Chapitre deux. La formation d’un nouveau concept géographique de la Terre
p. 65-110
Texte intégral
- I - L’expérience des modernes
1. L’entrée dans l’hémisphère sud et la question de la zone torride
1Le point décisif concernant la question des Antipodes, aux yeux des cosmographes de la Renaissance, est d’abord celui de l’habitabilité de la zone torride, celui, par conséquent, de l’extensibilité de l’œkoumène et, au-delà, de l’identité géographique véritable de l’hémisphère sud. C’est avant tout sur ce point, nous semble-t-il, que le socle du savoir cosmographique ancien au sujet de la Terre va, irrémédiablement, basculer. Et, à cet égard, l’importance des initiatives portugaises ne peut manquer d’être mise en valeur. C’est du Portugal que la rupture avec les représentations anciennes de l’œkoumène va d’abord venir. Il faut souligner ce point : les nouveaux mondes sont, dans un premier temps, portugais1.
2S’avançant régulièrement le long des côtes africaines, au gré des initiatives de la famille royale (Henri le Navigateur, Alphonse V, Jean II), les entreprises maritimes portugaises au xve siècle s’orientent de manière concertée vers la progressive conquête des latitudes méridionales. Le simple rappel de quelques dates, les plus significatives, suffira à souligner le caractère systématique de cette aventure2. Depuis 1415, avec la prise de Ceuta, les Portugais disposent d’une tête de pont en Afrique. C’est véritablement à partir de ce moment-là que les expéditions peuvent commencer, se succédant à un rythme assez soutenu. Après la prise de Madère en 1418, puis l’occupation de plusieurs îles des Açores en 1427, l’étape décisive est celle qui, en 1434, voit Gil Eanes passer le cap Bojador (cap de la Peur) au 26e parallèle et découvrir l’existence d’une population indigène. Ce cap, réputé infranchissable, où la légende précipitait les marins dans les bouillonnements de l’océan, marquait la limite des courants qui portaient les navires venus du nord le long des côtes africaines, et la rencontre avec un courant contraire qui empêchait toute progression. Le fait de pouvoir trouver au large, en frôlant l’alizé, les courants permettant de passer outre, puis, au retour, d’aller chercher au nord-ouest, à la latitude de Lisbonne, les grands vents et les courants d’ouest menant directement vers les côtes portugaises, plus généralement tout cet ensemble de savoirs (sur lesquels ils gardent le secret) et de techniques (invention de la caravelle) qui permettent aux Portugais de maîtriser le réseau des vents et des courants, réguliers et saisonniers qui traversent l’Atlantique, toutes ces manœuvres nautiques qui se résument finalement dès les années 1440 dans un seul terme – la volta – s’accompagnent d’une résonance psychologique de première importance : il signifie le pouvoir, décisif, d’aller au-delà, et le désaveu par le fait des bornes pratiques et théoriques que les Anciens mettaient à l’exploration de la réalité terrestre.
3En 1436, Afonso Gonçalves Baldaia atteint, cent trente lieues plus au sud, un endroit qu’il baptise Rio de Oro. Le Tropique du Cancer est bientôt franchi, et la zone torride pénétrée. En 1443, Nuño Tristam passe le cap Blanc (20e parallèle) et découvre l’embouchure du Sénégal. L’île d’Arguim devient l’entrepôt des trafics portugais avec l’Afrique. En 1456, le Vénitien Alvise Cadamosto et le Génois Antonio Usodimare, entrés au service de l’infant Henri, découvrent le cap Vert et explorent les côtes de la Gambie. Ils s’approchent du onzième parallèle, aperçoivent la Croix du Sud, mesurent la longueur du jour (douze heures et demie), avant de devoir rebrousser chemin. À propos des îles du cap Vert, Cadamosto, dans la relation de ses voyages, pourra dire :
… si l’on compare notre manière de vivre, nos costumes et nos maisons à toutes les choses que j’ai vues et connues, on peut bien parler d’un autre monde.3
4Au large du golfe de Guinée, les Portugais atteignent l’équateur en 1472, sans avoir cependant trouvé le passage vers les Indes : la côte s’infléchit vers le sud. Dans les années 1480, Jean II fait construire la forteresse de La Mine sur la « Côte de l’Or » (aujourd’hui le Ghana), pour en faire le levier principal de la maîtrise portugaise sur cette partie de l’Afrique, et le nouveau point de départ pour les navigations d’exploration. Diego Cão atteint le Congo en 1483, et trouve la mort au voisinage du tropique du Capricorne en 1486. À la latitude de 21° 48’ sud, le passage vers l’est n’est toujours pas trouvé. Durant ces mêmes années, Jean II avait chargé Joaõ Afonso d’Aveiro de conduire une expédition dont le but explicite était de relever les latitudes exactes et de dresser une carte du monde connu. Le cartographe de Nuremberg, Martin Behaim, qui réalisera en 1492 pour les édiles de sa ville natale le premier globe terrestre « moderne », participait à cette expédition, qui, décimée par la maladie, doit rebrousser chemin au 18e parallèle. C’est en août 1488 que Bartolomeu Dias, étant aller chercher les vents d’ouest au 40e parallèle en inventant la volta de l’Atlantique sud, trouve le passage, à la latitude de 34° 52’. Vasco de Gama, en 1497-1498, pousse jusqu’à Calicut, dans un océan déjà sillonné par les navigations arabes. Dans les années 1520, à la suite des initiatives d’Alfonso de Albuquerque, les Portugais maîtrisent l’océan Indien et le commerce des épices4. Sans s’aventurer à l’intérieur des terres fermes, ils contrôlent tous les points stratégiques de la côte, sauf Aden. L’empire portugais, ainsi que le monde connu par les cosmographes européens, se sont étendus de plusieurs milliers de kilomètres vers le sud et vers l’est.
5Les Portugais ne sont certes pas les seuls à ouvrir les espaces de l’hémisphère austral à la connaissance des nations européennes. La progression le long des côtes méridionales de l’Amérique est espagnole aussi, jusqu’à Magellan, qui parvient en 1520 à trouver un passage vers le Pacifique à 54° de latitude sud (c’est aussi une affaire anglaise, de John et Sébastien Cabot à Francis Drake, qui double le cap Horn en 1578 à la latitude de 56°). Au moment où les Portugais ouvrent la route de l’océan Indien, une autre histoire s’élabore, vers l’occident, qui va mobiliser l’Espagne. Cependant, dans la conscience des cosmographes du xvie siècle, les attributions seront claires. Ainsi Sebastian Münster, lorsqu’il commente et compare, au début du livre II de sa Cosmographia, la mappemonde de Ptolémée et celle « de nostre temps », après avoir signalé combien Ptolémée n’a pas décrit entièrement le globe, « pour ce qu’il n’a point connu une bonne partie de la terre méridionale, qui a été trouvée de notre temps par les Portugalois, et a été ajoutée aux tables », invite le lecteur à considérer la mappemonde moderne, pour y voir « comment les Espagnols tendent droit en occident, quand ils dressent leurs voyages aux îles neuves »5. Si par le traité de Tordesillas (1494) le monde a été partagé réellement et symboliquement en deux directions, ce partage traverse aussi le discours cosmographique. En schématisant : aux Portugais la conquête des latitudes subéquatoriales et la remise en cause de la doctrine des zones, aux Espagnols la découverte d’une quatrième partie de l’œkoumène6.
6Comment alors mesurer l’impact des expéditions portugaises sur le savoir des cosmographes ? Sur quels points ont-elles conduit à une redéfinition de ce savoir et des représentations cartographiques qui le supportent ? En quoi, au fond, les Portugais ont-ils institué une véritable rupture avec l’image ancienne de la surface de la terre ?
7Répétons-le, le premier effet significatif des navigations australes pour la cosmographie, c’est la liquidation de la notion d’un espace torride inhabitable centré sur l’équateur, et plus généralement de la doctrine cosmographique des zones. Les déclarations sont sur ce point très nombreuses, pour affirmer l’erreur des Anciens qui déclaraient la région polaire inhabitée à cause du froid et la région équinoxiale inhabitable en raison de la chaleur :
Or nous avons trouvé le contraire de ces choses, dit Diego Gomes en 1460, car nous voyons le pôle arctique habité jusqu’à la perpendiculaire du pôle, et la ligne équinoxiale aussi est habitée par des Noirs, avec une telle multitude de peuples qu’il est impossible de le croire.7
8À la même époque, Jérôme Münzer rapporte la réaction de l’infant Henri en apprenant que la zone torride était habitée :
L’Infant s’est réjoui d’apprendre par l’expérience qu’il y avait des hommes qui habitaient là, contrairement [à l’opinion des] cosmographes qui nient que des hommes habitent sous la zone torride.8
9Comme le rappelle W. G. L. Randles, en l’espace d’une quarantaine d’années, cette doctrine s’effondre « et cela partout en Europe, de l’Italie à la Pologne, de Paris à Lisbonne9 ». Il n’est pas surprenant alors de voir Pierre Apian, quoique comme nous l’avons déjà indiqué, de façon prudente, reprendre le thème de l’habitabilité de la zone torride :
ceux qui ont navigué en icelle dient quelle est temperée, singulierement au dessous de l’Equinoctial.10
10Du point de vue des réflexions cosmographiques sur l’œkoumène, ces affirmations sont décisives. Elles marquent bien entendu la reconnaissance de l’existence des Antipodes :
Tu dois être aussi sûr qu’il y a des Antipodes, que tu connais les doigts de tes mains et de tes pieds,
11dit Joachim Vadian dans sa lettre à Rudolph Agricola, où il aborde la question des conséquences des découvertes sur le débat concernant les Antipodes11.
12Mais l’humaniste de Saint-Gall envisage les découvertes du point de vue de leurs conséquences intellectuelles et, à ce titre, au-delà de la seule question des Antipodes, les découvertes signifient, à ses yeux comme à ceux des autres cosmographes, l’élargissement du monde humain, et plus encore son habitabilité générale :
Il n’y a aucune région de la terre, peut-il conclure, qui aujourd’hui ne soit habitée par les hommes et les autres animaux.12
13Cette idée de l’élargissement du monde humain s’exprime déjà, de manière significative, dans le discours d’Obédience adressé par Jean II au Pape Alexandre VI, et prononcé à Rome en 1493 par Fernando de Almeida :
Il [Jean II] a ajouté à la terre (terrarum orbi) un grand nombre de nouvelles îles très éloignées de nous, il a ainsi élargi le monde (orbem).13
14Soulignons le point : ce qui s’élargit, avec la découverte des îles très lointaines, ce qui s’ouvre et s’étend par conséquent entre ici et là-bas, ce n’est pas la Terre comme sphaera, au sens astronomique ou physique du terme, mais la Terre entendue comme orbis terrarum, c’est-à-dire l’œkoumène, le monde habitable.
Dorénavant, conclut Pierre Martyr d’Anghiera, vous connaîtrez les Antipodes comme nous connaissons notre propre maison.14
15Cette Terre qui s’étend et acquiert une nouvelle grandeur, en intégrant les terres et les mers nouvellement découvertes, c’est la demeure de l’homme. Une demeure qui bientôt connaît une augmentation quantitative et une diversification considérables des biens, des objets, des informations, mais aussi des hommes, qui circulent et s’accumulent15, provoquant ainsi un bouleversement profond dans la conception de sa nature même. La rencontre des terres nouvelles constitue un défi intellectuel sans précédent à la pensée géographique européenne16, et ceci dans l’exacte mesure où elle provoque, pour reprendre ici la formule qu’utilise Jean Starobinski à propos de Montaigne, « un extraordinaire enrichissement de l’idée de monde »17. Le cosmographe se trouve alors confronté à un univers de foisonnement, de diversité, illimité dans cette diversité même, dont il s’agit alors pour lui de bâtir la représentation.
2. L’expérience moderne contre l’autorité des Anciens
16L’appréciation que porte Reijer Hooykaas sur les initiatives lusitaniennes nous paraît désigner avec justesse leurs aspects les plus significatifs :
Les Portugais ont entrepris leurs voyages vers l’hémisphère sud malgré la science de leur temps, qui affirmait que la zone torride était inhabitable à cause de la chaleur ardente qui y régnait, et malgré le préjugé général à propos des hauts-fonds et de la violence des courants, dont on disait qu’ils rendaient la navigation impossible dans les mers du Sud. […] Il ne faut pas s’étonner, dès lors, que les découvertes portugaises aient causé un choc plus violent que la découverte de l’Amérique. C’était la première fois que l’on démontrait la fausseté du savoir ancien, et ce choc survint précisément au moment où l’humanisme avait hissé la réputation et l’autorité des Anciens plus haut que jamais auparavant.18
17On devrait sans doute nuancer ce jugement à propos des valeurs de rupture respectives des découvertes portugaises et espagnoles : la réception de ces découvertes n’a pas été partout la même en Europe et elle a évolué au cours du xvie siècle. Il nous semble cependant que, pour ce qui concerne leur répercussion sur le rapport que les cosmographes entretiennent alors avec leur propre savoir, et avec leurs présupposés, Hooykaas met le doigt sur une dimension essentielle de l’événement portugais : les navigateurs ont eu raison contre un des fondements de la science cosmographique de leur époque. Partant, ils ont introduit du jeu dans l’autorité des discours anciens, au profit d’une autre source de légitimation du savoir, l’expérience directe, telle qu’elle pourra être ensuite retranscrite dans une narration descriptive.
18Les voyages de découverte démontrent combien le savoir antique et médiéval est parfois faux, et souvent incomplet. Les Anciens se sont trompés sur la question de l’habitabilité de la zone torride et de la région polaire, et ils ont ignoré les peuples, les plantes, les animaux, rencontrés par les explorateurs dans ces espaces nouveaux qu’ils faisaient apparaître à la lumière. La « découverte » est donc aussi celle des limites du savoir institué dans l’Université, et celle de l’erreur des philosophes, telle que celle-ci a été légitimée dans le recours au livre comme seule source de vérité. C’est la revendication de la valeur de l’expérience comme source légitime de la connaissance du monde :
On voit pourtant très clairement que ce qu’ils [Pomponius Mela et Sacrobosco] ont dit est faux, car sous cette ligne équinoxiale, il y a bien des populations, comme nous l’avons vu et pratiqué. Et comme l’expérience est mère de toute chose, c’est par elle que nous avons su toute la vérité.19
19Hooykaas relève la satisfaction particulière des découvreurs de nouvelles terres qui, alors qu’ils sont « non lettrés », c’est-à-dire simples marins, marchands ou voyageurs, parviennent à démontrer les erreurs des Anciens20. Avec ces nouveaux acteurs, c’est bien une autre voie d’accès à la vérité du monde qui est ici mise en valeur, et ce chemin vers le vrai, c’est-à-dire vers le fait, ne passe pas par le livre, c’est celui de la fréquentation directe de la surface de la Terre, celui de l’autopsie. Ce n’est pas le chemin de l’École qui mène à cette vérité-là21, mais celui du voyage et de l’observation, comme le rappelle le grand poème de Camões :
J’ai vu les choses que les rudes marins, qui ont pour maîtresse leur longue expérience, tiennent pour certaines et véridiques, en jugeant sur la seule apparence, et que ceux dont le jugement est plus assuré, et qui ne sondent les mystérieux secrets du monde que par l’intelligence et le raisonnement [por puro engenho e por ciência], croient fausses ou mal interprétées.22
20Mais il faut aller plus loin : sous les apparences d’un lieu commun (qui au fond ne nous éloignerait pas d’Aristote), il y a bien l’affirmation d’une rupture entre deux époques de l’expérience de la Terre. Quand Enciso reprend le topos à Pereira, il y ajoute un trait significatif : c’est la experiencia de nuestros tiempos que es madre de todas las cosas.23
21C’est sur l’expérience moderne qu’il faut s’appuyer désormais, plutôt que sur ce qui a été transmis de l’expérience antique du monde. Les Anciens, certes, ont eu l’expérience du monde, mais leur expérience était tellement limitée
qu’on apprend aujourd’hui, grâce aux Portugais, en un jour plus de choses qu’on en a appris en cent ans par les Romains.24
22Dans son exagération rhétorique, le sentiment exprimé par Garcia de Orta reflète la rencontre avec des objets, hommes, bêtes ou plantes, radicalement étrangers à la culture antique, ne pouvant pas être reliés d’une manière ou d’une autre à une généalogie d’érudition ou bien à une étymologie grecque ou latine, s’opposant parfois à la leçon des Anciens25, et appelant par là même la constitution d’un corps de savoir nouveau26.
23Dès lors, lorsque le cosmographe portugais Pedro Nunes, reprenant le thème à Ange Politien, énumère les résultats des investigations de son temps, il ouvre explicitement contre l’enseignement d’Aristote un nouveau monde à l’objectivation scientifique. Car la découverte n’est pas seulement celle des « nouvelles îles, nouvelles terres, nouvelles mers, nouveaux peuples » qui constituent désormais l’ampleur du monde humain. L’expérience moderne, contre la doctrine d’Aristote affirmant « qu’il n’y a qu’un Ciel » et « qu’il est impossible qu’il y en ait plusieurs27 », a découvert, « ce qui est plus, dit Pedro Nunes, un nouveau ciel et de nouvelles étoiles »28.
24La tâche de la cosmographie sera de rendre compte de cette ouverture de l’espace universel, et de l’espace terrestre en particulier, en proposant de nouvelles représentations cartographiques, mais aussi des descriptions de ces contrées nouvellement rencontrées, de leurs peuples et de leurs aspects caractéristiques. Camões encore :
Nous débarquons bientôt sur la vaste étendue, où se répandent nos hommes, avides d’observer les étrangetés d’une terre qu’un autre peuple n’a pas foulée. Moi pourtant, pour savoir où je suis, restant avec les pilotes sur la grève sableuse, je m’affaire à calculer la hauteur du soleil et à compasser la carte de l’univers.29
25Le « problème » (pour parler comme Lucien Febvre) qui structure de façon sous-jacente et donne son unité aux entreprises cosmographiques et cartographiques de cette époque peut alors être énoncé : il s’agit de réaménager, voire de recomposer l’image du globe. Il s’agit plus exactement de faire entrer, en les relocalisant30, les territoires nouveaux dans la représentation de la partie connue de la surface terrestre, et, par cette insertion, de procéder à une reconfiguration de l’image de la terre entière. Les grandes mappemondes qui se succèdent au xvie siècle, les ouvrages cosmographiques, les atlas, sont les produits dans lesquels s’inscrit cette progressive reconfiguration. Plus profondément encore, le problème consiste à définir un concept nouveau de la Terre, corrélativement au travail de redéfinition de ses méthodes et de ses outils que la cosmographie exerce sur elle-même.
3. La découverte géographique comme image du progrès des connaissances
26Ainsi, la rencontre avec les terres nouvelles de l’hémisphère sud ne modifie pas seulement les relations que les cosmographes entretiennent avec l’image de la surface de la Terre. Elle accompagne, de manière plus générale, l’apparition et le développement d’un autre rapport au savoir, d’une redistribution de ses normes de légitimité et de ses conditions de production. Le Nouveau Monde n’est pas seulement le nom d’une aventure exemplaire de l’expérience géographique du globe terrestre. Il est aussi le symbole, la norme et le modèle, d’une façon nouvelle de penser l’éducation savante de l’humanité sur la Terre, reposant sur l’expérience31.
27Cette articulation du fait de la découverte géographique et de la réflexion sur les progrès du savoir est illustrée de manière frappante dans la fameuse page de titre de l’Instauratio magna, que Francis Bacon publie en 1620 (illustration 11). On y voit un navire franchir deux colonnes et s’engager, à la suite d’un autre déjà éloigné, sur un océan dégagé jusqu’à l’horizon. L’allégorie est transparente : de la même façon que les navigateurs ont osé franchir les colonnes d’Hercule, que la légende avait placées à l’extrémité des côtes occidentales de l’œkoumène comme la limite infranchissable aux pérégrinations humaines, et se sont engagés dans les espaces océaniques inconnus des Anciens, donnant ainsi leur sens moderne aux mots audace et aventure, la science doit oser s’affranchir des bornes que les Anciens lui ont assignées, et aller à la rencontre directe des choses du monde, sans la médiation de l’autorité ni des livres. L’analogie avec la découverte géographique possède aux yeux de Bacon la double valeur d’une norme et d’une anticipation, du point de vue d’une réflexion générale sur le progrès des connaissances :
Il serait désolant de voir que, tandis que les régions du globe matériel – c’est-à-dire de la terre, de la mer et des étoiles – ont été de nos jours largement ouvertes et découvertes, le globe intellectuel dût rester fermé à l’intérieur des limites étroites des anciennes découvertes.32
11. F. Bacon, Instauratio Magna, Frontispice, Londres, 1620.

28Dépassement des limites et légitimation du recours à l’expérience directe pour l’acquisition du savoir, les deux thèmes présents dans l’image, sont repris par Bacon d’un précédent ouvrage, publié en 1605, The Proficience and Advancement of Learning Divine and Humane :
… les Anciens eurent connaissance des Antipodes […]. Cependant ils devaient cette connaissance au raisonnement et ne connaissaient pas de fait les Antipodes, alors que pour y aller il est nécessaire de parcourir seulement la moitié du globe. Faire le tour de la terre, comme le font les corps célestes, ne fut ni accompli ni entrepris avant ces temps derniers. C’est pourquoi ceux-ci peuvent à juste titre arborer la devise plus ultra, à la place du vieil non ultra…33
29Certes, on le voit, Bacon concède aux Anciens la connaissance des Antipodes. Mais ce n’est qu’une connaissance de raisonnement (le texte anglais dit : demonstration). Ce qu’apportent en plus et de façon irréversible les « temps derniers », ce qui constitue en un certain sens leur « événement », c’est la connaissance par le fait (in fact), à laquelle les Anciens ne se sont pas résolus, enfermés qu’ils étaient dans leur peur d’aller au-delà34. Cet enchaînement du thème de l’expérience sur celui du dépassement des limites n’est peut-être chez Bacon que le produit d’une méditation sur la notion même d’expérience. Car qu’est-ce que l’expérience sinon, justement, comme le mot lui-même le dit, l’épreuve du non connu, l’exposition au péril et la sortie hors du port ? Il signale en tout état de cause que l’installation du recours à l’expérience au centre de la fabrication du savoir légitime est moins affaire de doctrine que de posture. Posture vis-à-vis du savoir, de la production des vérités, et de l’autorité.
30Ce que nous dit Bacon, c’est que le savoir, autant que la navigation, est une expérience de l’inconnu, et que c’est là, aux franges du connu et du monde, dans une espèce de décentrement ou de perte désirée des repères, que réside leur véritable et leur commun départ. L’expérience est le discours de la découverte, et la géographie est le modèle de ce discours, comme le signale la citation du Livre de Daniel, reprise à la Vulgate, et qu’on pourrait traduire ainsi : « Beaucoup traverseront, et la science croîtra » (12, 4 : Multi pertransibunt & augebitur scientia).
- II - La nouveauté du nouveau monde
31La diffusion en Europe, dès 1493, sous le titre De Insulis nuper inventis, de la Lettre de Christophe Colomb à Luis de Santangel dans laquelle le Génois relate son premier voyage35 puis, surtout, celle du Mundus Novus, où est rapporté le troisième voyage effectué par Amerigo Vespucci le long des côtes brésiliennes, et enfin du recueil Quatuor Navigationes, qui rassemble les relations des quatre voyages que le Florentin aurait effectués entre 1494 et 150436, vont, dans les premières années du xvie siècle, progressivement révéler aux cosmographes européens l’existence d’une quatrième partie du monde, et bouleverser ainsi l’autre fondement de la représentation ancienne de l’œkoumène : sa division en trois parties. Cependant, cette redéfinition de la figure et du contenu de l’œkoumène ne s’imposera pas immédiatement. Il faudra, d’une certaine manière, construire la découverte, ou, plus exactement, en élaborer l’horizon de recevabilité. Plus généralement, il faudra constituer, intellectuellement et graphiquement, l’espace à l’intérieur duquel l’expérience de la découverte, en tant que telle, c’est-à-dire en tant que source autonome de connaissance légitime, pourra être appréhendée. C’est ce processus de constitution que nous abordons maintenant.
32James S. Romm distingue trois attitudes, au xvie siècle, face au problème de l’articulation de la nouvelle représentation de la Terre avec l’héritage des Anciens37. La première considère que le Nouveau Monde a été déjà connu, et même visité, par d’anciens savants et navigateurs (c’est l’attitude de Képler). La seconde position consiste à affirmer que si les Anciens n’ont jamais entrevu clairement l’Amérique, ils en ont eu au moins la prescience, ils en ont deviné la présence (Juste Lipse). Lorsque Vespucci déclare, à propos de la terre ferme rencontrée en 1501 : « je me suis rendu dans la région des antipodes, et j’ai parcouru en naviguant un quart du monde38 », il ne fait en un sens que prolonger un thème hérité d’Isidore de Séville et de Macrobe.
33La troisième position, celle qui s’est définitivement imposée, est radicale : les Anciens n’ont eu aucune connaissance du Nouveau Monde, qui constitue une région extra Ptolemaeum, comme le dit Glareanus dans sa Geographia (1527). C’est cette dernière conception qui est adoptée entre autres par Sebastian Münster.
34Celui-ci se montre, dès les premières années de la réalisation de la Cosmographia, conscient des enjeux de l’entreprise qu’il met en œuvre. On le décèle de façon assez claire dans le texte qui commente la mappemonde placée en tête du recueil de Johannes Huttich et Simon Grynaeus en 153239. L’ensemble de ce texte, qui certes introduit une collection de récits de voyages, est animé en effet par l’idée du renouvellement de l’image de la Terre, renouvellement rendu nécessaire par les informations rapportées par les voyageurs revenus du Midi, d’Orient et d’Occident. « Il n’est pas vrai, comme les anciens l’ont cru… », répète Münster à plusieurs reprises.
Ni la tradition ni les écrits des anciens ne nous ont laissé le souvenir de navigations semblables à celles qu’on a commencé à faire de nos jours. Ptolémée et Strabon, deux géographes remarquables et les plus célèbres du monde entier, ont ignoré qu’au-delà de l’Espagne et des rives occidentales de l’Afrique existât une terre autre que l’île de Gadès et les îles Fortunées. Et personne après eux n’a rien su de ces îles sans nombre et si étendues qu’on a découvertes à notre époque au milieu de l’Océan…40
35C’est, bien entendu, la division de l’œkoumène en trois parties que les navigations et les voyages de découverte remettent en cause, provoquant ainsi une refonte de la mappemonde :
… les anciens géographes ont partagé la terre, c’est-à-dire sa surface habitable, en trois parties : l’Europe, l’Afrique et l’Asie, celle-ci comprenant également les Indes dans ses immenses limites. Pourtant, une grande partie du globe leur était encore inconnue. Car de nombreuses régions situées à l’est du 180e méridien […] furent ignorées des Anciens […]. Mais aujourd’hui nous savons, grâce à Polo le Vénitien et à Héthoum, quel est l’aspect de ces pays et avec quelle majesté le grand Khan, c’est-à-dire l’empereur des Tartares, les gouverne. Que si nous considérons le Midi, nous voyons qu’une grande partie de la terre a été explorée à notre époque, et que Ptolémée l’a laissée de côté, ne la connaissant pas : les Espagnols en font le tour, pour se rendre par mer en Orient, comme nous le raconterons dans la suite. De même aussi, dans l’Océan occidental, de nouvelles terres ont été découvertes, pour ainsi dire à notre époque, par Albéric Vespuce et Christophe Colomb et par plusieurs autres navigateurs célèbres : on peut en évaluer l’étendue au quart du globe au moins. Aussi la terre n’est-elle plus divisée en trois parties, mais en quatre, puisque ces îles des Indes surpassent en étendue l’Europe même, surtout celle qu’on appelle Amérique du nom d’Améric, qui le premier l’a découverte. (p. 26-27)
36Ces remarques de Münster sur la division de la surface de la Terre nous permettent alors d’apercevoir l’enjeu véritable de l’entreprise cosmographique : celui de l’organisation de l’espace terrestre, plus précisément celui de la réorganisation de la représentation de cet espace.
37La question, épistémologique et historique, qui se pose alors à nous est celle de l’exacte nouveauté de cette quatrième partie du monde, plus exactement celle de la progressive affirmation de cette nouveauté par les cosmographes du xvie siècle, c’est-à-dire de leur prise de conscience du fait que le monde nouveau n’est pas une extension ou un appendice de l’ancien. « Nostre monde, pourra dire Montaigne à la fin du xvie siècle, vient d’en trouver un autre…41 ». Mais quel est cet « autre » monde ? Comment cette conscience s’est-elle installée puis développée au cours du xvie siècle ? De quelles façons l’élargissement de la représentation de l’œkoumène a-t-il été formulé ? C’est la question du sens même de la notion de découverte qu’il faudrait ici poser.
38À cet égard, il faudrait rappeler au préalable deux choses :
- On admet habituellement que le terme de « nouveau monde » s’applique à la découverte de l’Amérique, et on le rapporte à Amerigo Vespucci, dont la lettre, lorsqu’elle est éditée à Venise en 1504, prend le titre de Mundus Novus. Or, ce terme n’est pas une invention de Vespucci42 et, loin de s’appliquer uniquement à l’Amérique, il est utilisé pour désigner également les terres découvertes par les Portugais au-delà du cap de Bonne-Espérance, dans l’océan Indien43. Le monde s’est ouvert en longueur et en largeur, à l’ouest et au sud, dit Volaterranus en 150644. Au sein de cet espace ouvert et élargi (la surface de l’orbis terrarum a presque quadruplé en une trentaine d’années), aucune partie n’est inaccessible à l’homme, toutes sont habitables. Le « nouveau monde » signifie alors, pour la cosmographie, l’élargissement de l’espace de la représentation et de la description de la Terre. Surtout, comme nous l’avons dit, il marque le désaveu, par l’expérience contemporaine des navigateurs, de l’autorité des Anciens au sujet de l’inhabitabilité et de l’infranchissabilité de la zone torride et, partant, il conduit à la remise en cause progressive de la théorie des cinq zones. Dans cette perspective, le terme de « nouveau monde » désigne sans doute d’abord moins un lieu déterminé qu’il ne signale un événement : à la fois celui de la rencontre de terres nouvelles se situant en dehors ou sur les marges de l’horizon d’attente traditionnel des navigateurs, et celui de l’apparition d’un discours nouveau sur la Terre. Le « nouveau monde » est la métaphore d’un franchissement, celui des limites de l’œkoumène ancien, et le retentissement dans la conscience de l’époque de l’ouverture de l’espace du monde terrestre.
- On aurait tort de croire que la découverte des nouveaux mondes s’est traduite immédiatement et uniformément par une modification de l’image globale du monde terrestre. L’impact de la découverte n’est, au début du xvie siècle au moins, rien moins que résistible. Comme nous venons de le dire, le « nouveau monde » n’est pas une idée neuve, il est d’abord envisagé au xvie siècle en relation avec l’idée, ancienne, de « l’existence d’un autre monde austral peuplé d’hommes antipodiens »45. Le retentissement de l’expérience de la découverte est dû pour une large part au fait que celle-ci vérifie l’ancienne croyance en l’existence des Antipodes. La navigation constitue en quelque sorte l’attestation du raisonnement sur la sphère.
39Ainsi, c’est parce que la découverte du « nouveau monde » s’insère dans un univers de discours qui désigne préalablement celui-ci comme « autre monde » et par là l’accueille et le situe dans un horizon de référence culturellement saisissable, que cette découverte reçoit finalement sa signification d’expérience véritable46. Le terme de « nouveau monde » est comme la prolongation d’un vieux langage, celui qui représentait la terre divisée entre l’œkoumène et l’autre monde austral, ces deux mondes étant séparés par la barrière supposée infranchissable de la zone torride.
40De façon plus précise encore, il est aisé d’apercevoir que les cosmographes du xvie siècle, afin d’attribuer une signification spatiale aux terres nouvellement découvertes, réinvestissent, pour en faire un modèle d’interprétation, l’ancien vocabulaire de Cratès de Mallos, de Cléomède et de Macrobe, qui avaient accoutumé les esprits à la division du globe terrestre en quatre parties47. L’application exacte des termes de ce schéma à la rencontre des nouveaux mondes est variable selon les auteurs. Pour Volaterranus, suivi en cela par Vadian, les Portugais ont trouvé nos « antèques » et les Espagnols nos « périèques ». Apian se contente d’une présentation générale :
Toute la Terre se divise en quatre parties. […] Sont sous chascun Meridian, & a chaque point de chascun Meridian quatre habitations, ayans entre elles certain regard & proportion. En la premiere desquelles nous sommes habitans. […] L’autre partie est habitee par ceux qui se disent Periœci, cest a dire circonhabitans, qui habitent alentour de nous, & la troisieme partie est habitee de ceux qui sont nommez Anteci, qui sont habitans contre nous. Et ceux que nous appellons Antipodes ou Antichtones, tiennent la quarte habitation.48
41Cependant, à l’intérieur même de la reprise du modèle ancien, la nouveauté peut s’insinuer : Macrobe s’est trompé, écrit Vadian, en affirmant que l’océan était infranchissable.
Qui douterait, dit-il, qu’existent à l’extrémité de l’Afrique les Antèques de notre climat ? Si nous pouvons aller jusqu’à eux, qu’est-ce qui les empêche de venir jusqu’à nous, comme nous le voyons faire tous les jours ?49
42Ainsi, la nouveauté du nouveau monde est, comme l’a rappelé Anthony Pagden, une construction autant qu’une expérience directe50. Et, dans cette construction, il a été nécessaire de reconnaître au préalable le sens de monde du territoire découvert pour pouvoir le désigner dans sa nouveauté. À l’inverse, la nouveauté est moins la rencontre avec un dehors du discours que, pour ainsi dire, une pliure interne de ce discours, qui vient désigner la place de l’altérité dans le système de ses catégories. En d’autres termes, l’expérience de la découverte ne prend sens et portée qu’au sein d’un travail herméneutique d’ensemble, qui est celui d’une reconfiguration graphique et conceptuelle, par l’intermédiaire duquel le cosmographe se confronte avec l’héritage savant qui a structuré ses démarches et sa pensée51. Et c’est dans le cadre d’une perception et d’une réception créatrices que les découvertes de terres nouvelles ont trouvé leur sens final.
43Donnons-en ici une illustration, celle de l’« invention » de l’Amérique par les géographes, plus précisément de sa construction comme continent séparé. Notre propos n’est pas d’entreprendre ici le récit de cette invention52. Il s’agit plutôt pour nous d’envisager le retentissement de cette progressive construction sur les images respectives du globe terrestre et de l’œkoumène. Cette histoire occupe une bonne partie du xvie siècle, depuis le « baptême » de Saint-Dié en 1507 jusqu’aux cartes de Mercator et d’Ortelius à la fin du siècle53. Si l’on se place uniquement sur le plan (carto) graphique (sans envisager l’ensemble des dimensions géographiques, politiques, religieuses, ou encore anthropologiques qui sont intervenues dans cette histoire54) on peut apercevoir que le développement de la réflexion des cosmographes a connu plusieurs étapes55. Prenons quelques exemples de la difficulté que les cosmographes ont eu à isoler graphiquement cette nouvelle partie du monde, depuis son apparition sur les cartes. En 1507, Waldseemüller, s’il donne certes son nom à l’Amérique, l’identifie cependant avec le « nouveau monde » de Vespucci et place les îles découvertes (Cuba, Hispaniola) par Colomb à proximité du Japon et de l’Asie (illustration 12). Cette représentation « rétrécie » du Pacifique sera durable, malgré Magellan (1519-1522) : on la retrouve dans le Typus Cosmographicus Universalis de Münster/Holbein (?) en 1532, où l’on peut apercevoir la proximité du Japon (Zipangri) par rapport à la Terra de Cuba (et ceci encore dans la Cosmographia de Münster en 1544). Oronce Finé, en 1534- 1536, bien que situant correctement le détroit de Magellan (en créant la fiction d’une terra australis), rattache l’Amérique au continent asiatique.
44Pendant longtemps la question de savoir si l’Amérique devait être considérée comme une île ou un continent est restée ouverte, malgré les affirmations du pseudo-Vespucci :
12a. M. Waldseemüller, Universalis cosmographiae secundum Ptholomaei traditionem et Americ Vespucii aliorumque lustrationes, détail, Saint-Dié, 1507.

12b. S. Münster et S. Grynaeus, Typus cosmographicus universalis, détail, Bâle, 1532.

nous nous apercûmes que cette terre n’était pas une île, mais un continent, parce qu’elle est bordée de très longs rivages qui n’en font pas le tour, et qu’elle regorge d’une infinité d’habitants.56
45Pour Waldseemüller, si les trois parties du monde ancien sont des continents, la quatrième est une île. C’est ainsi que Francesco Rosselli la présente en 1508, ou encore Münster en 1532, ainsi que Vadian dans son Typus de 1534. La transformation, par les Espagnols, au moins pour ce qui concerne les rives orientales de l’Amérique, de cet agrégat de terres et de mers, d’îles et d’embouchures de fleuves qui surgissent aux marges occidentales de la mappemonde, en une longue ligne droite qui traverse l’océan du nord au sud (depuis Terre-Neuve jusqu’au détroit de Magellan), date de la fin des années 1520. La première carte imprimée qui restitue cette décision est reprise d’une copie du Padron real mise en circulation par les cartographes et les pilotes de la Casa de Contratación de Séville. Elle paraît à Venise en 1534, à l’initiative de Ramusio (illustration 13)57. La mappemonde que Giacomo Gastaldi publie en 1548 dans son édition de la Géographie de Ptolémée représente les côtes occidentales de l’Amérique, mais rattache encore le Nord-Ouest du continent à l’Asie (illustration 14). Cependant, déjà en 1538, Gérard Mercator les avait clairement séparés et, surtout, pour la première fois, avait attribué le nom d’Amérique à la partie septentrionale du continent. La mappemonde qu’Ortelius place au début du Theatrum orbis terrarum en 1570 peut à bon droit être considérée comme un aboutissement (certes provisoire) de ces recherches (carto) graphiques qui traversent le xvie siècle (illustration 15).
46L’affirmation de l’existence d’une terre réellement inconnue des Anciens et donc absolument nouvelle supposait par conséquent deux opérations décisives : d’une part l’établissement de nouvelles mesures astronomiques, en longitude et en latitude, et d’autre part la transcription de ces relevés dans le langage des coordonnées cartographiques. Nous aurons l’occasion de revenir sur le rôle clé joué par la Géographie de Ptolémée dans ces opérations. Contentons-nous, pour l’instant, de souligner le point suivant : la construction de la nouveauté de l’Amérique comme quatrième partie du monde et, au-delà, la définition d’un œkoumène possédant quatre parties principales, a été obtenue grâce à la mise en œuvre d’une réflexion graphique sur la forme des éléments qui composent la surface du globe, et plus généralement sur la forme du monde. Ce moment proprement cartographique, c’est-à-dire à la fois celui de la mesure et celui du dessin, celui de l’établissement de nouvelles listes de coordonnées et celui de leur transformation et de leur inscription en points et en traits sur la carte, constitue, selon nous, un des aspects majeurs de l’apparition dans la conscience cosmographique du xvie siècle d’une nouvelle représentation de l’œkoumène.
13. D. Ribeiro et B. Ramusio, Terra firma, Venise, 1534.

14. G. Gastaldi, Mappemonde, Venise, 1548.

15. A. Ortelius, « Americae sive novi orbis descriptio », Theatrum orbis terrarum, Anvers, 1601.

- III - Un nouveau concept de globe terrestre
1. Le problème des relations de la terre et de l’eau
47Considérons cette représentation du monde, proposée par Henri Glareanus en 1527 (illustration 16) : du point de vue du savoir cosmographique traditionnel, rien ne la distingue de l’iconographie du Liber chronicarum, que nous avons déjà rencontrée (illustration 5, page 45). Plus de trente années les séparent pourtant (Liber chronicarum : 1493, Geographia : 1527), mais rien ne semble avoir bougé dans l’image de la Terre. Dans l’un et l’autre cas, on retrouve la même juxtaposition des sphères célestes et élémentaires héritée de l’enseignement aristotélicien. Glareanus est plus proche peut-être de la doctrine cosmographique au sens mathématique du terme : là où Schedel réinterprète le code hexaméral en représentant la Terre à la manière d’un paysage, l’humaniste suisse inscrit à la surface du globe les cinq zones qui la divisent. Mais dans les deux cas subsiste la séparation nette des quatre sphères élémentaires, telle qu’Aristote l’avait formulée :
L’eau est répandue autour de la Terre, de même qu’autour de l’eau il y a la sphère de l’air, et autour de l’air la sphère dite du feu…58
48Pourtant, la représentation du monde que propose Glareanus en 1527 est, du point de vue de la réflexion des cosmographes de son temps, déjà dépassée. Elle ne traduit pas le nouveau concept de Terre qui est en train de s’élaborer depuis les années 1510. Comparons par exemple cette représentation avec celle qui figure dans le Cosmographicus Liber de Pierre Apian (illustration 1, page 17). L’organisation générale du monde est, on le voit, identique dans toutes ces images, sauf sur un point : chez Apian, la terre et l’eau ne sont pas montrées sous la figure de deux sphères emboîtées, mais ces deux éléments constituent un seul globe, à la surface duquel ils apparaissent comme juxtaposés. L’image représente très exactement le contenu des nouvelles conceptions cosmographiques concernant les relations entre la terre et l’eau :
Comme ainsi soit qu’il y ait mesme face ou superficie de la terre et de l’eaue ensemble sous une rondeur aux deux commune, et que toutes deux ensemble facent une Sphere…59
49La nouvelle doctrine, telle qu’elle s’exprime ici chez Apian, définit donc ainsi son programme : il faut penser la juxtaposition et sans doute aussi l’homogénéité, voire la cohérence, en un seul globe, c’est-à-dire en un seul et même corps physique, de la terre et de l’eau. C’est à ce premier niveau de réflexion, celui de la physique du globe, que les cosmographes se sont installés pour construire un nouveau concept de la Terre. Mais, à ce niveau, s’en est ajouté un second, de façon concomitante et peut-être décisive, qui concerne spécifiquement la géographie.
16. H. Glareanus, Geographia, Cologne, 1581.

[1. P. Apian et R. Gemma Frisius, Le monde, figure de la division des sphères, Cosmographia, Anvers, 1584.]

50En effet, le concept de Terre qui s’esquisse de façon sommaire dans les images d’Apian et de Finé n’est pas totalement rénové : à la surface du globe n’apparaissent pas encore les nouveaux mondes. Ce sera le cas un peu plus tard, par exemple, dans la Cosmographie de Bartolomeo Velho (1568). Et, de fait, une image du monde du type de celle qui est composée par le cosmographe portugais doit être considérée à bien des égards comme un point d’aboutissement de la réflexion cosmographique de la première moitié du xvie siècle (illustration 17). Bien entendu on est frappé (mais pas forcément surpris), lorsqu’on revient de manière comparative à la composition de Schedel, de constater la similitude des deux images, aussi bien du point de vue de leur contenu strictement astronomique que de celui de leur encadrement théologique. Velho reste sur ces plans, dans la même histoire que Schedel, tout comme Apian et Glareanus.
17. B. Velho, Cosmographie, Paris, 1568.

51Mais il va plus loin que ces derniers sur un autre plan. La surface du globe terrestre n’est plus représentée schématiquement comme l’association de deux éléments physiques, elle est géographiquement élaborée comme une articulation de terres et de mers, et cette construction tient très exactement le compte de ce qui, sur le globe, a été parcouru et découvert depuis un peu plus d’un siècle. L’image du monde composée par Velho, dans sa précision même (la suite des navires qui illustrent le contournement de l’Afrique, l’exploration au sud et au nord des côtes américaines, et l’entrée dans le Pacifique), nous permet d’envisager le problème de la transformation de l’image de la Terre à un niveau qui n’est plus seulement celui de la physique du globe, mais qui exploite les données géographiques en provenance de la navigation et du voyage.
52Comment, cependant, est-on parvenu à une telle transformation ? Quelles ont été les étapes dans l’élaboration de cette nouvelle conception ? Quels ont été les arguments décisifs dans cette histoire ? Voilà les questions qu’il nous faut maintenant aborder60.
53Le problème des relations (de l’équilibre) entre la terre et l’eau n’est pas neuf au xvie siècle. Les cosmographes héritent sur ce point d’une tradition d’interrogation, qui a traversé le Moyen Âge sans jamais parvenir à se stabiliser vraiment. L’origine du problème se trouve, comme nous l’avons dit, dans la physique d’Aristote, plus exactement dans sa théorie des éléments, répercutée par la filiation des penseurs qui se sont réclamés du Stagirite dès l’Antiquité. La doctrine de l’emboîtement des sphères élémentaires a conduit naturellement à affirmer qu’il y a plus d’eau que de terre dans le monde sublunaire. Bien plus, adaptant une remarque d’Aristote sur les relations de proportionnalité entre l’eau et l’air, les commentateurs grecs ont légué au Moyen Âge une règle générale de ces relations : le rapport entre le volume de deux sphères élémentaires qui s’emboîtent l’une dans l’autre est de un à dix, par conséquent il y a dix fois plus d’eau que de terre dans le monde61. Appliquée à la géographie, cette loi physique renforce l’idée d’un océan immense et infranchissable. Une telle affirmation aura longtemps la force d’un postulat. Mais elle n’est pas sans complications.
54La question va en effet se concentrer sur un point, autour duquel vont se focaliser tous les débats : pour quelles raisons l’eau ne recouvre-t-elle pas complètement la Terre, en contradiction avec les termes mêmes de la doctrine des éléments62 ? N’oublions pas que la réflexion cosmologique d’Aristote s’articule à son analyse de la notion de lieu naturel et que, dans cette perspective, l’élément de l’eau, qui « enveloppe » l’élément de la terre doit être dit son « lieu naturel ». Que l’eau n’enveloppe pas complètement la terre signifierait alors que cette dernière ne se trouve pas en son lieu naturel, auquel pourtant elle aspire. Mais comment accorder cette observation avec l’affirmation selon laquelle la Terre se trouve au centre du monde ? Comment, donc, expliquer l’existence d’une Terre émergée (c’est-à-dire de l’œkoumène) ? Comment rendre compte du fait que l’océan n’a pas submergé la Terre ? Au début du XVIe siècle, lorsque les cosmographes ont hérité de ces interrogations, et les ont confrontées à la nouvelle figure de l’œkoumène que les navigations de découverte commençaient de dessiner, le cadre problématique s’était développé dans plusieurs directions, concernant tout autant la théologie que la physique et la géographie.
2. La position de Gregor Reisch
55Comment expliquait-on l’œkoumène au début du XVIe siècle ? La position développée par Gregor Reisch (un des maîtres de Sebastian Münster) dans sa Margarita philosophica (1496) peut être considérée à cet égard comme tout à fait représentative du point ultime atteint par le Moyen Âge dans sa réflexion sur la physique du globe :
Au commencement de la création des choses, l’eau entourait la surface de toute la terre, à la manière d’une vapeur très légère, et elle s’avançait jusqu’aux lieux les plus hauts. Mais sur l’ordre du Créateur, le firmament sépara les eaux d’avec les eaux, et celles qui sont restées sous le firmament se sont rassemblées en un seul lieu, à savoir les concavités de la terre, de sorte que les animaux de la terre puissent habiter à sa surface. Ainsi, de la totalité de la substance de la terre et de l’eau a été constitué un seul corps sphérique, auquel les philosophes ont attribué un double centre, l’un de gravité et l’autre de grandeur.
En effet, le centre de grandeur divise en deux parties égales l’axe de toute la sphère constituée par l’eau et la terre, et il se trouve au centre du monde. Mais le centre de gravité se tient en dehors de celui-ci, sur le diamètre de la terre, dont on peut voir qu’il est nécessairement plus grand que le demi-diamètre de la sphère constituée à partir de l’eau et de la terre. Si ce n’était pas le cas, il n’y aurait rien en la terre qui ferait qu’elle est au centre du monde, et l’on pourrait difficilement dire quelque chose de plus absurde dans la science de la nature et en astronomie. Mais la nécessité de poser une diversité de centres découle de ce que la terre découverte par l’eau est plus lègère que la partie de la terre qui est entourée par elle.
La terre découverte, lorsqu’elle a été mouillée, en peu de temps se sèche à nouveau et devient plus légère. C’est pourquoi son centre de gravité [celui de la terre] ne peut être le même que son centre de grandeur. Mais, sur le diamètre de la terre, il tend davantage vers la circonférence et la partie recouverte par l’eau. Car l’eau se rassemble davantage vers cette partie, qui est la plus proche du centre du monde [centre de grandeur de la sphère composée de terre et d’eau]. De cela on conclut que la terre est en mouvement local continu, par lequel les parties les plus éloignées de son centre de gravité s’efforcent de devenir égales aux autres.
Cependant, la surface de tout l’ensemble est convexe, et l’eau ne dépasse pas la surface de la terre, mais elle la baigne et l’entoure presque en son milieu [celui de l’eau] dans un creux, comme l’atteste la sainte Écriture : l’Océan l’a recouverte comme un manteau, et à l’inverse, tu lui as imposé une limite qu’il ne franchira pas.63
56Pour mettre en place son explication, Gregor Reisch sollicite trois sources principales : Sacrobosco, la physique parisienne du xive siècle (Buridan, Oresme, Albert de Saxe), et l’Ancien Testament, auxquelles il ajoute un argument qui lui est propre.
57Reisch reprend d’abord à la Sphère de Sacrobosco un argument finaliste, dérivé de la Genèse : c’est « pour protéger la vie des êtres animés » qu’une partie de la Terre n’est pas couverte par l’eau64. Cet argument constitue l’axe principal des explications proposées depuis le xiiie siècle. C’est lui qui rend compte du fait que la Terre ne réside pas en son lieu naturel. C’est à lui que sont subordonnées les diverses raisons, physiques ou théologiques, mobilisées par les cosmographes, dans leur récit descriptif des différents moments de la formation de la surface de la Terre. L’œkoumène étant donné, pour les raisons finales qu’on vient de dire, il s’agit alors d’en justifier l’existence, ainsi que l’apparence.
58Pour répondre à cela, Gregor Reisch va superposer deux régimes de discours à première vue hétérogènes, et qui pourtant se rejoignent sur un point fondamental. D’une part, il reprend à Buridan et Oresme une argumentation physicienne, qui distingue deux centres de la Terre, le centre de gravité et le centre de grandeur (centre géométrique)65. Si la Terre était un corps parfaitement homogène, elle devrait être au centre géométrique du monde et, surtout, son centre de gravité et son centre de grandeur devraient coïncider. Or ce n’est pas le cas : la partie émergée de la Terre, qui est au contact de l’air et chauffée par le soleil, est plus légère, moins dense que la partie qui se trouve sous les eaux. En conséquence, la masse de la sphère terrestre n’est pas, du point de vue de sa pesanteur, également répartie, et son centre géométrique se trouve ainsi plus « haut » que son centre de gravité. Reisch accompagne son propos d’une figure (illustration 18), qui permet d’éclairer les effets « spatiaux » de cette observation physique. On peut y voir effectivement que la Terre a deux centres. Mais on y aperçoit en outre, entre les deux centres de la Terre, un troisième point remarquable, qui correspond à la fois au centre géométrique de la sphère de l’eau et au centre du monde. Il en résulte que, comme le disait Buridan, « le volume terrestre n’est pas concentrique, mais excentrique au monde66 », de telle sorte qu’une partie de la surface de la sphère terrestre devient tangente à la surface de la sphère de l’eau, et subsiste ainsi. L’œkoumène est cette partie découverte de la sphère terrestre.
18. G. Reisch et O. Finé, Margarita philosophica, Bâle, 1535.

59Mais, d’autre part, Gregor Reisch insère son raisonnement physique au sein d’un récit biblique, qui en constitue le contrepoint théologique. Au commencement, l’eau baignait la terre jusqu’à ses régions les plus élevées (Psaume 104, 5-6), à la façon d’une nuée (Nicolas de Lyre). Après avoir séparé les eaux des eaux (Genèse I, 6-7, Deuxième jour), le Créateur ordonne le rassemblement des eaux qui sont sous le ciel en un seul lieu (Genèse I, 9, début du Troisième jour, et Psaume 104, 8), un lieu qu’en revenant, d’ailleurs sans trop de souci de cohérence explicative, vers un langage commun aux physiciens et aux théologiens, Reisch désigne comme une concavité de la terre. La raison décisive de l’existence de l’œkoumène reste surnaturelle, comme l’indiquent encore les remarques finales de ce passage, extraites du Psaume 104 (versets 6 et 9). Gregor Reisch, comme le fera plus tard encore Münster dans son premier livre de la Cosmographia, s’inspire nettement de la position développée par Paul de Burgos (ca 1350-1435) dans ses Additiones aux Postillae de Nicolas de Lyre (1270-1349). L’évêque espagnol, dans la glose qu’il écrit à propos du troisième jour de la création et du rassemblement des eaux, avait tenté d’équilibrer le schéma aristotélicien par le récit de l’intervention surnaturelle de Dieu (illustration 19). Avant le Troisième jour, les sphères élémentaires se disposaient de manière parfaitement concentriques. L’intervention divine a bouleversé cette disposition naturelle : la sphère de l’eau a été éloignée, « abaissée » par rapport au centre de la sphère terrestre, qui coïncide avec le centre du monde, de telle sorte que la terre ferme puisse apparaître.
Nous tenons enfin le sens véritable de cette parole : que toutes les eaux se réunissent vers un même lieu. Cela signifie : Que toutes les eaux qui sont sous le ciel tendent vers un même lieu, c’est-à-dire vers un même centre distinct du centre de la terre ; que toutes les eaux se réunissent vers ce centre comme toutes les parties de la terre se réunissent vers le centre de la terre. […] L’eau ne recouvre pas toute la terre ; elle en laisse à découvert une certaine partie, selon ce que requiert la mutuelle distance des centres ; c’est pourquoi il est dit dans l’Écriture : Que la terre ferme apparaisse !67
19. Paul de Burgos, Additiones, dans Postillae Nicolai de Lyra super totam bibliam…, Nuremberg, 1481. Reconstitution du schéma de Paul de Burgos dans E. Grant, Planets, stars and orbs…, p. 634.

60La séparation des centres de gravité de l’eau et de la terre provoque donc l’émergence d’une terre ferme dans l’hémisphère nord, tandis que l’hémisphère sud reste recouvert par les eaux : la glose biblique s’accorde ici sans peine avec la doctrine physique et la représentation géographique traditionnelle, qui fait de l’œkoumène une île flottant sur l’océan.
61Même si Gregor Reisch privilégie, dans sa présentation du mouvement des sphères, l’explication « physique » par rapport au récit biblique (chez lui, c’est la terre qui bouge et non l’eau), il parvient à faire fusionner les deux régimes de discours pour parvenir à rendre compte de l’existence d’une terre émergée. Il y parvient pour une raison simple : les deux discours partagent les mêmes postulats aristotéliciens au sujet de la disposition des sphères élémentaires et, surtout, ils adoptent le même type de schéma temporel pour rendre compte de l’existence d’une terre émergée. Qu’il s’agisse d’un processus naturel de densification et d’« alourdissement » de la terre immergée, ou bien de l’intervention surnaturelle de l’auteur divin, il y a dans les deux cas d’abord deux sphères parfaitement concentriques, et ensuite un mouvement d’émergence de l’œkoumène. Tout se passe comme si la temporalisation du phénomène en constituait la rationalité même. Sur ce point, la lecture naturelle et la lecture surnaturelle sont strictement équivalentes. Elles peuvent être considérées toutes deux également comme des tentatives pour sauver, en l’adaptant – c’est-à-dire en le temporalisant – le cadre théorique aristotélicien lorsque celui-ci doit rendre compte d’un phénomène qui en menace la cohérence. Dans les deux cas, s’affirme l’idée que l’existence de la terre ferme est un résultat, un effet plutôt qu’un être propre. Le postulat de l’existence préalable des deux sphères n’a pas disparu.
62Pourtant, Gregor Reisch a semblé faire un pas dans le sens d’une remise en cause de ce schéma68. En s’écartant de la stricte allégeance à la doctrine aristotélicienne, il souligne le fait que « de la totalité de la substance de la terre et de l’eau a été constitué un unique corps sphérique ». Cette position avait été défendue avant lui par Albert de Saxe (1316-1390) dans ses Questions sur la Physique, puis par Pierre d’Ailly (1350-1420), dans ses Quatorze Questions sur la Sphère de Sacrobosco. Ceux-ci considéraient que le centre du monde correspond au centre de gravité de « l’agrégat constitué par la terre et l’eau »69, et que la terre et l’eau forment une même « gravité totale ». Pierre d’Ailly dit bien de la terre qu’elle « fait partie d’un agrégat qui est au milieu du monde » et qu’il en est de même pour l’eau. En affirmant cela, il installe l’idée de l’existence spécifique de cet agrégat, distinct des deux sphères élémentaires quoique formé à partir d’elles. Certes, Pierre d’Ailly et Gregor Reisch tout comme lui, en restent au postulat de l’existence préalable des deux sphères élémentaires. Leur position s’inscrit encore dans cette opération de relecture d’Aristote, effectuée à la lumière de la Genèse, que nous venons de décrire : au Deuxième jour, deux sphères ; au Troisième jour, un agrégat formé à partir des deux éléments. La cohérence de la doctrine est sauvegardée. Cependant, quelque chose change dès lors que cet agrégat est désigné comme « un unique corps sphérique », c’est-à-dire qu’est reconnue la spécificité de cet agrégat d’eau et de terre, qui constitue pour ainsi dire un être propre. Lorsque cette idée sera mise en relation avec les observations en provenance des navigations de découverte, le nouveau concept de Terre, articulant terre et eau en une réalité physique et géographique unifiée, pourra apparaître.
3. La géographie des découvertes et la nouvelle physique du globe
63Comme le note Edward Grant, ce nouveau concept n’est pas produit par les milieux scolastiques, même si ceux-ci vont ensuite se l’approprier70. Il faut préciser : le nouveau concept de la Terre n’est pas d’abord un concept de physique, mais plutôt un concept géographique, élaboré dans des milieux intellectuels qui non seulement se sont préoccupés de tirer les conséquences théoriques des découvertes portugaises et espagnoles, mais qui ont en outre joué un rôle d’anticipation ou d’accompagnement par rapport à ces mêmes découvertes. Les travaux de Thomas Goldstein et de William G. E. Randles ont montré que cette histoire – qui part de la transformation de la représentation de l’œkoumène, de sa forme, de son extension, de son contenu, de ses relations avec l’océan ainsi qu’avec la totalité du globe pris comme corps physique, et conduit jusqu’à la proposition finale d’une nouvelle conception de ce corps lui-même, comme globe constitué de façon homogène de terre et d’eau – concerne toute l’Europe, la péninsule ibérique, mais aussi l’Italie et l’aire germanique au premier chef. Mutation relativement rapide, comme Randles l’a souligné, puisque dans les années 1520 ou 1530 au plus tard, le basculement conceptuel est à peu près effectué. On peut cependant mettre en valeur deux moments majeurs dans ce processus intellectuel qui a conduit à la mise en place du nouveau concept. Le premier moment est florentin, et concerne la représentation de l’océan. Le second moment concerne la taille des terres découvertes dans l’hémisphère sud et, au-delà, la prise de conscience de la vraie grandeur du monde habitable.
Un nouveau concept de l’Océan
64On a beaucoup évoqué le rôle joué par Paolo Toscanelli dans le développement de l’entreprise colombienne. Plus précisément, on a fait ressortir l’impact qu’ont pu avoir sur le navigateur gênois la lettre et la carte envoyées par Toscanelli à Fernaõ Martins à Lisbonne en 1474. Colomb aurait demandé à l’humaniste florentin une copie de ces documents, et il y aurait trouvé, sinon l’inspiration, du moins l’élément d’une légitimation possible de son entreprise71. Comme on le sait, dans cette lettre, Toscanelli affirme en effet la possibilité d’atteindre les Indes en naviguant vers l’ouest. Et on ne pourrait, à vrai dire, obtenir de meilleure illustration de la différence qui sépare le plan du calcul et de la mesure d’une part, et celui de la proposition conceptuelle d’autre part, mais, surtout, de la subordination du plan de la mesure à celui du concept, que cette manière qu’ont Toscanelli puis Colomb de sous-estimer considérablement les distances nautiques qui séparent des Indes les rives occidentales de l’Europe, pour mieux mettre en valeur l’idée principale qui les anime, celle de la navigabilité de l’océan vers l’ouest72.
65Mais, sur le strict plan conceptuel, la lettre de Toscanelli ne se réduit pas à la désignation d’une nouvelle route possible pour atteindre l’Orient. Elle contient en outre, nous semble-t-il, un élément décisif :
Et ne vous étonnez pas si j’appelle Occidentales les contrées où se trouvent les épices, alors qu’on les appelle habituellement Orientales. C’est que, pour les navigateurs qui prendraient par l’hémisphère inférieur, ces contrées se trouveront toujours à l’Occident. Mais si l’on voyage par la terre et par l’hémisphère supérieur, on les trouvera toujours à l’Orient.73
66Texte étonnant, où sous les apparences d’un éclaircissement sémantique, la désignation géographique des valeurs d’orientation (est et ouest) établit en fait une proposition majeure pour la redéfinition du concept de Terre. Ce qui frappe en effet dans cette réflexion de Toscanelli, ce n’est pas la constatation, banale pour qui aurait un globe sous les yeux, de l’identité de l’Est et de l’Ouest74. C’est plutôt l’image qui est donnée de la surface de la Terre, comme constituée de deux parties (« supérieure » et « inférieure ») superposées et « orientées » pour ainsi dire dans des sens inverses, du point de vue du voyage. Deux espaces juxtaposés, qu’on peut résumer dans les séquences suivantes : hémisphère nord / masse terrestre / déplacement vers l’est ; hémisphère sud / masse océanique / déplacement vers l’ouest. En attribuant une fonction spécifique à chacun des deux hémisphères, Toscanelli, certes, ne rompt pas avec l’image traditionnelle de l’œkoumène, qui comme nous l’avons vu situe celui-ci dans la partie supérieure du globe, et se fait en outre l’écho des multiples pérégrinations continentales qui depuis le xive siècle ont entraîné les Européens à la découverte de l’Extrême-Orient.
67La nouveauté réside ailleurs : dans l’identité conceptuelle qui est affirmée entre les orientations opposées des déplacements terrestres de l’hémisphère nord et des déplacements nautiques de l’hémisphère sud. Double équivalence du point de vue de la géographie : d’une part entre les parcours inverses, d’autre part entre les supports spatiaux de ces parcours (la terre/ l’océan). Toscanelli nous conduit à l’idée d’une homogénéité générale, à la fois de la valeur des déplacements terrestres et maritimes à la surface de la Terre, et de la nature des espaces où s’effectuent ces déplacements. En d’autres termes, il constitue, dans l’usage et dans l’être, la surface de la Terre comme espace de circulation unifié et total. De façon plus circonscrite encore, il formule un nouveau concept de l’océan, qui n’est plus envisagé, à la manière de la cartographie médiévale, sous l’apparence d’un anneau qui entoure la terre habitée comme un « autre monde », qui n’est plus considéré comme inconnaissable, non habitable et non navigable75. Jusqu’alors considéré comme le domaine des marges fabuleuses, l’océan s’insère dorénavant dans le monde de l’humain, sous la forme la plus affirmée de l’acte d’humanisation : celle de la route ou du chemin.
68Mais n’oublions pas, en outre, que cette uniformisation générale du globe terrestre est réalisée sur un mode optatif : au moment où Toscanelli écrit ces lignes, les navigations vers l’occident, qu’il évoque, n’ont pas eu lieu. Certes, les humanistes florentins connaissent bien les initiatives portugaises (vis-à-vis desquelles ils ont pu jouer un rôle d’« expertise »76) et, symétriquement, les Portugais trouvent dans la cité toscane les cartes, les instruments et les analyses théoriques qui constituent comme une sorte de légitimation de leurs efforts77. En d’autres termes, la proposition de Toscanelli s’insère dans un processus dialectique marqué par l’alternance et la confrontation des anticipations cartographiques et des inductions nautiques, qui a caractérisé les relations entre Florentins et Portugais durant tout le xve siècle. Mais, si Toscanelli peut donc s’appuyer sur l’expérience des Portugais, il reste qu’au moment où il écrit sa lettre au chanoine de Lisbonne, l’équateur vient à peine d’être franchi, d’un ou deux degrés. Certes, les Portugais, progressant vers les Canaries, les Açores, Madère, les côtes africaines, ont pointé vers l’ouest, et approfondi leur connaissance de la haute mer. La lettre de Toscanelli s’inscrit dans la perspective de cette progression, comme un de ses prolongements. Mais il est clair que la navigation vers l’Orient, telle que l’envisage ici Toscanelli, c’est-à-dire par l’hémisphère sud, est de l’ordre du virtuel, du possible, ou de l’hypothèse, mais qu’elle n’a pas encore acquis la puissance de l’évidence d’un fait.
69Thomas Goldstein a montré de façon convaincante que Toscanelli reflète en les synthétisant les recherches qui se sont développées à Florence au xve siècle, en relation avec la diffusion de la Géographie de Ptolémée, ainsi qu’avec les navigations portugaises. Il a fait apparaître en outre le rôle décisif joué par la rencontre, au moment du concile de Florence (1439), entre les humanistes florentins et Gemistos Plethon. Ce dernier fait découvrir aux érudits italiens l’œuvre de Strabon, totalement inconnue d’eux jusqu’alors. La diffusion de la Géographie de Strabon est une conséquence de ces rencontres. La durée du Concile sera mise à profit par les uns et les autres pour mettre en œuvre une confrontation entre les conceptions géographiques straboniennes et ptoléméennes. C’est dans Strabon, justement, que Toscanelli et les Florentins trouvent, entre beaucoup d’autres choses, l’idée que le continent asiatique est baigné au sud et à l’est par l’océan Atlantique, et qu’il est donc possible, « partant de l’occident », d’atteindre les Indes en naviguant « par vent d’est »78. À la différence de Ptolémée, qui représente l’océan Indien comme une mer fermée (VII, 5), et qui ne conçoit pas l’océan comme une route possible, Strabon fournit aux Florentins la représentation d’une mer ouverte, navigable, et d’Indes accessibles par l’est. Strabon sera aussi une des principales sources que Christophe Colomb mobilisera à l’appui de son projet79. On peut supposer que Toscanelli, avant le navigateur gênois, adapte les propos de Strabon et les applique au contexte géographique de son époque.
70Que fait, par conséquent, Toscanelli ? Non seulement il met sur le même plan des mouvements inverses s’effectuant dans des espaces de natures différentes, mais surtout il établit une identité entre déplacements réels et déplacements possibles. Il considère d’un même coup d’œil le passé des caravanes orientales et l’avenir des navigations occidentales. Il anticipe sur l’expérience, ce qui revient à dire qu’il ne fait rien d’autre que de construire une nouvelle image mentale du globe terrestre (qui d’ailleurs s’incarne ou s’inscrit dans la carte qui accompagne le texte80) : une Terre dont la surface et les différents composants doivent être considérés comme homogènes du point de vue ontologique et unifiées du point de vue géographique. Une Terre comprise comme un espace de circulation généralisée, où l’océan n’est plus pensé comme l’Autre de l’œkoumène mais, sur le même plan et dans le même sens que le continent, comme une dimension de l’expérience géographique.
71La conception d’une Terre globale que Toscanelli met en place reste cependant marquée par la vision ancienne de l’œkoumène : celui-ci se trouve situé dans l’hémisphère nord, et baigne pour ainsi dire dans l’océan. La transformation du concept d’océan en voie navigable n’a pas modifié encore la conception des relations générales entre la terre et l’eau au sein du globe terrestre, comme on peut le voir sur la carte qu’il envoie à Fernaõ Martins (telle qu’elle a été reconstituée par H. Wagner en 1894), ou encore sur le globe de Martin Behaim (illustration 20). La mise au jour d’une quatrième partie du monde va faire surgir, sur ce point, un élément décisif.
La taille des nouvelles terres
72Le second moment majeur de cette fabrication intellectuelle, au sein de la géographie, d’une nouvelle image de la Terre, et des relations entre les éléments terrestres et aquatiques dont elle est composée, doit être rattaché à l’exploration, par les Portugais, des côtes du Brésil (1501), et surtout à la lettre que Vespucci envoie en 1502 à Lorenzo di Pier Francesco dei Medici, lettre traduite, imprimée et diffusée dès 1503-150481. Le texte de cette lettre montre que son auteur possède une conscience claire des conséquences épistémologiques des faits qu’elle rapporte :
Ces jours derniers, je me suis suffisamment étendu dans mes lettres sur mon retour depuis ces régions nouvelles que, grâce à la flotte, à l’argent et au mandat confiés par le Sérénissime Roi du Portugal, nous avons recherchées et découvertes ; il nous est permis de les appeler le Nouveau Monde, puisqu’on en eut chez nos ancêtres nulle connaissance, et que c’est là chose absolument nouvelle pour ceux qui en entendent parler, et qui dépasse les estimations de nos anciens, lesquels disent pour la plupart qu’au-delà de la ligne de l’équinoxe, et vers le sud, il n’y a pas de continent, mais seulement une mer qu’ils appelèrent « Atlantique » ; et s’il y en eut pour assurer qu’il y avait là un continent, ils refusèrent, pour bien des raisons, que ce fût une terre habitable.
Mais que cette opinion fût fausse et absolument contraire à la vérité, ce tout dernier voyage, que je viens de faire, l’a prouvé, puisque j’ai découvert dans ces contrées du sud un continent plus riche en populations et en animaux que notre Europe, ou que l’Asie, ou que l’Afrique, et doté, en outre, d’un air plus tempéré, plus agréable qu’en aucune région connue de nous…82
20a. Carte de Toscanelli (1474), reconstituée par H. Wagner.

20b. Dessin d’après le Globe de M. Behaim (1492), dans A. Ronsin, Découverte et baptême de l’Amérique.

73Ce texte n’est pas seulement un démenti à la doctrine des zones qui, comme nous l’avons vu, empêchait toute idée d’un peuplement ailleurs que dans l’hémisphère boréal. L’expédition portugaise permet en outre, en révélant l’existence d’une longue ligne de côtes83, d’établir la fausseté du schéma scolastique concernant les relations entre la terre et l’eau. La découverte d’une terre de très grande taille, comparable dans son extension aux parties de l’« ancien » monde, constitue en effet une remise en cause, à la fois sur le plan de la géographie et sur celui de la physique, de la représentation de la Terre héritée de l’aristotélisme. Sur un plan strictement géographique, il n’est plus possible, comme le croyait encore Toscanelli, de considérer que l’extension de l’œkoumène se limite à la partie supérieure du globe terrestre. Il faut penser un autre monde habitable, d’autres peuples, d’autres manières de vivre, d’autres paysages. Le rappel discret de l’hypothèse des Antipodes est un pas dans cette direction. Il faut s’habituer à l’idée d’un œkoumène plus vaste que celui qu’envisageait les Anciens et, surtout, d’une forme différente.
74La prise de conscience de cette grandeur du monde est ancienne. Les voyageurs qui depuis le xiiie siècle parcourent les routes de l’Asie ont transmis à l’Europe cette révélation de l’immensité de l’espace terrestre, au sein duquel l’Europe, somme toute, n’occupe qu’une place modeste. Guillaume de Rubrouck, envoyé par saint Louis en ambassade auprès du Grand Khan (1253-1255), avait commencé, rappelle Michel Mollat, par évaluer la longueur de ses étapes en prenant comme unité de mesure la distance de Paris à Orléans. Les quelque vingt-cinq mois de son périple le conduisent à une tout autre mesure de l’espace, à une nouvelle perception des distances : à son retour, il juge « faible » le délai de quarante jours qui sépare Constantinople de Cologne. Vingt ans plus tard, Étienne Raymond déclare qu’il a « vu et expérimenté » que la Chrétienté n’occupe que le vingtième du monde habité84. La recherche, le long des côtes africaines, du passage vers l’Orient, provoque chez les navigateurs portugais un même sentiment de terre interminable. La cartographie donnera une forme et une mesure à cette nouvelle perception de l’espace de l’œkoumène. Progressivement, la taille du monde connu va augmenter sur les cartes, en longitude comme en latitude. L’œkoumène d’Henricus Martellus, en 1489, a dépassé les 180° de longitude que lui attribuait Ptolémée, il s’étend désormais sur 275° de longitude. La découverte de l’Amérique, telle que la rapporte Vespucci, renforce ce sentiment de la grandeur de la Terre.
75On pourrait trouver une traduction graphique de cette prise de conscience dans la Tabula terre nove que Martin Waldseemüller insère dans l’édition de la Geographie de Ptolémée publiée en 1513 à Strasbourg (illustration 21). Cette carte, dans son ambivalence, nous paraît très significative du sentiment d’étonnement, plus exactement du sentiment de rupture avec les anciens ordres spatiaux, qui ont dû accompagner, chez les cosmographes de la Renaissance, la reconnaissance de ces terres inconnues. Dans la relation de son premier voyage à François Ier, Giovanni Verrazano révèle que cette terre inconnue des Anciens s’étend sur 120° de latitude, plus que l’Europe et l’Afrique réunies. C’est cette disproportion de l’espace des terres nouvelles par rapport au monde ancien que la carte de Waldseemüller exprime déjà. Au sein même du cadre ordonné par le système des coordonnées, ce qui frappe c’est la différence, voire la disproportion des échelles entre les parties orientales et occidentales de la carte, entre le vieux monde et le nouveau monde. Au cœur même d’un effort de rationalisation cartographique, un autre événement se joue, sur le plan du sens et du concept : la rupture de l’échelle cartographique traduit la rupture qu’entraîne la rencontre des nouveaux mondes vis-à-vis des anciennes catégories spatiales. Rappelons ce qu’affirmait en 1493, sur la base de l’expérience des voyageurs et des navigateurs, Jérôme Münzer à Jean II : il n’est pas vrai que l’œkoumène n’occupe qu’un quart de la surface du globe terrestre.
21. M. Waldseemüller, Tabula Terre Nove, dans Ptolémée, Geographia, Strasbourg, 1513.

76C’est au moment où un concept change de sens qu’il a le plus de sens, dit Bachelard dans Le nouvel esprit scientifique. Cette carte dans laquelle Waldseemüller tente de représenter le nouveau monde exprime, semble-t-il, une situation épistémologique où le sens du concept de Terre est en train de changer, et où il s’agit de formuler graphiquement une autre proposition conceptuelle, où il s’agit d’installer un nouveau sens pour le concept de Terre (plus précisément : de monde habitable, d’orbis terrarum). La carte ne reflète pas seulement l’information et les lectures du cartographe. Elle traduit en outre ses hésitations et ses décisions quant à la position, la forme, la nature ou l’identité géographique du nouveau monde.
77Mais elle répercute, surtout, les tensions intellectuelles dans lesquelles il se trouve placé lorsqu’il s’agit de saisir intellectuellement et graphiquement la taille des terres nouvelles par rapport au monde terrestre considéré dans sa totalité et par rapport à l’ancien monde. Il faut souligner le fait que cette carte est, très exactement, « monstrueuse »85, c’est-à-dire dissymétrique, qu’elle ne respecte pas les exigences de la commensurabilité, de la proportion ou de la convenance internes entre les parties et entre les parties et le tout, qui peuvent être attendues, selon les canons esthétiques et philosophiques de la Renaissance, dans la représentation d’un monde (monde : ordre et beauté)86. Rappelons un point, décisif : lorsque le premier traducteur de la Geographie de Ptolémée, Jacopo Angelo, présente l’ouvrage à Alexandre V, le thème principal qu’il développe dans sa dédicace est celui justement de la proportion et de la symétrie que la méthode ptoléméenne permet d’établir dans la représentation cartographique des différentes parties de l’œkoumène, proportion qui est à la fois entre les parties elles-mêmes et entre les parties et le « tout général ». L’espace cartographique ptoléméen est ordonné de telle manière qu’il est possible, dit Jacopo Angelo, « de partager la terre habitée en plusieurs tables tout en maintenant une relation juste par rapport au tout ». En d’autres termes, la cartographie ptoléméenne donne à la représentation du monde une échelle ou une mesure communes, soit la possibilité de circuler sans perte, intellectuellement et graphiquement, entre le local et le global. C’est par cette conception « proportionnée » de l’espace et de sa représentation que Ptolémée a pu entrer en communication avec la culture humaniste de la Renaissance et, d’un certain point de vue, lui servir de modèle pour certaines de ses opérations, aussi bien dans la science que dans l’art (la perspective)87.
Celui qui veut traiter de la cosmographie, affirme Luca Pacioli en 1494, verra la nécessité du nombre, de la mesure et de la proportion, comme cela est démontré par tous les Anciens : Ératosthène, Strabon, Marin, Ptolémée […].88
78La géographie est une certaine manière de voir la surface de la Terre par l’intermédiaire du nombre, de la mesure et de la proportion. Et les méthodes ptoléméennes rendent possible une telle représentation, visuellement ordonnée, du monde. Comme le dit Denis Cosgrove, la cartographie, lorsqu’elle descend la hiérarchie des échelles ptoléméennes, « sert à révéler la proportion et l’harmonie à tous les niveaux de la création »89.
79Or, élaborées selon les méthodes ptoléméennes, la carte de Waldseemüller semble pourtant avoir perdu, pour ce qui concerne les rapports entre les espaces qu’elle représente, le sens de la mesure commune entre les parties du monde, le sens de l’échelle commune qui définit de manière interne une bonne forme pour la représentation du monde. Cette carte ne manifeste pas cependant une défaillance quant à la maîtrise technique de l’outil graphique, et elle reflète selon nous plus qu’un défaut d’information ou une simple prudence. Inachevée sur ses bords, disproportionnée dans ses rapports internes, traduisant une réelle hésitation quant à la mesure véritable du monde, elle est l’expression formelle d’une crise dans la définition et dans la compréhension de ce qu’est le monde terrestre. On peut considérer qu’une bonne partie de l’effort des cartographes du xvie siècle, jusqu’à Mercator, consistera à résoudre ce problème de compréhension, en cherchant à restituer, sur le plan graphique, une mappemonde proportionnée90.
80Corrélativement, sur le plan de la « philosophie naturelle » ou de la physique, l’émergence, si l’on peut dire, de cette masse de terre à l’étendue considérable (l’auteur du Mundus Novus parle d’un continent, et en 1512, Johannes Cochlaeus rappelle que ce pays découvert par Vespucci est aussi vaste que l’Europe tout entière), conteste l’affirmation scolastique selon laquelle il y a dix fois plus d’eau que de terre dans le monde élémentaire. L’expérience des navigateurs vient donc démentir la doctrine des « philosophes », en conclura Volaterranus :
il n’est pas raisonnable de croire autre chose que ce qui apparaît, parce qu’il n’y aurait pas de lieu pour l’eau, si, comme les philosophes le disent, il y avait dix fois plus d’eau que de terre.91
81Le vocabulaire de Volaterranus est encore celui de la Genèse : les eaux ont été rassemblées en un lieu. Mais l’expérience géographique implique désormais de dissocier le cadre biblique et la physique aristotélicienne. Il y a plus de terre que ne le prévoyait la doctrine. Il suffit, pour s’en rendre compte, de considérer une mappemonde récente, celle réalisée en 1507 par Waldseemüller par exemple (illustration 22), comme le fait selon toute vraisemblance Copernic au moment où il rédige le chapitre 3 du livre I de son grand ouvrage, Des Révolutions des orbes célestes, chapitre qu’il intitule : Quomodo terra cum aqua unum globum perficiat92. Cette carte nous présente encore, selon la leçon ancienne, le monde habité comme une sorte d’île entourée par l’océan. Pourtant, quelque chose a changé à l’intérieur du cadre de l’image : la part laissée à l’océan a été réduite, au profit de l’extension nouvelle de l’œkoumène. Cette carte nous dit qu’il y a plus de terre que d’eau à la surface du globe. Plus généralement, la géographie invite à penser un autre mode d’extension spatiale pour l’eau, parce que la terre elle-même s’est révélée sous la forme, et à l’échelle, d’un autre espace.
22. Martin Waldseemüller, Universalis cosmographiae secundum Ptholomaei traditionem et Americ Vespucii aliorumque lustrationes, Saint-Dié, 1507 (fac-similé de 1903).

82Dans cette perspective, tout un faisceau d’arguments destinés à faire preuve va être progressivement assemblé au cours des années 1510-1530. Ces arguments appartiennent à des registres divers, géométriques, astronomiques, géographiques. Ils ne sont pas tous récents. Certains peuvent même être considérés comme des adaptations de Sacrobosco. Mais ils tendent tous à la même conclusion : montrer que la terre et l’eau ne forment qu’un seul globe, avec un seul centre, à la fois de grandeur et de gravité. Pour parvenir à cette conclusion, les cosmographes s’efforcent de démontrer que la surface de l’eau et celle de la terre partagent une même rotondité. Ils invoquent pour cela l’exemple des éclipses de lune, que deux observateurs séparés par une même distance d’est en ouest aperçoivent avec un même intervalle de temps, qu’ils soient sur la terre ou bien sur l’eau. Ils rapportent les mesures des marins, qui établissent
qu’à un degré du ciel correspond un même nombre de lieues ou de milles sur terre et en mer : ce ne pourrait être le cas si tous deux ne formaient pas une seule sphère.93
83Plus généralement, ils cherchent à mettre en valeur le fait que, de l’est à l’ouest et du nord au sud, que ce soit sur la terre ferme ou bien sur les océans, l’eau et la terre conservent la même convexité et les mêmes rapports de proportion, bref qu’ils composent un seul et même globe et possèdent le même centre. Parce qu’ils sont considérés comme des ensembles géographiques homogènes et articulés au sein de l’image d’un monde terrestre renouvelé, l’élément de l’eau et celui de la terre ne sont plus envisagés comme des réalités physiques séparées, mais plutôt comme les composants d’une entité à laquelle on va se mettre à attribuer un être physique propre et autonome : le globe terraqué94.
Un nouveau concept de la Terre : une sphère unique composée de terre et d’eau
84Même si, comme on a pu le penser, Joachim Vadian95 n’est pas le premier à tirer les conséquences épistémologiques du désaveu de la doctrine aristotélicienne par les marins, il semble bien qu’il faille lui attribuer la paternité de ce nouveau concept de la Terre. En effet, dès 1515, dans la lettre qu’il adresse à Rudolph Agricola en réponse à une question de celui-ci sur l’existence des Antipodes, l’humaniste de Saint-Gall établit de manière à la fois synthétique et explicite la nouvelle formule cosmographique des relations entre la terre et l’eau. L’image qu’il propose à son correspondant n’est peut-être pas la plus appropriée à la nouvelle répartition des masses continentales (signe que Vadian reste imprégné de la vision ancienne de l’œkoumène), mais elle s’appuie sur une conception géophysique qui est quant à elle tout à fait claire :
Si tu comprends que la masse entière de la terre habitée est ronde, comme non seulement les mathématiciens mais aussi les physiciens l’accordent, conçois-la comme une sorte de motte de terre qui émerge en partie de l’immense océan, et qui constitue en même temps avec l’eau une rondeur, dans laquelle elle est en partie cachée et en partie émergée [ut quasi cespes ex amplissimo oceano parte sui emineat, & una rotunditate sese aquamque simul, in quam partim latet partim eminet absolvat].96
85L’affirmation est reprise un peu plus loin par Vadian :
La terre […] et les eaux qui l’entourent constituent un globe… [terra […] una cum circumfluis undis globum absoluit]97
86Nous n’avons plus, en réalité, affaire ici à deux sphères, ni même, comme l’envisageait encore Gregor Reisch, à la constitution à partir de deux sphères d’un corps composé de terre et d’eau et doté de deux centres. Il faut considérer ensemble la terre et l’eau, qui constituent un seul et même être géographique.
87La force de la proposition de Vadian tient sans doute à ce qu’il rassemble en une même argumentation les trois références principales qui peuvent servir à modéliser une nouvelle image de la Terre, et ainsi à en légitimer une nouvelle pensée : Cratès, Vespucci (par l’intermédiaire de la Cosmographiae introductio de Waldseemüller), Strabon. Le schéma cratésien ne permet pas seulement à Vadian d’affirmer à Agricola l’existence des Antipodes, il lui fournit en outre, comme nous l’avons déjà dit, le modèle grâce auquel il peut donner une signification intellectuelle aux découvertes en leur attribuant une valeur spatiale. L’appel à Strabon ne doit pas surprendre dans ce contexte. Vadian retrouve dans la Géographie les phrases sollicitées avant lui par Toscanelli et les Florentins :
Strabon, au livre III, suppose certainement que la terre et la mer ont une même rondeur, et qu’elle forme avec les eaux une seule et même surface.98
88Strabon est mis au service de la nouvelle vision du monde terrestre. De même, l’existence de l’Amérique, telle qu’elle est rapportée par Vespucci, renforce aux yeux de Vadian non seulement le désaveu de la doctrine des zones et l’affirmation de l’habitabilité de l’hémisphère sud, mais surtout la conception d’une articulation ou d’une imbrication étroite de l’eau et de la terre, c’est-à-dire de leur commune implication dans l’existence géographique de l’être humain.
89Terminons cette courte histoire par une nuance. Si la nouvelle vision du globe terrestre est établie en Europe à la fin des années 1520, elle n’est pas encore tout à fait opératoire. Certes, elle est présente chez Melanchthon, Apian, Finé ou Margalho. Mais en 1544, un esprit aussi averti des réalités géographiques nouvelles que Sebastian Münster, quoique relativement proche de Vadian, se contente de démarquer Reisch et Paul de Burgos dans le premier livre de sa Cosmographia99. L’unification des conceptions géographiques, astronomiques, et physiques, du globe terrestre, ne sera vraiment effective que dans la seconde moitié du xvie siècle, chez Clavius, et avant lui Gaspar Peucer :
Que la terre et l’eau qui l’entoure et la pénètre, forment ensemble un seul globe, limité par une seule et même surface convexe – la terre s’ouvrant ici pour permettre à l’eau de pénétrer dans ses cavités, et ailleurs s’élevant et se resserrant dans les eaux entre ses rivages comme si ces derniers étaient des barrières, afin qu’elle devienne le lieu où les créatures vivantes peuvent vivre – est avant tout démontré par les voyages au cours desquels un grand nombre de vastes pays ont été découverts dans toutes les directions de la boussole, pays dont l’existence a été clairement établie, et il a été ainsi démontré que les parties basses de la terre ne sont pas, comme certains l’ont imaginé, entourées par les eaux comme une sangle tandis que les parties hautes en sortiraient, et que la terre ne flotte pas comme une pomme sur les eaux, ni que l’hémisphère inférieur plonge dans les eaux tandis que le supérieur en émerge. Mais il est clair que la terre constitue, ensemble avec les eaux, un seul corps de forme sphérique, les deux éléments s’intriquant mutuellement l’un dans l’autre, tout en maintenant ce qui les distingue l’un de l’autre, certaines parties de la terre étant élevées et les autres creuses et remplies par les eaux.100
90On retrouve dans ce que dit Peucer le même argument providentialiste qu’utilisait Sacrobosco, à propos du lieu de vie des créatures vivantes. On reste, de ce point de vue, à l’intérieur de la même lignée problématique. Pourtant, dans le prolongement de Vadian, Peucer achève en un sens l’histoire de ce problème. Les voyageurs ont montré que la terre habitable était beaucoup plus étendue (dans toutes les directions de la boussole) qu’on ne le pensait auparavant, et par là ont conduit à une autre expérience et enfin à une autre image du globe terrestre.
Notes de bas de page
1 J. Brotton, Trading Territories. Mapping the Early Modern World, p. 46-86. Voir également F. Relaño, The Shaping of Africa. Cosmographic Discourse and Cartographic Science in Late Medieval and Early Modern Europe, Aldershot, Ashgate, 2002.
2 Voir les synthèses de M. Mollat, « Le Moyen Âge », J. Favier, Les grandes découvertes, p. 440 et suivantes, V. Magalhaes Godinho, Os Descobrimentos e a economia mundial. Pour les navigations portugaises, voir J. Bensaude, Histoire de la science nautique portugaise à l’époque des grandes découvertes, 7 vol., et L. de Albuquerque, Historia de la navigacion portuguesa.
3 A. de Cadamosto, Voyages, cité dans Randles, « Le Nouveau Monde, l’Autre Monde… », p. 353.
4 M. Pastoureau, Voies océanes. Cartes marines et grandes découvertes, p. 50-57.
5 S. Münster, Cosmographie universelle, Bâle, 1552, p. 41 et p. 72 (orthographe modernisée).
6 Cette répartition des attributions est développée dans l’histoire des découvertes proposée par Francesco Guicciardini dans son Histoire d’Italie (1537-1540) : les navigations des Portugais ont démontré « l’erreur de ces opinions et de ces présupposés » des Anciens qui considéraient la zone torride comme inhabitable en raison de sa chaleur « et que de notre hémisphère on ne pouvait accéder aux terres situées sous la zone torride ni à celles qui au-delà d’elle s’étendent vers le pôle Sud ». « Mais plus extraordinaire encore a été la navigation des Espagnols » : « […] Christophe Colomb, et après lui le Florentin Amerigo Vespucci, et par la suite beaucoup d’autres, ont découvert d’autres îles et de très grands pays de terre ferme […] ; et il s’agit d’une telle étendue de territoires nouveaux que c’est, sans comparaison aucune, une étendue plus grande que l’ensemble des terres habitées dont nous avions connaissance jusque-là », Histoire d’Italie, livre VI, chap. IX, p. 452-457. On trouve la même structure d’attribution chez les humanistes allemands de la première moitié du xvie siècle. Voir sur ce point K. A. Vogel, « L’écho des découvertes dans la littérature géographique allemande de la première moitié du xvie siècle », p. 295-308.
7 Diego Gomes, De prima inventione Guinee, Ms, fol. 273 v (cité dans R. Hooykaas, Humanism and the Voyages of Discovery in 16th-Century Portuguese Science and Letters, p. 104).
8 Itinerarium, cité dans W. G. L. Randles, De la terre plate au globe terrestre. Une mutation épistémologique rapide (1480-1520), p. 36.
9 De la terre plate…, p. 39. À vrai dire, il faudrait nuancer ce propos, en le mettant en relation avec l’apparition concomitante de la distinction entre cosmographie et géographie : si la doctrine des zones n’est pas opératoire dans le discours géographique, elle ne disparaît pas du registre cosmographique.
10 Apian, Cosmographie, p. 13. Voir aussi Joannes Stöffler (un des maîtres de S. Münster) : « … où est donc cet Océan infranchissable pour les navires, où donc cette zone torride inaccessible à qui que ce soit ? », In Procli Diadochi… Sphaeram mundi…, Tübingen, 1534, fol. 54v.
11 J. Vadian, Habes lector : hoc libello, Rodolphi Agricolae… ad J. Vadianum…, Vienne, 1515, fol. C2 r.
12 Habes lector…, fol. C4 v. Vadian aborde à nouveau longuement la question dans son commentaire à Pomponius Mela. À propos de la réception des découvertes dans le monde germanique au début du xvie siècle, voir le travail important de K. A. Vogel, « Amerigo Vespucci und die Humanisten in Wien. Die Rezeption des geographischen Entdeckungen und der Streit zwischen Joachim Vadian und Johannes Camers über die Irrtümer der Klassiker », p. 53-104.
13 Cité dans W. G. L. Randles, « Sur l’idée de la découverte », p. 19.
14 Pierre Martyr d’Anghiera, Opus epistolarum, lettre 181.
15 L. Jardine, Worldly Goods. A New History of the Renaissance, chap. 1 : « Conditions for change : Goods in profusion », p. 35-90.
16 D. N. Livingstone, The Geographical Tradition. Episodes in the History of a Contested Enterprise, p. 56.
17 J. Starobinski, Montaigne en mouvement, p. 158.
18 R. Hooykaas, « The Portuguese Discoveries and the Rise of Modern Science », p. 579.
19 Duarte Pacheco Pereira, Esmeraldo de Situ Orbis, Ms, 1506, cité par Randles, De la terre plate au globe terrestre…, p. 38.
20 R. Hooykaas, Humanism and the Voyages of Discovery…, p. 14. Voici ce qu’écrit au roi du Portugal Jean II, le 14 juillet 1493, à propos de la traversée de l’Atlantique, mais avant que la découverte colombienne ne lui fût connue, le médecin de Nuremberg Jérôme Münzer : « Un grand nombre d’arguments prouvent, sans doute aucun, qu’en peu de jours cette mer peut être traversée et permettre d’atteindre le Cataye oriental. Il ne faut pas prendre en considération Alfragan et autres savants sans expérience qui ont affirmé qu’un quart seulement de la terre est émergé et que les trois autres quarts se trouvent noyés sous la mer ; car sur les sujets concernant les terres habitables il vaut mieux se fier à l’expérience et aux preuves historiques qu’aux imaginations fantastiques. Tu sais pertinemment que beaucoup d’astronomes éminents ont nié l’existence de lieux habitables sous les tropiques et l’équateur. Par tes expériences, tu as prouvé que ces assertions étaient vaines et fausses. » (traduction M. Mahn-Lot, La découverte de l’Amérique, p. 100)
21 Voir encore, à la fin du xvie siècle, Jean de Léry : « … j’ay veu un de nos Pilotes nommé Jean de Meun, d’Harfleur : lequel, bien qu’il ne sceut ny A, ny B, avoit neantmoins, par la longue experience avec ses cartes, Astrolabes, et Baston de Jacob, si bien profité en l’art de navigation, qu’à tout coup, et nommément durant la tormente, il faisoit taire un sçavant personnage (que je nommeray point) lequel cependant estant dans nostre navire, en temps calme triomphoit d’enseigner la Theorique ». (Histoire d’un voyage faict en la terre du Bresil, chap. IV, p. 141).
22 L. Camões, Les Lusiades, V, 17, p. 199.
23 Martin Fernandez Enciso, Suma de geographia, Séville, 1519, colophon.
24 Garcia de Orta, Coloquios dos simples e drogas e cousas mediçinais da India, Goa, 1563, coloq. XV, p. 60r.
25 Voir K. W. Butzer, « From Columbus to Acosta : Science, Geography, and the New World » et, pour ce qui concerne la question de la représentation graphique de la faune et de la flore du Nouveau Monde, la synthèse de V. Dickenson, Drawn from life. Science and art in the portrayal of the New World (bibliographie).
26 Cette exigence se fait jour dès 1526, dans le livre de Fernandez de Oviedo, Natural Hystoria de las Indias, publié à Tolède, premier ouvrage consacré aux animaux, aux plantes et aux minéraux d’Amérique à être parvenu aux Européens. Voir L. Pinon, Livres de zoologie de la Renaissance. Une anthologie (1450-1700), p. 68-69.
27 Aristote, Traité du ciel, I, 9, 277b, p. 41.
28 P. Nunes, Tratado em defensa, vol. 1, p. 175. Dans un éloge au roi Jean II, en 1489, l’humaniste italien Politien dit : « Car qu’as-tu fait d’autre, je le demande, ô notre roi, que de découvrir d’autres terres, une autre mer, d’autres mondes et enfin d’autres astres, que de les faire sortir des ténèbres éternelles, et je dirais de l’ancien chaos, pour les ramener à la lumière commune ? », Epistolarum libri XII, Lyon, 1539, p. 304.
29 L. Camões, Les Lusiades, V, 26.
30 Sur l’importance et les multiples formes de ce travail de « relocalisation » effectué par les intellectuels européens, voir A. Pagden, European encounters with the New World, chap. 1-3.
31 Voir les pages de Pagden, European encounters…, p. 99 et suiv., sur l’insertion de la figure de Colomb comme modèle du découvreur dans la généalogie de la science moderne, et sur la progressive définition de l’époque moderne comme « époque de Colomb » (A. de Humboldt).
32 Novum Organum, I, 84. Remarquons que, de façon significative, Bacon reprend les termes (terre, mer, étoiles) déjà utilisés par Politien et Nunes. L’utilisation de la découverte géographique dans le cadre d’une argumentation philosophique sur la connaissance se trouve déjà chez Pomponazzi : dans son cours du 18 mars 1523, celui-ci s’appuie sur une lettre de Pigafetta à propos de l’habitabilité de l’hémisphère sud pour argumenter en faveur d’un abandon de la « raison » au bénéfice de « l’expérience », lorsque celles-ci sont en conflit (voir A. Pagden, European encounters…, p. 90-91).
33 F. Bacon, Du progrès et de la promotion des savoirs, p. 102-103. Rappelons que la devise plus ultra évoquée par Bacon est celle de Charles Quint. Voir les remarques de Marcel Bataillon sur l’évolution « géographique » du sens de cette devise dans « Plus oultre », dans Fêtes et cérémonies au temps de Charles Quint (J. Jacquot éd.), p. 23-27.
34 À peu près dans les mêmes années, Képler déclare à Galilée qu’il y a une énorme différence entre « la spéculation théorique et l’expérience visuelle, entre la discussion de Ptolémée sur les Antipodes et la découverte du Nouveau Monde par Colomb » (cité dans A. Pagden, European encounters…, p. 91).
35 C. Colomb, Œuvres complètes, p. 208-217. Les autres expéditions colombiennes (1493/1496, 1498/1500, 1502/1504) ne bénéficient pas de la même publicité. Seul le quatrième voyage fait l’objet d’une Lettre, très faiblement diffusée, écrite aux souverains espagnols le 7 juiller 1503 depuis la Jamaïque (publiée à Venise en 1505). Les second et troisième voyages sont connus par le Journal de Colomb, aujourd’hui perdu, mais qu’utilisent les premiers historiens de la découverte, tels Las Casas (1552). Voir N. Broc, La géographie de la Renaissance (1420-1620), p. 21-25, ainsi que les introductions historiques de M. Lequenne à C. Colomb, La découverte de l’Amérique.
36 Le recueil des Quatuor Navigationes est le titre sous lequel la Lettre à Soderini (qu’aurait adressée Vespucci à l’un de ses amis, Pier Soderini, gonfalonier de Florence, et publiée en 1505 sous le titre Lettera di Amerigo Vespucci delle isole nuovamente trovate in quatro suoi viaggi) est traduite en latin et insérée dans la Cosmographiae Introductio de Waldseemüller (1507). Le succès des Quatuor Navigationes au xvie siècle répond à la diffusion de l’ouvrage des érudits de Saint-Dié. On sait que l’authenticité des premier (1497-1498) et quatrième (1503-1504) voyages de Vespucci est mise en doute. Les second (1499-1500) et troisième (1501-1502) voyages sont attestés, en partie par des lettres de Vespucci réunies dans le Codex Vaglienti, et publiées par A. Magnaghi, dans Amerigo Vespucci. Studio critico, Rome, 1926. La tradition historiographique, jusqu’à une date récente, s’est accordée sur la thèse selon laquelle il y avait de fortes chances que le Mundus Novus aussi bien que la Lettre à Soderini soient en réalité des forgeries florentines (Voir M. Mahn-Lot, La découverte de l’Amérique…, p. 123-126). L’historiographie la plus récente est plus réservée. Il serait possible, en effet, que les deux lettres publiées aient été le produit de deux opérations éditoriales distinctes, que leurs auteurs aient opéré non à Florence, mais à Lisbonne même, avec une participation plus ou moins directe de Vespucci, et enfin que ce dernier ait pu effectuer un nombre plus élevé de voyages transatlantiques, même si ceux-ci n’eurent pas tous une égale importance pour la connaissance du nouveau monde. Voir I. Luzzana Caraci, « Alle origini della geografia d’America. Le prime edizioni del Mundus Novus », que je reprends sur ce point. Les textes du Pseudo-Vespucci sont disponibles en français dans le recueil intitulé Le Nouveau Monde. Récits de Christophe Colomb, Pierre Martyr d’Anghiera, Amerigo Vespucci. Voir aussi Amerigo Vespucci : la vita e i viaggi, L. Formisano éd.
37 J. S. Romm, The Edges of the Earth in Ancient Thought. Geography, Exploration, and Fiction, p. 216- 217.
38 Lettre de Vespucci à Lorenzo di Pietro Medici (codex Vaglienti), trad. dans M. Mahn-Lot, La découverte…, p. 109.
39 Typi cosmographici et declaratio et usus, per Sebastianum Munsterum, dans S. Grynaeus, Novus Orbis regionum ac insularum veteribus incognitarum, una cum tabula cosmographica, & aliquot aliis consimilis argumenti libellis, quorum omnium catalogus sequenti patebit pagina, Bâle, 1532. La même idée sera développée dans la préface de l’édition de la Geographie de Ptolémée en 1540.
40 Je cite la traduction de Louis Guillouard, De l’état des connaissances géographiques quarante ans après la découverte de Nouveau Monde d’après S. Münster, p. 36.
41 Essais, livre III, chapitre VI, p. 886.
42 W. G. L. Randles, « Le Nouveau Monde… », p. 347-382. On trouve ce terme dans deux lettres de Pierre Martyr d’Anghiera, la première datée du 1er novembre 1493 (« Colomb, cet illustre découvreur du Nouveau Monde »), la seconde du 13 novembre 1494 (« chaque jour on apprend des choses étonnantes sur le Nouveau Monde découvert par Colomb »). Voir maintenant P. Martyr d’Anghiera, Décades du Nouveau Monde. I - La décade océane, et en particulier la Première Décade, II, 1, p. 35 : « Tu réitères ton souhait de connaître des informations sur le Nouveau Monde [Orbe Novo]… »
43 Ainsi par exemple ce que dit l’imprimeur Valentim Fernandes dans le prologue de son édition des voyages de Marco Polo, publiée à Lisbonne en 1502 : « De même, ce Roi Jean II put contempler cette autre [terre promise] du Cap de Bonne-Espérance. Qu’il est noble ce Cap, et quelle belle renommée d’espoir que ce nom, qui lui fut accordé non par l’intelligence humaine mais par la Divine Providence. C’est elle qui choisit Bartholomeu Dias […] pour être digne comme Josué d’entrer dans ce nouveau monde que nous pouvons bien appeler la terre promise. » (cité par Randles, « Le Nouveau Monde… », p. 358-359)
44 Raffaello Maffei, dit Volaterranus, Commentariorum urbanorum libri XXXVIII, Rome, 1506 (j’utilise l’édition bâloise de 1530, fol. 4 v).
45 W. G. L. Randles, « Le Nouveau Monde… », p. 349.
46 On devrait souligner sur ce point l’univers de pensée prophétique et eschatologique dans lequel Christophe Colomb, marqué par le messianisme de la spiritualité franciscaine, inscrit son entreprise de découverte. Colomb a lu Joachim de Flore, qu’il évoque longuement dans le Livre des prophéties. Lorsque, au troisième voyage, il s’approche du golfe de Paria, Colomb a conscience de s’approcher du Paradis terrestre. Plus globalement, la rencontre du Nouveau Monde est comprise sous les espèces de la restitutio omnium rerum, « ramenant l’univers créé à son point originel d’harmonie et de perfection, en deçà de la Chute » (F. Lestringant, « 1492. Nouveau monde, fin du monde », p. 34). Voir sur ce point l’article de Lestringant et, en général, A. Milhou, Colon y su mentalidad mesianica en el ambiente franciscanista español.
47 Macrobe, Commentaire au Songe de Scipion, II, 5, 29-36, dans l’édition citée : vol. 2, p. 50-52.
48 Apian, Cosmographie, p. 57. Même indication dans Raffaello Maffei (Volaterranus), Commentariorum urbanorum libri XXXVIII, Bâle, 1530 (première édition, 1506), fol. 140 r. Voir sur ce point les remarques de W. G. L. Randles, De la terre plate au globe terrestre. Une mutation épistémologique rapide (1480-1520), Paris, Armand Colin, 1980, p. 64-66.
49 J. Vadian, Habes lector : hoc libello, Rodolphi Agricolae… ad J. Vadianum…, Vienne, 1515, fol. C v.
50 A. Pagden, The Fall of Natural Man. The American Indian and the Origins of Comparative Ethnology, p. 1-3. Voir aussi, du même auteur : « “The impact ofthe New World on the Old” : the history ofan idea », p. 1-11.
51 Voir sur ces points les réflexions stimulantes de W. E. Washburn, « The Meaning of “Discovery” in the Fifteenth and Sixteenth Centuries », p. 1-21.
52 Voir E. Zerubavel, Terra cognita. The mental discovery of America.
53 « L’Amérique […] fut inventée au xvie siècle. Elle fut projetée, construite, montée et remontée un nombre infini de fois, au cours du siècle ; et le contour définitif de ses côtes, au nord et au nord-ouest, fut complété encore plus tard […]. », M. Milanesi, introduction au vol. 5 de G. B. Ramusio, Navigationi e viaggi, p. xi. Voir aussi W. Boelhower, « Inventing America : a model of cartographic semiosis », p. 475-497.
54 Comme on peut s’en douter, la bibliographie qui se consacre à cette question est plus qu’abondante. Les ouvrages que j’ai pu consulter, outre ceux de Randles et de Pagden, sont : S. Greenblatt, Ces merveilleuses possessions. Découverte et appropriation du Nouveau Monde au xvie siècle ; W. Haase et M. Reinhold (ed.), The Classical Tradition and the Americas, vol. I : European Images of the Americas and the Classical Tradition ; A. Grafton, New Worlds, Ancient Texts. The Power of Tradition and the Shock of Discovery ; A. Prosperi et W. Reinhard (ed.), Il Nuovo Mondo nella coscienza italiana e tedesca del Cinquecento ; F. Chiappelli, First Images of America. The Impact of the New World on the Old, 2 vol. ; S. E. Morison, The European Discovery of America ; E. O’Gorman, The Invention of America. An Inquiry into the Historical Nature of the New World and the Meaning of its History ; K. Kretschmer, Die Entdeckung Amerikas in Ihrer Bedeutung für die Geschichte des Weltbildes. Une bonne synthèse dans A. K. Vogel, « “America” : Begriff, geographische Konzeption und frühe Entdeckungeschichte in der Perspektive der deutschen humanismus ».
55 Voir R. W. Shirley, The Mapping of the World. Early Printed World Maps (1472-1700) : l’analyse des cartes présentées chronologiquement dans cet ouvrage permet de faire apparaître comme un véritable trajet de l’objet de la représentation, ici le nouveau monde, qui est construit à travers cette imagerie, qui est véritablement mis au point à l’intérieur de la diversité et de la complexité de ses représentations successives. Comme si un savoir spécifique se construisait, s’inscrivait, se développait, au sein de l’image.
56 Mundus Novus, p. 75. Voir les analyses de Randles sur ce point, dans De la terre plate…, p. 69-86.
57 M. Milanesi, Tolemeo sostituito. Studi di storia delle conoscenze geografiche nel xvi secolo, p. 212-218.
58 Aristote, Météorologiques, II, 2, 355. Voir aussi Physique, IV, 5, 212b.
59 P. Apian, Cosmographie, p. 13. Le texte latin de 1524 est moins prolixe : « … terrae et aquae superficies sit una et sphaerica… » (fol. 10 r). O. Finé : « … la terre et l’eau font un globe rond. » (Je cite la traduction française : La sphere du monde, proprement dite cosmographie…, Paris, 1552, fol. 6 r)
60 Les travaux de Duhem (1913-1959), Randles (1980), Goldstein (1965, 1972), et Grant (1994), auxquels je renvoie ici une fois pour toutes, ont abondamment documenté la question.
61 Olympiodore, In Meteora Aristotelis, Venise, 1551, fol. 5 r ; Aristote, Météorologiques, et Traité du ciel, III, 5, 304a ; P. Duhem, Le système du monde, vol. IX, p. 91-96.
62 Commentaire de Michael Scot à la Sphère de Sacrobosco : « On demande pourquoi l’eau ne contient pas la terre de toutes parts, de même que l’eau est contenue de tous côtés par l’air et l’air par le feu. » (cité dans Duhem, IX, p. 128).
63 G. Reisch, Margarita philosophica, Strasbourg, 1504, L. VII, Tract. I, cap. xlij (non paginé). Traduction Randles (De la terre plate…, p. 42-43) modifiée. Première édition : Fribourg-en-Brisgau, 1503. La comparaison avec les éditions de 1517 et 1535 ne laisse apparaître aucune différence. À propos de Gregor Reisch géographe, la bibliographie est plus que succincte. Voir K. Hoheisel, « Gregor Reisch. c. 1470-1525 », p. 99-104.
64 « … trium quorum [les éléments] quodlibet terram orbiculariter undique circumdat, nisi quantum siccitas terre humoris aque obsistet ad vitam animantium tuendam. », dans L. Thorndyke, The Sphere of Sacrobosco and its commentators, p. 119.
65 J. Buridan, Questions sur le traité du Ciel, livre II, qu. 7, et Questions sur les Météores, livre I, qu. 21.
66 J. Buridan, Questions sur les Météores, cité dans Duhem, p. 200.
67 Paul de Burgos, Biblia Sacra cum glosa ordinaria, Additio Burgensis super Genesim, Douai, 1607, cap. I, col. 47 (cité dans Duhem, p. 168).
68 Dans une curieuse notation géométrique, Reisch indique en outre que le diamètre de la sphère terrestre doit être plus grand que le rayon de la sphère de l’eau. Dans le cas contraire, aucun point de la terre ne pourrait se trouver au centre du monde, qui est pourtant son lieu naturel selon la doctrine de l’École : ce qui est impossible. Copernic prolongera l’esprit de cet argument pour en tirer une conséquence anti-aristotélicienne.
69 Albert de Saxe : « Dico quod conformiter intelligendum est de toto aggregato ex terra et aqua, quae forte facium unam totalem gravitatem cujus medium gravitatis est medium Mundi. » (Quaestiones in libros Physicorum lib. IV, quaest. 5) ; voir aussi P. d’Ailly, cité dans Duhem, p. 232-233.
70 E. Grant, Planets, Stars and Orbs, p. 636.
71 Le dossier concernant les relations entre Toscanelli et Colomb est toujours ouvert. Voir, pour une présentation des conceptions cosmographiques de Toscanelli, L. Rombai, « Paolo dal Pozzo Toscanelli (1397-1482), umanista e cosmografo » ; Id., « Tolomeo e Toscanelli, fra Medioevo ed età moderna : cosmografia e cartografia nella Firenze del xv secolo » ; S. Gentile, « Toscanelli, Traversari, Niccoli e la geografia » ; M. Quaini, « Colombo e Tolomeo. I presupposti cartografici dell’impresa colombiana ». Au sujet des relations entre Toscanelli et Colomb, voir Ilaria Luzzana Caraci, Colombo vero e falso. La costruzione delle Historie fernandine (p. 153-177 pour la question de la correspondance Colomb/Toscanelli). La conclusion de I. Luzzana Caraci concernant une éventuelle inspiration toscanellienne du projet colombien est nettement négative. Ce n’est qu’à une époque postérieure à son second voyage que Colomb aurait ressenti le besoin de légitimer rétrospectivement et anachroniquement son entreprise en faisant appel à des références savantes. Même si les idées exposées par Toscanelli étaient présentes dans le milieu des marchands florentins établis à Lisbonne, rien n’autorise à croire non plus que Christophe Colomb y aurait pu trouver une contribution « à la genèse de son projet » (p. 158). L. Rombai (dans « Tolomeo e Toscanelli… »), exprime une opinion différente : si Colomb n’a pas reçu de lettres de la part de Toscanelli, il aurait eu connaissance de la lettre envoyée à Martins avant son premier voyage (p. 63). Voir aussi La carta perduta : Paolo dal Pozzo Toscanelli e la cartografia delle grandi scoperte, catalogue de l’exposition.
72 Sur ce point, amplement documenté, voir entre autres S. E. Morison, Christophe Colomb, l’amiral de la mer océane, p. 27 et suivantes.
73 « Et non miremiri, si voco occidentales partes ubi sunt aromata, cum communiter dicantur orientales, quia navigantibus per subterraneas navigationes ad occidentem semper illae partes inveniuntur ; si, enim, per terram et per superiora itinera, ad orientem semper reperirentur. » (texte latin dans N. Sumien, La correspondance du savant florentin Paolo del Pozzo Toscanelli avec Christophe Colomb, p. 9). Voir aussi I. Luzzana Caraci, Colombo vero e falso…, p. 164.
74 Mais, justement, qui en a un, à l’époque ?
75 W. G. L. Randles, « La représentation de l’Atlantique dans la conscience européenne au Moyen Âge et à la Renaissance », Islenha, 4, 1989, p. 5-16. Randles y cite Isidore de Séville : « l’Océan est incommensurable et infranchissable » (p. 6). Voir aussi L’Europe et l’océan au Moyen Âge, et en particulier l’article de P. Gautier-Dalché, « Comment penser l’Océan ? Modes de connaissance des fines orbis terrarum du Nord-Ouest » (p. 217-233).
76 Voir T. Goldstein, « Florentine humanism… » et N. Broc (qui s’appuie sur Goldstein), La géographie de la Renaissance, p. 188-192.
77 T. Goldstein souligne le fait qu’à l’époque d’Alphonse V (dans les années 1470), la capitale toscane était devenue « une sorte de magasin théorique pour les expéditions portugaises » (p. 18). N. Broc (p. 191) donne quelques exemples de ces relations entre Portugais et Florentins. Voir aussi S. Gentile, « Toscanelli, Traversari… », p. 121 et suivantes.
78 Strabon, Géographie, XV, 1, 11 et II, 3, 6.
79 M. V. Anastos, « Pletho, Strabo and Columbus ». Voir en particulier les p. 14-17 pour les extraits de Fernand Colomb qui vont dans le sens de cette lecture de Strabon par son père.
80 Là encore, sur cette carte, aujourd’hui perdue, la littérature est plus abondante. Voir Rombai, « Tolomeo e Toscanelli… », p. 60, qui rappelle que Bartolemeo de Las Casas a possédé cette carte, et qu’elle a été utilisée par Martin Behaim lorsque ce dernier a réalisé son globe (1492).
81 Rappelons que l’opinion la plus répandue encore aujourd’hui est que le Mundus Novus n’est pas de Vespucci.
82 Ps.-Vespucci, Mundus Novus, Augsbourg, 1504, p. 73.
83 « … nous nous trouvâmes à une telle latitude que le pôle Sud nous paraissait bien hors de notre horizon de 52 degrés ; car nous ne voyons plus les étoiles de la petite Ourse ni celles de la Grande ; et déjà nous étions éloignés de 500 lieues environ par le sud-est du lieu d’où nous étions partis et cela fut le 3 avril [1502]. » Ps.-Vespucci, Quattuor Navigationes, trad. N. Sumien, reproduites dans A. Ronsin, Découverte et baptême de l’Amérique, p. 203 (troisième voyage).
84 M. Mollat du Jourdin, « L’altérité, découverte des découvertes ». Voir aussi P. Zumthor, La mesure du monde. Représentation de l’espace au Moyen Âge, chapitre 12 : « Les grandes percées », p. 234- 257.
85 C’est le reproche principal que fait Copernic aux théories astronomiques en vigueur à son époque. Ces diverses théories représentent le monde sous la forme d’un monstre : « Enfin, en ce qui concerne la chose principale, c’est-à-dire la forme du monde et la symétrie exacte de ses parties, ils ne purent ni la trouver ni la reconstituer. Et l’on peut comparer leur œuvre à celle d’un homme qui, ayant rapporté de divers lieux des mains, des pieds, une tête et d’autres membres – très beaux en eux-mêmes mais non pas dépeints en fonction d’un seul corps et ne se correspondant aucunement –, les réunirait pour en former un monstre plutôt qu’un homme. » (Des révolutions des orbes célestes, 41-42). La notion de symétrie, dans ses connotations à la fois géométriques, esthétiques, morales, est fondamentale pour comprendre l’intention copernicienne : il s’agit de passer de la monstruosité géocentrique à l’harmonie héliocentrique. En quoi la théorie géostatique de Ptolémée peut-elle paraître « monstrueuse » aux yeux de Copernic ? Les arguments avancés par ce dernier sont de portée variable. Le principal est le suivant : si Ptolémée est capable de produire une description détaillée pour les déplacements de chaque planète en particulier, il ne parvient pas à relier de façon coordonnée, harmonieuse, les déplacements spécifiques des différentes planètes, de manière à présenter un système. La théorie astronomique de Ptolémée ne parvient pas à assembler un corps complet. On voit que le noyau de l’opposition n’est pas tant la présence ou l’absence d’épicycles (on en trouve chez Copernic) que l’exigence d’une commensurabilité générale entre les parties du monde, la possibilité d’appliquer une mesure ou une proportion commune à toutes ces parties. Cela correspond à la définition même de la symétrie qu’on trouve chez Héron d’Alexandrie : « on appelle symétriques les quantités mesurables à l’aide d’un étalon de mesure commune ». Ironiquement, d’une certaine manière, on pourra observer dans le chapitre suivant que le Ptolémée reçu par les géographes de la Renaissance est justement celui qui leur fournit le vocabulaire et les modèles graphiques propres à mettre en place une représentation « symétrique » de la surface de la Terre.
86 Voir pour cette question de la symétrie dans la science du xvie siècle (Copernic), F. Hallyn, La structure poétique du monde, p. 82-114.
87 S. Y. Edgerton, « From mental matrix to mappamundi to Christian Empire : the heritage of ptolemaic cartography in the renaissance ». Voir aussi, à propos de la notion de commenzurazione chez Piero della Francesca, M. Baxandall, Formes de l’intention, p. 184 et suivantes.
88 L. Pacioli, Suma di arithmetica, geometria, proportioni et proportionalità, Venise, 1494, fol. 2v.
89 D. Cosgrove, « Mapping New Worlds : Culture and Cartography in Sixteenth-Century Venice », p. 76.
90 C’est ce même souci de rendre possible la perception globale de la nouvelle grandeur du monde habitable qui expliquerait, selon certains historiens, le développement de la fabrication des globes à partir du début du xvie siècle. Le globe institue une forme de conscience globale de l’espace que la mappemonde ne permet pas, finalement, de réaliser. Voir J. Brotton, « Terrestrial Globalism : Mapping the Globe in Early Modern Europe ».
91 R. Maffei (Volaterranus), Commentariorum urbanorum…, fol. 4 v. La remarque de Volaterranus est l’aboutissement d’un inventaire des voyages par lesquels ont été dressées les nouvelles dimensions de « notre monde ». Elle sera souvent reprise. Pedro Margalho, dans son Physices Compendium, Salamanque, 1520, fol. vii r, la recopie textuellement. À cet égard, il faut nuancer ce que dit Randles sur l’« audace » de Margalho, le premier selon lui « à confronter le savoir universel à l’expérience des marins » (De la terre plate…, p. 51). Voir aussi Pedro Nunes, dans une note marginale à sa traduction de Sacrobosco : « Les Anciens affirmaient que la mer était beaucoup plus grande que la terre, mais les voyages de découverte récents ont montré, comme il apparaît dans les descriptions des Portugais, que la surface de la terre est plus grande que celle de la mer. » (Tratado da Sphera, Lisbonne, 1537, édition facsimilé par J. Bensaude, Munich, 1915, sign. a. iiii r).
92 N. Copernic, Des révolutions des orbes célestes, Nuremberg, 1543, livre 1, chapitre 3, édité et traduit par A. Koyré, p. 58-66. Ce chapitre semble avoir été rédigé assez tôt, ou en tout cas sur la base d’une documentation cartographique datant d’avant le voyage de Magellan. Copernic s’y révèle très au fait des débats cosmologiques et géographiques concernant les relations terre/eau et les rapports entre centre de gravité et centre de grandeur. Il utilise dans un premier temps un argument géométrique tiré d’Euclide, selon lequel « les sphères sont entre elles dans le rapport du cube de leur diamètre », aux termes duquel « il ne peut y avoir même sept fois plus d’eau que de terre sans que la terre abandonne entièrement le centre de gravité en cédant la place à l’eau ». L’essentiel de son propos s’appuie cependant sur une lecture de la mappemonde de Waldseemüller. Voir à ce propos T. Goldstein, « The Renaissance concept of the Earth and its influence upon Copernicus » ; et E. Rosen, « Copernicus and the Discovery of America ».
93 Pedro Nunes, Tratado da sphera, fol. A.iiii.
94 Voir Randles et Grant pour l’histoire du mot.
95 À propos de Vadian et de son activité géographique durant son séjour à Vienne, voir W. Näf, Vadian und seine Stadt S. Gallen, sp. p. 263-277.
96 J. Vadian, Habes lector : hoc libello…, Vienne, 1515, fol. B.ii r. J’utilise l’édition de la lettre qui se trouve à la suite du Commentaire de Vadian à Pomponius Mela, Vienne, 1518 (fol. M.i v).
97 Habes lector…, fol. M.ii r. Même affirmation dans le commentaire à Pomponius Mela (voir note suivante), fol. d3 r.
98 J. Vadian, Pomponii Melae Hispani, libri de situ orbis tres, adiectis Ioachimi Vadiani Helvetii in eosdem scholiis : Addita quoque in Geographiam Catechesi : & Epistola Vadiani ad Agricolam digna lectu, Vienne, 1518, fol. d3 r. Même référence (et aussi d’ailleurs à l’Histoire naturelle de Pline, Livre II, chap. 67) dans la lettre à Agricola, fol. M.ii r.
99 Cela dit, la page de titre de l’édition en italien de la Cosmographia, publiée à Bâle en 1558, montre une image du monde sublunaire dans laquelle la nouveauté conceptuelle a été enregistrée : même si l’image ne représente que l’ancien monde, le globe terraqué est entouré des sphères de l’air puis du feu. Un bateau navigue à travers l’océan Indien, du sud-est de l’Afrique vers le sud d’un territoire nommé India.
100 G. Peucer, Elementa doctrinae e circulis coelestibus et primo motu, Wittenberg, 1551, fol. vii r.
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