Chapitre 2
Le blues comme technique d’écriture adaptable
p. 37-40
Texte intégral
1Hughes n’a pas inventé le blues comme forme poétique. Parce qu’il est originellement chanson, le blues a en effet un rapport immédiat avec la poésie. Le poète a tenté d’en exploiter les structures textuelles, en grande partie fondées sur des principes de versification simples, car faits pour être facilement retenus et chantés. Curieusement, sa connaissance de la technique du blues est bien meilleure que la définition succincte qu’il a bien voulu en donner : « Les blues, contrairement aux spirituals, ont un canevas poétique strict : un long vers répété et un troisième qui rime avec les deux premiers. Parfois, le deuxième vers qui répète le premier le fait avec de légères modifications et parfois, mais très rarement, il est omis. »1 En fait, le poète fait ici référence à la structure la plus commune des blues, à douze mesures, mais semble ignorer d’autres structures, plus simples et en tout cas moins rigoureuses, dont lui-même a fait usage dans certains de ses poèmes, certes minoritaires. Hughes a utilisé quatre formes différentes de blues, chacune répondant à des critères plus ou moins stricts : le blues à douze mesures (le plus connu et le plus répandu), le blues à huit mesures, celui mélangeant les deux formes précédentes (qui, essentiellement rurales, sont parfois aussi appelées folk blues) et enfin le vaudeville blues (encore appelé classic blues en raison de sa grande popularité urbaine, due pour une grande part à ses interprètes féminines hautes en couleur, telles que Bessie Smith, Ma Rainey ou encore Mamie Smith), le moins définissable formellement. Comme l’a expliqué Tracy, la préférence de Hughes allait aux derniers en termes de goût :
Hughes démontre sa préférence pour des chanteurs de blues du genre vaudeville, en désignant Bessie, Clara, Mamie Smith et Midge Williams comme les meilleures chanteuses de blues, aux côtés d’interprètes qui n’appartiennent pas au vaudeville comme Lonnie Johnson et Jimmy Rushing. […] Cette préférence pour une approche plus sophistiquée du blues, du type vaudeville, favorisée par la prédominance de ce style à Harlem, est présente de manière sensible dans la forme et le contenu de bien des poèmes de Hughes.2
2En privilégiant une forme « urbaine » et composite de blues, Hughes a évité de se conformer systématiquement à une matrice unique et a cherché à s’approprier un ton et un langage de manière très personnelle. Ces blues sont des constructions variées, des expériences dans lesquelles les ingrédients habituels du blues sont parfois utilisés de manière peu orthodoxe :
Hughes était bien meilleur quand il utilisait le blues comme une ressource pour son art que lorsqu’il tentait de se rapprocher des textes d’authentiques blues populaires, parce qu’il essayait de rendre ses propres poèmes représentatifs d’une tendance générale et curieusement humoristiques d’une manière triste, alors qu’il existait des interprètes du blues populaire originel dont les textes étaient étonnamment tous tristes ou tous amusants. (p. 75)
3Quelles qu’aient été les formes de blues choisies par Hughes dans ses recueils, le patron originel demeure le blues à douze mesures, auquel le poète faisait référence dans sa définition et qui dérive de la ballade3. Ce type de blues contient un nombre assez réduit de strophes et de vers, ce qui permet une importante condensation du sens. Les compositions sont en 4/4 (c’est-à-dire qu’à chaque mesure correspondent quatre temps) et durent ou s’approchent des quarante-huit mesures (les poèmes sont en général composés de quatre strophes, celles-ci contenant théoriquement quatre vers). Il est important de préciser que Hughes préférait le demi-vers comme unité poétique (un demi-vers + un demi-vers = A)4, rejoignant ainsi les bluesmen de profession, pour des raisons tenant à l’économie, comme il s’en est expliqué dans un enregistrement intitulé Poetry and Reflections :
Le tout premier poème que j’ai vendu était un poème jazz […]. Eh bien, ce poème de Charleston, ainsi que deux autres de ma conception, ont été vendus à Vanity Fair […]. Mais mes trois poèmes étaient très courts et lorsque j’ai reçu et regardé le chèque, cela ne représentait pas beaucoup d’argent. Alors, je me suis dit que par la suite je couperais tous mes vers en deux et en ferais deux à partir d’un seul. Ainsi, j’obtiendrais de plus gros chèques.5
4À l’intérieur de chaque strophe, les schémas les plus communément rencontrés sont les suivants : le même vers est répété trois fois pour former une strophe (A/A/A) ; une pensée (ou un vers) est chantée une fois, puis est suivie de deux vers identiques, ou présentant une légère variante (A/B/B’) ; deux pensées (ou vers) sont suivies d’un refrain (A/B/refrain) ; enfin, et c’est le cas de figure le plus classique, une pensée (ou vers) est chantée deux fois, puis est suivie d’un vers qui « résout » les deux premiers (A/A’/B). On peut noter que Hughes n’a jamais utilisé la forme A/A/A dans ses poèmes, ni la forme A/B/refrain. Il leur préférait de loin la forme A/A’/B6 qui fournissait plus de variété.
5De ce schéma classique à douze mesures découle une version plus courte, à savoir le blues à huit mesures. Il s’agit d’une composition en 4/4 également, mais qui tend à durer huit mesures (ce qui signifie que chaque strophe est composée de deux vers, ou plus précisément de quatre demi-vers) au lieu de douze. Elle emploie principalement les structures de vers suivantes : A/A, A/B et A/B/refrain. Parfois, certains poèmes utilisent des strophes à huit mesures auxquelles viennent s’ajouter des strophes à douze mesures, comme nous le montrerons.
6Le vaudeville blues est le dernier grand type de blues exploré par Hughes. Il ne s’agit pas tout à fait d’un type d’ailleurs, mais plutôt d’une famille, tant la variété du « vaudeville » permet l’expérimentation et l’innovation. Du reste, on ne peut plus distinguer de véritables codes (excepté l’emploi du dialecte) ou structures reconnaissables dans ce cas : tout juste peut-on dire que c’est l’esprit du blues plus que la lettre qui importe ici. Tous les bluesmen issus de ce courant ont été inspirés par la figure de William Christopher Handy, auteur, entre autres, du très célèbre Saint Louis Blues7, publié en 1912. Handy eut recours à plusieurs formes de blues, particulièrement celle à seize mesures, dont le principe était de fonctionner par addition de deux strophes à huit mesures. Par leur inventivité constante, les auteurs de « vaudeville » influencèrent considérablement les autres bluesmen dans le sens d’un adoucissement des textes, visant à satisfaire des auditoires urbains plus exigeants en matière de bon goût. Le caractère particulier des vaudeville blues de Hughes tient justement au fait qu’ils étaient parfois intégrés à des pièces jouées sur scène, où ils étaient sujets à des variations permanentes, permettant ainsi une grande souplesse d’écriture. Cette forme ample et ouverte annonce les travaux plus tardifs de Hughes, Ask Your Mama particulièrement, où des indications musicales intégrées aux marges participent entièrement du texte et où les poèmes sont de longueurs très variables (voir notre dernière partie). Il est d’ailleurs difficile de différencier les vaudevilles blues des poèmes jazz dans le recueil The Weary Blues et dans quelques poèmes de Fine Clothes to the Jew, car Hughes y mélange parfois plusieurs types de blues dans un même poème, tout en s’inspirant des rythmes du jazz.
Notes de bas de page
1 Cité dans C. Ikonne, « Affirmation of black self », H. Bloom éd., Modern Critical Views : Langston Hughes, New York, Chelsea House, 1989, p. 154. Nous soulignons.
2 S. C. Tracy, Langston Hughes and the Blues, ouvr. cité, p. 73.
3 Sur la question, voir P. Oliver, The Story of the Blues, Philadelphie, Chilton, 1969, p. 24 et G.-C. Balmir, Du chant au poème, essai de littérature…, ouvr. cité, p. 235-236.
4 La lettre A désigne un vers dans la notation de Tracy, et non une rime comme dans le système français. Cela étant, lorsque le vers est répété, il y a nécessairement rime, car les variantes possibles ne portent pas sur la fin du vers.
5 L. Hughes, Poetry and Reflections, Caedmon 1640, sans date.
6 Tracy (Langston Hughes and the Blues, ouvr. cité, p. 156) définit le vers A comme assertion, le vers A’ comme reprise et le vers B comme répons. Pour des questions de lisibilité, nous nous référerons non pas à des lettres dans nos analyses mais aux numéros des demi-vers du blues que nous considérerons comme des vers poétiques à part entière. Ainsi, dans chaque strophe, le vers A du blues correspondra aux vers 1 et 2 du poème, le vers A’ aux vers 3 et 4 et le vers B aux vers 5 et 6.
7 W. C. Handy, Father of the Blues, New York, Collier Books, 1970 (1re édition 1941), p. 148- 149.
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