Introduction
p. 11-14
Texte intégral
1Que le lecteur qui ouvre ce livre ne s’y trompe pas, ceci n’est pas une histoire de l’anarchie. Les limites chronologiques de notre propos, étendu sur un siècle qui nous conduit des Lumières au romantisme, l’indiqueront suffisamment. Le mouvement et la doctrine (si tant est que le singulier convienne ici) anarchistes, certes omniprésents à l’horizon de notre travail, n’en constituent pas l’objet principal. Nous ne revenons point une nouvelle fois sur la naissance de l’anarchisme, mais nous interrogeons la formation d’un concept. Affirmation paradoxale ! Comment prétendre étudier la formation du concept d’anarchie, puisque c’est bien de lui qu’il s’agira, en ignorant, à l’exception de Proudhon, ceux qui en furent les principaux agents, et en scrutant une période dans laquelle on semble, pour l’essentiel, devoir le chercher en vain ? Car telle est la position, légitime, des historiens de l’anarchie : hors du second xixe siècle, point d’anarchie digne de ce nom.
2Dans les « Quelques précisions nécessaires » par lesquelles Jean Maitron introduit le premier tome de son histoire du Mouvement anarchiste en France, couvrant la période « des origines à 1914 », il souligne que « P.-J. Proudhon, le premier, en 1840, donne au mot anarchie un sens précis, celui d’État sociétaire harmonieux résultant de la suppression de tout appareil gouvernemental1». Il s’accorde en cela avec Ferdinand Brunot pour considérer que la notion d’anarchie n’a pas, à la fin du xviiie siècle, de contenu propre, et que si le mot est abondamment employé pendant la Révolution française, c’est uniquement dans le registre du vocabulaire de l’injure politique. S’interrogeant, dans le tome IX de sa monumentale Histoire de la langue française des origines à nos jours, « Sur la valeur des dénominations » politiques, ce dernier prévient le lecteur que « le philologue comme l’historien, doit faire toute réserve sur les listes de partis qui ont pu être dressées à l’époque ou de nos jours [en 1937] ». Il remarque notamment qu’il existe « des noms – en assez grand nombre – [qui] n’ont point de valeur précise et ne servent que de qualification2 ».
3L’exemple de l’anarchie, que Jean Maitron reprend à son compte, vient corroborer ces dires. « Il semble tout d’abord, en raison du sens que ce mot a pris de nos jours, se rapporter à un programme, négatif peut-être, mais arrêté […], écrit F. Brunot, en réalité, des deux côtés on jette ce mot à tort et à travers à tout le monde. » Il cite à l’appui un message du Directoire exécutif daté du 13 floréal de l’an VI, que Jean Maitron redonne également in extenso.
« Par “anarchistes”, le Directoire exécutif entend ces hommes couverts de crimes, entachés de sang et engraissés de rapines, ennemis des lois qu’ils n’ont point faites et de tout gouvernement où ils ne gouvernent pas, prêchent la liberté et pratiquent le despotisme, parlent de fraternité et égorgent leurs frères, et se targuent de désintéressement en partageant leurs dépouilles : tyrans, esclaves, adulateurs serviles du dominateur adroit qui les subjugue, capables en un mot de tous les excès, de toutes les bassesses, et de tous les crimes. »
4Citation qui incline Jean Maitron à reconnaître que « F. Brunot conclut avec raison : rien n’est plus, loin d’une définition que cette diatribe contre les terroristes ».
5L’inadéquation du mot à la chose, si elle incite à conclure à la vacuité du concept pour la période révolutionnaire, n’interdit pas qu’en même temps les histoires de l’anarchisme ne se lancent dans une quête des origines qui les amène à identifier à la fois les prémices d’une pensée anarchiste et parfois, mais avec plus de circonspection, ceux d’un mouvement anarchiste. Réalité de la chose, invalidation du mot, double programme que remplit assez complètement Claude Harmel dans son Histoire de l’anarchie des origines à 1880. D’une part il recherche dans la pensée des xviie et xviiie siècles les signes avant-coureurs de la pensée anarchiste, qu’il repère chez Jean Meslier, le « curé anarchiste3 ». D’autre part, il constate l’inadéquation des usages de l’anarchie, dans la langue révolutionnaire, à un mouvement anarchiste proprement dit.
« Y eut-il des anarchistes, un mouvement anarchiste sous la révolution française ? Le mot fut alors d’un si fréquent emploi que l’on est tenté parfois de croire qu’il désignait déjà un programme d’action, un corps de doctrine. Kropotkine lui-même s’y est peut-être laissé prendre, abusé par l’insistance avec laquelle les Girondins usèrent de ce terme contre les Cordeliers d’abord, puis contre les meneurs populaires qui dénonçaient la vie chère. En réalité, dans cette sorte d’inflation verbale qui caractérise l’époque, anarchiste n’est qu’une insulte entre dix autres. On ne peut même pas dire que le mot ait exclusivement servi à injurier l’une après l’autre les factions les plus avancées de l’opinion révolutionnaire. Des deux côtés on se jette le mot à la face à tort et à travers, et il est assez pittoresque de voir Jacques Roux, authentique précurseur de l’anarchie, attacher au terme le même sens péjoratif que ses adversaires, et reprocher aux aristocrates, aux Girondins, aux agioteurs d’être des fauteurs d’anarchie4. »
6Ce qui ne l’empêche pas d’identifier en Jacques Roux et les Enragés des précurseurs de l’anarchie, position que leur reconnaît également Jean Préposiet5, et qui se trouve déjà sous la plume de Proudhon, lorsqu’il explique que « Robespierre, s’étant débarrassé successivement par la guillotine des factions anarchiques d’alors, les Enragés, les hébertistes, les dantonistes, de tous ceux enfin qu’il soupçonnait de prendre au sérieux la constitution de 1793, crut que le moment était venu de frapper un dernier coup et de rétablir sur ses bases normales le gouvernement indirect6 ».
7Notre cheminement sera tout différent. Partant du mot et de ses usages depuis le milieu du xviiie siècle, nous nous proposons de montrer qu’il y a bien élaboration d’un concept, certes négatif, comme le suggérait Ferdinand Brunot avant de se rétracter, selon un processus que l’on ne peut mesurer à l’aune de la conceptualisation positive de l’anarchie entreprise ensuite. Pour cela, nous tenterons de démontrer qu’une diatribe telle que celle prise en exemple par F. Brunot est construite sur un arrière-plan sémantique suffisamment précis, en l’an VI, pour correspondre à une figure de l’anarchiste mieux définie historiquement que ne le laissent entendre F. Brunot et J. Maitron. L’impression donnée d’une injure utilisée tous azimuts et indifféremment par tous devrait s’en trouver corrigée, particulièrement pour la période directoriale qui se situe au terme d’un processus de mise en cohérence du discours sur l’anarchie qui sera au cœur de notre présentation.
8En effet, cette première conceptualisation, négative, de l’anarchie, que l’on peut suivre depuis le discours de philosophie politique des Lumières, repose sur la convergence progressive de différents usages, relevant aussi bien du discours politique, pas seulement dans ses appréciations injurieuses, que d’une certaine forme de discours social. Une convergence qui culmine dans une configuration que nous appellerons « thermidorienne » dans la mesure où c’est en l’an III que la notion d’anarchie fait l’objet d’une élaboration achevée. La richesse du discours sur l’anarchie, qui n’était pas donnée a priori, nous invite à envisager que tout à la fois désignant socio-politique, ce qui était le plus immédiatement admissible, notion-concept et notion-pratique, l’anarchie se révèle apte à couvrir tout le champ des catégories descriptives du discours révolutionnaire7.
9Le point de vue que nous avons adopté nous amène donc à privilégier une période chronologique habituellement délaissée par les études sur l’anarchie8. Mais il nous conduit également à interroger les cheminements par lesquels a pu s’opérer, dans la première moitié du xixe siècle, notamment autour de Proudhon, le retournement positif de l’anarchie9.
10Pourquoi avoir enfermé ce cheminement entre les deux figures symboliques de l’abbé Mably et de Pierre-Joseph Proudhon ? Par un goût de la formule évocatrice chère à l’historien, sans doute. Mais aussi parce que l’un et l’autre nous semblent marquer les deux termes d’un parcours décisif dans l’élaboration du concept d’anarchie. Mably le premier inscrit l’anarchie au cœur de ses réflexions sur l’évolution et le devenir des sociétés politiques, et va même jusqu’à suggérer, de manière détournée certes, dans les Droits et devoirs du citoyen écrits en 1758, que l’anarchie n’est peut-être pas ce que l’on entend généralement sous ce mot, conformément au sens que lui donne au même moment L’Encyclopédie de Diderot. Quant à Proudhon, outre le fait qu’il revendique précocement son « anarchisme », dès 1840, il témoigne surtout pour nous de la difficulté à opérer ce retournement positif par les énoncés contradictoires qui parcourent son œuvre et ont fait juger par ses épigones qu’il ne s’était pas montré constant dans sa pensée, ce que nous chercherons à contester à notre manière.
11Ces références prestigieuses ne sont donc pas entièrement gratuites, seulement destinées à attirer l’attention du lecteur, à l’abuser peut-être. Elles marquent de façon raisonnée les limites justifiées d’un parcours ancré dans l’analyse du discours10, le prologue et l’épilogue d’une intrigue11 qui se noue en l’an III, selon une logique et un rythme propres au discours, qui justifient à leur tour l’insistance toute particulière sur la période révolutionnaire.
Notes de bas de page
1 J. Maitron, Le Mouvement anarchiste en France, 1975, Paris, Maspero, 1983, t. 1, p. 14.
2 F. Brunot, Histoire de la langue française des origines à nos jours, Paris, A. Colin, 1937, t. IX, p. 827.
3 La quête des origines peut mener bien plus loin dans le temps. Ainsi J. Préposiet, s’interrogeant sur les « Racines historiques » de l’anarchisme, n’hésite-t-il pas, dans une approche relevant de l’histoire de la philosophie, à faire remonter jusqu’aux Cyniques grecs les premières manifestations de l’esprit anarchiste. Histoire de l’anarchisme, Paris, Tallandier, coll. « Approches », 1993.
4 C. Harmel, Histoire de l’anarchie des origines à 1880, 1946, Paris, Champs libre, 1984, p. 41.
5 J. Préposiet, op. cit., p. 33.
6 Proudhon, Idée générale de la Révolution au xixe siècle, Œuvres complètes, t. 2, Slatkine, 1982, p. 230.
7 Nous nous référons ici aux catégories élaborées dans le cadre des travaux de l’équipe « 18e et Révolution » du laboratoire de lexicologie politique de Saint-Cloud, et qui ont guidé la publication du Dictionnaire des usages socio-politiques (1770- 1815). On en trouvera une explicitation notamment dans les introductions des volumes 2 (notions-concepts, J. Guilhaumou), 4 (désignants socio-politiques, A. Geffroy) et 6 (notions pratiques, J. Guilhaumou et R. Monnier).
8 Y compris dans des études à fondement lexicologique, plus propres à envisager les appropriations successives, négatives comme positives, du mot, tel l’article « Anarchie, anarchismus, anarchist » publié dans le Geschichtliche Grundbegriffe Historisches Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in Deutschland, éd. O. Brunner, W. Conze, R. Koselleck, vol. 1, Stuttgart, 1972, qui, s’il rend compte des différents usages du mot depuis la fin du xviie siècle, n’envisage pas de conceptualisation avant le xixe siècle.
9 Pour les attendus méthodologiques qui ont guidé ce travail, nous renvoyons le lecteur à notre article sur « La notion d’anarchie pendant la Révolution française. Un parcours méthodologique en analyse du discours », publié dans la Revue d’histoire moderne et contemporaine, 43-2, avril-juin 1996.
10 Ajoutons, ce que l’on trouvera développé davantage dans l’article cité en note 9, que notre réflexion s’est aussi nourrie d’une histoire des idées sensibilisée à la critique de M. Foucault et des apports de l’histoire des mentalités, sous l’influence de M. Vovelle. Si l’on cherche cependant une filiation plus directe à ce travail, outre celle affirmée avec les travaux d’analyse du discours menés dans la mouvance de l’équipe de Saint-Cloud, on pourra chercher du côté de l’histoire des concepts envisagée par R. Koselleck, c’est-à-dire d’une histoire des concepts fondée sur l’analyse des pratiques langagières et conçue comme partie intégrante de l’histoire sociale. D’où l’étude détaillée d’un certain nombre d’œuvres de philosophie politique, notamment dans les chapitres 1, 2, 3 et 7. Étude articulée à une approche plus « quantitativiste », relayant ces sources par l’analyse des archives parlementaires et de moments de presse, sortant donc, en assumant tous les risques d’une telle extension, des limites de corpus trop spécifiques, et souhaitant répondre en cela aux critiques adressées au début des années 1980 à l’analyse du discours « à la française », inspirée entre autre de Koselleck, par R. Reichardt. Nous ambitionnons ainsi de considérer le discours comme objet d’histoire sociale.
Enfin, nous expliciterons brièvement notre approche de l’analyse du discours en soulignant qu’en dehors de ses aspects « techniques », c’est davantage comme une posture intellectuelle que nous la concevons, posture qui consiste à ne pas suspecter a priori le discours de l’autre, selon la démarche critique classique en histoire (ce qui ne veut pas dire que nous l’avons abandonnée ou ignorée, d’autant moins que ses « fondateurs » ont souligné l’importance de « se représenter exactement ce que l’auteur a eu dans l’esprit », avant de considérer le document comme un réceptacle d’informations ; Ch.-V. Langlois et Ch. Seignobas, Introduction aux études historiques, 1898, Paris, Kimé, 1992, p. 126), mais au contraire à le saisir « de l’intérieur » (selon une expression inspirée de Jacques Guilhaumou, L’Avènement des porte-parole de la République (1789-1792), Presses universitaires du Septentrion, 1998, postface) pour lui restituer du sens.
11 Nous renvoyons ici à P. Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Le Seuil, 1971 ; P. Ricoeur, Temps et récit, tome 1, Paris, Le Seuil, 1983 et J. Rancière, Les Noms de l’histoire : essai de poétique du savoir, Paris, Le Seuil, 1992.
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