10. Dans les rues de la géographie
Comment faire de Paris un espace révolutionnaire (1789-1802) ?
p. 263-286
Texte intégral
1En 1801, Jean-Baptiste Pujoulx, un écrivain français (1762-1821) auteur de plusieurs pièces de théâtre et d’ouvrages de vulgarisation, fait paraître une description de Paris sous le titre : Paris à la fin du xviiie siècle… (Pujoulx 1801). Le livre se présente comme un prolongement de celui de Louis-Sébastien Mercier, Le nouveau Paris, publié quelques années auparavant (Mercier 1798). Et comme lui il contient un certain nombre d’observations concernant les transformations que la Révolution française a provoquées dans l’espace parisien.
2Parmi les faits qui retiennent l’attention de Pujoulx et de Mercier, la question des noms de rues est l’objet de longs commentaires. Elle est surtout l’occasion pour Pujoulx de proposer un « Projet sur les dénominations à donner aux rues de Paris » (chap. xx, p. 77-87). Pujoulx présente son projet comme une pensée nouvelle, qu’il développe sur dix pages environ. En vérité, ce qu’il avance comme idée originale est sans doute un souvenir de lecture. Sa pensée reproduit, en tout état de cause, d’autres projets du même genre, antérieurs de quelques années.
3On en trouvait déjà l’évocation chez Mercier :
J’ai lu un projet de géographie, dont Paris serait la carte, et les fiacres les professeurs. Certes, j’aimerais mieux que Paris fût une carte de géographie, qu’un volume du calendrier romain […]. Ainsi le faubourg Saint-Denis s’appellerait, dans cette supposition, le faubourg de Valenciennes, le faubourg Saint-Marceau, le faubourg de Marseille ; ainsi la place de Grève s’appellerait place de Tours ou de Bourges, etc. (Mercier 1798, p. 673)
4On reviendra plus loin sur le projet de géographie qui a été lu par Mercier, ainsi que sur son auteur. Mais suivons d’abord Pujoulx.
5Le point de départ de l’argumentaire de ce dernier est une observation, qui est en même temps une condamnation : les noms des rues et des places de Paris sont ridicules et incohérents. Pujoulx propose une expérience, sous la forme d’un itinéraire :
J’arrive par la rue Croix-des-Petits-Champs ; je traverse la place des Victoires ; j’entre dans la rue Vuide-Gousset, qui me conduit au passage des Petits-Pères, d’où il n’y a qu’un pas pour aller au Palais-Égalité. Quel salmigondis ! Le premier nom rappelle l’objet d’un culte et un aspect champêtre ; le second offre des triomphes militaires ; le troisième, un guet-apens ; le quatrième, le souvenir d’un sobriquet donné à un ordre monastique ; et le dernier, un mot dont l’ignorance, l’intrigue, et l’ambition ont tour à tour abusé. (Pujoulx 1801, p. 73-74)
6Mais à la confusion des noms s’ajoute, circonstance aggravante, la disparition des réalités auxquelles ils renvoyaient :
[…] la rue des Fossés-Montmartre rappelle à la fois des fossés comblés depuis longtemps […]. Où sont les moulins qu’indique la rue de ce nom sur la butte Saint-Roch […] ? (p. 74)
7Autrement dit, les noms qui désignent les rues de Paris flottent pour ainsi dire comme des signes arbitraires, sans attaches et sans vérité. Non seulement les rues de Paris sont distribuées de façon confuse, sans esprit de système, mais de plus elles mentent.
8À cette triste réalité, Pujoulx va alors tenter de substituer un système de noms stable, rationnel, objectif. Autrement dit un système indépendant des représentations politiques et religieuses, toujours changeantes, ainsi que des usages et des événements. Ce système est le système géographique, le seul susceptible de répondre aux exigences d’unité et de simplicité que l’on réclame en cette matière, et qui consiste
[…] à donner aux rues, impasses […], places et quartiers, les noms des villes, bourgs et villages de France, en conservant non seulement les positions générales, mais encore, autant qu’il est possible, les situations relatives de ces communes entre elles. Les fleuves, les rivières, les montagnes, qui ont donné leurs noms aux divisions territoriales et administratives, pourraient servir aux dénominations de ces longues rues qui traversent plusieurs quartiers. (p. 80)
9Il s’agit donc de transformer la capitale, ou du moins l’espace des noms des rues qui s’y distribuent, en une immense carte de France.
10Pujoulx a bien conscience des limites de sa proposition : la conformité totale de cette carte n’est pas possible ni même envisageable, ne serait-ce que parce qu’il y a plus de communes en France qu’il n’y a de rues dans Paris.
Je n’ignore pas, écrit-il, que cette application des noms serait bien éloignée de l’exactitude qu’on pourrait mettre en bâtissant une ville sur une carte géographique […]. (p. 81)
11Le système a néanmoins une utilité pédagogique. Il suffit
[…] que les situations relatives soient bien observées, et les grandeurs des communes bien adaptées à celles des rues, pour offrir un ensemble tel que le voyageur puisse prendre une connaissance géographique de la France dans Paris, et, réciproquement, de Paris dans la France. (p. 81)
12À cet apprentissage conjoint du territoire national et du territoire municipal, Pujoulx ajoute une autre dimension, qui est affective. Telle est en effet la puissance des noms sur l’âme humaine que l’étranger qui voyage dans Paris trouvera dans un nom de rue l’évocation du pays natal, et que chez le Parisien, à l’inverse, naîtra la curiosité pour les lieux dont il voit quotidiennement les noms. Il y a un pouvoir magique des noms sur la mémoire et le désir. Le système de dénomination des rues n’a pas seulement une vocation fonctionnelle : il ouvre également la dimension de l’imagination. Walter Benjamin parle à cet égard d’un « cosmos linguistique »1 : c’est bien, en effet, un monde imaginaire que les noms de rues développent et nourrissent. En un sens, Pujoulx propose aux Parisiens et aux étrangers qui se promènent dans les rues de Paris de parcourir en même temps ce monde imaginaire2.
13La ville qui nous occupe ici n’est pas un pur espace topographique et fonctionnel. Elle n’est pas non plus seulement un univers d’expériences humaines et sensorielles. Ou plutôt, en relation à cet univers d’expériences, elle se présente comme un paysage de signes, un espace d’écriture, une ville-texte. Ou, symétriquement, comme un texte qui s’est distribué dans un espace. Ainsi, un imaginaire urbain peut trouver à la fois son incarnation et sa source dans la distribution spatiale des noms de rues.
14La question serait alors de savoir pourquoi, parmi les imaginaires disponibles, c’est l’imaginaire géographique qui est choisi. Qu’apporte-t-il de spécifique, qu’on ne trouve pas chez les autres ? Quelles sont ses qualités particulières ? Le texte géographique est particulier à tous égards, puisqu’il est composé de noms propres qui sont des noms de lieux. Mais quel est le type de pensée mis en œuvre dans le parcours d’un tel texte ? Pujoulx nous fournit une réponse : la géographie présente quelque chose de stable et de naturel, qui lui permet d’échapper aux turbulences de l’histoire politique, aux conflits et aux retournements des opinions, ou plus simplement à la disparition des temps passés.
Les projets des années 1793-1794
15Le projet d’appliquer la carte de France sur l’espace parisien n’est pas une idée totalement neuve lorsqu’il est évoqué par Mercier et Pujoulx. On peut penser que les deux écrivains connaissent l’un et l’autre les débats qui ont traversé certaines sections parisiennes, puis le comité d’Instruction publique de la Convention, pendant l’automne et l’hiver 1793-1794. Le long rapport écrit à cette occasion par l’abbé Grégoire a fait l’objet d’une publication séparée, tout comme les textes précédents qui ont provoqué la réalisation de ce rapport. Ouvrons à présent ce dossier3.
16La période qu’il couvre est assez brève : octobre 1793-janvier 1794. Mais ce contexte chronologique n’est pas sans importance, cependant : il correspond en effet à un moment politique très particulier dans l’histoire de la Révolution française. Pour le dire brièvement, les discussions dont on va ici trouver l’écho se développent pendant les quelques mois entre l’exécution des girondins (31 octobre 1793) et l’exclusion de Camille Desmoulins du Club des jacobins (10 janvier 1794), puis sa décapitation peu après, en compagnie de Danton. C’est l’époque de la Convention montagnarde, de la Commune insurrectionnelle de Paris, et surtout la période où les hébertistes et les sans-culottes tentent de développer leur influence politique en faisant pression sur la Convention. C’est le moment où, à l’inverse, Robespierre cherche à contrôler l’activité politique dans les sections à Paris, ce qui le conduira à l’élimination des hébertistes et à la fermeture des clubs sans-culottes au printemps 1794. Les débats que l’on va évoquer maintenant portent la trace de ce contexte politique.
17Le 31 octobre 1793 (10 brumaire an II), un artiste nommé Pierre-Simon Jault, membre des Jacobins, représentant de la section de Bonne-Nouvelle à la Commune de Paris, présente un « Projet d’une nouvelle nomenclature des rues de l’arrondissement de la section de Bonne-Nouvelle »4. Jault est proche d’Hébert. Il sera guillotiné le 27 juillet 1794 (11 thermidor an II), à l’âge de 33 ans. Jault se place dans la perspective de la campagne de déchristianisation, dont les hébertistes sont les plus ardents promoteurs : son projet vise à remplacer les noms des rues de l’arrondissement de la section qui ont une consonance chrétienne par des noms d’hommes illustres. La nomenclature chrétienne, écrit-il, « est offensante et ridicule sous un gouvernement populaire ». À l’opposé, « le seul culte digne de la postérité doit être les vertus et la raison [qui sont] puisées dans la nature ». Le soin de tout républicain doit être, par conséquent, d’honorer les « grands hommes de la France qui se sont élevés à la hauteur de la liberté, soit par des ouvrages philosophiques, soit dans la pratique des beaux-arts et de l’agriculture ». Le nom des rues devrait refléter ce culte républicain, par le moyen d’un système de dénomination honorifique. Jault propose ainsi, par exemple, de transformer la rue des Filles-Dieu en rue de la Vertu. La rue Saint-Philippe deviendrait la rue Neuve-Descartes, la rue Sainte-Barbe deviendrait la rue Montaigne, et la Cour des Miracles serait rebaptisée place des Forges de Bonne-Nouvelle. S’il fallait appliquer cette proposition à l’ensemble des rues de la capitale, ce travail de géographie morale serait considérable : il y a en effet à l’époque, dans Paris, environ 900 rues, 30 quais, 12 ponts, 28 passages et cours, 26 places, 9 enclos, plus de 100 impasses.
18La proposition de Jault est en fait une réponse à une demande qui avait été présentée quelques jours auparavant, le 26 octobre 1793 (5 brumaire an II), aux sections parisiennes par l’administrateur des travaux publics à la Commune de Paris, Jean-Baptiste Avril. Il s’agit, comme l’écrit Avril,
[…] de supprimer les inscriptions des rues qui portent des noms proscrits, des noms de saints […], des noms ignobles ou insignifiants, des noms d’hommes vivants et enfin ceux qui se trouvent répétés dans plusieurs rues.5
19Comme on le voit, la question des noms de rues est encore une fois envisagée ici selon des objectifs qui ne sont pas seulement fonctionnels (la répétition des noms) : les motivations sont également politiques (les noms proscrits), idéologiques (les noms religieux), et liées à la moralité publique (noms ignobles).
20Autrement dit, l’espace urbain n’est pas seulement compris comme un espace dans lequel les déplacements physiques doivent suivre un système de signes d’orientation clairement organisé. Au-delà de cette exigence de clarté fonctionnelle, qui est présente dans toutes les réflexions de l’époque sur l’organisation des espaces urbains et architecturaux, la ville est perçue comme une entité symbolique et une condition morale de l’existence collective. Les noms de rues, de la même manière que les autres éléments qui composent l’expérience urbaine, tiennent une place particulière dans l’élaboration de ce tissu moral et symbolique. Et d’abord parce que ce sont des noms, et pas simplement des signaux. Ils recèlent une sorte de pouvoir spirituel, qui leur permet de toucher et d’orienter, à la fois, la pensée et les affects de la population, c’est-à-dire de l’instruire.
21L’enjeu de la discussion apparaît en fait dans une remarque d’Avril : il faut supprimer les noms des hommes vivants. La proposition peut paraître refléter une prudence conjoncturelle : les fluctuations politiques, les exécutions, rendent les baptêmes fragiles, et toujours sujets à révision. Avril a probablement à l’esprit le sort de la rue de la Chaussée-d’Antin, devenue rue Mirabeau en 1791, et rebaptisée rue du Mont-Blanc après la chute de Mirabeau en 1792. Au-delà, cependant, il faut lire dans cette suggestion de l’administrateur des travaux publics l’expression symptomatique d’une volonté politique : le but de cette opération doit être de fixer un espace de mémoire et un espace de référence spirituel stable. Plus précisément, un espace de croyance qui soit à l’abri des fluctuations politiques. Si, comme on l’a dit alors, les rues de Paris sont un tableau d’honneur, la question véritable est de définir les valeurs, c’est-à-dire en réalité les noms, que le peuple doit honorer. Il s’agit bien d’orienter, au sens propre et au sens figuré, les croyances, les désirs, les mémoires.
22Parmi les nombreuses réponses qui, apparemment, parviennent des sections parisiennes, celle du représentant de la section des Arcis, François Chamoulaud (ou Chamouleau), présentée à la Convention le 4 novembre 1793 (14 brumaire an II), ne laisse aucun doute sur la manière dont les enjeux du remplacement des noms de rues sont perçus : c’est au niveau des mœurs et de l’orientation des esprits que la question se pose. Le projet envoyé par la section des Arcis cherche à répondre à ces enjeux de manière directe. Citons Chamoulaud :
Il est une maxime incontestable, connue de tous les législateurs : point de mœurs, point de République. En familiarisant le peuple avec la vertu, on fera passer aisément dans son âme le goût d’une morale pure, et, par suite, l’heureuse habitude pour sa pratique. Pour arriver à ce but, je propose de faire faire au peuple un cours de morale muet, en appliquant aux places, rues, etc., de toutes les communes de la République les noms de toutes les vertus.6
23Le plan de Chamoulaud consiste à attribuer aux rues et aux places publiques le nom d’une vertu morale : la place centrale recevrait le nom d’une vertu principale, et les rues qui en partent ou qui y mènent le nom des vertus en rapport avec cette vertu principale. Ainsi, à Paris, la place du Parvis-Notre-Dame deviendrait la place de l’Humanité républicaine, la Halle deviendrait la place de la Frugalité républicaine et les rues qui y mènent se nommeraient rue de la Tempérance, rue de la Sobriété, etc.
Il s’ensuivra de là, conclut Chamoulaud, que le peuple aura à chaque instant le nom d’une vertu dans la bouche, et bientôt la morale dans le cœur. (p. 775)
24Que la rue puisse devenir un cours de morale est une tentation très répandue chez les idéologues. Elle prend à Paris, pendant les quelques mois qui nous occupent, la dimension d’un programme de propagande politique. Le gouvernement révolutionnaire multiplie alors les plans pour l’éducation des masses, pour la réalisation de chants et d’œuvres littéraires révolutionnaires, de fêtes républicaines. Il annonce la mise en œuvre d’un vaste programme de concours pour la réalisation de monuments et de bâtiments publics qui auraient pour ambition d’exprimer ce que Barère appellera un peu plus tard la « régénération » du pays7.
25Dans le chapitre qu’elle a consacré à cette question, Priscilla Parkhurst Ferguson, qui renvoie aussi à Jean-Paul Sartre, a souligné avec justesse la dimension biblique de la situation : « Créer, c’est nommer. L’inverse est vrai aussi. Nommer c’est créer […] » (1994, p. 13). On pourrait ajouter ici : re-nommer, c’est recréer, refonder. Le remplacement des noms de rues participe d’une intention politique plus vaste : il s’agit de construire les conditions d’un monde nouveau.
26Et d’abord d’un espace et d’un temps nouveaux : il faut mettre notre question en relation avec, d’une part, le redécoupage politique que connaît alors le territoire national avec la création des départements, et, d’autre part, la réforme du calendrier (notons que le même jour, Jault présente un projet sur cette question). Le choix des noms de rues reflète lui aussi cette volonté de créer les conditions d’une redéfinition et d’une maîtrise symbolique des cadres élémentaires de la sensibilité des populations urbaines. Les rues sont investies d’une vocation pédagogique, celle d’enseigner la République8.
27Mais quel contenu doit-on donner à ce cours de morale que la rue doit devenir ? Les positions défendues par Jault (honorer les grands hommes) et Chamoulaud (inscrire le nom des vertus au coin des rues) ne sont pas les seules qui sont envisagées à ce moment-là par l’administration parisienne. Dans le texte communiqué aux sections, Avril ajoute une suggestion : on peut utiliser, écrit-il, « les noms des principales villes des départements, afin de faire concourir cette nouvelle nomenclature à l’instruction publique » (Avril 1793, cité dans Lacombe 1886, p. 228). Autrement dit, aux systèmes honorifique et moral de dénomination des rues, il ajoute un système géographique.
28L’administrateur des travaux publics développe sa proposition d’un système géographique dans un rapport au conseil général de la Commune de Paris du 6 janvier 1794 (17 nivôse an II)9 : il s’agira, dit-il, de faire « de la commune de Paris une espèce de tableau géographique de la République française ». Avril sera suivi quelques jours plus tard par l’abbé Grégoire qui, sous la forme d’un mémoire général applicable à toutes les communes de France, donnera une première forme de conclusion, plus nuancée, à toute cette discussion.
29Le rapport de Jean-Baptiste Avril se présente comme une synthèse des « vues » exprimées dans Paris par « quelques sections et plusieurs citoyens ». Le plus grand nombre, indique-t-il, a adopté « le plan qui fait de Paris une carte géographique de la France ». Mais un tel plan contient quelques difficultés à résoudre : plusieurs villes portent des noms patronymiques, certaines ont des noms de saint ou de sainte, enfin plusieurs communes portent le même nom. Au bout du compte, la confusion règne : les courriers sont égarés, les étrangers se perdent, le commerce souffre, et surtout « les habitants des grandes communes sont dans une ignorance parfaite sur la géographie de leur patrie ». Comment résoudre ces difficultés ? Avec des noms simples et des noms uniques, répond Avril. Plus profondément, en réalisant un espace urbain rationnellement ordonné pour les yeux et pour l’esprit (un tableau) : la carte géographique doit être ici l’instrument de cette rationalisation. Avril propose donc la « distribution » suivante :
Les angles des quais porteront les noms des départements de l’Est et de l’Ouest ; ceux des anciens boulevards, les noms des départements du Nord et du Midi. Les encoignures des rues porteront les noms des communes de la République, suivant l’angle que forme la prolongation de telle rue sur la méridienne ou sur la perpendiculaire. Plusieurs ponts et place sont déjà nommés. On continuera de leur imposer des noms qui éternisent la Révolution. Les culs-de-sac prendront le nom des communes environnant Paris, selon le principe adopté pour les rues. Nous réservons l’ancienne cité ou île de Paris […] pour placer à ses angles nombreux les noms de ceux qui auront bien mérité de la patrie [et de ceux] dont la vie a été un bienfait pour l’univers. (Ibid., dans Guillaume 1897, p. 287)
30La proposition décrite par Avril reste assez peu concrète, comme on le voit. Cependant, on peut déjà souligner que l’espace urbain qu’il dessine possède plusieurs éléments qui lui confèrent une sorte de sacralité dont la teneur serait géographique. Cet espace a un centre qui est à la fois moral et de mémoire : ce sont les noms des fondateurs spirituels de la République. À partir de ce foyer, les lieux du territoire de la République se distribuent géographiquement selon un découpage départemental et la distribution des points cardinaux. Mais cette cartographie est également ordonnée selon un principe d’abstraction géométrique, et sa référence est « scientifique » : c’est la méridienne.
On sait, souligne Avril, qu’il n’y a pas de route droite ; les montagnes et les rivières en sont cause. Ainsi, les directions des rues ne seront pas routières, mais à vol d’oiseau, ou prises sur la méridienne, c’est-à-dire géographiquement. (Ibid.)
31L’intention véritable de ces projets est là : il ne s’agit pas de reprendre les itinéraires contournés de l’histoire et de la nature, mais bien d’instituer un espace nouveau, un espace d’orientation dont le contenu serait purement constitué de lignes abstraites, géométriques. C’est pour cette raison également qu’Avril refuse, dit-il, « de mêler aucun nom d’homme ou de choses dans la partie destinée à former l’espèce de carte dont il s’agit » (c’est-à-dire dans l’espace qui entoure l’île de la Cité). La carte mentale que le système des noms de rues doit constituer est censée réaliser une espèce de rupture symbolique avec les réalités contingentes et héritées du passé, de même qu’avec les usages concrets et ordinaires de la ville. Il s’agit de fonder dans la ville un autre espace et un autre temps, grâce à une nouvelle toponymie. Espace utopique dont la référence est une géographie abstraite, précisément : une carte, reposant elle-même sur une ligne abstraite, la méridienne.
32Sans doute pourrait-on reprendre ici la distinction établie par Michel Foucault entre d’une part l’utopie, qui renvoie à un lieu qui n’existe pas, qui est hors de tous les lieux, et d’autre part l’hétérotopie, qui correspond à une opération particulière consistant à placer l’utopie dans un espace et un temps repérable et accessible à tout un chacun : le tapis, le jardin, le musée, peuvent être considérés comme des lieux hétérotopiques dans la mesure où ils font participer ceux qui les fréquentent à des réalités absentes inaccessibles autrement, des réalités qui n’existent pas ailleurs que dans ces lieux (Foucault 1984). Le principe de l’opération hétérotopique consiste donc à placer et concentrer un espace et un temps (qui n’existent pas) dans un autre qui est concret, de telle manière que les usagers, en fait, participent simultanément de ces deux espaces-temps. C’est ce qui se passe avec le système géographique des noms de rues (comme d’ailleurs dans d’autres projets analogues) : la République, qui n’est pas là, qui n’est qu’une idée, s’incarne pourtant dans l’espace des rues de la ville, et les Parisiens, traversant la capitale, visitent également le territoire de la République. On peut dire, à ce moment-là, que Paris est devenu l’hétérotopie de la République.
33En tout état de cause, Avril, tout comme Jault et Chamoulaud, ne doute pas que l’idée territoriale ne puisse progressivement devenir une réalité de l’existence quotidienne des Parisiens :
Les citoyens, à peine sortis de l’enfance, sauront par routine qu’une rue porte une telle inscription parce que sa direction, en tournant le dos au centre de la cité, est la même que celle de la cité dont elle porte le nom, ou à peu près. (Avril 1794, dans Guillaume 1897, p. 287)
34Les sections parisiennes, par la voix d’Avril, accordent beaucoup à la puissance magique des noms dans la réalisation du projet révolutionnaire. Le comité d’Instruction publique prend néanmoins la question au sérieux. L’abbé Grégoire, à la fin de janvier 1794 (nivôse an II), rédige un mémoire qui à la fois reprend les esquisses précédentes et présente un projet général de « dénominations topographiques pour les places, rues, quais, etc. de toutes les communes de la République »10. Le mémoire est long (une trentaine de pages), il a la forme d’un essai littéraire et historique, ce que Grégoire justifie par le fait qu’il s’agit, écrit-il, d’un sujet absolument neuf. C’est dans ce mémoire, cependant, que sera désigné le modèle secret des projets à caractère géographique élaborés au sein des sections.
35Comme les autres, Grégoire critique l’absurdité, l’immoralité, la confusion, l’incohérence, l’arbitraire et finalement l’inefficacité des systèmes de dénomination en vigueur dans les diverses villes de France. Il faut donc changer, réformer la nomenclature de façon radicale :
Quand on reconstruit un gouvernement à neuf, aucun abus ne doit échapper à la faux réformatrice ; on doit tout républicaniser. (Grégoire 1794, p. 3)
36La question est d’importance : il s’agit de montrer le chemin, au propre comme au figuré. C’est un devoir. À l’appui de ses réflexions, Grégoire évoque une loi athénienne qui
[…] prescrivait de montrer le chemin aux voyageurs : celui qui l’enfreignait subissait la même peine que s’il eût manqué à l’hospitalité ; on le dévouait à la malédiction publique. (p. 4)
37Sur quels principes cette nomenclature nouvelle doit-elle s’établir ? Grégoire engage d’abord une réflexion sur le langage lui-même, qui doit être orienté, contrôlé, rectifié. Les noms de rues doivent posséder deux qualités : d’une part ils doivent être brefs et sonores, et d’autre part ils doivent être chargés d’un pouvoir émotif. Chaque nom, dit Grégoire,
[…] doit être le véhicule d’une pensée, ou plutôt encore d’un sentiment qui rappelle aux citoyens leurs droits et leurs devoirs, qui resserre les liens de la fraternité, et fortifie l’amour de la liberté. (p. 10)
38Soulignons la mise en œuvre de cette rhétorique révolutionnaire de la parole brève et de son efficacité dans l’espace urbain.
39Cependant, au-delà du choix des noms eux-mêmes, c’est le principe de leur distribution dans l’espace qui est envisagé par Grégoire. Voici comment le procédé est décrit :
Prenons une commune quelconque, Paris, si bon vous semble ; appliquons sur le plan de cette commune, la carte géographique de la France, en faisant correspondre les points cardinaux ; après nous être orientés de la sorte, partons du centre de cette commune, et dirigeant notre vue à vol d’oiseau, donnons aux rues des noms d’autres communes de la République, en nous conformant toujours aux changements de noms que ces communes pourraient éprouver ; enfin répartissons ces dénominations d’une manière qui ait, autant que les localités le permettent, quelque correspondance de situation et de distance avec les communes dont nous empruntons les noms, et dont la distance sera jointe à l’écriteau. […] Dans cette distribution, l’on a l’abrégé de la France, et le voyageur arrivé dans une ville qu’il ne connaît pas, saisit à l’instant le fil qui doit le diriger. Si l’on adopte ce système, on y joindra sans doute quelques dénominations de nos colonies que la révolution doit attacher plus étroitement à la mère patrie. Peut-être même la politique et la fraternité admettront-elles quelques noms étrangers. […] Si au lieu d’emprunter des noms de communes, on veut ceux des districts, des départements, ou même des noms d’autres pays, l’opération est la même, soit en substituant à la carte de France une carte de l’Europe, soit en se plaçant sur un globe ou sur un planisphère. (p. 10-12)
40À dire vrai Grégoire est à la fois plus souple et aussi systématique que les sections parisiennes. Il reconnaît que d’autres systèmes de dénomination sont possibles. Il serait ainsi possible de choisir des noms dans l’agriculture, les arts et métiers, le commerce, mais aussi dans les sciences, les beaux-arts, la poésie : c’est en réalité toute l’Encyclopédie qui peut ainsi s’étendre dans les rues. Il y a aussi les vertus, les concepts politiques, les faits historiques. L’essentiel est qu’il y ait une logique : on distribuera les noms de rues de façon hiérarchique, de la même manière qu’autour d’une idée centrale on regroupe les idées secondaires qui en dépendent. Quel que soit le système choisi, celui-ci devra être appliqué de façon invariable dans toutes les communes de la République.
41Mais Grégoire semble plaider, pour ce qui le concerne, en faveur d’une logique géographique. Quel est le principe de cette logique ? Le procédé en est simple : il suffit de superposer deux cartes, celle de la commune, Paris en l’occurrence, et celle du pays tout entier (notons qu’il est possible de se placer à d’autres échelles). Dit autrement, il s’agit de projeter la carte de France sur l’espace parisien. Grégoire prend soin de préciser : on garde les positions ainsi que les rapports de distance entre les localités. Paris, c’est la France en analogie, en miniature.
42Il faudrait pouvoir s’interroger sur les conséquences de ce détournement de l’usage normal de la cartographie. Que signifie en effet s’orienter dans Paris avec une carte de France ? On pourrait souligner deux points concernant cette opération étrange. Elle est d’abord la superposition brutale de deux espaces de référence (Paris/France), c’est-à-dire de deux échelles très éloignées l’une de l’autre. Mais elle signifie aussi, et surtout, pour l’usager, le passage, mental et perceptif, constant d’une échelle à l’autre, sans transition, et dans les deux sens. Autrement dit, l’usager est dans une expérience psychologique très particulière, marquée à la fois par la contraction (de la France à Paris) et par la dilatation (de Paris vers la France). Ce double mouvement psychique, qui est proprement celui de l’imagination géographique11, est ici mis au service d’une pédagogie républicaine et nationale : l’intention de ce dispositif est d’incarner dans l’espace parisien, l’idée de la nation républicaine. Il s’agit de donner un corps à l’idée de la République, en la faisant éprouver, pour ainsi dire, par les Parisiens, dans leurs déplacements quotidiens12.
Le modèle : Teisserenc, 1754
43Mona Ozouf a parlé de la rencontre qui s’est effectuée, à l’occasion des fêtes révolutionnaires, entre la ville et un rêve (Ozouf 1988, p. 19). Dans le cas qui nous occupe, le rêve est politique et moral, et il a pris une forme cartographique. Mais ce rêve a aussi une origine repérable, attestée. En effet, Grégoire a désigné son modèle, qui est aussi celui de Jean-Baptiste Avril : c’est la Géographie parisienne d’Étienne Teisserenc, prêtre et docteur en théologie, publiée en 1754 et accompagnée, ce qu’on ne sait pas toujours, d’un Plan de Paris mis en carte géographique du royaume de France divisé par les gouvernements des provinces13.
44Le livre contient en fait deux projets, qui sont liés dans l’esprit de leur auteur. Teisserenc, d’une part élabore une réglementation destinée à organiser rationnellement le système des enseignes : il s’agit de normaliser la forme, la taille, la disposition, le contenu des images et des textes qui constituent ces enseignes, pour faire de la ville de Paris ou de toute autre, écrit-il une « école publique, perpétuelle et gratuite en tout genre de littérature, par le moyen des écriteaux qui sont aux enseignes » (p. xii)14. Mais, d’autre part, il propose de remplacer les noms actuels de toutes les rues de Paris par des noms géographiques, afin de faire de la capitale une carte du royaume, ou, comme il l’écrit, afin de faire du plan de Paris une introduction à la géographie générale.
45Le projet géographique de Teisserenc est assez détaillé. Les principes fondamentaux en sont les suivants :
la première opération est analogique : on projette la carte de France sur l’espace parisien, en conservant, autant que possible, les orientations, les divisions et les limites des provinces ;
par cette opération Paris acquiert un nouveau centre et une échelle. Le centre de la France dans Paris se trouve à l’église de Saint-Leu, qui représente Paris dans Paris, comme le « point fixe » (Teisserenc) de toute la carte. Laissons de côté le commentaire qu’il faudrait faire de la nature paradoxale et presque hallucinatoire de l’espace ainsi créé : à quoi correspond Paris ? Est-ce l’espace de la carte elle-même ? Est-ce l’église Saint-Leu ? En tout état de cause, les noms des rues sont distribués par rapport à ce point fixe. On donne à chaque rue le nom d’une ville de la province correspondante dans laquelle cette rue de Paris est supposée se trouver. La distance qui sépare cette rue de l’église Saint-Leu correspond à la distance qui sépare Paris de la ville qui a donné son nom à la rue en question ;
à chaque extrémité de la rue on place un écriteau qui marque « […] 1°. le Quartier, 2°. la Province, 3°. la Ville, 4°. son éloignement de Paris ». Par exemple la mention « VI Q. Normandie. Rue de Rouen. 28 » signifie « 6e Quartier, Province de Normandie, Ville de Rouen, 28 lieues de Paris » ;
lorsque les rues sont trop longues et qu’elles traversent plusieurs provinces, on leur fait changer de noms en fonction des provinces qu’elles traversent.
46La ville imaginaire de Teisserenc, à la fois Paris et la France, s’étend jusqu’à des directions lointaines : les Barrières portent le nom de pays étrangers, des colonies et des possessions françaises dans les quatre parties du monde. Paris, telle une nouvelle Rome, devient la figure métonymique du monde entier. Le Journal de Trévoux, lorsqu’il rend compte du livre de Teisserenc, est plus direct :
On a dit depuis longtemps que la capitale d’un royaume était le royaume en petit. Cette idée est peut-être venue à M. Teisserenc […]. (Mai 1754, p. 1123)
47Quelles sont les intentions de Teisserenc lorsqu’il élabore ce projet ? Elles sont tout à la fois utilitaires et pédagogiques : il s’agit d’aider le voyageur à s’orienter dans la capitale, et d’aider le Parisien à connaître la géographie du royaume, pour ainsi dire sans sortir de chez lui. Le moyen de parvenir à ce résultat : mettre en relation mutuelle les habitants de la capitale avec toutes les provinces du royaume.
Par cette relation, écrit Teisserenc, l’habitant de Paris, sans en sortir et sans le secours d’aucun maître, apprendra la position et le nom des Provinces, Pays différents et Villes du Royaume, comme s’il voyageait effectivement lorsqu’il vaque à ses affaires dans la Ville ; et l’homme de Province apprendra la disposition générale et particulière de Paris et du Royaume, selon que la nécessité le fait voyager par un Plan ordinaire de la Ville. (Teisserenc 1754, p. iii-iv)
48Le livre de Teisserenc se présente donc tout ensemble comme un guide et un dictionnaire (de plus de 300 pages). Il permet à son utilisateur à la fois de s’orienter et de s’instruire. Mais surtout, il rend possible la relation mentale d’un espace à l’autre : celui, réel, de la ville où l’on se déplace, et celui, imaginaire, de la carte de France (et du monde) distribuée sous la forme des noms de rues. Donnons un exemple :
Rue des Rosiers, qu. 15 de S. Antoine. Voyez Langres, Tonnerre.
C. des Rosiers. Le même.
Rue des Rosiers, qu. 20 de S. Germain des Prés. Voyez Montignac, Charente. (p. 303)
montignac charente, rue des Rosiers, qu. 60 de S. Germain des Prés, à 95 l. S-O. C’est une Ville dans l’Angoumois D, et Élection d’Angoulême, Parlement de Paris, Intendance de Limoges, sur la Charente, avec 1600 habitants. (p. 215)
49Les deux entrées (rue des Rosiers/Montignac) se répondent. L’entrée « géographique » fournit quelques renseignements sur la ville où l’on est supposé se trouver, de façon imaginaire, alors qu’on est en train de marcher rue des Rosiers.
50D’un point de vue psychologique, la question serait sans doute la suivante : quel sens cela a-t-il de penser être à Montignac alors qu’on marche rue des Rosiers ? Notons à cet égard la prudence de Teisserenc : les noms anciens ne disparaissent pas du dictionnaire, ni dans la carte d’ailleurs. Autrement dit, l’usager sait bien qu’en réalité, il est rue des Rosiers (ou rue de l’Université, du Chemin-vert, etc.). Le dictionnaire lui permet de s’instruire sur la géographie de Montignac, il le fait penser à Montignac, le projette de façon imaginaire dans cette ville éloignée, en le mettant en relation mentale avec un ailleurs. Bref c’est un jeu qui s’appuie sur la manipulation du texte urbain. La carte, qui juxtapose les deux noms, est le support visuel du trajet mental que l’usager doit effectuer. Mais ce trajet mental n’est rien d’autre que l’instruction géographique elle-même.
51À vrai dire, la démarche de Teisserenc n’est pas isolée au xviiie siècle. Dans les mêmes années, un projet équivalent est développé, à une autre échelle, mais qui s’appuie sur la même méthode de superposition de deux espaces. En l’occurrence, il s’agit d’appliquer la carte de France, ou du monde, sur le plan d’un jardin (les Tuileries, ou un jardin privé). Cette proposition d’un jardin géographique est exposée par le baron de Bouis dans plusieurs publications15. Notons simplement que cette idée de jardin géographique connaîtra elle aussi une certaine fortune durant l’époque révolutionnaire : plusieurs projets de jardins patriotiques, représentant la carte de la République dans des endroits tels que le jardin du Luxembourg, les Tuileries ou le Champ de Mars, seront présentés à cette époque16.
52La discussion sur le texte de l’abbé Grégoire et le projet de décret qui l’accompagne a lieu au comité d’Instruction publique le 26 janvier 1794 (7 pluviôse an II). Au terme de cette délibération, le comité « ajourne la discussion de cet objet »17. Le rapport de Grégoire, bien qu’imprimé par ordre du comité, ne sera jamais présenté à la Convention nationale.
53Cependant, les systèmes géographiques de dénomination des rues ne semblent pas totalement oubliés. Outre Louis-Sébastien Mercier, il faudrait mentionner ici Zalkind Hourvitz, qui fut le premier conservateur du département des manuscrits orientaux à la Bibliothèque nationale et également, sous la Terreur, un activiste politique redoutable. Il fait paraître dans le Journal de Paris, le 23 janvier 1799 (4 pluviôse an VII), un « Projet d’une nouvelle carte de Paris » (p. 538-540). On y retrouve la plupart des arguments que nous avons déjà rencontrés au sujet du nom des rues et de l’apparence des enseignes. Mais le projet d’Hourvitz change l’échelle : Paris devient mappemonde ou au moins carte d’Europe. Les rues principales portent le nom des États et les rues secondaires celui de leurs capitales. Le quartier de la France comprend 200 rues qui portent le nom des départements et de leurs chefs-lieux. On ajoutera aux noms des villes la mention de leur situation en longitude et latitude. Enfin, les quartiers de Paris qui correspondront
[…] aux mers et aux grandes forêts, porteront les noms des îles […], des montagnes, des volcans, des cataractes et autres lieux célèbres. (Hourvitz 1799, p. 538)
54À une autre échelle, le citoyen Leuliette, professeur de belles-lettres à l’école centrale de Seine-et-Oise, proposera en 1801, dans le Journal des bâtiments civils, des monuments et des arts (no 91, 3 thermidor an IX), de transformer une place du quartier de l’île de la Cité en une grande carte de France dans laquelle les caractères particuliers et les productions significatives de chaque département seraient représentées18.
55Au bout du compte, ces divers projets ont-ils rencontré une quelconque réalité ? On observe qu’en 1794, environ 6 % des noms seulement ont changé, ce qui est peu, mais ce qui n’est pas rien. Mais les dénominations géographiques sont loin d’être les plus nombreuses. On trouve une rue du Mont-Blanc, une rue de Lille, une rue de Thionville. Une quinzaine de rues portent des noms de vertus révolutionnaires : Liberté, Égalité, Fraternité, etc. Durant la période napoléonienne, certaines rues recevront le nom de lieux de victoires prestigieuses. On observe par la suite, et ceci dès l’Empire, un retour aux noms d’avant la révolution, y compris les noms religieux. La Restauration, à son tour, cherchera à effacer les noms napoléoniens. Il faudra attendre 1824 pour voir réapparaître des noms géographiques : autour de la place de l’Europe, on fera rayonner des rues portant le nom de capitales étrangères. Les discussions se prolongeront sous le Second Empire et la Troisième République. Elles animent encore parfois nos conseils municipaux19.
56Au-delà des vicissitudes de ces projets révolutionnaires, l’épisode auquel on s’est attaché ici est révélateur de la place occupée par la référence à la géographie dans la constitution des espaces urbains modernes. Il y aurait sans doute à écrire une histoire urbaine des savoirs géographiques, dont les entreprises toponymiques constitueraient un aspect tout à fait représentatif20. Les savoirs et les imaginaires géographiques font partie de la ville. Ils sont des objets dans l’espace urbain (jardins, monuments, statues, lieux d’exposition, musées). Ils prennent parfois la forme d’événements dans la ville (fêtes, cérémonies, défilés). Ils nourrissent aussi des tentatives d’appropriation et de contrôle de l’espace urbain en situation coloniale, quand au réseau des toponymes indigènes vient se superposer le système des référents importés par la puissance coloniale21. Mais la géographie a donné lieu également au déploiement de puissants imaginaires artistiques, investissant l’espace urbain – celui des grandes métropoles en particulier – comme une immense carte de jeux et de voyages possibles22. Les déambulations surréalistes, les visites dadaïstes, les dérives situationnistes ont montré en quoi la dimension de l’imaginaire était constitutive de la réalisation des expériences urbaines, et combien la référence à la géographie était puissante dans le dessin de cet espace imaginaire.
Plan p. 284-285 et détail p. 286 BNF - PHS - 8 - LK7 - 6020 (2), Plan de Paris / BNF - DRE - Utilisation réglementée [Les divisions des provinces sont surlignées par l’auteur]



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Bibliographie
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Notes de bas de page
1 « Grâce aux noms de rues, la ville est un cosmos linguistique » (Benjamin 2000, p. 539).
2 Michel de Certeau parle, à propos des noms de rues (place de l’Étoile, Concorde, Poissonnière), d’une « étrange toponymie, décollée des lieux, planant au-dessus de la ville comme une géographie nuageuse de “sens” en attente, et de là conduisant les déambulations physiques […] » (Certeau 1990, p. 157).
3 Voir également, entre autres : Parkhurst Ferguson 1994, particulièrement chap. i, p. 11-35 ; Milo 1986 ; Grunebaum-Ballin 1959 ; Lacombe 1886.
4 Jault 1793. Voir aussi les papiers Jault, Archives nationales, série T., T. 755. Voir également Soboul et Monnier 1985, p. 172.
5 Avril 1793, cité également dans l’article de Paul Lacombe (1886, p. 228). Avril est un ancien oratorien, médecin et chimiste, membre de la section de la République et membre des Jacobins. Voir Soboul et Monnier 1985, p. 62.
6 Guillaume 1894, p. 774 (James Guillaume reprend le compte rendu du Moniteur).
7 Dans le Moniteur, vol. 20, n° 192, 1er avril 1794 (12 germinal an II).
8 Sur cette question, voir l’ouvrage de Daniel Nordman et Marie-Vic Ozouf-Marignier (1989, particulièrement p. 62-63 : « La pédagogie du territoire »).
9 Avril 1794, repris dans Guillaume 1897, p. 286-288.
10 Grégoire 1794. Repris partiellement dans Guillaume 1897, p. 342-344.
11 Sur la question de l’imagination géographique, voir Besse 2003, p. 114-118.
12 D’autres types d’espaces sont traversés par des questions identiques : ainsi les projets de jardins patriotiques à caractère géographique qui se multiplient durant la période. Voir Besse 2003, chap. ii.
13 À propos de Teisserenc, voir Lepetit 1984. Bernard Lepetit évoque, outre Teisserenc, les projets de Voltaire et de Choderlos de Laclos.
14 Voir sur cette question l’article de Richard Wrigley (1998).
15 Parterre Géographique et Historique, ou nouvelle Méthode d’enseigner la Géographie et l’Histoire. Dépouillée de la contrainte des Méthodes ordinaires, et réduite en forme d’amusement simple et facile, Paris, 1737 (1re partie) et 1753 (2e partie). Publié sans nom d’auteur.
16 Voir Besse 2003, chap. ii : « Dans les jardins de la géographie », p. 85-167.
17 « Grégoire donne lecture d’un rapport et d’un projet de décret sur les noms à donner aux rues, culs-de-sac et places des communes ; il présente trois bases pour ces noms : 1o Les noms de départements, de districts et de communes ; 2o Ceux des hommes qui ont bien mérité des nations ou de la patrie ; 3o ceux des vertus républicaines, etc. La discussion s’ouvre ; diverses idées sont présentées, telles que celle d’étendre le projet sur les dénominations à donner aux communes, telle encore celle de former une nomenclature générale pour les rues et places applicable à toutes les communes de la République. Le Comité ajourne la discussion de cet objet, et arrête que le projet de Grégoire sera imprimé par ordre du comité d’Instruction publique. » (Procès-verbal de la 189e séance, 26 janvier 1794 [7 pluviôse an II], dans Guillaume 1897, p. 337)
18 Lettre de Leuliette, Journal des bâtiments civils, des monuments et des arts, n° 91, 22 juillet 1801 (3 thermidor an IX), p. 1-5. Le projet de Leuliette, qui lui-même renvoie à une proposition similaire d’Ennio Quirino Visconti, conservateur des Antiquités au Louvre, sera repris et discuté par C*** (?) et Campmas (un ingénieur hydraulicien), auteur d’un « Plan général en relief de la République française, supportant la colonne nationale », Journal des bâtiments civils, des monuments et des arts, n° 113, 8 octobre 1801 (16 vendémiaire an X), p. 71-73. On lit, dans ce dernier projet : « Qu’au milieu de ce vaste enclos [il s’agit de l’espace entre le Louvre et le palais des Tuileries] on construise en relief comme une portion de mappemonde, mais en pierre de taille, le plan de la France, telle qu’elle va être circonscrite d’après le traité de Lunéville, et qu’on l’entoure d’un canal analogue à sa forme au-delà duquel on verra les ports, les rades, les golphes [sic], etc., qui environnent la France. » (p. 72) De manière générale, pour la question de la fabrication d’un espace urbain révolutionnaire, voir Leith 1991.
19 Voir aujourd’hui Bouvier et Guillon 2007.
20 Voir à cet égard le dossier constitué par Antonella Romano et Stéphane Van Damme dans la Revue d’histoire moderne et contemporaine (2008).
21 Je dois cette remarque à Hélène Blais, que je remercie. Voir également le dossier constitué par Frédéric Giraut et Myriam Houssay-Holzschuch dans L’Espace géographique (2008).
22 Voir sur ce point la synthèse de Francesco Careri (2002).
Auteur
CNRS, Épistémologie et histoire de la géographie (EHGO), UMR Géographie-cités, Paris
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