Introduction générale
p. 13-26
Texte intégral
1Le 25 janvier 2018, un incident sur le Nanga Parbat, montagne himalayenne de 8 126 mètres, fait réapparaître l’alpinisme dans les médias non spécialisés. En redescendant du sommet, atteint en « style alpin », sans sherpas et sans oxygène artificiel, l’alpiniste polonais Tomasz Mackiewicz présente des signes d’œdème pulmonaire. Sa compagne de cordée, la Française Élisabeth Revol, descend chercher de l’aide. Elle est récupérée à 6 000 mètres, après trois nuits sur la montagne et de graves gelures. Tomasz Mackiewicz meurt à 7 200 mètres. En octobre 2019, Élisabeth Revol publie le récit de l’ascension, Vivre, où elle explique être « addicte à la montagne » : « même si j’ai vécu des choses terriblement dures, insupportables en haute montagne, l’attraction reste toujours plus forte »1. Elle escalade l’Everest moins d’un an après le drame.
2Il est intéressant de constater que, lors de ces épisodes médiatiques, ce sont presque toujours les mêmes justifications qui sont avancées, les mêmes références à la « vocation » qui pousse à retourner en montagne, à la « noblesse » ou à la « grandeur » d’une activité qu’on ne saurait assimiler à un simple sport. Revol, par exemple, évoque la « quête intérieure » que représente l’ascension, la « noble passion » de la montagne qu’éprouvait son compagnon, mais aussi « l’éthique » qui était la leur2.
3Ces propos s’inscrivent dans une histoire presque bicentenaire et sont fortement investis de sens. À y regarder de plus près, ils diffèrent peu de ceux que pouvaient tenir des alpinistes anglais du milieu du xixe siècle, époque de la codification de cette pratique. En 1871, Leslie Stephen, gentleman de l’Alpine Club, décrit l’alpinisme comme « la plus noble des activités »3. En 1914, George Mallory, mort sur l’Everest en 1924, explique que « l’alpinisme est au sport ce que l’Art est à l’art »4. Des décennies plus tard, on peut lire sous la plume de grands alpinistes différents par leur nationalité, leur classe ou leur sexe que « l’alpinisme est bien plus qu’un sport »5 ou que « seuls la manière et l’esprit dans lequel on gravit une montagne sont importants »6. Dans l’alpinisme, il semble qu’arriver au sommet ne suffise pas, encore faut-il y parvenir de la bonne manière, avec la bonne « éthique » et le bon « esprit ».
4C’est pour comprendre le maintien de ce discours dans le temps, et sa diffusion dans l’espace (géographique), que nous avons entrepris ce travail. Comment s’est forgé ce discours ? Que signifie-t-il ? Quels sont cette « éthique » et cet « esprit » auxquels font si souvent référence les alpinistes ? D’où proviennent-ils ? Comment informent-ils les manières de pratiquer des alpinistes ? Pourquoi servent-ils à justifier aujourd’hui que des hommes et des femmes soient prêts à risquer leur vie pour escalader des montagnes, risque bien réel qu’atteste un taux de mortalité élevé chez les « grands alpinistes » ?
5Avant de poursuivre, une rapide définition de l’alpinisme s’impose. Il s’agit de l’activité qui consiste à escalader des montagnes. À l’origine circonscrite aux Alpes, elle s’est ensuite étendue à d’autres massifs, d’où des dérivations lexicales (pyrénéisme, andisme, himalayisme, etc.). Elle a aussi donné naissance au fil du temps à un certain nombre de sous-disciplines (escalade, cascade de glace, ski-alpinisme, dry-tooling, etc.) : nous les évoquerons comme des activités constitutives de l’alpinisme, et non comme les pratiques autonomisées que certaines sont devenues. En effet, celles-ci dérivent de l’alpinisme et deviennent des pratiques à part entière à des époques différentes (certaines très récemment, le dry-tooling par exemple) et suivant des processus à chaque fois spécifiques. Sur le temps long qui est celui de notre étude, nous nous concentrons sur « l’alpinisme au sens large » (d’où la définition choisie, volontairement ouverte) et serons amenée à évoquer ces pratiques dans ce cadre.
Une sociologie de l’excellence
6Les propos qui viennent d’être cités ne sont pas ceux de tous les alpinistes, ni de tous les individus qui s’expriment sur l’alpinisme. Ils sont émis depuis une position bien particulière : celle de « grand alpiniste », d’alpiniste de « haut niveau ». Il s’agit ainsi de discours d’excellence, produits par une élite : non pas une élite sociale au sens de « classe dominante » (suivant ce que Nathalie Heinich appelle une conception « moniste » du terme), mais une élite proprement « alpinistique » (suivant une conception « pluraliste » du terme7), quand bien même, comme nous le détaillerons avec précision, l’élite « de l’alpinisme » est pendant très longtemps constituée de membres de l’élite sociale, qui forment un réseau8.
7Une telle élite, parce qu’elle est en haut de la hiérarchie (alpinistique), a le pouvoir de fixer les normes de l’excellence. Elle regroupe ceux qui s’y conforment le mieux et le plus sérieusement, ceux aussi qui sont en mesure de les faire évoluer par une pratique innovante et qui possèdent la légitimité de les contester. Ce sont eux, finalement, qui décident ce qu’est la « grandeur » et, par déduction, la « petitesse » en alpinisme, alors que les « petits » n’ont aucun pouvoir à ce sujet. En ce sens, le discours de l’élite, ce discours d’excellence, constitue une forme « extrême », idéale-typique, du discours alpinistique.
8Comprendre ce discours, c’est s’attacher à comprendre une double distinction. Celle, d’abord, qui fait de l’alpinisme une pratique « à part », pensée comme supérieure aux autres activités physiques par ses pratiquants. Celle, ensuite, qui fait du grand alpiniste un individu « à part », lui aussi supérieur : aux autres alpinistes, aux sportifs, et plus généralement au commun des mortels. C’est, finalement, s’intéresser aux propriétés, explicites et implicites, qui forment la « grandeur » ou « l’excellence ». C’est considérer les critères par rapport auxquels tous les membres du groupe, qu’ils soient « excellents » ou « médiocres », sont jugés et hiérarchisés. C’est comprendre la manière dont s’organise et se légitime la hiérarchie au sein d’un groupe. C’est aussi expliquer comment ces critères sont produits, se diffusent, se maintiennent ou se reconfigurent. Au-delà de l’alpinisme, ce travail se veut ainsi une sociologie de l’excellence. Ce faisant, il s’agit aussi d’une sociologie des élites, car il nous faudra étudier les individus et groupes à l’origine de ces critères.
9La question posée est la suivante : comment se crée, se transmet et se maintient dans le temps un fonds commun de représentations et de valeurs associées à l’excellence, fortement distinctives, fédératrices, participant d’une « mémoire collective »9 et au principe d’une « identité collective »10 ? Ces représentations, croyances, valeurs, principes, justifications, cette forme de distinction, ce modèle d’excellence, cet esprit de corps, nous l’appellerons « esprit de l’alpinisme », dans un parallèle avec le travail de Max Weber sur un autre « esprit », celui du capitalisme11. « L’esprit » de l’alpinisme, terme relativement imprécis (comme l’était « l’esprit du capitalisme »), désigne à la fois un ethos ou une éthique, dans la perspective de Weber (c’est-à-dire des valeurs qui encadrent la pratique de l’alpinisme tout autant que l’« état d’esprit » dans lequel les ascensions sont réalisées12), et des croyances et justifications, dans celle de Luc Boltanski et Ève Chiapello13.
Une analyse sociohistorique de dénaturalisation de l’excellence
10Ce travail présente une dimension historique et internationale. L’étendue temporelle prise en compte est large : depuis l’apparition du premier club alpin, en 1857 en Angleterre, jusqu’au début du xxie siècle. L’échelle géographique dépasse le cadre purement national : si la première partie de l’analyse porte essentiellement sur le Royaume-Uni, en tant que berceau de l’alpinisme, elle s’étend ensuite à l’alpinisme français. Ces deux dimensions permettront d’entreprendre un travail de dénaturalisation de l’excellence, car celle-ci n’a rien de naturel ou d’anhistorique : l’excellence est un construit historique, social, culturel.
11Norbert Elias fustigeait la « retraite des sociologues dans le présent » et « le rétrécissement de leur champ de vision à des problèmes de faible portée caractéristiques de leur époque »14, en particulier lorsqu’il s’agissait des valeurs et des idéologies. Il s’agit dans ce travail, au contraire, de repartir dans le passé, aux origines de l’alpinisme, pour mieux en comprendre le présent. Émile Durkheim montrait que l’université de son temps était le résultat d’une histoire sédimentée qui débutait au Moyen Âge15 et s’attachait à retracer le processus de création collective ayant conduit à l’université moderne. Dans une démarche similaire, nous verrons que l’analyse des profils sociaux, des trajectoires et des ethos des premières générations d’alpinistes au Royaume-Uni, berceau de l’alpinisme, est essentielle pour comprendre la forme qu’a prise l’excellence en alpinisme. Nous montrerons comment un groupe fermé de gentlemen, socialement et sexuellement homogène, a établi et codifié, dans l’Angleterre victorienne, une conception particulière de l’excellence en alpinisme. Cette conception, lorsque l’on prend en compte son encastrement social et culturel, entre en résonance avec les idéologies des élites sociales victoriennes : l’idéologie conquérante du néo-impérialisme, des campagnes militaires et d’exploration ; l’idéologie du capitalisme qui s’affirme à l’époque de la deuxième révolution industrielle ; l’idéologie du sport moderne, qui naît au même moment et dans les mêmes groupes sociaux ; l’idéologie scientifique également.
12Nous verrons ensuite comment celle-ci s’est cristallisée et maintenue, et cela malgré l’arrivée de nouvelles populations et dans un contexte historique, social, institutionnel changeant, au point que la manière de penser l’alpinisme et de se penser alpiniste aujourd’hui s’inscrit dans cette forme. Si l’homogénéité sociale et sexuée des débuts de l’alpinisme se délite au fil du temps, les discours, représentations, normes, valeurs, mentalités, forgées dans ses premières décennies d’existence perdurent – du moins leurs aspects les plus saillants – dans les propos plus récents d’alpinistes aux profils bien différents. La métaphore de la « cage d’acier » utilisée par Weber pour illustrer la persistance de l’esprit du capitalisme en dehors de son contexte originel s’applique bien à l’alpinisme. Si, encore aujourd’hui, prévalent dans l’alpinisme des conceptions de l’excellence forgées au xixe siècle, c’est parce que le travail initial de codification et de légitimation de ces formes d’excellence a été particulièrement efficace.
13Si cet « esprit » s’est maintenu dans le temps, il s’est aussi diffusé, dans l’espace géographique, à partir du Royaume-Uni, notamment vers la France. Dans ce travail, l’alpinisme français sert surtout de contrepoint comparatif par rapport à l’alpinisme britannique, qui demeure notre terrain privilégié. Il ne s’agit ainsi pas tant de mener une comparaison internationale dans les formes16 que de choisir un pays – la France – où l’alpinisme s’est développé malgré une apparition plus tardive, un pays qui, de plus, contient à l’intérieur de ses frontières l’espace de pratique longtemps privilégié des Britanniques (les Alpes), sur lequel ils ont exercé leur domination pendant les décennies constituantes de l’activité. L’alpinisme britannique est, d’ailleurs, souvent considéré comme un alpinisme « de puristes ». Nous montrerons pourquoi l’excellence « à l’anglaise » est envisagée de cette façon et pourquoi les alpinistes britanniques tiennent, encore aujourd’hui, à préserver à tout prix certaines spécificités distinctives dont ils sont particulièrement fiers, parmi lesquelles une « éthique » stricte.
14Le fait que les Britanniques et les Français partagent le même espace de pratique (les Alpes) donne lieu à des relations permanentes entre alpinistes des deux pays, d’autant plus intéressantes à étudier qu’elles correspondent à des configurations sociales inégalitaires. Aussi, pendant longtemps, une grande partie des contacts entre Français et Britanniques ont eu lieu entre des guides (français) et leurs employeurs (britanniques). Ces relations en disent beaucoup sur les représentations de l’excellence en alpinisme : nous verrons que les guides, bien que plus performants en matière d’alpinisme, ne sont pas pour autant considérés comme de « vrais » alpinistes, car l’excellence réclame « plus » et « autre chose » que des performances « sportives ». Il faut aussi considérer, de manière plus générale, les phénomènes de circulation transnationale des élites sociales, élites dont les alpinistes font partie. La prise en compte des relations entre pratiquants de plusieurs pays pourrait sembler évidente lorsque l’on s’intéresse à une pratique qui s’ancre avant tout sur un territoire, bien qu’institutionnellement organisée au niveau national. Pourtant, nous montrerons que les historiens et sociologues de l’alpinisme n’ont cessé de privilégier une approche nationale (qu’elle soit britannique ou française) qui, lorsqu’il s’agit de penser des questions relatives à l’excellence, à ses pratiques et à ses représentations, peut s’avérer trop partielle17.
Analyser l’excellence : quels matériaux et quelle approche ?
15Nous avons eu accès aux discours d’excellence via des matériaux variés. Tout d’abord, soixante-deux autobiographies publiées d’alpinistes britanniques et français. Ensuite, les principales revues d’alpinisme des deux pays : l’Alpine Journal, la revue de l’Alpine Club (AC), étudiée depuis sa création, mais aussi les journaux de deux clubs français : le Club alpin français (CAF, 1874) et le Groupe de haute montagne (GHM, 1919). Dans ces trois journaux, une attention toute particulière a été portée aux notices nécrologiques. Enfin, seize entretiens ont été réalisés avec des alpinistes des deux pays, certains eux-mêmes auteurs d’autobiographies.
16Le choix de ces matériaux procède d’une volonté de ne pas occulter le contenu propre des représentations indigènes derrière une analyse qui mettrait uniquement l’accent sur les prises de position qu’elles traduisent. Pierre Bourdieu écrit : « aux questions qui portent sur les raisons de l’appartenance, de l’engagement viscéral dans le jeu, les participants n’ont rien à répondre, en définitive, et les principes qui peuvent être invoqués en pareil cas ne sont que des rationalisations post-festum destinées à justifier, pour soi-même autant que pour les autres, un investissement injustifiable »18. Or, ces représentations nous intéressent aussi comme objets, savoirs, traditions, catégories de pensée, idéologies, progressivement accumulés et constitutifs de ce qu’est l’excellence en alpinisme. Il s’agit d’une critique qu’adresse Bernard Lahire à une sociologie de la littérature qui, centrée sur l’analyse du champ littéraire, ne permet pas de cerner la spécificité des produits littéraires : « une sociologie de la littérature qui néglige les textes littéraires pour privilégier la production symbolique de la valeur des œuvres, la construction sociale des trajectoires d’écrivains, les stratégies littéraires, la structuration de l’espace des positions littéraires ou l’histoire des institutions littéraires, ne manque pas d’intérêt, mais laisse échapper, de toute évidence, une dimension centrale de son objet »19.
17L’attention prêtée aux discours ne signifie pas un oubli de leur contexte d’énonciation : leur analyse ne prend sens qu’en considérant leur encastrement historique et social. S’ils sont émis depuis le sommet de la hiérarchie alpinistique, ils le sont également depuis d’autres positions : socio-économiques, genrées, générationnelles. C’est pourquoi nous avons eu recours à d’autres matériaux pour donner une « assise numérique et sociologique »20 à ces discours et pouvoir les expliquer et par là les comprendre. En premier lieu, nous avons réalisé une analyse quantitative des profils sociaux des membres des grands clubs sélectifs (l’AC et le GHM) à partir de bases de données fournies par ces clubs (base « club »). Nous avons ensuite reconstitué deux bases de données : la première des élites de l’alpinisme britannique et français (respectivement composées de cent quatre-vingt-treize et cent soixante et onze « grands alpinistes » : la base « reconstitution de l’élite ») ; la seconde des auteurs d’autobiographie (base « autobiographies »). Ces bases ont permis d’obtenir des données de cadrage et de mener diverses analyses statistiques présentes essentiellement dans la thèse dont est issu cet ouvrage21.
18Précisons également que si nous insistons sur les représentations, ces dernières sont en réalité indissociables de pratiques spécifiques, historiquement construites comme des pratiques excellentes. Marcel Mauss écrivait que les représentations (collectives) « n’ont d’existence, ne sont vraiment telles que dans la mesure où elles commandent des actes. […] [L]e fait concret, complet, c’est le tout : corps et âme »22. Tenir un discours d’excellence ne suffit donc pas pour être un « grand alpiniste » : il faut aussi agir comme tel. En outre, faire partie d’une élite, c’est souvent appartenir à un groupe (club, société) dont les frontières sont plus ou moins visibles et formalisées et dont l’accès se fait de manière plus ou moins ritualisée : l’excellence, en ce sens, suppose la possession de certains attributs objectivés. De ce fait, représentations, pratiques, et institutions d’excellence sont difficilement dissociables. Roger Chartier l’explique de manière limpide, lorsqu’il écrit qu’il faut comprendre comme articulées trois modalités du rapport au social : 1) « le travail de classement et de découpage qui produit les configurations intellectuelles multiples par lesquelles la réalité est contradictoirement construite par les différents groupes qui composent une société », 2) « les pratiques qui visent à faire reconnaître une identité sociale, à exhiber une manière propre d’être au monde, à signifier symboliquement un statut et un rang » et, enfin 3) « les formes institutionnalisées et objectivées grâce auxquelles des “représentants” (instances collectives ou individus singuliers) marquent de façon visible et perpétuée l’existence du groupe »23. Lorsque nous parlons de « représentations de l’excellence » ou de « discours d’excellence », il est entendu que ces représentations et ces discours reflètent, s’appuient sur, existent à côté, de pratiques et de formes objectivées. En plus des sources indigènes évoquées précédemment, de nombreux travaux historiques consacrés à l’alpinisme ont ainsi été consultés afin de prendre en compte les aspects formels, techniques et institutionnels de l’histoire de l’alpinisme.
Les trois dimensions de l’excellence
19Nous envisageons l’excellence, subsumée sous la notion « d’esprit de l’alpinisme », sous l’angle d’un triple rapport : un rapport à la pratique, un rapport aux autres individus, et un rapport à soi-même. Ces trois dimensions constituent un cadre de définition plus large que celui utilisé dans la plupart des travaux de sociologie du sport consacrés à l’excellence, qui s’en tiennent souvent au premier. Les matériaux choisis, en particulier les autobiographies, fournissent un terrain d’étude privilégié de ces trois dimensions. L’excellence comme rapport à la pratique renvoie aux « bonnes manières » de pratiquer, c’est-à-dire à l’ensemble des principes et des règles, le plus souvent implicites, qui régissent l’alpinisme dans sa version excellente. Par là, nous désignons le fait que l’excellence se rapporte, outre à des pratiques et des faits, à des normes à teneur morale qui encadrent ces pratiques. L’excellence comme rapport à soi renvoie à la manière dont les grands alpinistes se perçoivent eux-mêmes et appréhendent leurs trajectoires biographiques. Le rapport à soi caractéristique de l’excellence s’exprime par exemple sous la forme d’un discours de prédestination ou de vocation. Envisager l’excellence ainsi soulève des questions passionnantes relatives au rapport à la vérité dans le récit autobiographique et aux mécanismes de reconstruction biographique à l’œuvre. L’excellence comme rapport aux autres signifie que celle-ci va presque toujours de pair avec le fait de se distinguer des autres usagers de la montagne (les touristes ou les autres alpinistes) et, plus généralement, de tous les non-alpinistes. Cette troisième dimension est omniprésente dans les discours d’excellence : elle en est constitutive puisque, par définition, le discours d’excellence est un discours de distinction.
20Les travaux portant sur l’excellence corporelle dans une perspective sociohistorique l’envisagent surtout sous l’angle du rapport à la pratique (première dimension). Des sociologues comme Jacques Defrance (sur les gymnastiques) ou Olivier Hoibian (sur l’alpinisme français)24 mettent l’accent sur les luttes entre différents groupes inégalement situés et dotés, des luttes ayant pour but l’imposition d’une conception dominante de l’activité étudiée. Sans remettre en cause ces approches, la nôtre a cela de différent qu’elle adopte une définition plus large de l’excellence en envisageant, au-delà du « rapport à la pratique », le regard porté sur soi et sur sa trajectoire – c’est d’ailleurs là un apport du matériau autobiographique. Ensuite, nous nous en écartons en ce que les luttes entre différents « styles » d’alpinisme, plus ou moins légitimes, sur un espace national (un champ) donné ne sont pas au cœur de notre questionnement : plutôt, nous nous intéressons à la manière dont une conception « originelle » de l’excellence, celle des premiers alpinistes britanniques, codifiée dans un contexte particulièrement favorable à son maintien, a perduré dans le temps, s’est transmise, reconfigurée, etc. C’est là une différence d’angle de vue. Elle se double d’une différence d’échelle : en prenant pour objet un idéal d’excellence, un « esprit » qui demeure un point de référence implicite pour l’ensemble des alpinistes appartenant à des groupes en lutte, nous explicitons en quelque sorte l’arrière-plan des diverses prises de position étudiées par une sociologie du champ. En effet, malgré des divergences, les alpinistes tombent d’accord sur certains éléments sous-jacents, comme les principes au fondement de « l’éthique » ou comme le fait que l’alpinisme n’est pas un sport. Notre objet se situe donc dans un rapport de fondement aux débats qui ont lieu, qui présupposent une adhésion commune de tous les participants à certains principes d’excellence qui sont également des principes « originels ». C’est là une perspective proche de celle adoptée par Émile Durkheim dans L'évolution pédagogique en France, c’est-à-dire une perspective qui met l’accent non pas tant sur les oppositions transitoires entre des styles (éducatifs ou alpinistiques) que sur un idéal ou un modèle général (l’Université avec une majuscule, qui « n’est pas l’institution d’un temps ni d’un pays »25 ou l’Alpinisme) plus fondamental, qui persiste en deçà des débats circonstanciels.
Une activité qui questionne les divisions sociales usuelles
21Pierre de Coubertin écrivait, à propos du sport : « les résultats sportifs sont, généralement parlant, d’une nature mathématique ou réaliste ; ils ont pour sanctions des chiffres et des faits »26. Dans l’alpinisme, les chiffres et les faits ne suffisent pas à atteindre l’excellence : les hiérarchies ne découlent pas uniquement, comme dans le sport, des performances accomplies – ces dernières étant d’ailleurs difficilement rationalisables et comparables. Le « grand alpiniste » doit notamment pratiquer dans le bon « esprit », c’est-à-dire en s’astreignant à respecter des règles éthiques qui sont « plus » et « autre chose » qu’un règlement sportif. Les efforts des premières générations d’alpinistes britanniques pour sauvegarder l’alpinisme de ce qu’ils considéraient comme des « dérives sportives » se perçoivent encore aujourd’hui dans la manière particulière dont l’excellence en alpinisme se positionne en marge du sport. C’est une des raisons pour lesquelles l’alpinisme représente un terrain sociologique séduisant pour étudier et déconstruire l’excellence, car celle-ci ne va pas de soi.
22C’est suite à un travail de codification que des pratiques corporelles requérant des compétences similaires sont considérées comme appartenant à des activités, mais aussi à des registres différents. Manuel Schotté prend l’exemple du danseur étoile et du gymnaste et explique que la différence entre ces deux sortes d’accomplissement procède d’un travail de codification qui a conduit à définir le premier comme relevant de l’art et le second comme appartenant au sport27. Nous étudierons ce travail de codification dans l’alpinisme, en expliquant notamment comment une forme singulière d’excellence s’est constituée et a évolué face aux poussées de « sportivisation » qui affectent les activités physiques depuis la fin du xixe siècle. Plus généralement, le cas de l’excellence en alpinisme questionne les catégorisations sociales et la manière dont on pense, comme séparés, les différents domaines d’activité. En effet, si l’alpinisme se rapproche du sport sans en être, il se rapproche également, de manière peut-être plus surprenante, d’autres domaines d’activité a priori éloignés, comme l’art, ou même la religion. Ainsi, comment « classer » l’excellence en alpinisme puisqu’il s’agit d’une activité corporelle qui ne rentre ni dans la catégorie du « sport » ni dans celle de « l’art » ? Comment, dans une perspective dynamique, envisager une évolution qui ne rentre ni dans le paradigme de la « sportivisation » ni, par exemple, dans celui de l’« artification »28 ?
23L’objet alpinisme oblige à repenser les classifications habituelles et à sortir des modèles d’explications propres à la « sociologie du sport » ou à la « sociologie de l’art », ou de tout autre domaine. Pour cela, encore une fois, la solution se trouve dans une démarche sociohistorique fine qui met en lumière des mécanismes complexes jamais aussi simples ou cohérents qu’on le souhaiterait, difficiles à intégrer dans une pensée par modèle.
Au-delà de l’alpinisme
24Nous voyons essentiellement l’objet alpinisme comme une entrée dans des questionnements sociologiques plus généraux.
25Il invite d’abord à s’interroger sur les interdépendances entre une activité singulière et le reste du monde social. Comme y invitait Norbert Elias à propos de la science, l’alpinisme ne doit pas être étudié de manière autonome : il n’y a pas de sens à distinguer son histoire « interne » et son histoire « externe ». C’est ainsi l’encastrement social, culturel, historique de l’alpinisme qui permet de comprendre la forme qu’a prise son excellence et son « esprit », qui reflète « l’esprit du temps ». Pour Elias, « la progression de la science ne se produit pas indépendamment d’autres développements sociaux. […] Ce qu’on observe en réalité, les faits, ne correspondent pas à la polarisation indifférenciée que suggèrent les concepts »29. Cette interdépendance mutuelle des domaines d’activité, parmi lesquels l’alpinisme, conduit à faire preuve de prudence face aux explications de « l’histoire interne » (dont celles qui ne sortent pas d’un « champ » national). Elle conduit également à rester humble face aux explications (dont la nôtre) qui, tout en tentant de saisir l’encastrement de l’alpinisme dans un contexte plus large, ne parviendront pourtant pas à saisir le tableau complet des mécanismes en jeu.
26Lié à ce premier questionnement en émerge un second qui porte sur la manière dont s’opèrent les divisions symboliques entre les domaines de l’activité humaine. Considérer les interdépendances entre les activités sociales, c’est aussi voir ce que les frontières qui les séparent et les autonomisent les unes des autres ont parfois de simplificateur. L’analyse de l’excellence en alpinisme, à mi-chemin entre une excellence sportive, artistique, mais aussi, sous certains aspects, religieuse, illustrera ce point. L’alpinisme permettra également de questionner les frontières réelles et symboliques entre travail et loisir, entre professionnalisme et amateurisme.
27L’alpinisme fournit ensuite une occasion de s’interroger sur ce qu’est une élite. Ce questionnement est d’autant plus intéressant qu’il s’agit d’une pratique peu standardisée, où les critères de définition de l’excellence et de distinction sont souvent implicites. L’alpinisme invite donc à un travail d’explicitation et de formalisation des critères de l’élitisme, des critères en général peu interrogés. Ces critères sont-ils sportifs, artistiques, ou autres ? Que révèlent-ils du positionnement de l’alpinisme au sein du monde social ?
28C’est également à la question de savoir comment se transmettent et perdurent les normes sociales que le cas particulier de l’alpinisme permet de s’attaquer. Dans une perspective historique de long terme, il s’agit de se demander comment un ethos, des valeurs, des principes, des représentations particulières qui sont autant de « matrices de pratiques »30, attachées à un groupe social particulier, en viennent à persister, à se diffuser, à se reconfigurer.
29Enfin, notre étude de l’alpinisme pousse à envisager un nouveau matériau, peu usité en sociologie, mais pourtant pertinent à condition d’en faire un usage maîtrisé : l’autobiographie.
Une démarche chronologique
30La démonstration qui suit comporte trois étapes.
31La première partie, intitulée « L’esprit de l’alpinisme », porte sur la genèse, dans l’Angleterre victorienne et au sein de l’AC, de cette forme d’excellence et de cet « esprit de l’alpinisme » que nous avons brièvement présentés, ainsi que sur leur circulation en dehors de leur milieu d’origine, envisagée via le cas français.
32La deuxième partie, « Un esprit supérieur », regarde ce que devient l’excellence entre la fin du xxe siècle et la seconde guerre mondiale, soit une fois l’alpinisme autonomisé et institutionnalisé. Nous montrerons que cette excellence se pense et se vit alors comme une distinction à la fois et indissociablement morale, sociale, sportive, et masculine, qui exclut les classes populaires, les guides, les femmes.
33Dans une troisième partie intitulée « Le nouvel esprit de l’alpinisme », nous nous intéressons à l’excellence à partir de la seconde guerre mondiale et à la manière dont les nouveaux alpinistes composent avec cet héritage du passé. Nous montrerons que « l’esprit de l’alpinisme » résiste, à bien des égards, aux transformations pourtant majeures qui touchent l’alpinisme, tant au niveau de son recrutement (marqué par une – relative, mais inédite – démocratisation et par une – encore plus relative – féminisation) que de ses modalités d’exercice (en particulier le développement de l’himalayisme).
Notes de bas de page
1 Élisabeth Revol, Vivre, Paris, Arthaud, 2019.
2 Ibid. Diverses pages (consultation sur kindle, sans pagination).
3 Leslie Stephen, The Playground of Europe [1871], Londres, Longmans, 1904, p. 311.
4 George Mallory, « The Mountaineer as Artist », The Climbers’ Club Journal, no 53, 1914, p. 28‑40.
5 Julie Tullis, Clouds from Both Sides, Londres, Grafton Books, 1986, p. 220.
6 Yannick Seigneur, À la conquête de l’impossible, Paris, Flammarion, 1976, p. 72.
7 Nathalie Heinich, L’élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard, 2005, p. 256.
8 L’idée selon laquelle l’élite forme un réseau, une configuration, est la solution trouvée par Nathalie Heinich pour sortir du dualisme entre conception moniste et conception pluraliste. Dans le cas de l’alpinisme, une telle définition de l’élite comme « configuration » d’individus occupant des positions dominantes, à la fois dans l’alpinisme et dans la société, se révèle pertinente (ibid., p. 258).
9 Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, 1994.
10 Vincent Descombes, « L’identité collective d’un corps enseignant », Revue du MAUSS, no 33, 2009, p. 343-362. Descombes, dans la lignée du Durkheim de l’Évolution pédagogique en France (1904), évoque le fait pour l’individu de « se sentir (ou non) partie prenante d’un groupe qui le dépasse par son volume d’activité et surtout par son histoire » (ibid., p. 351).
11 Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme [1905], Paris, Flammarion, 2000.
12 Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1984, p. 228 ; Bernard Fusulier, « Le concept d’ethos. De ses usages classiques à un usage renouvelé », Recherches sociologiques et anthropologiques, vol. 42, no 1, 2011, p. 97-109, ici p. 103.
13 C’est pour eux « l’ensemble de croyances associées à l’ordre capitaliste qui contribuent à justifier cet ordre et à soutenir, en les légitimant, les modes d’action et les dispositions qui sont cohérents avec lui » (Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 2011, p. 46).
14 Norbert Elias, La dynamique sociale de la conscience, M. Joly, D. Moraldo et M. Woollven trad., Paris, La Découverte, 2016, p. 216.
15 Émile Durkheim, L’évolution pédagogique en France [1904-1905]. En ligne : [http://classiques.uqac.ca/classiques/Durkheim_emile/evolution_ped_france/evolution_ped_france.html], p. 17.
16 Cécile Vigour, La comparaison dans les sciences sociales. Pratiques et méthodes, Paris, La Découverte, 2005.
17 Ainsi, lorsque Olivier Hoibian parle de la conception du CAF qui finit par s’imposer et par devenir « l’expression de l’excellence alpine », il omet de considérer le fait que cette conception de l’alpinisme comme « sport à part » a une origine britannique (Olivier Hoibian, Les alpinistes en France 1870-1950. Une histoire culturelle, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 11).
18 Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 123.
19 Bernard Lahire, « Champ, hors-champ, contrechamp », Le travail sociologique de Pierre Bourdieu. Dettes et critiques, B. Lahire éd., Paris, La Découverte, p. 23-57, ici p. 42.
20 Comme le fait Nicolas Mariot en sus de son analyse des lettres de soldats de la Grande Guerre (Nicolas Mariot, Tous unis dans la tranchée ? 1914-1918, les intellectuels rencontrent le peuple, Paris, Seuil, 2013).
21 Pour davantage de précisions sur la méthode, voir l’« Addendum méthodologique » à la fin de cet ouvrage.
22 Marcel Mauss, « Divisions et proportions des divisions de la sociologie », L’année sociologique, no 2, 1927, p. 87-173. En ligne : [http://classiques.uqac.ca/classiques/mauss_marcel/oeuvres_3/oeuvres_3_06/divisions_sociologie.html], p. 30.
23 Roger Chartier, « Le monde comme représentation », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, vol. 44, no 6, 1989, p. 1505-1520, ici p. 1514.
24 Jacques Defrance, L’excellence corporelle. La formation des activités physiques et sportives modernes (1770-1914), Rennes, PUR, 1987 ; Olivier Hoibian, Les alpinistes en France 1870-1950, ouvr. cité.
25 Émile Durkheim, L’Évolution pédagogique en France, ouvr. cité, p. 75. Pour l’analyse, nous nous sommes appuyée sur Vincent Descombes, « L’identité collective d’un corps enseignant », art. cité, p. 353.
26 Pierre de Coubertin, Pédagogie sportive. Histoire des exercices sportifs, technique des exercices sportifs, action morale et sociale des exercices sportifs, Paris, Crès, 1922, p. 127.
27 Manuel Schotté, « Excellences corporelles. Introduction », Genèses, no 103, 2016, p. 3-6, ici p. 4.
28 La sportivisation désigne le processus par lequel une activité acquiert le statut de sport (Pierre Parlebas, Jeux, sports et sociétés, Paris, INSEP, 1999), p. 379. L’artification désigne le même processus suivant lequel une activité acquiert le statut d’art (Nathalie Heinich et Roberta Shapiro éd., De l’artification. Enquêtes sur le passage à l’art, Paris, EHESS, 2012).
29 Norbert Elias, La dynamique sociale de la conscience, ouvr. cité, p. 127.
30 Roger Chartier, « Le monde comme représentation », art. cité, p. 1514.
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