout le bien physique, intellectuel, moral que doivent attendre des excursions tous ceux qui ont à cœur l’éducation de notre jeunesse et la régénération de notre France »25.
11Cette conception de l’alpinisme si contraire à la conception britannique suscite quelques moqueries outre-Manche. Dans l’AJ, on note le peu d’articles relatifs à l’alpinisme dans l’Annuaire du CAF, mais aussi le faible niveau des ascensions réalisées26. Effectivement, d’après Hoibian, jusque dans les années dix, la course aux sommets intéresse peu la France, où le patriotisme est pourtant vivace.
Un modèle d’excellence bel et bien britannique
12Est-ce à dire que le modèle britannique, appuyé sur l’ethos sportif, valorisant la performance dans les limites du fair-play (« l’éthique »), n’a pas cours en France ? Non, au contraire. En effet, la conception dominante en France, à savoir l’excursionnisme cultivé, a beau ne pas être élitiste et « sportive » au sens anglais du terme, il existe malgré tout, dans les représentations des alpinistes français, une hiérarchie des manières de pratiquer dont le modèle anglais occupe le sommet. Hoibian montre que dans les années 1900, les alpinistes ont conscience de former un ensemble non monolithique, où se côtoient divers groupes : les « alpinistes des pics » et ceux « des cols » pour John Grand-Carteret (1903), les « alpinistes purs », « scientifiques », « promeneurs », « en chambre », etc. pour Joseph Vallot (1907), ceux qui effectuent « les ascensions les plus périlleuses » et ceux qui « pratiquent par goût déterminé pour la jouissance » pour Charles Durier (1902)27. L’excursionnisme cultivé n’empêche donc pas, en France, un consensus sur ce que signifie être un « petit » ou un « grand » alpiniste, car ces groupes s’inscrivent dans une hiérarchie. Les nageurs décrits par Chambliss, malgré leur appartenance à des « sphères » ou « mondes » différents de la natation, adhérent pourtant tous à la même définition de l’excellence (au singulier), consistant à nager plus vite que les autres28. De même, les alpinistes, même si peu pratiquent suivant ces modalités, se réfèrent tous implicitement à une même définition de l’excellence, qui s’est imposée avant les autres : celle de l’AC. Pour le dire autrement, les alpinistes français, même lorsqu’ils adhèrent aux modalités de l’excursionnisme cultivé, ne se considèrent pas pour autant comme des « grands alpinistes », car s’imposent à eux des critères de classement et une hiérarchie des types d’alpinisme qui consacre comme « excellent » ou comme « grand » le fait de réaliser des premières difficiles sans tricher. Le modèle le plus prestigieux, le modèle « excellent » en France à cette époque, celui qui sert de point de référence, est le modèle britannique. C’est d’ailleurs, pour reprendre les termes de Pierre Bourdieu29, en tant qu’ils ont « posé les règles » du jeu et « imposé une définition de l’excellence qui, n’étant autre que leur manière propre d’exister, est vouée à apparaître à la fois comme distinctive, différente, donc arbitraire […] et parfaitement nécessaire, absolue, naturelle », que les membres de l’AC peuvent se permettre des « stratégies de condescendance » (dont la moquerie) à l’égard des Français. Plusieurs exemples témoignent de cette prééminence symbolique, en France, du modèle britannique.
13Tout d’abord, l’excursionnisme cultivé ne se codifie pas uniquement de manière interne, au sein du CAF, mais aussi par rapport aux autres alpinismes et en particulier par rapport à l’alpinisme britannique. À lire l’Annuaire du CAF, on remarque que le modèle britannique sert de témoin, de jauge, de point de repère, et que l’on s’y réfère très souvent. Dans les premiers numéros (publiés entre 1875 et 1880), les alpinistes anglais ne sont pas tant ignorés qu’admirés par les Français. L’AC est ce club supérieur et inatteignable, dont les membres réalisent des exploits que les Français seraient fiers de pouvoir égaler. D’ailleurs, la première devise du CAF, tirée du poème de l’Anglais Henry Longfellow30 est « Excelsior ». La dimension patriotique de l’alpinisme français (dont la deuxième devise sera « Pour la patrie, par la montagne ») vient d’ailleurs encourager ce sentiment. Ainsi, il est faux de dire que les Français ne s’intéressent pas à la conquête des grands sommets à cette époque, en témoignent l’agitation et la fierté toute patriotique autour de l’ascension française de la Meije en 1877. Plutôt, ceux qui tentent leur chance sont minoritaires et, de manière générale, ne parviennent pas, malgré leurs efforts, à égaler les Anglais.
14La position du CAF est ambivalente. Si l’on prend les préfaces ou les allocutions rédigées par son président, Adolphe Joanne, entre 1876 et 1879, celui-ci peut à la fois, dans l’Annuaire de 1876, se féliciter de ce que le CAF a « créé des alpinistes [qui] peuvent rivaliser maintenant avec les plus célèbres grimpeurs de l’Alpine Club »31, dans celui de 1878 regretter que « l’Alpine Club [soit] un club spécial et fermé [qui] ne s’ouvre qu’aux alpinistes émérites qui ont accompli quelque exploit alpestre »32, et affirmer au Congrès international d’alpinisme la même année, dans le cadre d’une défense de l’alpinisme modéré : « que nous importe que les ascensions vierges deviennent rares et même impossibles »33 ? C’est, en fait, l’élitisme affiché de l’AC qui est critiqué. Autant qu’on puisse en juger à travers les écrits de l’Annuaire, les exploits de ses alpinistes sont surtout admirés. Il semblerait, sur ce point, que les dirigeants du CAF, qui défendent un alpinisme modéré tout en enviant les réussites britanniques, fassent de nécessité vertu. Dans les pages du premier Annuaire (1874), l’AC est d’emblée présenté comme un club, certes différent, mais aussi supérieur (socialement et sportivement) :
Les membres du club sont tous de riches gentlemen, de véritables sportsmen ; une ou deux assemblées générales, un ou deux dîners les réunissent chaque année ; leurs excursions s’étendent sur la terre entière, et leur fière devise est Where is the will, here is the way [Où il y a une volonté, il y a un chemin] ; leur liste est le livre d’honneur des ascensionnistes ; Londres est le centre d’une publicité assurée. L’Alpine Club est donc impérissable.34
15Nous ne prenons ici que quelques exemples des références élogieuses aux alpinistes anglais qui émaillent les pages des premiers Annuaires. « Quand nous serons une fois bien convaincus [que les grandes ascensions sont à notre portée], nous serons d’aussi bons grimpeurs que nos voisins les Anglais », lit-on dans le premier opus, sous la plume de Georges Devin, qui ajoute : « Si jusqu’ici nous sommes restés en arrière, ce n’est pas que nous manquions pour les suivre de force ou de hardiesse, c’est seulement parce que nous n’avons jamais songé à nous mettre en route. Décidons-nous à partir et nous irons aussi loin qu’eux et aussi haut »35. Dans le deuxième numéro (1875), on trouve le triste constat de l’infériorité française et une vive exhortation à vaincre la Meije, dernier grand sommet alpin non escaladé, dans une rhétorique semblable à celle des Britanniques (la montagne « rebelle » est un opposant qu’il faut « vaincre ») :
Le Dauphiné commence à être exploré par les Français. […] Mais, nous devons l’avouer, nous restons encore bien loin des Anglais. Nous n’avons rien fait de comparable aux exploits des Coolidge et des Pendlebury. Il faut nous piquer d’honneur. Le Dauphiné est notre bien. […] Espérons que notre prochain Annuaire contiendra encore des vues plus intéressantes de cette montagne rebelle [la Meije] ; et, si elle doit être vaincue, souhaitons que les membres de notre club n’en laissent pas l’honneur à des étrangers.36
16Dans l’Annuaire de 1876, le président du CAF, Adolphe Joanne, se félicite de ce que son club a « créé des alpinistes [qui] peuvent rivaliser maintenant avec les plus célèbres grimpeurs de l’Alpine Club »37. Dans le volume suivant, les velléités d’excellence des alpinistes français sont démontrées avec éclat dans les commentaires consécutifs à l’ascension de la Meije, triomphe français réalisé par Emmanuel Boileau de Castelnau et ses guides (français eux aussi), Pierre Gaspard et son fils :
Le 16 août 1877, la Meije, qui était assiégée depuis dix ans par les plus intrépides grimpeurs de l’Alpine Club, qui était attaquée aussi, depuis quelques années, par les plus vaillants du Club alpin français, les Cordier, les Duhamel, les Guillemin, qui avait résisté à vingt-huit assauts héroïques et qu’on commençait à proclamer invincible, la Meije a été vaincue.38
17L’ambition de reconnaissance du CAF par l’illustre AC est manifeste lorsque l’auteur rapporte, non sans fierté, les louanges adressées au CAF par les Anglais : « Nous désirions vivement féliciter le Club alpin français en la personne de son président ; car c’est aux membres de ce Club qu’appartient cette année l’honneur d’avoir réussi dans une ascension qu’avaient tentée vainement nos plus intrépides et nos plus vigoureux grimpeurs, l’ascension de la plus haute pointe de la Meije dans le Dauphiné »39.
18Les récits constituent un médium important de circulation des conceptions de l’alpinisme britannique. Le xixe siècle, en ce qui concerne l’écriture de l’alpinisme, est incontestablement anglais. D’après Tailland, ce sont les Britanniques qui inventent le style du récit de course avec les Peaks Passes and Glaciers (1859-1862), suivis des premiers numéros de l’Alpine Journal40, une manière pour eux de signaler leurs conquêtes alpines, dans la lignée de la littérature d’exploration. Publiés à des milliers d’exemplaires, ils ont fait découvrir l’alpinisme à un lectorat étendu et, dans le même temps, consolidé le prestige de l’AC. Les Français avaient lu ces récits. Dans le premier Annuaire, on trouve une liste des principales publications étrangères dans laquelle les ouvrages anglais figurent en bonne place. C’est la seule nationalité pour laquelle sont cités des livres (pour les autres pays, on renvoie aux journaux des clubs alpins). Ces récits ont en outre l’avantage d’être traduits en français, ce qui n’est pas (encore) le cas des autres publications étrangères. On y trouve le Guide dans les Alpes de John Ball, Escalades dans les Alpes de 1860 à 1869 d’Edward Whymper (traduit en 1873 par Joanne), Le nid d’aigle et l’ascension du Wetterhorn d’Alfred Wills (traduit en 1864), Dans les montagnes de John Tyndall (traduit en 1869), Étude sur les Hautes-Alpes de Francis Tuckett (traduction d’articles de Tuckett initialement parus dans Peaks, Passes and Glaciers, 1862), ainsi que les deux séries des Peaks Passes and Glaciers, eux aussi traduits (en 1862). Les traductions sont rapides : dix ans avant la création du CAF, les Français avaient déjà lu ces récits. Encore en 1904, dans le premier Manuel du CAF, les ouvrages britanniques – traduits ou non – tiennent une place prépondérante dans la liste des ouvrages conseillés41. De même, Mummery, Whymper, Ball, Stephen, Tyndall, font régulièrement leur apparition dans les pages de l’Annuaire, et sont parfois cités in extenso.
19Dans l’Annuaire de 1874, Georges Devin encourage de vive voix les alpinistes français à se préparer en lisant les récits britanniques : « Étudions ce qu’ils ont fait avant nous, profitons de leur expérience, et, avant de marcher à de nouvelles conquêtes, prenons possession des anciennes »42. Ainsi, dans son article relatant son ascension du Cervin et de la barre des Écrins, deux sommets escaladés pour la première fois par Whymper, on comprend que Devin a lu attentivement les récits de ce dernier. « Le souvenir des malheureux compagnons de M. Whymper donnerait de la prudence aux plus imprudents. J’attendais presque toujours pour avancer que mes guides eussent trouvé une assiette solide »43, écrit-il dans sa description de l’ascension du Cervin. Quant à celle de la barre des Écrins, Georges Devin connaît parfaitement, suite à ses lectures, l’itinéraire emprunté par Edward Whymper et par Henri Vincent, second ascensionniste. Il cite également, en anglais, un article de l’Anglais Frederick Gardiner publié dans l’Alpine Journal, consacré aux Écrins.
20Whymper apparaît à d’autres reprises dans le même Annuaire. Dans un article de Pierre Puiseux consacré à l’ascension du pic de l’Étendard, celui-ci discute l’affirmation de Whymper selon laquelle les aiguilles d’Arves n’auraient alors jamais été escaladées. Dans un article consacré aux ascensions du Lysjoch, du Schwarztor et du Cervin, Albert Millot reproduit une longue citation (près d’une page) de Whymper sur le guide Anderegg, là encore tirée de la traduction française de Scrambles. Enfin, citons l’article de Georges Devin sur les ascensions anglaises dans le Dauphiné, où sont mentionnés, outre Whymper, bien d’autres membres de l’AC. Le texte de Whymper continue d’être régulièrement cité dans les Annuaires suivants, mais l’est de moins en moins au profit des récits d’Anglais de générations plus récentes, et de Français à mesure que l’alpinisme français trouve ses marques. Mummery s’imposera, plus tard, comme l’équivalent de Whymper dans les publications du CAF (et surtout du GHM).
21Enfin, il existait des Français dont la manière d’envisager l’alpinisme correspondait bien plus à celle des Britanniques qu’à celle des tenants de l’excursionnisme cultivé, et cela dès les premières années d’existence du CAF. Ces derniers sont rares : mis à part les guides, qui ne sont pas considérés comme des « alpinistes » au même titre que les amateurs et qui, de ce fait, ne font pas partie du CAF, on ne peut citer qu’une poignée d’auteurs d’ascensions remarquées avant la première guerre mondiale. Cette petite élite, néanmoins, fait bel et bien la fierté du CAF qui ne manque pas de les féliciter dans ses publications. Ils adoptent une conception excellente de l’alpinisme dans la droite ligne de la conception britannique, ce qui ne surprend guère lorsque l’on sait que tous (à une exception près) appartenaient à l’AC !
22La grande ascension de l’époque réussie par des Français est la Meije (1877), et elle est l’œuvre du guide Pierre Gaspard, suivi par son client Emmanuel Boileau de Castelnau (1857-1923). Un autre de ses clients habituels, Henry Duhamel (1853-1917), qui s’était plusieurs fois essayé à vaincre la Meije sans y parvenir, fait aussi partie des alpinistes français auteurs de premières (il en comptabilise vingt-trois). Henri Brulle (1854-1936) s’illustre, quant à lui, dans les Pyrénées et dans les Alpes (il est l’auteur de la première ascension sans bivouac de la Meije en 1883). Citons également Henry Cordier (1856-1877), qui réussit plusieurs ascensions « dignes des Anglais »44 (onze premières en 1876) avant de se tuer en montagne, Henri Dunod (1865-1946), parti sur les traces de Mummery à l’assaut du Grépon (dont il réalise la seconde ascension, récupérant le piolet laissé par son prédécesseur), Maurice Paillon (1856-1938), auteur de plusieurs premières dans les Alpes (en compagnie de guides) et de nombreuses ascensions sans guide. Émile Fontaine (1859-1946) est également un alpiniste français considéré comme « l’un des seuls à soutenir la comparaison avec ses homologues anglais », pas tant par la difficulté de ses ascensions, réalisées avec le guide Joseph Ravanel, que pour son goût atypique pour l’exploration et les premières, fussent-elles de peu d’importance45. Une femme, enfin, s’illustre : il s’agit de Mary Paillon (1848-1946), sœur de Maurice Paillon. Cécile Ottogalli-Mazzacavallo la considère comme la seule Française « au plus haut niveau »46 de cette époque. Tous ces alpinistes (à l’exception notable d’Émile Fontaine) étaient des membres de l’AC (et, pour Mary Paillon, du LAC), ce qui ne peut pas être une simple coïncidence.
23Notre analyse des registres d’admission des membres de l’AC47 entre 1857 et 1900 permet de constater que l’AC comptait effectivement des membres français. D’après Tailland, ces derniers représentaient 3 % des membres du club, soit la première nationalité étrangère au sein de l’AC (42 % des étrangers), assez loin devant les Autrichiens (16 %), les Allemands (12 %) et les Suisses (12 %)48. Nous avons comptabilisé dix-sept Français parmi les membres de l’AC sur la période 1857-189049. Parmi eux, on trouve presque tous les alpinistes français auteurs d’ascensions difficiles et reconnues – les « grands alpinistes » – de l’époque. Les Français qui n’adhéraient pas à l’excursionnisme cultivé se tournaient ainsi vers l’AC, club dont les objectifs correspondaient à leurs ambitions et où ils pouvaient trouver des compagnons de cordée. C’est, par exemple, le cas d’Henry Cordier, qui pratiquait avec Thomas Middlemore et John Maund, et qu’on trouve mentionné à de nombreuses reprises dans les pages de l’AJ des années 1875 à 1877 (date de sa mort). C’est également le cas d’Henry Russell (qui avait la double nationalité française et anglaise) associé à l’écossais Charles Packe. Certains s’étaient essayés à l’alpinisme au Royaume-Uni : Russell par exemple, ou Brulle, qui avait passé une saison dans le Lake District, en 1894. Enfin, certains de ces membres français publiaient dans l’AJ (par exemple Cordier, Duhamel, Brulle, Russell), en anglais, sauf pour le premier. N’oublions pas Mary Paillon, Française membre du LAC. Initiée par sa mère à l’alpinisme, elle pratique d’abord avec son frère, Maurice Paillon (lui aussi à l’AC). En 1888, elle rencontre l’Anglaise Kathleen (Katie) Richardson (1854-1927), qui devient sa principale compagne de cordée dans des ascensions remarquées (première féminine de l’aiguille d’Arves en 1891, première féminine et troisième ascension de la Meije orientale en 1893)50. Très investie au CAF, où elle défend un alpinisme féminin conquérant, Mary Paillon entre au LAC et en devient la vice-présidente en 1910.
24Si des Français entrent à l’AC, l’inverse est également vrai. D’après Michel Tailland, 21 % des membres de l’AC entre 1857 et 1890 sont également au CAF. C’est le deuxième club étranger d’appartenance, après le Club alpin suisse (auquel appartiennent 31 % des membres de l’AC)51. Pour les membres de l’AC, il s’agit d’une question de prestige. L’illustre membre de l’AC Geoffrey Winthrop Young, à propos de la période 1880-1900, écrit : « les clubs existaient pour les rencontres sociales ; et plus un homme appartenait à un grand nombre de clubs, mieux c’était »52. On observe en effet que les Britanniques membres du CAF sont aussi, souvent, membres d’autres clubs, et souvent également à titre de membres honoraires. Pour un club comme le CAF, obtenir qu’un alpiniste de l’AC rejoigne ses rangs était un honneur. Pour ne citer que quelques noms, on trouve au CAF des alpinistes comme Tuckett, Tyndall, Walker, Whymper, Coolidge, Freshfield, Gardiner, Middlemore, Pendlebury, Pilkington, Conway, Yeld, Swan, c’est-à-dire les grands alpinistes de l’âge d’or et les conquérants des Alpes (à l’exception curieuse de Mummery).
25Si l’on regarde à présent ce que disent, à cette époque, dans les pages de l’Annuaire, les quelques « grands alpinistes » français, on retrouve bel et bien la conception britannique de l’alpinisme dans leurs propos. C’est le cas d’Henry Cordier. En 1875, il salue les réussites anglaises, tout en regrettant les piètres performances des Français :
C’est encore aux Anglais que nous devons cette année les principales courses nouvelles qui ont été faites dans les Alpes du Dauphiné et de la Savoie. […] [L]e mauvais temps a empêché la réussite [des] expéditions [françaises], si habilement conçues et si hardiment tentées, pour atteindre le sommet toujours vierge de la Meije. À tout seigneur, tout honneur.53
26À la fin du même article, Cordier se rallie aux vues « excentriques » des alpinistes anglais en ce qui concerne les aides artificielles. Ce point mérite d’être souligné, car ce que nous avons appelé « l’éthique » ne fait pas, en France, l’objet de la même attention qu’au Royaume-Uni. Cordier défend également une approche exploratoire de l’alpinisme – là encore, celle de l’AC :
Puisque j’ai dit quelques mots de ce que certaines gens appellent les excentricités des clubistes anglais, je dois signaler encore une violente sortie de M. Moore contre les crampons, les échelles et autres procédés d’ascension non moins mécaniques que peu glorieux. J’avoue que, dussé-je aussi être taxé d’excentricité, je ne laisse pas que d’avoir un certain faible pour les idées de M. Moore. Je ne crois pas qu’aucun grimpeur sérieux de rochers puisse voir de sang-froid envahir ses chères montagnes par tout cet attirail de vulgaire gymnastique. Quant à M. Moore, il a pris le bon parti, qui est de s’en aller chercher au Caucase des beautés vierges de la civilisation et de ses crampons.54
27Cordier, en 1876, est au pic de sa courte carrière. En 1876, il réussit plus de dix premières dans les Alpes, accompagné du guide Jakob Anderegg et, souvent, des Anglais Thomas Middlemore et John Maund. Dans un autre récit publié dans le même numéro de l’Annuaire, il fait l’éloge des alpinistes anglais, chez qui il écrit « avoir rencontré la plus grande sympathie pour les Français en général et pour les membres du Club alpin en particulier »55. Cordier n’hésite pas à arborer son statut de membre de l’AC (il signe « membre du Club alpin français et de l’Alpine Club ») et à signaler les relations privilégiées qu’il entretient avec les Anglais. Après sa mort en montagne en 1877, le CAF célèbre « l’intrépide Henry Cordier », « escaladant des pics réputés inaccessibles », « déjà l’une de nos gloires », « tombé au champ d’honneur […] comme un soldat vaillant »56. La pratique d’un alpinisme modéré par la plupart de ses membres n’empêche donc pas le CAF de s’enorgueillir de compter de tels alpinistes en son sein. Henry Cordier n’est pas le seul à défendre un alpinisme calqué sur le modèle britannique : Henri Brulle, Henry Duhamel, Henri Dunod font de même dans l’Annuaire à cette époque.
28Ces exemples montrent qu’il existe bien une élite amateur française au xixe siècle, qui s’exprime dans les publications officielles du CAF et qui est considérée et respectée. Cette élite prend explicitement pour modèle les Britanniques et défend un alpinisme français de conquête.
29Au tableau des grands alpinistes français d’avant-guerre manque pour le moment un élément majeur : les guides. Ces derniers, auxiliaires indispensables à la plupart des ascensions d’ampleur, forment sans doute la véritable élite de l’alpinisme. Pendant longtemps, ils ne font cependant pas partie des clubs auxquels appartiennent les amateurs. La Société des touristes du Dauphiné (STD) leur interdit tout bonnement le statut de membres, ainsi que ses refuges ; le CAF n’en admet qu’à de très rares exceptions57. Or, les guides jouent un grand rôle dans la diffusion de la conception « sportive » de l’alpinisme britannique.
30Dans les travaux historiques consacrés aux alpinistes, les guides passent souvent au second plan. Considérés comme les adjuvants d’amateurs seuls fondés à porter le titre d’alpinistes, ils sont souvent analysés sous l’angle de leurs rapports avec ces derniers. C’est aussi le traitement que nous leur avons réservé dans notre analyse de l’alpinisme anglais, les guides anglais n’apparaissant que des décennies plus tard. La situation est bien différente en France, où les guides existent depuis la fin du xviiie siècle. Ils n’étaient certes pas guides de métier à cette époque, plutôt cultivateurs, artisans, chasseurs, etc., mais certains commencent à le devenir au cours du xixe siècle. La création de la Compagnie des guides de Chamonix en 1821 vient régulariser cette profession : créée pour défendre les intérêts des guides et constituer une assistance en cas d’accident ou de décès, elle permet la formation progressive d’une identité professionnelle. D’autres compagnies voient le jour à partir des années 1870, à l’initiative, cette fois-ci, des sociétés d’alpinistes (CAF et STD), si bien qu’en 1930 tous les corps de guides en France sont soumis à un règlement édicté par le CAF, c’est-à-dire par les clients58.
31Si les guides sont importants, c’est parce qu’ils sont indispensables à une pratique, même excellente, de l’alpinisme, quasiment jusqu’à la première guerre mondiale. Une analyse structurale des individus ayant effectué les plus grandes ascensions à cette époque ferait apparaître la place centrale des guides dans le réseau des alpinistes. En plus d’être des acteurs indispensables à la plupart des grandes entreprises alpinistiques, les guides sont également des maillons qui relient entre eux leurs employeurs (les alpinistes). C’est à ce titre qu’ils ont pu jouer un rôle de « passeur » de la conception britannique de l’excellence.
32Comment s’opère la rencontre entre guides et alpinistes ? À Chamonix, la Compagnie des guides adopte, dès sa création et jusqu’en 1892, le système du « tour de rôle ». Suivant ce principe, les guides sont engagés, au fur et à mesure, par les voyageurs qui s’inscrivent auprès du guide-chef. Cet appariement de l’offre et de la demande permet aux touristes d’éviter d’être démarchés et aux guides de s’assurer un minimum d’activité59. Il évite aussi qu’un client ne réserve un guide d’une année sur l’autre, comme le font les alpinistes anglais avec leurs guides suisses ou italiens. À Chamonix, le règlement stipule également que seuls les guides de la compagnie ont le droit d’emmener des clients dans les montagnes alentour, cela pour éviter que les touristes (d’abord les Anglais) n’amènent avec eux des guides suisses ou italiens. En 1865, en réalisant la première convoitée de l’aiguille Verte avec ses deux guides suisses Christian Almer et Franz Biner, Whymper s’attire ainsi les foudres des Chamoniards. Une semaine plus tard, elle est escaladée par des guides chamoniards (Croz, Ducroz, et Perren) et leurs clients anglais (Hudson, Kennedy et Hodgkinson), mais il est trop tard. Armand Charlet, dans son autobiographie, raconte la colère de son grand-oncle Gaspard et de son collègue Michel Ducroz, « jetant à terre son chapeau de feutre et le piétinant de rage devant le bureau des guides »60. Le système du tour de rôle et la règle d’exclusivité locale garantissent un turn-over assez rapide et l’appariement d’une grande variété de guides avec une tout aussi grande variété de clients. Les guides étaient ainsi en relation, au cours de leur carrière, avec un nombre important de clients. Dans ce cadre, il est difficile d’imaginer des guides convertis au seul modèle d’alpinisme prôné par le CAF. Si nous mentionnons uniquement les clients avec lesquels les guides ont accompli des ascensions nouvelles et difficiles, il ne faut pas oublier qu’entre ces grandes ascensions, les guides étaient employés par des voyageurs aux ambitions plus modestes.
33Parmi les amateurs chevronnés, les membres de l’AC sont rois. Si nous considérons les principaux grands guides français, ces derniers ont, presque tous, eu comme clients privilégiés des Anglais : Forbes, Tyndall et Wills pour Auguste Balmat (1808-1862) ; Matthews, Bonney, Hawkings, Tuckett, Moore, Walker, ou Whymper, pour Michel Croz (1830-1865)61 qui meurt dans la descente de la première ascension du Cervin, où il accompagnait ce dernier ; Freshfield, Tuckett, Walker, Moore, Tucker, George, Sidgwick, Fox, et d’autres, pour François Devouassoud (1831-1905), un guide présenté dans l’AJ comme un « ami des Anglais [en français dans le texte], [et] fier de ce titre »62 ; Tyndall, Wills, Cowell, Adams-Reilly, Eccles (un Écossais), pour Michel-Clément Payot (1840-1922) ; Isabella Straton, parmi d’autres, pour Jean Charlet (1840-1925), qui va jusqu’à épouser sa cliente, devenant un Charlet-Straton (cette issue est, on s’en doute, inédite) ; Mackenzie, Davidson, Larden, Corry, Williamson, Whymper, et surtout Farrar pour Daniel Maquignaz (1856-1911). Pierre Gaspard (1834-1915) est atypique, car, pour ses grandes ascensions, il a surtout guidé des Français : Boileau de Castelnau et Duhamel furent ses principaux employeurs et c’est avec le premier qu’il réalise l’exploit français de l’époque, l’ascension de la Meije (1877). Célestin Passet (1845-1917), le seul guide pyrénéen de notre liste, fut longtemps le guide quasi attitré de Russell (qui était à la fois membre du CAF et de l’AC), mais emmène également Whymper sur le Vignemale.
34Leur grand nombre de clients n’empêchait pas les guides d’entretenir des relations privilégiées et suivies avec certains d’entre eux. Philippe Bourdeau relève ainsi l’image familière dans les récits d’alpinisme des « belles amitiés » entre guide et client, une image qui correspond, note-t-il, à une réalité vécue par bon nombre de guides du fait de la pratique des « engagements » de longue durée, de quelques jours à plus d’un mois, pour un tarif forfaitaire et renouvelés chaque année63. En effet, les membres de l’AC avaient fini par trouver le moyen de contourner le système du tour de rôle. L’astuce est connue, et expliquée ici par Alfred Wills, qui a réussi à engager, saison après saison, son « vieil ami » Auguste Balmat :
Selon une de leurs règles absurdes, chaque personne à Chamonix qui voulait un guide devait prendre le prochain sur la liste. C’était en vain que l’on protestait – on avait un vieil ami sur la liste, on n’aimait pas le guide que l’on nous présentait, on nous avait recommandé un autre guide – cela ne changeait rien à l’affaire. […] Il y avait une faille que seuls les voyageurs aguerris connaissaient. Si vous engagiez votre guide en dehors de la juridiction de la commune, et si vous atteigniez Chamonix avec lui, en passant par un col, la règle était suspendue, et vous pouviez le garder, malgré le tour de rôle.64
35Les Anglais sont friands du système des engagements. Dans la course aux premières, cela leur permet de réserver les meilleurs guides. « L’Anglais, que l’on dit particulièrement froid, ne lâche plus son guide quand il l’a pris en sympathie. […] On ne saurait imaginer combien l’alpiniste s’attache à son guide »65, raconte le guide Armand Couttet (1887-1983). Certains guides entretiennent des relations d’amitié poussées avec ces derniers, et il n’est pas rare qu’ils soient invités au Royaume-Uni. Il n’est pas rare non plus que les amateurs anglais parlent de leur guide favori comme d’un « ami ». Alfred Wills dédie Wandering among the High Alps à « son guide et ami Auguste Balmat »; Douglas Freshfield, dans la nécrologie de son guide François Devouassoud, le présente comme « son ami le plus ancien et le plus dévoué » (AJ, vol. 22, 1905, p. 527) ; John P. Farrar, dans celle de Daniel Maquignaz – « son Daniel » – parle d’un « sentiment plus fort qu’une amitié ordinaire » (AJ, vol. 25, 1911, p. 51) ; James Eccles, de son côté, invite à plusieurs reprises Michel Payot chez lui en Écosse, tout comme Alfred Wills invite Auguste Balmat à Londres pour un séjour de plusieurs mois, pendant lesquels il fait soigner son ophtalmie66.
Illustration 7. Des membres éminents de l'Alpine Club et leurs guides (ici suisses), gravure d'Edward Whymper

De gauche à droite : F. C. Grove, L. Stephen (assis en blanc), G. E. Foster (debout derrière), F. Walker (barbu), J. Robertson (debout), A. W. Moore (assis et penché), R. S. MacDonald (assis à l’envers), J. Ball (au premier plan, debout à gauche), W. Mathews (main sur la hanche), T. S. Kennedy, T. G. Bonney, J. Tyndall, le guide U. Lauener (derrière, avec le chapeau tyrolien), A. Wills (en blanc, bras croisés), L. Walker (la seule femme du groupe, non membre de l’AC), le guide F. Andenmatten (assis avec corde et piolet), le guide J. Maquignaz (fumant la pipe), le guide P. Taugwalder (assis à côté de Andenmatten) et le guide P. Perren (debout).
36L’existence de relations privilégiées entre guides et alpinistes donne à penser que les guides étaient familiers des manières d’appréhender l’alpinisme des Britanniques. Dans son travail sur l’histoire des guides, Renaud de Bellefon montre d’ailleurs comment, tout au long du xixe siècle, s’opère une « acculturation négative » des guides, leur manière d’envisager la montagne étant recodifiée sous l’effet des contacts avec leurs clients. Les guides sont ainsi forcés de se conformer « à une autre montagne, celle du sport alpinistique »67. Ils doivent apprendre les noms des sommets, dont les toponymes savants diffèrent de leurs appellations locales, pour faire le « tour d’horizon », mais aussi connaître la géographie des massifs, les itinéraires vers les principaux sommets, et les curiosités locales. Il n’était pas rare qu’ils sachent des rudiments d’anglais. Ils devaient aussi apprendre à respecter les clients et à s’en faire respecter, suivant un règlement édicté par les instances alpinistiques officielles. Enfin, si les guides possèdent déjà une connaissance pratique de la montagne, assimilée depuis leur plus jeune âge, ils doivent apprendre une nouvelle manière de marcher, le fameux « pas du montagnard », lent, mesuré, qui est en fait, montre Renaud de Bellefon, inventé pour les voyageurs.
37Si le guide est acculturé par les excursionnistes – c’est pour s’adapter à la demande de ces derniers qu’il apprend à nommer les sommets et à raconter les coutumes locales –, on peut logiquement penser qu’il l’est aussi, lors de longs séjours en leur compagnie, par les tenants d’une conception plus « sportive » de l’alpinisme, qui l’encouragent à trouver des itinéraires inédits, à prendre des risques, à s’adapter à de nouveaux environnements. On pense, cas extrême, aux guides emmenés par leurs clients dans d’autres massifs : Caucase, Himalaya… Dans la nécrologie de son guide Daniel Maquignaz, John P. Farrar décrit justement la relation d’apprentissage mutuel entre le guide et l’alpiniste :
Il y a un avantage particulier à cette amitié continue entre l’alpiniste professionnel et le voyageur […]. Les capacités et l’expérience en matière d’alpinisme du premier se développent de manière extraordinaire. Il n’est plus le simple guide qui conduit une cordée là où il a déjà été lui-même conduit par d’autres guides. La plupart des expéditions seront nouvelles pour lui, et une fois libéré de contraintes extérieures, comme le fait de devoir s’inquiéter de la sécurité de son voyageur, il sera libre d’exercer toutes ses capacités d’esprit et de corps pour résoudre tous les nouveaux problèmes. C’est là l’essence de la fabrique de ce qui est incomparablement plus que le grand guide, j’ai nommé le grand alpiniste. (AJ, vol. 25, 1911, p. 51)
38C’est ainsi que Maquignaz, poussé par son client désireux de faire des premières, « était fondamentalement un meneur indépendant et qui n’avait besoin d’aucune aide, à son meilleur niveau lorsqu’il était l’unique responsable de la cordée ». Maquignaz possédait, en outre, toujours d’après Farrar, « ces grandes qualités d’orientation en terrain rocheux difficile que [Farrar avait] baptisées le flair du grand guide » (ibid.), en plus d’être un très bon glaciériste, capable de tailler des marches sans relâche, au sang-froid et à l’endurance légendaires. Toutes ces qualités ne sont pas attendues des guides. Pour entrer à la Compagnie des guides, l’examen consiste, jusqu’aux années trente, à vérifier les connaissances géographiques des guides et à s’assurer de leurs bonnes mœurs68 : cela suffisait en effet pour conduire la plupart des touristes. Les compétences exceptionnelles démontrées par Maquignaz sont bien des compétences nécessaires à la conduite des meilleurs amateurs, en partie forgées à leur contact, à une époque où n’existe pas de formation technique au métier de guide (la première est créée en 1936).
39L’acculturation n’est pas uniquement sportive : Auguste Balmat, le guide attitré des scientifiques James D. Forbes et John Tyndall, se forma à la géologie à leur contact, au point qu’ils lui confièrent des relevés scientifiques en leur absence. Forbes, qui lui prête des aptitudes innées pour la science, le présente aux grands géologues européens. Forbes et Tyndall lui envoient des ouvrages scientifiques d’Angleterre, car il avait également appris l’anglais. C’est lui qui propose à Tyndall d’installer un thermomètre auto-enregistrant au sommet du mont Blanc : la Royal Society lui octroie la somme de 25 guinées pour service rendu à la science. D’après Alfred Wills, il connaissait la moitié des scientifiques européens de l’époque69.
40La variété des clients que rencontraient les guides, couplée aux relations profondes que certains entretenaient avec de grands alpinistes britanniques, nous pousse à envisager une circulation des modèles d’excellence alpinistiques via les guides, et cela bien avant l’avènement de « l’élitisme technique » en France, dont les germes ont sans doute été semés dès les années 1860. À propos du guide Armand Charlet (1900-1975), Olivier Hoibian écrit qu’il fut « l’un des premiers guides à s’intéresser de façon systématique aux premières, partageant ainsi les mêmes préoccupations que les adeptes de l’élitisme technique »70. Pour Olivier Hoibian, Charlet fait preuve d’un comportement inédit lorsque, dans les années vingt, il ment à un client pour arriver le premier au sommet de l’Isolée, une aiguille du massif du Mont-Blanc. D’après Hoibian, c’est la rencontre avec un ténor du GHM, Henry de Ségogne, qui insuffle à Charlet les germes de cette attitude nouvelle (pour un guide) face aux montagnes. Or, si Ségogne a pu avoir ce type d’influence sur Charlet (au cours d’une seule saison !), pourquoi ne pas envisager que les Britanniques, partisans d’une semblable approche de l’alpinisme, aient pu avoir une influence similaire sur les guides français qu’ils employaient, souvent pendant plusieurs années d’affilée ? On rencontre en effet, dès les années 1870, des guides qui témoignent d’une volonté de conquête à titre personnel (et non dans le cadre de la relation guide-client) qui semble préfigurer l’attitude de Charlet quarante ans plus tard, des guides qui, à quelques occasions, se comportent en alpinistes « sportifs ».
41Avant d’évoquer ces derniers, on ne manquera pas de recommander la prudence dans l’analyse des motivations des guides, à une époque où ils ne s’expriment pas par écrit, laissant ce soin à leurs clients. Or, les récits des clients sur les guides en disent plus sur leurs propres valeurs et croyances que sur celles de leurs guides. Pour tenter de voir si on peut trouver les traces d’un comportement « sportif » chez les guides, il est sans doute plus pertinent de regarder les faits – ont-ils entrepris des premières sans client, comme Charlet dans les années vingt ? – et, surtout, de se limiter aux (rares) comptes rendus d’ascension rédigés par les guides eux-mêmes. Le guide Jean Charlet – à ne pas confondre avec Armand Charlet, né soixante ans plus tard – nous fournit quelques éléments de réponse. Tout d’abord, Jean Charlet fut l’élément moteur derrière les ascensions difficiles de sa cliente et future épouse, Isabella Straton, qu’il emmenait dans des ascensions nouvelles. C’est, par exemple, pour réaliser une première convoitée qu’il planifie l’ascension hivernale du mont Blanc (réussie en 1875). Charlet, par ailleurs, entreprend des ascensions sans client. Fait notable, il les raconte par écrit. Du fait de son mariage avec Isabella Straton, Charlet, devenu Charlet-Straton, peut devenir membre du CAF. Il publie donc dans l’Annuaire dès 1877. La première occasion de tenter une ascension sans client lui est fournie en 1876, lorsqu’un client pour l’aiguille du Dru ne se présente pas. Sans nouvelle, Charlet entreprend, seul, l’ascension. Détail notable, il emporte avec lui un bâton, « qui [écrit-il], en cas de succès ou d’insuccès, devait me servir à planter un drapeau au sommet ou au point le plus élevé que je parviendrais à atteindre »71. Il échoue à quelques mètres du sommet. Quelques jours plus tard, il s’attaque à l’aiguille du Géant, de nouveau seul et de nouveau sans succès. Le fait qu’il relate ses tentatives dans l’Annuaire témoigne-t-il d’une quête de reconnaissance ? « À Chamonix [écrit-il], personne ne voulait croire que je fusse monté si haut, mais le télescope fit voir mon drapeau aux plus incrédules ». Il conclut son récit par une tirade aux accents héroïques : « Je trouve ces deux aiguilles très fières, et, quoiqu’elles ne veuillent pas se laisser gravir par des êtres humains, je leur porte un profond respect. Ce sont de grandes dames des Alpes qui désirent rester vierges, et elles ont peut-être raison ».
Illustration 8. Le guide Jean Charlet-Straton (1840-1925)

Domaine public. Revue alpine vol. XXVII, 1926.
42L’aiguille du Dru est escaladée deux ans plus tard par l’Anglais Clinton Dent, futur président de l’AC. Dent remet en question la véracité du récit de Charlet avec toute la condescendance dont est capable un amateur, rentier, chirurgien de renom et explorateur à l’égard d’un inférieur : il lui reproche notamment l’absence de détails et un récit trop court. Le récit de Charlet, en effet, fait trois pages ; celui de Dent en fait quinze72. Charlet veut une revanche « sportive ». Accompagné de deux autres guides, sans client, il réussit cette fois-ci l’ascension et publie un second récit, plus détaillé, dans l’Annuaire. Celui-ci a tout l’air d’une réponse à la critique de Dent :
J’avais à cœur de renouveler ma tentative, pour plusieurs motifs ; d’abord, parce qu’il m’apparaissait que, si j’eusse été secondé dans mon premier essai, je serais certainement parvenu à la cime de l’aiguille; en second lieu, parce que le mérite de ma tentative, si mérite il y a, avait été méconnu (ce qui m’importe assez peu), et que la réalité même de la tentative avait été niée (ce qui m’importe davantage), dans un récit dont je n’ai pas à m’occuper ici. […] Je ne veux pas terminer sans m’excuser auprès des lecteurs de l’Annuaire qui auront trouvé ce récit trop long et trop circonstancié. Ils m’excuseront quand ils sauront que le récit de ma première tentative à l’aiguille du Dru avait été trouvé trop concis et pas assez détaillé.73
43Le récit de Charlet révèle une forme de compétition entre amateurs et guides. Dans son second récit, il se défend même de faire usage des aides artificielles décriées par l’AC, reprenant les critères éthiques des Britanniques, alors que ce genre de débats n’a pas vraiment cours en France. Plutôt que d’utiliser une échelle, il monte sur un piolet tenu à bout de bras par ses compagnons :
J’ai dit déjà que je ne considérais pas l’échelle comme un instrument d’alpiniste […]. La roche devenait lisse et unie, les reliefs ou saillies auxquels on pouvait s’accrocher étaient de plus en plus rares. Monté sur les épaules de mes compagnons, je cherchais dans les fentes du rocher s’il m’était possible de trouver place, ou pour les mains, ou pour les pieds. Cet emplacement rencontré, mes pieds quittaient les épaules des guides pour s’adapter sur un piolet qui était haussé – si la longueur du piolet le permettait – jusqu’au point où je croyais pouvoir aborder. Une fois là, je fixais la corde à une saillie du roc en la gardant toujours soigneusement en main, et les deux guides arrivaient jusqu’à moi en s’accrochant à la corde.
44Dans ce récit, Charlet se présente comme le principal instigateur de l’ascension, ses deux compagnons restant « les deux guides » subalternes. Il démontre, du moins ici, une manière de pratiquer et d’envisager l’alpinisme semblable à celle des meilleurs amateurs et, à cette époque, des Britanniques.
45Cet exemple permet de supposer que certains guides ont adopté de manière précoce, dès les années 1870, les conceptions de l’excellence qui étaient celles de leurs clients anglais. Que cela soit ou non le fruit d’une socialisation par les clients, il est difficile de le dire. Le fait que les alpinistes de l’AC aient longtemps été les clients privilégiés des guides français est un élément qui nous permet de supposer que ces manières d’envisager l’alpinisme ont une origine britannique. Du moins, on peut y voir là un élément de réfutation de la thèse selon laquelle les guides auraient adopté les vues « sportives » des tenants de « l’élitisme technique » du GHM seulement après la première guerre mondiale.
Le GHM : une conception toute britannique de l’excellence
46Le Groupe de haute montagne (GHM), créé en 1919, consacre en France une conception sportive de l’alpinisme assez proche du modèle britannique, que Hoibian nomme « élitisme technique ». Tout ce que nous avons montré précédemment nous permet d’affirmer que, loin d’apparaître soudainement au tournant du siècle, il faut voir l’élitisme technique comme un vieux modèle, déjà incarné par les Britanniques, mais qui s’affirme et se voit « recodé à la française » dans le même temps que les Français, à leur tour, réalisent enfin les ascensions tant espérées.
Un club fermé
47Le GHM, créé en 1919, est destiné « à réunir les alpinistes pratiquant régulièrement les courses en haute montagne, avec ou sans guide », à « développer et perfectionner ce sport » et à « centraliser les renseignements recueillis par ses membres sur les itinéraires et les horaires »74. On est très proche des buts traditionnels de l’AC. Le GHM se targue d’opérer une sélection sur des critères techniques : pour être admis, il faut cumuler un certain nombre de points (1 000) octroyés en fonction de la difficulté des ascensions et de la présence ou non de guide (l’absence de guide vaut le double de points), et maintenir chaque année un total d’au moins 200 points. Néanmoins, une sélection sociale a bel et bien lieu. L’article 2 des statuts du groupe, le même qui donne le détail des points nécessaires, le précise en italiques : « Pour faire partie du GHM, il faut être agréé par le comité du GHM ». L’alpinisme étant une activité chronophage et onéreuse, le principe d’une sélection sportive (comme c’est le cas à l’AC) favorise les individus disposant de longues périodes de congés (universitaires, étudiants, enseignants) ou d’un capital économique suffisant pour employer un guide et accumuler ainsi (plus lentement, mais sûrement) les points nécessaires. Le GHM bénéficie ainsi d’un recrutement social élevé. Quand bien même des individus comme les guides, bénéficiant d’un accès aux montagnes et d’un haut niveau technique, possédaient le profil technique idéal, Armand Charlet, le premier guide à y accéder, fait figure d’exception dans les années trente. Au même moment, les membres du GHM voient ainsi arriver d’un mauvais œil de nouveaux alpinistes remplissant les critères d’entrée et provenant des classes moyennes : les frères Vernet, les frères Leininger, les institutrices Louise Marocaine et Madeleine Pettre, et même un artisan, Pierre Allain. Pour autant, on est loin d’une prolétarisation, ni même d’une réelle démocratisation du GHM. Une analyse de la base de données de ses membres, complétée par nos soins, nous a permis d’obtenir des informations sur cent deux pratiquants des années dix à quarante. Relativement à sa composition sociale, le GHM est assez proche de l’AC : il compte près de 30 % d’ingénieurs ou de scientifiques, près de 30 % de professions libérales, 10 % de chefs d’entreprise, 7 % de guides (arrivés pour la plupart après la guerre), 5 % d’enseignants. Il est un « groupe fermé où n’entrait pas qui voulait […] lorsqu’on n’était pas d’un certain milieu »75. Au final, près de 90 % des membres appartiennent aux classes supérieures, moins de 5 % font partie des classes moyennes et aucun des classes populaires. Les femmes représentent moins de 5 % des effectifs. Faible nombre, sélection sociale, sexuée, sportive, fermeture, prestige, on retrouve dans le « groupe » de haute montagne les principes du « club » alpin anglais. Le GHM sera, dès lors, le lieu le plus approprié pour appréhender une « élite » de l’alpinisme français.
Une filiation revendiquée
48La conception de l’alpinisme des tenants de « l’élitisme technique » du GHM relève d’une conception « sportive » de l’alpinisme qui, sur bien des points, se rapproche, voire s’inspire, du modèle britannique. Pour Stephen, l’alpinisme était « un sport ». Les membres du GHM utilisent aussi le vocable sportif : dès l’article 1 des statuts du GHM, il est dit que le but du groupe est de « perfectionner ce sport » qu’est l’alpinisme76. Jean Arlaud, dans un texte consacré à l’entraînement sportif à l’alpinisme77, considère l’alpinisme comme « le sport idéal » en tant qu’il permet à l’homme d’exercer ses facultés contre la nature, une conception très proche de celle de l’AC cinquante ans plus tôt78. « [L’alpinisme] est le roi des sports », peut-on lire en 1928 dans la revue du club, Alpinisme, « parce que c’est un combat corps à corps avec un adversaire dont la puissance est illimitée : la nature et ses éléments »79. Mais l’esprit de conquête, comme dans l’ethos amateur, ne doit pas être subordonné aux vils motifs de la compétition et de l’argent. Lépiney écrit : « l’amour-propre, lorsqu’il n’est pas poussé jusqu’à une vaine gloriole, est une qualité, en même temps qu’un stimulant de premier ordre »80. Dans un autre texte, le même Lépiney déplore que certains alpinistes soient trop « jaloux de leur prestige », la crainte d’être supplanté par d’autres étant une « maladie sournoise, contagieuse, dont les ravages s’exercent surtout dans les rangs de sportifs ». La filiation avec le modèle britannique sur ce point apparaît parfois assez clairement dans les textes de la revue Alpinisme du GHM. Pour citer un seul exemple, prenons la nécrologie de John P. Farrar (1857-1929), président de l’AC de 1917 à 1919, présentée dans le numéro de 1929. Elle revient sur les qualités de ce grand alpiniste qui apparaît comme l’incarnation conjointe de l’esprit de l’AC et de celui du GHM. Ainsi, Farrar est-il décrit comme un « alpiniste complet », qui aimait « les grandes entreprises amples et ardues » imposant « de grandes difficultés [et] de pénibles efforts ». Un passage est éclairant, celui consacré aux premières :
Ce n’est point qu’il négligeât les courses nouvelles, mais il ne s’en fit jamais l’esclave. Il en réussit de nombreuses, guidé en cela, non par le goût si commun aujourd’hui de la gloriole, mais par celui de l’inconnu et de l’exploration. Encore fallait-il qu’elles présentassent un intérêt par elles-mêmes. Et jamais Farrar ne se détourna de sa voie pour des conquêtes sans ampleur, comme il s’en fait tant aujourd’hui.81
49Rejet de la « gloriole », quête de de l’inconnu comme de la difficulté, dimension élective de l’ascension qui doit, pour compter, avoir de « l’ampleur » et présenter un « intérêt pour elle-même », on retrouve là, célébrée dans les pages du GHM, la conception britannique de l’excellence.
50Un autre indice de cette filiation est la place accordée à Mummery dans l’imaginaire du GHM. « Lis Mes escalades dans les Alpes de Mummery, c’est un livre merveilleux à lire en entier, je t’en signale en particulier le dernier chapitre : “Plaisirs et finalités de l’alpinisme” »82. Voici ce que l’on trouve dans les conseils de lecture adressés par le jeune Jean Coste (1904-1926) à un ami, peu de temps avant sa mort au cours d’une tentative dans la face nord de l’Ailefroide, alors jamais escaladée. Coste, s’il était resté en vie, aurait peut-être fait partie des grands alpinistes de sa génération. Son ambition était d’entrer au GHM, dont il fréquentait certains membres. Pour rester fidèle à l’extrait original, Coste conseille, en plus de la lecture de Mummery, celle d’autres Britanniques, « Whymper, Tyndall, Coolidge » et celle de l’Italien Guido Rey. Mummery n’est pas un choix anodin. En effet, alors que Whymper (1840-1911), le conquérant de la barre des Écrins, de l’aiguille Verte et du Cervin (des ascensions effectuées en 1864 et 1865), avait la faveur des Français avant 1880, Mummery (1855-1895) le détrône et s’impose comme une influence majeure chez les partisans d’une approche plus technique de l’alpinisme, en particulier au sein du GHM où l’auteur de My Climbs in the Alps and Caucasus (1895) fait figure de prophète. My Climbs était cité à plusieurs reprises dans le manuel du CAF de 1904, un manuel qui portait en germe une conception plus « sportive » de l’alpinisme. Dans l’ouvrage Les alpinistes célèbres, rédigé par les membres du GHM, Ségogne présente dès l’avant-propos Mummery comme « l’un des plus grands noms de la montagne »83. Mummery est inclus dans le chapitre consacré aux précurseurs de l’alpinisme sportif – où il est présenté comme un « héros » dont « la filiation spirituelle […] [a] brillé au premier rang pendant près d’un siècle »84. L’introduction s’ouvre sur la « profession de foi » de Mummery, à savoir sa déclaration suivant laquelle « le véritable alpiniste est celui qui aime à aller là où aucun homme n’est allé avant lui […], qui tente des ascensions nouvelles »85. Il se poursuit par une ode à Mummery que nous ne reproduirons pas ici. Micheline Morin, l’auteure de cette introduction, ne manque pas de défendre Mummery contre les « contemplatifs scandalisés » (sans doute les « excursionnistes cultivés » du CAF). Cette célébration de Mummery est également l’occasion pour Morin de reconnaître – comme à d’autres endroits de l’ouvrage – l’influence des Britanniques et leur domination indéniable sur les Français jusqu’à l’entre-deux-guerres. Ainsi, alors que « l’alpinisme anglais tenait la vedette », « la contribution des Français à l’alpinisme de cette époque, exception faite des guides chamoniard, savoyards ou dauphinois, les Charlet, les Ravanel, les Payot, les Blanc, les Gaspard, fut moins brillante et peu nombreux furent nos compatriotes ayant accompli des courses de classe internationale » (elle cite Cordier et Fontaine). La reconnaissance de cette hiérarchie indéniable permet de voir une fois de plus que la conception britannique de l’excellence s’est imposée en France : à l’heure de l’excursionnisme cultivé, il aurait peut-être été précisé que la conquête ou la réalisation d’exploits n’étaient pas la seule manière légitime de pratiquer. L’imposition de cette conception et, de manière plus générale, l’apparition d’une élite de l’alpinisme français entraînent une réinterprétation, une relecture des épisodes passés à l’aune de critères sportifs.
Des Français à l’AC, des Anglais au GHM
51La présence de Français à l’AC est un indice des liens d’influence qui continuent d’exister entre les alpinismes anglais et français au xxe siècle. Parmi les Français ayant rejoint l’AC avant 1890, on trouvait presque tous les alpinistes ayant réalisé des ascensions difficiles et reconnues – les « grands alpinistes » – de l’époque. Sur la période allant de 1891 à la première guerre mondiale, quelques noms viennent s’ajouter aux précédents : Maurice Paillon (1856-1938), Victor de Cessole (1859-1941), Henri de Ségogne (1901-1979), Jean-Antoine Morin (1897-1943) , Louis Wibratte (1877-1954). La proportion de Français à l’AC diminue donc considérablement après la première guerre mondiale, car le GHM vient, en quelque sorte, prendre le relais de l’AC et se substituer à lui. Il reste un club prestigieux : ce n’est pas pour rien que deux présidents du GHM en font partie.
52De son côté, le GHM est regardé d’un bon œil par les jeunes alpinistes ambitieux de l’AC, notamment ceux qui ne peuvent pas prendre part à la conquête himalayenne, mais aussi par les femmes alpinistes, car c’est le seul club de ce type ouvert aux femmes. La circulation d’un modèle d’excellence pouvant s’observer à travers le nombre de membres du pays « destinataire » inscrit dans les clubs du pays « destinateur », on remarque que, de la même façon que les meilleurs alpinistes français d’avant 1914 faisaient tous partie de l’AC, certains des grands alpinistes britanniques se retrouvent au GHM dès sa création en 1919 (alors que, dans le même temps, l’AC voit son contingent de Français diminuer). Leur nombre exact est difficile à évaluer du fait de l’incomplétude des données aujourd’hui disponibles. Dans la base à laquelle nous avons eu accès, on trouve des grands de l’AC comme Collie (1859-1942), Farrar (1857-1929), ou encore Winthrop Young (1876-1958), Longstaff (1875-1964) et Strutt (1874-1948) parmi les plus anciens. Ces derniers ont rejoint le GHM à un âge plutôt avancé, une adhésion honorifique. Parmi les membres des générations suivantes, on trouve, par exemple, le général Hunt (1910-1998), qui dirige l’expédition victorieuse sur l’Everest de 1953, l’explorateur Washburn (1910-2007), l’alpiniste de Manchester Lord Chorley (1895-1978), Nea Morin (1905-1986), épouse de Jean Morin du GHM, ou encore Graham Macphee (1898-1963), membre du Scottish Mountaineering Club et excellent alpiniste écossais.
53Le GHM attire tant et si bien qu’en 1952, un groupe ayant vocation à réunir l’élite de l’alpinisme britannique, sur des critères uniquement sportifs et techniques, voit le jour. Il s’agit de l’Alpine Climbing Group (ACG). L’ACG, fondé par un groupe de jeunes gens des grandes universités britanniques pour promouvoir l’alpinisme « alpin » de haut niveau (alpinisme alpin délaissé par l’AC qui lui préfère, dès les années vingt, la conquête himalayenne), est explicitement calqué sur le GHM. D’ailleurs, à partir de la création de l’ACG, tous les membres britanniques du GHM deviennent également membres de l’ACG, parmi eux Clough, Patey, Burke, Estcourt, Boardman, Haston, McNaught-Davis, Band, Bonington, Rouse, Busk, etc. Il s’agit d’un exemple intéressant de circulation bilatérale de modèles d’excellence, qui permet de constater que celle-ci n’est jamais unilatérale et définitive.
54Preuve s’il en est de l’influence réciproque qu’entretiennent entre elles les élites françaises et anglaises de l’alpinisme, entrer à l’ACG finira, pour certains Français, par être considéré comme un plus grand honneur qu’entrer au GHM. Jean-Marie Choffat (né en 1956), qui rejoint ses rangs en 1994, parle d’un groupe « où les conditions d’admission sont encore plus draconiennes » qu’au GHM86. Sachant que l’ACG est calqué sur le GHM, lui-même calqué sur l’AC, il est peut-être permis dans ce cas de parler de renchérissement dans la recherche de l’élitisme.
Une activité vraiment autonomisée ?
55Nous avons présenté l’alpinisme comme une activité qui, en se codifiant et en s’institutionnalisant, s’était détachée des domaines auxquels elle avait pu être liée (notamment l’art et la science). Cette autonomisation de l’alpinisme, qui devenait « une activité à part entière », était d’ailleurs le préalable à sa diffusion. Mais est-il pertinent de parler d’autonomisation ? L’excellence alpinistique peut-elle vraiment se concevoir comme séparée, autonome, spécifique ?
56La notion d’autonomisation souffre d’un flou conceptuel qui oblige à la spécifier. À propos de l’activité littéraire, Bernard Lahire distingue une autonomisation comme différenciation des autres activités – « de ce point de vue, tout univers culturel qui a accumulé du savoir spécifique se sépare nécessairement de l’ensemble des autres univers sociaux (proches ou lointains) et s’autonomise » – et une autonomisation « au sens d’indépendance prise vis-à-vis des pouvoirs politiques, religieux ou économiques »87, qui signifie notamment une autonomie financière. Dans un article sur l’autonomisation du champ sportif, Jacques Defrance distingue lui aussi deux formes d’autonomisation : celle vis-à-vis d’idéaux pensés comme « supérieurs » au sport (idéaux moraux, politiques, patriotiques, etc.), c’est-à-dire comme rejet des finalités extérieures à sa pratique (rejet qui, à l’instar de celui de « l’art utile », consacre « l’alpinisme pour l’alpinisme » un peu sur le modèle de « l’art pour l’art ») et celle vis-à-vis d’une sociabilité mondaine88.
57Force est de constater que certaines modalités de l’autonomisation n’ont pas été réalisées dans l’alpinisme. L’alpinisme reste longtemps une prérogative bourgeoise et « englué dans des conventions sociales »89. Il est également encastré dans des conventions genrées, en tant qu’activité très peu féminisée, où les rapports sociaux de sexe sont inégaux, loin de l’idée d’autonomisation comme primauté du « principe de la communauté d’intérêt sportif qui fait se ressembler ceux qui se passionnent pour le même sport » sur « les principes de communauté d’intérêts sociaux externes au champ sportif, à savoir des principes de classe, […] de race, […], de sexe […], de conviction politique ou religieuse »90. Quant à l’autonomie comme indépendance vis-à-vis des pouvoirs de toute sorte, elle n’est pas non plus atteinte dans l’alpinisme, en prise avec des enjeux géopolitiques (la « conquête » alpine ou himalayenne), patriotiques, économiques, médiatiques, etc. Elle ne l’est pas plus dans les sports. « Que ce soit pour ne voir que de la conformité à des règles internes ou, au contraire, pour n’en faire qu’un auxiliaire de forces externes, économiques, politiques ou religieuses, ce sont là deux conceptions opposées du sport qui ont en commun d’en donner une représentation réductrice », écrivent justement Jean-Michel Faure et Charles Suaud91.
58S’il est une autonomisation envisageable, c’est au sens large, comme différenciation et formation d’un corpus de règles et valeurs propres à une activité. C’est cela que nous avons montré dans cette première partie, en mettant en lumière la manière dont s’étaient construits, d’abord au Royaume-Uni, une forme spécifique d’excellence et un « esprit » de l’alpinisme. Mais nous avons pu constater, en le faisant, que cet esprit prenait forme et tirait ses principes d’autres domaines (le sport, l’école, la colonisation, etc.) et d’autres idéologies (sportive, masculine, impérialiste, capitaliste, etc.). Cet « esprit de l’alpinisme », bien que singulier, doit donc se comprendre non pas comme une création ex nihilo, mais comme le produit d’influences diverses dans des contextes historiques spécifiques. Ce que nous verrons par la suite, c’est que cet esprit va se maintenir et se cristalliser alors que le contexte évolue, que la définition du sport change, faisant de l’alpinisme une activité vraiment singulière, quasi archaïque, au milieu des autres sports (dont elle se différencie distinctement).
Notes de bas de page
1 Pour ne citer que quelques travaux sur le sport : Sébastien Darbon, Diffusion des sports et impérialisme anglo-saxon, Paris, Éditions de la MSH, 2008 ; Christian Pociello, Le rugby ou la guerre des styles, Paris, Métailié, 1983.
2 Dominique Lejeune, Les « alpinistes » en France à la fin du xixe et au début du xxe siècle, ouvr. cité.
3 Olivier Hoibian, Les alpinistes en France 1870-1950, ouvr. cité.
4 Olivier Hoibian, Au-delà de la verticale l’alpinisme. Sport des élites ou sport pour tous ?, thèse de doctorat soutenue à l’université Paris 11, 1997, p. 16-17.
5 Michael Werner et Bénédicte Zimmermann, « Penser l’histoire croisée : entre empirie et réflexivité », Annales. Histoire, Sciences sociales, vol. 58, no 1, 2003, p. 7-36.
6 Michel Espagne, « La notion de transfert culturel », Revue Sciences/Lettres, no 1, 2013.
7 Richard Holt, « Le destin des “sports anglais” en France de 1870 à 1914. Imitation, opposition, séparation », Ethnologie française, vol. 41, no 4, 2011, p. 615-624, ici p. 622.
8 Voir Denis Saint-Jacques et Alain Viala, « À propos du champ littéraire. Histoire, géographie, histoire littéraire », Le travail sociologique de Pierre Bourdieu. Dettes et critiques, B. Lahire éd., Paris, La Découverte, p. 59-74.
9 Gisèle Sapiro, « Le champ est-il national ? », Actes de la recherche en sciences sociales, no 200, 2013, p. 70-85, ici p. 80.
10 Richard Holt, « Le destin des “sports anglais” en France », art. cité, p. 615.
11 « Statut du CAF », Annuaire du CAF, 1875, Annexe, p. 1-4.
12 Cité par Marcel Jail, « Les sociétés sportives d’alpinistes et les refuges de montagne dans les Alpes françaises depuis 1874 », Revue de géographie alpine, t. 63, no 1, 1975, p. 5-50, p. 12.
13 Dominique Lejeune, Les « alpinistes » en France à la fin du xixe et au début du xxe siècle, ouvr. cité, p. 29.
14 Les membres du CAF ont fait l’objet de deux études : l’une par Lejeune, l’autre par Hoibian. Ce dernier reprend les données de Lejeune en proposant une classification lui permettant de prendre en compte les transformations structurelles de la population française à la fin du xixe siècle et d’opérer une comparaison avec le recensement français de 1876.
15 Jean-Pierre Azéma et Michel Winock, La IIIe République. 1870-1940, Paris, Hachette, 1991.
16 Michel Espagne, « Sur les limites du comparatisme en histoire culturelle », Genèses, vol. 17, 1994, p. 112-121 ; Alain Desrosières, « Entre réalisme métrologique et conventions d’équivalence. Les ambiguïtés de la sociologie quantitative », Genèses, vol. 43, 2001, p. 112-127.
17 Guy Vincent, « Les professeurs de l’enseignement secondaire dans la société de la “Belle Époque” », Revue d’histoire moderne et contemporaine, t. 3, no 1, 1966, p. 49-86, ici p. 73.
18 Dominique Lejeune, Les « alpinistes » en France à la fin du xixe et au début du xxe siècle, ouvr. cité, p. 97.
19 Christophe Charle, Histoire sociale de la France au xixe siècle, Paris, Seuil, 1991, p. 292.
20 Le manuel d’alpinisme du CAF de 1904 détaille l’équipement nécessaire, ainsi que les tarifs des auberges et des guides, plusieurs centaines de francs au total. Manuel d’alpinisme du Club alpin français, Paris, Lucien Laveur, 1904, p. 271, p. 663 et p. 678.
21 Jean-Marie Mayeur, Les débuts de la IIIe République. 1871-1898, Paris, Seuil, 1973, p. 72.
22 La Société des alpinistes dauphinois déclare ainsi vouloir rassembler « les artisans, les ouvriers attelés toute la semaine à l’ouvrage, les jeunes employés aux petites ressources et aux loisirs restreints, mais dont l’amour pour la montagne est grand, et manque de cohésion » (Arthur Raymann, Évolution de l’alpinisme dans les Alpes françaises, Genève, Slaktine, 1979, p. 103).
23 Olivier Hoibian, « Le CAF, 1874-1914 », L’invention de l’alpinisme, ouvr. cité, p. 255.
24 Olivier Hoibian, Les alpinistes en France 1870-1950, ouvr. cité, p. 56.
25 « Rapport annuel de 1874 », Annuaire du CAF, 1875, p. 480-489, ici p. 486.
26 « Reviews and Notice. Annuaire du CAF, vol. 18 », Alpine Journal, 1892, vol. 16, p. 338-342.
27 Olivier Hoibian, Les alpinistes en France 1870-1950, ouvr. cité, p. 71-72.
28 Daniel Chambliss, « La banalité de l’excellence. Enquête ethnographique sur la stratification de la natation et les nageurs olympiques », Sciences Sociales et Sport, vol. 3, 2010, p. 45-76.
29 Pierre Bourdieu, La distinction, ouvr. cité, p. 285.
30 Le poème Excelsior (du latin « plus haut ») décrit un jeune homme qui brave une tempête en montagne, n’écoute pas les exhortations à la prudence, et meurt dans le froid, tenant dans sa main gelée une bannière avec la devise « Excelsior ».
31 Adolphe Joanne, « Préface », Annuaire du CAF 1876, 1877.
32 Michel Tailland, Les alpinistes victoriens, ouvr. cité, p. 186. D’après Tailland, cette citation provient de l’Annuaire du CAF de 1878, p. 103. Nous ne l’y avons pas trouvée.
33 E. Guigues, « Aux environs d’Embrun », Annuaire du CAF 1878, 1879, p. 224-243, ici p. 224.
34 Abel Lemercier, « Clubs alpins étrangers », Annuaire du CAF 1874, 1875, p. 522-532, ici p. 528.
35 Georges Devin, « Ascensions de la Jungfrau, du Cervin et de la Barre des Écrins », Annuaire du CAF 1874, 1875, p. 142-172.
36 « Le Dauphiné, courses et photographies », Annuaire du CAF 1875, 1876, p. 335-343, ici p. 337 et 343. Nous soulignons.
37 Adolphe Joanne, « Préface », art. cité.
38 Edouard Thureau, « Chronique du CAF. Rapport annuel », Annuaire du CAF 1877, 1878, p. 611.
39 Ibid., p. 617. Dans l’AJ, presque au même moment, on trouve un article consacré à la fête du CAF d’Annecy, qui témoigne de l’estime que le CAF porte à l’AC. Les Français attendent désespérément l’arrivée des Anglais de l’AC, invités d’honneur, à la fête, dont très peu font le déplacement (Hereford B. George, « The Fête of the French Alpine Club, Annecy, 1876 », Alpine Journal, vol. 8, 1878, p. 222-224).
40 Michel Tailland, « Le récit de course au temps de Victoria. Une littérature de mâts de cocagne ? », Babel, no 20, 2009, p. 194-207.
41 Manuel d’alpinisme du Club alpin français, ouvr. cité, p. 482.
42 Georges Devin, « Ascensions de la Jungfrau, du Cervin et de la Barre des Écrins », art. cité, p. 143.
43 Ibid. p. 159.
44 Roger Frison-Roche et Sylvain Jouty, Histoire de l’alpinisme, ouvr. cité, p. 83.
45 Yves Ballu, Les alpinistes, Paris, Arthaud, 1984, p. 144.
46 Cécile Ottogalli-Mazzacavallo, Femmes et alpinisme (1874-1919). Un genre de compromis, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 197.
47 Les trois volumes de l’Alpine Club Register de 1857 à 1890, puis les archives du club après cette date. Arnold Mumm, The Alpine Club Register. 1857-1890, Londres, E. Arnold, 1928.
48 Michel Tailland, « L’Alpine Club. 1857-1914 », art. cité, p. 256.
49 Pour le détail (noms, dates d’admission), voir notre thèse en ligne.
50 Cécile Ottogalli-Mazzacavallo, Femmes et alpinisme (1874-1919), ouvr. cité, p. 200.
51 Michel Tailland, « L’Alpine Club. 1857-1914 », art. cité, p. 619.
52 Geoffrey Winthrop Young, « Club and Climbers 1880-1900 », Alpine Journal, vol. 62, 1957, p. 52-61, ici p. 52.
53 Henry Cordier, « Récentes excursions des membres de l’Alpine Club dans les Alpes françaises », Annuaire du CAF 1875, 1876, p. 754-762, ici p. 754.
54 Ibid., p. 762.
55 Henry Cordier, « Le massif du Bernina », Annuaire du CAF 1875, 1876, p. 493-518, ici p. 509.
56 Edouard Thureau, « Chronique du CAF. Rapport annuel », art. cité, p. 603-621, ici p. 619.
57 Dominique Lejeune, Les « alpinistes » en France à la fin du xixe et au début du xxe siècle, ouvr. cité, p. 113.
58 Ce règlement stipule que « les guides doivent obéir aux ordres des voyageurs », qu’ils « doivent avoir toujours une tenue propre et convenable, user de la plus grande prévenance vis-à-vis des voyageurs et faire tout ce qui sera nécessaire et utile pour leur service » (Philippe Bourdeau, « Le touriste et son guide. La relation guide-client dans la littérature alpine et la réglementation professionnelle des xixe et xxe siècles », Revue de géographie alpine, t. 79, no 4, 1991, p. 89-104, ici p. 93).
59 Renaud de Bellefon, Histoire des guides de montagne, ouvr. cité, p. 302.
60 Armand Charlet, Vocation alpine, Neuchâtel, Victor Attinger, 1943, p. 17.
61 Michel Croze est représenté sur la gravure d’Edward Whymper (voir chapitre 2).
62 C. M. Tucker, « François Joseph Dévouassoud (1831-1905) », Alpine Journal, vol. 22, 1905, p. 528.
63 Philippe Bourdeau, « Le touriste et son guide », art. cité, p. 97. Voir également Françoise Loux, Guides de montagne, ouvr. cité.
64 Alfred Wills, Wandering among the High Alps, Londres, Bentley, 1856, p. 2.
65 Armand Couttet et Richard Didier, Ailes de mouche et tricounis [1946], Paris, Vitiano, 1956, p. 224.
66 Préface de Alfred Wills, Wandering among the High Alps, ouvr. cité.
67 Renaud de Bellefon, Histoire des guides de montagne, ouvr. cité, p. 365.
68 Armand Charlet raconte que son grand-père Ambroise Ravanel, instituteur, est reçu premier en 1868 à l’examen, « avantagé par rapport à ses camarades en raison de son instruction » (Armand Charlet, Vocation alpine, ouvr. cité, p. 12). Sur la question de l’examen, voir aussi Renaud de Bellefon, Histoire des guides de montagne, ouvr. cité, p. 433.
69 Wills, cité par Arnold Lunn, A Century of Mountaineering, ouvr. cité, p. 71.
70 Olivier Hoibian, Les alpinistes en France 1870-1950, ouvr. cité, p. 168.
71 Jean Charlet-Straton, « Tentatives d’ascension aux aiguilles du Dru et du Géant », Annuaire du CAF 1877, 1878, p. 136-141, ici p. 136. Les deux citations suivantes : p. 140-141.
72 Clinton Dent, « The History of an Ascent of the Aiguille du Dru », art. cité, p. 186.
73 Jean Charlet-Straton, « Ascension de l’Aiguille du Dru », Annuaire du CAF 1879, 1880, p. 120-129, ici p. 120 et p. 129. La citation suivante : p. 125.
74 « Statuts du GHM », Annuaire du GHM, 1926, p. 5-6.
75 Guy Labour, cité par Olivier Hoibian, Les alpinistes en France 1870-1950, ouvr. cité, p. 227.
76 « Statuts du GHM », art. cité.
77 Jean Arlaud, L’entraînement sportif à l’alpinisme, Toulouse, Section des Pyrénées centrales du CAF, 1923. La référence de ce texte a été trouvée dans Hoibian, Les alpinistes en France 1870-1950, ouvr. cité.
78 Et, comme chez les alpinistes anglais, il s’agit d’une conception singulière du sport, dans laquelle la dimension intellectuelle supplante la dimension athlétique. Comme nous le montrerons dans la partie suivante, l’alpinisme est plus qu’un sport, il est, comme l’écrit Hoibian, un « sport à part ».
79 P. Fallet, « Nos enquêtes », Alpinisme, 1928, p. 362-364.
80 « Nécrologie de Jacques de Lépiney », Les Annales du GHM, 1968, p. 7.
81 « Captain John Percy Farrar », Alpinisme, vol. 15, 1929, p. 97-100, p. 99.
82 Jean Coste, Mes quatre premières années de montagne, Paris, Ficker, 1927, p. 68.
83 Henry de Ségogne, « Avant-propos », Les alpinistes célèbres, H. de Ségogne et J. Couzy éd., Paris, Mazenod, 1956, p. 7-9, p. 8.
84 Alain de Chatellus, « A. F. Mummery (1856-1895) », Les alpinistes célèbres, ouvr. cité, p. 110-113.
85 Cette citation et les suivantes : Micheline Morin, « Les fondateurs de l’alpinisme sportif et les grands itinéraires », Les alpinistes célèbres, ouvr. cité, p. 90 à 93.
86 Jean-Marie Choffat, La vie à pleines mains. Au-delà du cancer, Pontarlier, Presses du Belvédère, 2006, p. 211.
87 Bernard Lahire, La condition littéraire. La double vie des écrivains, Paris, La Découverte, 2006, p. 52-53.
88 Jacques Defrance, « L’autonomisation du champ sportif. 1890-1970 », Sociologie et sociétés, vol. 27, no 1, 1995, p. 15-31, p. 23.
89 Ibid., p. 21.
90 Ibid., p. 19.
91 Jean-Michel Faure et Charles Suaud, La raison des sports. Sociologie d’une pratique universelle et singulière, Paris, Raisons d’agir, 2015, p. 70-71.
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