Bernard Noël et l’ange du négatif
p. 171-181
Texte intégral
dans les gravats gris traînent des ailes d’anges
(Le Reste du voyage, p. 24)
étrange amour qui nous déporte
au-delà de nous-mêmes
(Site transitoire, p. 58)
1Où commencer ? Où finir ? Pour Bernard Noël, il n’est plus question d’aspirer à s’abîmer béatement dans l’infini divin mais, sevré par notre modernité de tout élixir eschatologique, de s’efforcer d’assumer le flux obscur, le tenaillant hors sens, de « l’interminable humain » (La Castration mentale, p. 65). Plus de centre auquel rattacher le difficile cheminement des appelés, plus de rayonnement du sens à partir du sommet de félicité destiné à percer en fin de parcours le voile de la souffrance et de la mort. « … tout finit par le battement la rumeur, déclare le poète, tout a commencé de la même façon. » (Le Reste du voyage, p. 95)
2Écrire consisterait à mettre impitoyablement en évidence cette absence de relief, cette morne indifférenciation, cette vaste indifférence qui bordent la trop mince affaire d’une vie et la vouent au seul néant. Ainsi, de l’aveu de l’auteur, La Maladie de la chair exerce toute sa violence à « dévast[er] la condition humaine dans ses origines et dans ses fins »1. S’inspirant de l’enfance de Georges Bataille vécue en présence de l’atroce « déchet » d’un père tabétique, ce récit « ne saurait connaître […] aucune issue du côté de la guérison ou du salut, rien que la montée inexorable de la mort sous le silence de la victime » (p. 76). Issu de la « crudité » terrifiante d’un mort vivant et des calculs non moins suffocants d’une mère dénaturée, elle, jusque dans sa dévotion, pétri irrémédiablement, croit-il, de cette double déchéance physique et morale, le narrateur s’y refuse à toute stratégie édulcorante, à toute posture édifiante, conçoit « une religion particulière, qui passe par l’exercice de la déréliction au lieu de vouloir surmonter cette dernière dans le projet d’en être sauvé » (p. 54), et souhaite tout simplement à la fin retourner au néant et que « [s’e]ffac[e] une vie qui […] n’aura jamais existé… » (p. 87). Le désir de déjouer l’interminable, de sortir du labyrinthe verbal et mental, d’atteindre par tous les trous et brèches que pratiquent les mots « quelque chose d’abrupt, de vertigineux et en somme de désespérément définitif » (p. 83), serait le véritable moteur de sa « longue insistance » (p. 66), qui ne vise aucune autre forme de délivrance sans parvenir toutefois à couper court. Les mêmes points de suspension terminent en fait tous les récits monologues que le poète qualifie de pronominaux2, et il est clair que, du « labyrinthe abandonné » du Syndrome de Gramsci (p. 110) à la porte laissée battante dans La Maladie du sens (p. 91), chaque terme marque un arrêt purement provisoire, chaque monologue éteint a plutôt trait au « moment […] où il faut en finir, bien ou mal, sans conclure, je veux dire sans avoir obtenu satisfaction », comme le note celui qui mendie par le récit sa propre disparition dans La Maladie de la Chair (p. 81), et qui tendra plus loin le relais à Anna, cette actrice agie par sa langue, toujours en attente quoi qu’elle dise, même si elle a, elle aussi, « tant rêvé, soir après soir, d’entrer dans le définitif » (La Langue d’Anna, p. 27).
3« … il faut écrire au/ milieu du désastre », proclame Noël dans Bruits de langues3, battant la charge sous le nom dérisoire de Nonoléon, qui est non seulement le patronyme inversé et déformé par la double négation en une sorte de pauvre bégaiement, mais aussi, lu à rebours en anglais, l’adjonction de celui-ci à l’interminable : Noël on ! on ! (en avant ! en avant ! )4. De même, dans « Le Reste d’un poème », des têtes se multiplient au milieu de ces « bruits » insistants – « bibelots sonores », râles et craquements, ploufs et clapotements sinistres –, tour à tour montent et tombent, se succèdent dans l’assemblage sonore, la soupe syllabique, « pour qu’un regard soit posé sur le désastre » (Le Reste du voyage, p. 111). Pour le poète, le corps mystique se serait transformé au cours des siècles en corps social, mais ce dernier, tout en se dégradant en corps économique, a substitué peu à peu au sens le mouvement mortifère de la consommation qui, loin d’encourager l’invention, la participation, la tension vers l’autre, impose comme seul horizon de l’existant l’accueil et l’écoulement accélérés de la chose consommable. Sapant les résistances à force de stupéfiants médiatiques, c’est, selon le titre qu’il donne à sa collection d’essais sur le phénomène, d’une terrifiante « castration mentale » que le pouvoir économique s’arme actuellement pour conditionner le corps social. « Syndrome », « maladie », « castration », « virus », « ombre », et les termes qui relèvent de leur propagation, tels « contagion » et « contamination », s’articulent tous dans l’œuvre de Noël autour de ce désolant défaut de sens qui, dans le sillage de la chute de Dieu et de la montée des valeurs capitalistes, aurait revêtu la forme extrêmement pernicieuse de ce qu’il nomme la sensure :
La privation de sens est la situation ordinaire : elle s’exerce sans que nous en percevions les effets. Sa caractéristique est d’ailleurs d’être imperceptible, à la différence de toutes les contraintes inventées jusque-là par le pouvoir. La privation de sens – ou sensure – est l’arme absolue de la démocratie : elle permet de tromper la conscience et de vider les têtes sans troubler la passivité des victimes. (La Castration mentale, p. 31-32)
4Pour contrer cette privation scandaleusement indolore et ses tentacules pathogènes qui parasitent imperceptiblement notre intériorité, le poète prône le désespoir en raison de sa redoutable « énergie propice à la colère… » (p. 127). « La révolution nécessite désormais une philosophie sociale du désespoir, qui reposerait sur le dynamisme de la conscience déchirée… », lit-on également dans Le Roman d’Adam et Ève (p. 64). À l’instar de l’illustre époux de la narratrice de La Maladie du sens, le poète s’emploiera à canaliser cette énergie âprement négatrice, à « aviver en nous la conscience du mortel car c’est la meilleure manière de tuer l’illusion » (La Maladie du sens, p. 58). Qui plus est, l’impossibilité de heurter de front le fléau doucement insinuant de la sensure l’entraîne paradoxalement à faire fond sur l’action dissolvante de l’interminable, à y adhérer même comme le contre-pied décapant du flot journalier d’images et d’apparences trompeuses dont nous gavent en guise de réalité les médias. L’absence de définitif posséderait donc une autre face : « La pensée de l’interminable est la base sur laquelle ne peut s’ériger aucun pouvoir parce qu’elle abolit d’avance toutes les figures. Là, pas d’illusion, pas de salut, rien que la nudité d’une condition où chacun est rendu à sa responsabilité. » (La Castration mentale, p. 99)
5C’est cette mise à nu douloureuse et inachevable que poursuivent résolument tous les narrateurs de Noël dans le dédale du récit, sans chercher à combler le vide qu’ils exposent. Quelque chose détraque soudain, s’effondre dans une zone invisible, et provoque à sa suite la parole pour que s’y creuse et s’y décante le choc encore vif d’un désastre difficile à imaginer, c’est-à-dire à mettre en images. « [P]arfois tout se tient / sauf moi / et ce défaut suffit à donner lieu », confie le poète dans « L’Aile sous l’écrit » (La Rumeur de l’air, p. 28), et ne pourrait-on pas considérer Le Syndrome de Gramsci comme l’ample illustration ou plus précisément la réactivation consommée en prose de ce déroutant déclic ? Voici comment le narrateur exhorte l’autre à entrer, par les figures langagières qu’il tisse, dans le gouffre qui l’a inexplicablement happé :
Imaginez quelque chose d’horrible et d’imprévisible, imaginez une chose pire qu’imprévisible, une chose insensée, par exemple qu’un chemin très connu s’interrompt tout à coup sous vos pas, ou qu’un abîme s’ouvre dans le parquet de votre chambre, ou pire encore que vous n’arrivez pas, alors qu’on vous menace, à vous rappeler les gestes de la marche si bien que vous voilà réduit à merci parce que paralysé – paralysé par rien, par vous-même, par le brusque oubli d’une chose élémentaire de la vie. (p. 11)
6Tout fonctionne, tout semble aller de soi, jusqu’au moment où le cours d’une conversation achoppe sur un trou de mémoire, et que la plaie béante de cette défaillance amène sa victime à plonger par le biais des mots dans l’obscur de sa propre intimité. Détruisant subitement le « chemin très connu », trop connu, le désastre fait déraper ce que nous prenons normalement pour le sens et qui, souvent, n’est que la norme factice fabriquée en grande partie par le pouvoir et prolongée inconsciemment dans les habitudes, les automatismes, l’auto-programmation apparente du corps.
7Peu après Le Syndrome, La Maladie de la chair démonte scrupuleusement la mécanique qui règle « l’imaginaire d’un très jeune garçon plongé chaque jour dans l’horreur au point que cette dernière lui paraît la norme naturelle » (p. 18) ; faisant sauter ce faux naturel, le récit fait grincer du même coup « la porte qui donne sur la région la moins fréquentée du monde, celle de l’urgence et de l’épouvante, celle de la nudité véritable et jamais nommée » (p. 31). Le Syndrome opère un écorchement semblable en confrontant le narrateur, lui-même très violemment et même littéralement démonté, à « la dérobade irrémédiable de cela même qui, jusque-là, permettait tout naturellement que je sois celui que je suis » (p. 36). Un trou de mémoire, phénomène peu remarquable en soi, perce dans la conversation comme « la première manifestation d’un cancer de la langue » (p. 23) et, très vite, amène le narrateur à mettre en cause, sur le plan de l’organique et du mental, tout ce qui va son train, sourdement, secrètement, dans l’épaisseur irréductible de son propre corps, voire tout ce qui constitue sa véritable nature. Évoquant « une retenue intérieure dont le mécanisme naturel s’est détérioré », il n’hésite pas à avouer : « Je ne savais rien de lui tant qu’il fonctionnait sans problème, et maintenant j’invente une homéopathie. » (p. 73) Et il en va de même pour le langage : « Le langage vit en chacun de nous comme la vie. Je veux dire qu’il nous anime sans que nous ayons à solliciter son mouvement ou sa présence. Mais interrogez un moment ce naturel : quelle observation faites-vous ? » (p. 75) Le désastre sert ainsi de révélateur, cela aussi dans le sens photographique, car à travers la parole qu’il stimule, il fait toucher les narrateurs aux sourdes pulsations et fluctuations qui travaillent le corps, et les incite à tirer graduellement au clair les confuses impressions qui se dégagent par secousses de cette pénétration éprouvante, de cette « sorte de ponction » (p. 40) à la fois cruelle et libératrice qu’opère la voix ébranlée. Après tout, dans Le Syndrome, la phrase qui « s’est cassée sur un gouffre » (p. 12) donne le branle à tout un complexe verbal qui sonde dans ce gouffre non seulement les ravages éventuels occasionnés par la maladie insituable, mais aussi tout ce qui, fuyant, impalpable, aérien, émane sans conteste de notre substance périssable en nous rapprochant de ce que le poète ose appeler, inséparablement de la langue qui la nomme, une nouvelle ou une seconde nature – un état « qui ferait de nous des poissons dans le mental ou dans le verbal puisque nous sommes désormais incapables de l’être dans le “naturel” » (L’Espace du poème, p. 78).
8Par l’ange du négatif, j’entends chez Bernard Noël ce moment où le familier bascule tumultueusement dans l’étrange sous le tranchant du désastre qui aiguise par contrecoup le tranchant de la langue. Désarroi, désespoir, colère mettraient l’être très littéralement hors de soi en se doublant d’une sorte de déhiscence verbale apte à retourner le dedans vers le dehors et à subordonner momentanément une nature crue et viandeuse à l’espace aérien engendré par leur fusion. C’est ce même processus que le poète signale à Jacques Ancet : « L’expérience du négatif est déterminante : elle dépouille et racle ; elle retourne l’intérieur vers l’extérieur pour conduire à cette jubilation qu’est la conscience de l’unité de l’espace… »5 Dans L’Enfer, dit-on, il souligne de nouveau cette valeur foncièrement heuristique du négatif, qui soulève et aiguise la conscience désemparée : « L’épaisseur du corps est en nous le domaine sensible du mutisme et de la nuit, de l’invisible et de l’échappée. Nous n’en sommes à l’écoute que dans l’angoisse ou l’inquiétude, quand quelque chose y va mal et menace. Autrement, cela marche tout seul, et mieux vaut, pensons-nous, n’y rien éveiller. » (p. 55) Nous retrouvons de surcroît dans ce texte Georges Bataille, mais sous un tout autre éclairage : le poète l’associe élogieusement à Hans Bellmer et à Joë Bousquet, car tous les trois « ne font lever aucune image, aucune pensée, qui ne mette en miroir ou en abîme l’organique et le mental, l’épaisseur la plus sombre et son aération par la lumière » (p. 56).
9L’ange, c’est, selon la belle formule du Syndrome de Gramsci, « l’étrange à dire » (p. 83), l’être-ange qui se dégage l’espace d’un éclair dans une conscience bousculée, et que cette dernière s’empresse d’ex-primer, de mettre hors de soi dans une forme verbale susceptible d’en porter l’empreinte. De plus, l’ange ou l’étrange à dire a toujours pour destinataire l’étranger, c’est-à-dire l’autre irréductible à nos seuls désirs et qui nous révèle par là à nous-mêmes. « Le silence de l’autre est le miroir de notre parole », constate le narrateur du Syndrome, d’où la supplication qu’il adresse à celle qui le lit et qu’il est même prêt à envisager en dernière instance comme son « ange noir » : « Soyez mon silence et renvoyez-moi ce que ma parole ne me révèle pas. » (p. 82) En effet, il ne s’agit de rien de moins que de la transmission de l’innommable puisque nommer couperait les ailes, épinglerait l’élan, tuerait l’être-ange sur la langue : « … pourquoi nommons-nous les choses ? Nous leur donnons un nom pour faire disparaître leur étrangeté. Ainsi nous éliminons la personne de la chose et tout ce qui, en elle, pouvait demeurer rétif à notre égard. » (p. 48-49) L’ange ne s’affirme que dans son passage, son envolée, sa vaporisation ; il affleure en vertu de « la brusque attention portée à un éclat, un tremblement » (p. 63), que nul effort de visualisation ou de verbalisation n’arrivera ensuite à fixer ; il est pour l’auteur, une fois le livre terminé, « la virtualité d’une présence à laquelle l’autre est sensible, plus que soi-même… » (L’Espace du poème, p. 14). Comme le soutient Jean le photographe au début du Roman d’Adam et Ève, « le problème est qu’on voit toujours de l’achevé, du final, là où il ne faudrait voir que l’appelant d’une forme à venir » (p. 11). L’indicible de l’ange ne peut se dessiner dans la langue que comme – pour reprendre encore les termes du roman – « un processus d’apparition », « un état transitoire » (ibid.). Et voilà l’autre sens que j’aimerais prêter à mon titre en resserrant les liens entre le regard et le verbe : l’ange est ce rien qui ne laisse aucune image sur la matière sensible que l’écrivain lui tend, mais dont la conscience de l’autre, plus apte enfin à développer le négatif abandonné, risque d’y saisir la présence fulgurante.
10Chez celui qui réduit le nom en Nonoléon, « la place du “je” ressemble […] au négatif que n’a impressionné aucune image : elle est vide »6. C’est donc au « tu », ce pronom qui désigne à la fois l’autre et le silence, de faire battre « l’aile sous l’écrit », d’ouvrir le vide au perpétuel à-venir du sens porteur de l’être-ange – qui est, rappelons-le, émanation de la terre, de la chair, du verbe, et non point visitation miraculeuse d’en haut7. Or, comme en témoignent poésie et prose, c’est le regard, c’est l’écoute silencieuse de l’autre qui mettent en lumière l’empreinte jusque-là imperceptible et, sous forme de caresse, en soulèvent toute l’inimaginable substance. « dans les yeux du témoin monte le sens / étranger à la main qui le mena », s’exclame le poète dans son admirable étude sur Michaux (Vers Henri Michaux, p. 26). Dans La Maladie du sens, c’est en revanche l’écrivain décédé qui détient la clé de la nature étrangement métamorphosée de sa veuve lectrice : « Il m’a faite […] à moi-même inconnue puisque je ne sais pas me lire. Il a métamorphosé ma nature naturelle en une autre dont je suis le tu. Il a peut-être fait de moi son Livre […] » (p. 84) Pour cette femme, qui « peine à rassembler [s]es restes » (p. 85), il est surtout question, dans le présent du récit, de transformer « une figure virtuelle […] en figure réalisée » (p. 84), ce que tente à son tour le narrateur du Syndrome en voulant que l’autre passionnément sollicitée par sa lettre « serv[e] de plaque réfléchissante » et que sa parole à lui « soit la décharge lumineuse » (p. 105).
11De plus, comme nous l’avons déjà constaté, ce sont, dans tous les récits pronominaux, l’effondrement, l’effacement, l’absence qui chassent les narrateurs hors du naturel et les plongent dans les virtualités douteuses du verbal. C’est la conscience accrue de la mort, autant que la présence éclairante de l’autre, qui permettent de prendre acte de l’invisible où se joue l’essentiel d’une seconde nature ou, du moins, sa potentialité. Ainsi la fictive Mme Mallarmé médite le mystère d’« une érosion bénéfique » qui « met au jour l’inaperçu » (La Maladie du sens, p. 32) tandis que, atteinte d’une tumeur au ventre, Anna lutte, avec toute l’énergie du désespoir, pour tirer de l’opacité de sa propre substance « cette corde qui est la tresse indivisible de mes douleurs de langue et de mes douleurs de corps » (La Langue d’Anna, p. 63), et que seul peut matérialiser dans sa bouche ce bout de peau qui « continue à parler trop, à vouloir trop » (p. 95). En effet, l’acuité de visée et de vision qu’éprouve celui ou celle qui se tient dans le voisinage de la mort libère ce que le narrateur du Syndrome désigne comme « un mouvement sauvage » (p. 110), et qui serait plus précisément, comme dans L’Espace du désir, « d’une sauvagerie toute mentale » (p. 9). « La vie deviendrait-elle menaçante en devenant trop vivace ? », demande le malade du Syndrome (p. 63). À certains égards, la cancéreuse de La Langue d’Anna incarne cette même menace, elle qui, même située au bord du néant, se sait « beaucoup trop excessive, et capable d’accentuer ce penchant par une lucidité qui ajoute de l’énergie à ce qu’elle devrait tempérer » (p. 41). L’être-ange, c’est aussi, comme le sens lui-même, cet excès, cet étonnant débordement de vie que seule la mort est en mesure d’accentuer, à l’instant même où elle l’aspire. C’est la mort qui attise plus que jamais en Anna cet « ange du jamais assez » dont parle le poète dans La Chute des temps (p. 57), et c’est encore la mort qui ramène inéluctablement sa langue furieuse à l’amère vérité énoncée dans L’Ombre du double :
la volonté de langue
donne de l’être
mais à qui
le tu
est le tombeau du toi
déjà
tu te faisandes
sous un ange (p. 103)
12Si l’apparition de l’ange repose sur l’attention de l’autre ardemment requise ainsi que sur l’appréhension toujours plus poussée de cette altérité sombrement électrisante qu’est la mort, il est évident qu’elle procède en tout premier lieu de l’exercice de la langue et, jusqu’à son effacement, ne peut à aucun moment se séparer des mots, s’y trouvant sans cesse réactualisée ou du moins susceptible de l’être. Pour reprendre l’expression du Syndrome, l’ange est tout l’effort et toute l’incertitude de « l’étrange à dire ». C’est un acte de projection, un élan entièrement verbal qui jette hors de soi celui qui l’entreprend. Parlant de l’art d’André Masson, Noël affirme que « … l’œuvre terminée n’est pas l’affirmation du “je”, mais la trace de la tension sauvage, amoureuse et mentale vers le “tu” » (L’Enfer, dit-on, p. 98). Tous les récits de l’auteur fonctionnent de cette manière, et la plupart mettent en miroir, à travers la figure de la destinataire fictive, l’expérience d’égarement et d’étrangeté qu’il cherche non point à représenter mais à faire vivre littéralement au lecteur par l’opération verbale.
13Ainsi, penchée sur l’œuvre de son mari, la veuve de La Maladie du sens se laisse entraîner par un mouvement tout charnel qui, générateur de sensations, se refuse pourtant au travail d’élucidation qu’elle s’efforce de mener : « Il m’a impressionnée par sa conviction, et me voilà tendue vers je ne savais quoi mais avec un tel effort d’attention que j’ai fini par distinguer – oh, le simple équivalent d’un souffle dont le flux circulait dans mon corps, s’embrouillait bientôt parmi d’autres pulsions et s’y perdait. » (p. 47) Le mot « impressionnée » est fortement connoté chez celui qui évoque et explore sans cesse dans son écriture « l’empreinte contagieuse » (p. 13) de l’œuvre d’art. Ici, c’est comme si l’empreinte verbale pénétrait la lectrice, entrait par le regard pour se diffuser dans la totalité de son corps, non pas pour la renvoyer à un savoir ou à un déjà vu où s’accrocher à la ressemblance, mais pour la précipiter dans l’inconnu, le jamais vu qui préside à l’obscur tressage de l’organique et du mental, du charnel et du visuel, de l’affectif et du pensif. Cette empreinte, la lectrice n’en finira pas, après l’avoir accueillie, de l’inventer en elle, de la tirer d’elle en s’appliquant à articuler ce qui a suscité sa plus profonde adhésion sans jamais revêtir une forme qui lui soit intelligible. À la suite de son mari, elle fait – mais à sa propre manière – l’expérience de l’innommable que seul peut transmettre le verbe ; entrant dans ses mots à lui, elle trouve les siens, et partant la même « force de faire exister ce qui n’existait pas encore, et qui, sans exister davantage, continue cependant à exister par l’étrange contamination d’existence que suffisent à propager quelques pages » (p. 39). Cette contagion, cette contamination vont tout à fait à l’encontre de l’action dévastatrice de la sensure, et s’avèrent d’autant plus aptes à parer au mal qu’elles s’opèrent comme celle-ci sur le plan de l’invisible. « Il en va des mots comme des virus ou des germes, déclare le narrateur du Syndrome, c’est une peste invisible, mais capable aussi bien de remplir le rôle de contrepoison. » (p. 95) La narratrice de La Maladie du sens ne se contente pas de raconter comme une sorte de donné existentiel tout ce qu’elle a vécu en compagnie de son mari et de son œuvre. Tout au contraire, elle découvre que cette voix, cette œuvre ne peuvent jamais s’achever en elle, font retentir en elle leur mystère pour « que je me doute, et que j’invente à partir de là, et que je franchisse ma condition » (p. 86). Sa voix tâtonnante à elle recrée ce mystère, l’habille d’une autre matière sonore et en fait à son tour la matière de notre lecture, « pour qu’il soit, non pas le sens qu’on déchiffre, mais le sens qui nous traverse comme la vie » (p. 91). De voix en voix, d’œuvre en œuvre, l’empreinte ne cesse par conséquent d’apparaître, de scintiller, de s’inachever, d’être ce lever, ce lancer qui requiert l’effort, exige que le relance à tout moment un appétit d’invention, et rétablit par là le courant relationnel dont dépend le corps d’amour. Comme l’auteur tient à le faire valoir dans Le Dieu des poètes, l’œuvre d’art nous délivre de la sensure en faisant advenir en nous tout le corps du sens : « Lire n’est pas consommer ; regarder n’est pas consommer ; écouter n’est pas consommer : c’est faire en soi le geste originel pour être le sens qui en découle. » (p. 23) Et sans aucun doute, par la voix qu’il prête à Mme Mallarmé, Bernard Noël atteste, sous la tutelle du seul dieu qu’il se donne, que « l’appelé crée en lui-même la création de l’autre » (ibid.), que le seul véritable appel de l’œuvre, que ce soit celle de Mallarmé ou de Masson, est l’appel de la forme à venir, d’une inexistence que seuls font exister par contagion, et au-delà de toute possibilité de consommation, l’empreinte, la porte battante, le labyrinthe obscur qu’abandonne à chaque fois l’artiste ou l’écrivain en attendant que d’autres les abordent et les actionnent à leur guise.
14Pour terminer, j’aimerais porter brièvement mon attention sur le passage du Syndrome où le narrateur s’essaie justement à communiquer à l’autre « l’étrange à dire ». Il s’agit, en l’occurrence, de saisir l’exacte manière dont la grande sculpture de P. en Toscane, intitulée Site transitoire, l’a très visuellement, très corporellement impressionné :
Assis à l’intérieur du périmètre de la sculpture de P., je me suis vu assis à l’intérieur d’une forme dont les dimensions s’articulaient si bien avec les miennes que mes limites en devenaient perceptibles. L’étrange à dire, c’est que lesdites limites, qui correspondent à celles de mon corps, m’étaient devenues sensibles tout à coup parce qu’elles étaient dépassées. Je voudrais être plus précis : le suis-je en vous assurant que je voyais de la transparence où, d’ordinaire, se tient l’opacité ? (p. 83)
15« L’étrange à dire » consisterait, au fond, à changer l’empreinte charnelle reçue de la sculpture en empreinte verbale dotée, elle aussi, d’une force contagieuse apte à mettre hors de soi sa destinataire. « Peut-être interrogerez-vous […], non plus seulement le sens de mon récit, mais l’effet qu’il a sur vous », déclare le narrateur à celle-ci (p. 31), avant de tenter d’éveiller en elle la vive impression qu’il a éprouvée en silence au milieu de la sculpture. Cependant, « l’étrange à dire » se montre décidément d’approche asymptotique dans cette parole, qui se complique de toutes sortes de détours, de reprises et de surimpressions fugitives, d’autant que, parvenant à énoncer une phrase qui « dit très précisément ce qui m’est arrivé », le narrateur craint simultanément de contredire un état qui, de par sa nature même, « échappe à la précision » (p. 86).
16Finalement, toute la force projective et prospective de la préposition « à » reste intacte dans « l’étrange à dire », qui est cette aspiration non seulement à saisir le dépassement des limites du corps déclenché par la sculpture dans le passé, mais à faire de cet événement le tremplin d’un pro-jet langagier susceptible de jeter encore hors de soi celui amené à créer par la création de l’autre, et de servir à son tour de déclic créateur à celle qui en accueille silencieusement la trace : « moi qui vous parle dans l’espoir que votre bouche, brusquement, reflétera le sens de ce que la mienne déverse en elle sans savoir. » (p. 93) Est-il besoin de préciser que cette fiction (le mot « roman » apparaît sur la couverture) se fonde en grande partie sur des faits réels, qu’elle entre en résonance avec les cinq morceaux consacrés au sculpteur Jean-Paul Philippe et réunis sous le titre Site transitoire ? D’ailleurs, le quatrième texte de ce livre se termine par la même phrase qui clôt Le Syndrome, à savoir l’inscription que le sculpteur a gravée sur la porte de son installation. On lit les premiers mots du livre, et c’est encore l’étrange qui reste à dire, interminablement : « Ici, tout exalte et tout dérange, et sur ce sentiment contradictoire les mots ne prennent pas, ne tiennent pas. » (Site transitoire, p. 11) On arrive au poème de la fin, et c’est l’énigme qui prend figure, palpite dans les vers comme miroir et clé de la fiction, couvre d’une douceur tout élégiaque la plaie de la prose :
… rien ne demeure
sauf l’impression d’un lieu
où l’on fut plus que soi-même
[…]
le mot ange convient à l’impression
tant qu’elle s’élève dans le corps
et vole vers sa propre disparition
comment accepter que le seul élan
soit l’élan de l’effacement
(p. 57-58)
Notes de bas de page
1 « Le Point de l’œuvre. Rencontre avec Bernard Noël », Europe, n° 823-824, vol. LXXV, novembre-décembre 1997, p. 178.
2 Voulant dévoyer la référence au profit de l’architectonique du récit, l’auteur attribue à chaque monologue un pronom personnel différent et, exception faite du Syndrome de Gramsci, en fait la matière de chaque début de phrase.
3 Livre sans pagination. Voir Bruits de langues, première suite, poème 5.
4 Dans un autre texte intitulé justement Nonoléon, le poète parle de ce jeu de pile ou face en évoquant une « contradictoire fureur de présence et de disparition ». Voir ce texte dans C. Fourier, Bernard Noël ou Achille immobile à grands pas, suivi de Nonoléon, p. 64.
5 « Avec Bernard Noël », Prétexte, n° 16, hiver 1998, p. 85. Voir aussi L’Été langue morte, n. p. : « l’homme avale ses propres entrailles / puis vidé voit. »
6 Voir La Pornographie, dans Le Château de Cène, p. 175-176.
7 Voir à cet égard « L’Aile sous l’écrit », La Rumeur de l’air, p. 25 : il n’y a de mystérieux que le venir
et qu’il batte de l’aile
sous l’écrit et non pas
au-dessus
les dieux autrefois se sont trompés
s’ils avaient aimé l’en dessous
ils vivraient
Auteur
Professeur à l’University College, Dublin. Dernière publication : Sens et présence du sujet poétique. La poésie de la France et du monde francophone depuis 1980, M. Brophy et M. Gallagher éd., Amsterdam - New York, Rodopi, 2006. Édition : Eugène Guillevic, Lieux communs, Halifax (Canada), Éditions VVV, 2006.
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2015
Traduire-écrire
Cultures, poétiques, anthropologie
Arnaud Bernadet et Philippe Payen de la Garanderie (dir.)
2014
Les nouvelles écritures biographiques
La biographie d'écrivain dans ses reformulations contemporaines
Robert Dion et Frédéric Regard (dir.)
2013