Préface
p. 7-11
Texte intégral
1« Les damnés de la boue », ce titre s’étalait en pleine page du journal Le Monde daté du 12 avril 2006 pour qualifier les habitants de Cuxac-d’Aude qui avaient subi, en novembre 1999, une inondation catastrophique faisant cinq morts et saccageant quatre-vingts pour cent des maisons. Cela faisait donc sept ans que la catastrophe avait eu lieu, pourtant on en parlait encore, comme si ce lieu et cet événement étaient emblématiques des catastrophes annoncées que notre société actuelle, populeuse et industrieuse, engendre et éprouve. Aussi, au-delà de ce marquage médiatique dont ce territoire fut et est encore l’objet, on était en droit de se demander s’il y avait toujours place pour une recherche de type ethnologique. En effet, dès lors que des journalistes de tous bords, des politiques de toutes obédiences, des experts ou des techniciens de toutes disciplines avaient parcouru et envahi la commune, n’avaient-ils pas tout dit sur l’événement, n’avaient-ils pas, en quelque sorte, biaisé le terrain par leur incessante présence ? Ces deux obstacles se dressaient sur sa route d’ethnologue, mais Julien Langumier a su leur faire face et garder le cap anthropologique qui avait été esquissé dès le début de son enquête.
2C’est en effet en ethnologue qu’il a mené sa recherche, soit dans une perspective de travail de terrain, d’observation directe, de participation compréhensive, en s’adressant à une pluralité de témoins, sans faire de hiérarchie entre ceux qui ont subi l’inondation et ceux qui ont été épargnés, entre les ignorants ou les sachants, en procédant par touches successives, sans vouloir imposer à son objet – l’inondation – une cohérence qui, selon toute vraisemblance, aurait été un carcan déformant. Il a aussi exploré cette vie quotidienne d’après la catastrophe en ayant recours à la démarche de l’observation participante, en multipliant les entretiens, en parcourant les archives. Il a arpenté, vécu sur le terrain, interrogé les anciens et les nouveaux habitants, les malmenés par l’inondation comme ceux qui ont été épargnés.
3Ce faisant, Julien Langumier a réussi à produire une image ethnographique convaincante de ce que fut « la » catastrophe sur ce terrain-là. D’où la pertinence méthodologique, étant donné l’unité de lieu et de temps, de ce parti pris monographique pour présenter un tel travail. Voici un terme : monographie, qui peut soulever bien des critiques épistémologiques, mais qu’on n’y entende ici aucun écho péjoratif. Il s’agit, à travers ce choix – une monographie thématique – de traiter d’un objet dans toute son ampleur, sous toutes ses facettes et ainsi d’apporter des éclairages nouveaux sur les représentations, les actions concrètes, pratiques et symboliques, les stratégies défensives mises au point, réellement ou inconsciemment, par ceux qui visent à (sur) vivre dans ces zones à risques.
4« Catastrophe », « désastre », « calamité » sont des termes apparemment objectifs qui, toutefois, résonnent aussitôt avec d’autres : « angoisse », « peur », « craintes réelles ou imaginaires » qui les assortissent de toute une réflexivité subjective. Ces deux volets, ces deux aspects, lorsqu’on évoque ces éventualités, ne peuvent être séparés. En bref, l’analyse des situations à risques – que la catastrophe soit advenue ou pas – ne peut se réduire aux seules études techniciennes d’évaluation, de prévision ou de prévention. Ces catastrophes ne se produisent pas dans un désert culturel et les réactions dont elles font l’objet sont révélatrices du fonctionnement social et cognitif des groupes sociaux où elles adviennent. Chaque société, chaque groupe construit ses propres façons de vivre avec le risque et ces constructions vont varier en fonction des situations culturelles, politiques, économiques qui organisent les univers de vie. C’est de ces univers qu’il est question dans Survivre à l’inondation.
5Cet ouvrage apporte donc une contribution non négligeable – pour ne pas dire importante – aux débats qui se déroulent aujourd’hui, dans nombre de disciplines, autour de ces objets « risque » ou « catastrophe ». Il nous dit ainsi quel vocabulaire employer, quels concepts utiliser, pour parler, analyser et comprendre ces groupes sociaux, ces lieux où des événements catastrophiques se sont passés. Aussi le lecteur est-il confronté à la question essentielle : peut-on encore vivre au village ? N’a-t-on pas envie de fuir ces lieux ? Dès lors comment être indifférent sur ces territoires ? Ce sont ces façons de faire et d’être qu’il faut déchiffrer, répertorier, pour comprendre ces sociétés en crise. Pour faire en sorte que l’expertise d’un événement passé, poursuivie au présent, permette d’explorer l’avenir.
6Ce travail éclaire avec pertinence la complexité et l’intrication des registres interprétatifs, des lieux politiques et institutionnels où il faut se situer pour tenter de comprendre comment la catastrophe a été vécue par tous ceux – groupes sociaux, institutions, individus – qui y furent mêlés. On y repère bien les façons dont, sur le plan local ou régional, on y a fait face juridiquement, politiquement, humainement, lors de sa survenue ou dans ses prolongements soupçonnables. Car, six ans après l’inondation, de nouveaux habitants, qui n’étaient pas présents lors de la catastrophe de 1999, viennent s’installer à Cuxac-d’Aude et intègrent dans leur mémoire « cette » catastrophe, façonnent leur identité en fonction de cet événement traumatique. Dès lors comment soigner, écouter les victimes ou comprendre les nouveaux venus quand ils parlent ? Comment savoir où est la vérité du pourquoi de la catastrophe pourtant partout annoncée ? Comment faire œuvre de connaissance, faire savoir les dénis, les biais qui marquent les dires de tous – des rescapés comme des épargnés – ou qui jalonnent les rapports officiels ? Ce sont de tous ces aspects que traite le livre de Julien Langumier, c’est à tous ces niveaux qu’il a travaillé et tenté de nous faire comprendre ce qui se passe, réellement ou symboliquement, en ce lieu où s’est produit la catastrophe, auprès des personnes qui y vivaient à l’époque ou y habitent aujourd’hui.
7Alors certes, on peut – et on n’y manquera pas – reprocher à l’auteur de s’être enfermé sur son terrain, d’avoir clôturé localement son information, d’avoir porté un regard trop personnel, trop particulier sur « son » inondation… au point qu’il aurait oublié, ou plutôt ne serait plus capable dès lors, de passer au général, d’ouvrir ses propos sur l’universel.
8Il est vrai que dans cette enquête on ne quitte pas un seul instant le sujet, soit les paroles et récits d’un territoire inondé ; or c’est volontairement que l’auteur a laissé de côté d’autres lieux ou d’autres temps où des catastrophes identiques sont survenues. Car ce qu’il a souhaité faire, c’est pister, traquer, au travers de ces paroles et de ces récits oraux ou écrits, la mémoire de la catastrophe et ses traces dans ce paysage, dans ce tissu urbain ou dans l’univers domestique de ce lieu-là. Me semble tout particulièrement intéressante cette traque de la mémoire d’un événement dont on s’empresse d’effacer toutes marques, tout signe visible de sa survenue et qui vise à décrypter les véritables « îlots de souvenirs » qu’a engendrés la catastrophe, à repérer les « lieux de mémoire » qui émergent toujours pour faire signe de l’événement et rappeler opportunément à tous les dangers qu’on encourt à vivre là. Ce faisant, l’étude d’un cas, pour local qu’il soit, atteint au global pour autant qu’il enseigne et renseigne sur les façons d’explorer anthropologiquement ces matériaux ténus, réels ou virtuels, écrits ou oraux, conscients ou inconscients qui ordonnent désormais la vie des gens qui résident là. Il révèle ainsi la mise en place d’une mémoire, la mise en récit d’une histoire qui débouchent sur la révélation de pratiques quotidiennes pour vivre « avec » le risque, ou encore la réévaluation des rapports avec autrui et donc les transformations du lien social. Tout cela permet de mieux comprendre et d’analyser avec plus d’acuité, la portée endogène de la violence sociale propre aux catastrophes écologiques où qu’elles surviennent.
9 Survivre à l’inondation met en lumière la construction d’une pratique fondamentale de la vulnérabilité. Avec l’expérience de la catastrophe – l’inondation a bien eu lieu – puis celle de l’incertitude – va-t-elle se reproduire, comment, où, quand ? Comment réapprendre à vivre là, alors que la peur rode au quotidien ? Comment vivre là avec le doute, alors que rien ne peut réduire l’inquiétude puisque personne ne s’accorde sur ce qu’il faut faire pour éviter que cela ne recommence. Julien Langumier montre bien comment l’attachement au territoire et les obstacles d’ordre financiers contraignent les gens à « faire » avec le danger. Au-delà, on saisit bien que seule une prise en charge de leur sécurité par eux-mêmes, ou encore l’organisation de grands débats publics qui feraient émerger les asymétries du pouvoir politique et les biais de l’information, pourrait aider à diminuer l’anxiété qui exsude de ces territoires à risques. Dans ces groupes sociaux et dans cette ambiance politique locale, on est loin du compte. Mais, il y a là, grâce à l’étude menée, des matériaux sur lesquels discuter de ces aspects « politiques » et « sociaux », de l’après-catastrophe. En fait, l’auteur donne les moyens et les arguments pour « penser » la catastrophe, en ce qu’elle est inépuisable tant dans ses effets matériels que symboliques.
10Cuxac-d’Aude est-il exemplaire des catastrophes écologiques qui menacent notre planète ? Faut-il continuer d’étudier ce type de cas pour tenter de comprendre ce qui peut se passer ailleurs, vu le changement climatique qui bouleverse nos systèmes géographiques ? Les sentiments d’impuissance et d’incertitude structurelle qui affectent les habitants, leurs difficultés à surmonter la peur ou l’angoisse, l’incapacité du discours des experts à les rassurer, tous ces faits font des habitants de Cuxac des sortes de pionniers, mais aussi des cobayes, pour expérimenter ce que sera la vie dans un monde transformé. En d’autres termes encore, comment et où situer Cuxac-d’Aude dans notre univers catastrophé qui va de Tchernobyl au tsunami en passant par la tornade Katrina ?
11 L’ouvrage de Julien Langumier constitue donc une contribution essentielle au débat sur le « catastrophisme », pour reprendre la formule de Jean-Pierre Dupuy selon qui il faut avoir en tête « la mémoire de l’avenir », de cet avenir catastrophique auquel nous devons croire pour qu’il n’advienne pas.
Auteur
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