Préface
La conquête des sommets et les structures fondamentales du pouvoir
p. 9-11
Texte intégral
1La recherche historique et comparative conduite par Delphine Moraldo sur l’excellence en alpinisme, en France et au Royaume-Uni, du xixe au début du xxie siècle, est remarquable à bien des égards. Dans ce qui fut initialement une thèse de sociologie, et qui se donne désormais à lire à un public plus large que le cercle des pairs, l’autrice fait montre d’une culture scientifique très étendue, d’un point de vue disciplinaire notamment, et mène une réflexion et une enquête qui constituent un véritable défi à la division scientifique du travail qui pousse souvent les chercheurs vers une logique d’hyperspécialisation et de particularisation excessive de leurs objets.
2En effet, si le cœur de sa recherche est une pratique physique – l’alpinisme –, ce qui fait d’elle une contribution importante à la sociologie du corps et des pratiques physiques et sportives, la manière théoriquement construite d’appréhender cette pratique permet aussi de mobiliser une sociologie des élites et de l’excellence, d’interroger la façon dont des visions du monde et des processus de distinction sociale se jouent dans des pratiques physiques et sportives, de mesurer aussi les effets de la division sexuelle des rôles, et, enfin, de poursuivre le travail collectif de réflexion sur les processus de socialisation, et notamment la construction des vocations.
3Écrit dans une langue très claire, le livre repose sur une recherche qui marche sur ses deux pieds : théorique et empirique. À la cohérence et à la finesse théoriques, se combine l’ampleur des matériaux empiriques sur lesquels s’appuie la démonstration. Delphine Moraldo a travaillé sur plusieurs archives, notamment pour saisir les propriétés sociales des membres des élites de l’alpinisme en France et en Grande-Bretagne, mais elle a réalisé aussi des entretiens biographiques avec des alpinistes et constitué un corpus important d’autobiographies d’alpinistes (une soixantaine). La prise en compte de ces autobiographies constitue une avancée méthodologique majeure. La chercheuse a dû batailler avec ce matériau pour s’assurer de la légitimité et de la nature de son intérêt. Et elle ne l’a placé au centre de sa thèse qu’après avoir réussi à trouver les arguments en faveur de son usage. Elle révèle ainsi une capacité de mobiliser des sources empiriques très peu usitées en sociologie ou dont on se sert ordinairement avec beaucoup moins de réflexivité et de prudence.
4Parmi les nombreux points d’analyse qui font de sa thèse une grande thèse, il y a la manière dont elle fait apparaître que la pratique de l’alpinisme a longtemps été beaucoup plus proche de pratiques religieuses ou artistiques qu’à proprement parler sportives. La manière de pratiquer, les attitudes que l’on engage dans la pratique (un « esprit » ou une « éthique ») ont été bien aussi importantes que les résultats ou les performances en tant que tels.
5On voit aussi comment les transformations de la pratique de l’alpinisme mettent en jeu des définitions différentes de l’excellence. L’alpinisme parle des rapports de domination entre nations, et d’une certaine forme d’impérialisme de concurrence entre nations impérialistes, de même que de la transformation socio-économique et culturelle des élites : du capitalisme aventurier et conquérant au capitalisme routinisé et rationalisé. Ce sont de véritables ethos de classe qui se donnent à voir dans les vertus et qualités attachées aux alpinistes et l’on pourrait dire que l’alpinisme est une forme incarnée de ce fameux esprit du capitalisme objectivé par Max Weber.
6L’alpinisme comme école de virilité apparaît plus généralement comme une matrice de socialisation à la domination en deux sens : d’une part, elle inculque à des hommes (plutôt qu’à des femmes) des manières propres aux groupes dominants et, d’autre part, elle donne à voir l’incarnation exemplaire de ces valeurs ou de ces qualités à ceux et celles qui en admirent les exploits et qui restent « en bas ».
7Quoi de plus significative sociologiquement que cette pratique, tant physique que spirituelle, d’ascension qui permet d’actualiser un schème central de toute société hiérarchisée, où le pouvoir s’objective dans sa grande verticalité ? L’opposition entre le « haut » et le « bas », qui permet de visualiser une différence sociale sous la forme d’une différence spatiale ; la conquête des sommets ; le désir d’aller « toujours plus haut », etc., tout le vocabulaire associé à l’alpinisme est lourd de cette représentation spatiale des hiérarchies du monde social.
8On aura compris que, par son ambition et les moyens qu’il mobilise, l’ouvrage de Delphine Moraldo dépasse de loin la simple monographie historiquement bornée et sociologiquement spécialisée, pour mettre en lumière des caractéristiques centrales de nos formations sociales. S’il n’y avait qu’une seule raison pour conseiller la lecture de ce livre, ce serait bien celle-là.
Lyon, le 8 janvier 2021
Auteur
Professeur de sociologie à l’ENS de Lyon
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