La rumeur de l’absence : Bernard Noël
p. 103-111
Texte intégral
1 Le mot serait-il ce qui décrit le corps, sa constitution progressive ou serait-ce au contraire le corps même du mot qui nous montre l’unité déjà organique, constituée ? Le mot serait-il l’organe de la pensée ? On entend un mot qui respire, mange, bouge et saigne. Nous ne comprenons pas tout à fait l’organisation du mot, son articulation, son dedans, son intérieur, ce qui se dérobe, le poétique par exemple. Ne nous parvient que ce qui flotte, comme disait Karl Jaspers, et en temps de détresse, Hölderlin oblige, ne flotte que le liège.
2Le mot nous donne pourtant une vision, une vibration intime de la réalité, comme celle-ci ne peut nous en donner en dehors d’elle-même. Le corps, la chair, vibre. Le mot aussi. Il est de la matière animée, non seulement Körper, mais Leib ; non simplement un composé atomique d’éléments, mais quelque chose d’animé : Leib, Leiblichkeit, selon les mots de Husserl et certaines réflexions de Merleau-Ponty.
3La poésie et la prose de Bernard Noël, ce qu’il pense de l’expression, du travail du langage y activant les fonctions sous-jacentes de la pensée, tout cela a une base phénoménologique. Une phénoménologie néanmoins poétique : la poiesis du mouvement et de l’action de la langue comme élan corporel de la matière. Il y a un moment précis dans l’évolution humaine où la bouche transforme l’air commun de la nature – l’air que respirent les végétaux, les animaux, le petit air de l’eau qui fait vivre les poissons –, et cet air, elle le transforme en signifiant du processus ainsi constitué.
4Il s’agit, bien sûr, d’un processus au début matériel et semblable à celui de la vibration aérienne sur la rétine. L’onde sonore vibre et s’espace en créant une nouvelle dimension entre deux points successifs dont le second fait du premier quelque chose de virtuel en y retentissant. Quand le loriot crie une seconde fois au milieu du bois nous y associons le premier cri en remarquant une distance intérieure qui s’ajoute à celle, objective, qui fait la différence entre le là du loriot et l’ici où nous nous situons. Le dehors est reconnu comme dedans et celui-ci comme dedans-dehors ou vice versa.
5Pour le philosophe espagnol José Ortega y Gasset, tel est le lieu de naissance de l’idée. Un lieu virtuel. L’idée naît dans l’espacement de la vibration aérienne. Elle a un tréfonds topo-sensitif, parce que la sensation est le lieu originel de l’ouverture au monde dans le corps : l’espace vibratoire de la chair.
6Le mot retentit. L’image vibre. C’est un même et unique espace qui résonne et clignote dans leurs ondes. Le dedans surgit ainsi comme la peau – son dehors – d’un organe profond. Il est le temps, la durée du mouvement aérien. Mais un temps qui a au fond de lui-même l’abîme d’une fuite incessante. La résonance ou la vibration de la chair – Leib – se recouvre en laissant derrière elle une trace qui se perd dans l’immémorial de l’oubli. C’est la marque, la fente, le trou, le mot-trou de Bernard Noël, les yeux-trous aussi. Autour d’un cercle et son vide, il y a des bords comme dans la bouche de l’homme. L’articulation du son se produit en inspirant et en expirant à travers le tube de la gorge et le canal buccal, toujours près de la mort. C’est le souffle qui l’emporte sur la marque et la trace.
7En exhalant les mots, on produit un phénomène de représentation qui fait du passage de l’air dans la bouche un avènement. En y passant, l’air se révèle et montre l’état d’une perception qui se réclame non pas seulement de quelque chose de perçu, d’une idée qu’on a eu ou d’un sentiment, mais aussi de l’acte perceptif. Cette chose différente de la chose perçue, du perçu, a lieu dans cet espace qui vibre au dedans.
8Le mot et l’image prennent ainsi une profondeur qui reflète le réfléchissement de l’onde sonore et visuelle. On comprend mieux la profondeur de l’image depuis Maurice Merleau-Ponty. Elle risque de s’obturer dans l’acte de vision qui la recouvre avec du perçu, du déjà vu, un objet plat. Elle peut ainsi cacher l’invisible qui la soutient. Le mot peut, pour sa part, dérober aussi l’inouï, le non-entendu, par la désignation directe de l’objet. Dans l’un et l’autre cas, aussi bien pour l’image que pour le mot, il y a un facteur de la terminaison – le -ble de « visible » ou « audible » ou le - if (ive) d’« auditif (ive) », etc. – où le visible comme l’audible tracent un horizon qui chaque fois contourne par-devant ou par-derrière la chose, l’objet, l’acte perceptif dont les bords s’estompent dans la nuit de l’ineffable, de l’invisible. La chose qui flotte dans l’air, le signe, mais qui est de l’air. Outre le déjà perçu du perceptif : une objectivité profonde.
9C’est pour cela que le mot aussi bien que l’image se déterminent mutuellement dans la phrase ou la séquence avec la syntaxe de ses membres en y créant le texte. Les textes sont-ils la peau de l’air qui se fige dans le corps ? Au-dessous des fibres, il y a une rumeur sourde, quelquefois absente, qui bourdonne dans l’espace-temps des terminaisons -ble, -if (-ive).
10Quand nous percevons les choses, celles-ci cherchent l’horizon où elles se situent en correspondance virtuelle avec l’espace mental qui se crée et d’où découlent les déterminations de son contexte. Le lieu de la détermination effectuée en suivant telle correspondance est le mot en tant qu’instant de la pensée. Voilà la marque, le signe perceptif qui se crée et s’installe dans un horizon de possibilités émergentes. Les mots deviennent pour les choses leur meilleur lieu de vie. Mais si nous ralentissons l’espace de la détermination, le tréfonds du mot se brise et celui-ci flotte à nouveau dans l’air en laissant voir entre ses branchies le vide qui le disperse.
11Rien d’étonnant pourtant si Bernard Noël voit et sent dans la lettre O aussi bien « l’anneau » du vide que « l’ouvert » de la bouche1 ou celui de l’oubli. Il y a une poésie déterminative et une poésie du fragment. La première approche les mots, les resserre en en faisant un beau poème. La seconde laisse par contre flotter le mot où l’on entend aussi bien les bruits de langues que la chute des temps au fur et à mesure que la phrase diminue, s’incline, se coupe ou pend sur l’abîme du vide. La diction du vers se rapproche donc plus de l’ici que du là, du dessous que de l’au-delà. Elle a plus à voir avec l’antéprédication qu’avec le prédicat. C’est le moment du dire sous le dit, la révélation que tout signifié porte en soi comme dire incessant. C’est l’au-delà de l’ici, pas la métaphore, mais le domaine du pre de la préposition dans le dedans et le dehors, dans le in.
12Telle est aussi la verticalité du poème, l’avant du commencement : le mot retourne à ce monde qui émergeait de la résonance et dont tout commencement est le prolongement de l’être en train de, à l’insu de, etc. C’est pour cela qu’il n’y a presque pas de collage syntaxique dans la poésie de Bernard Noël ; que la phrase s’arrête, s’incline au bord ou au milieu de la ligne ; qu’elle se casse, s’insinue. Les brefs et beaux moments de syntaxe poétique, presque lyrique, sont les amonts de la langue qui viennent comme des îlots dans la rumeur sourde, parfois absente, de l’il y a anonyme où le sujet s’entend et se croit sûr de lui-même par moments, parce qu’il a touché quelque chose du fond et il flotte à nouveau dans l’air qui l’entoure.
13 Il a touché, à vrai dire, son propre toucher en y articulant l’air qu’il expire et en le déplaçant avec la langue, en le projetant contre les parois de la bouche, entre les dents, dans ses vallées, sous le voile du palais, en l’y frictionnant, l’y pressant. L’articulation du signifiant est la constitution originaire de l’espace et du temps qui perçoit le monde comme sensation charnelle du monde commun qui se concrétise en devenant son, phonème, syllabe, mot.
14Vient le moment du gramme, de l’incarnation et de l’inscription langagière, de la trace du monde sous la voûte du voile du palais. Plus que le fait de reconnaître son propre corps en touchant d’une main son autre main, le prochain que j’approche sans sortir de moi – l’alter ego –, c’est l’articulation de l’air commun aux hommes dans la bouche de chaque homme, depuis sa gorge, où se crée le volume des couleurs sonores qui opère la transition entre ce que l’on dit et ce que l’on comprend. Telle est la verticalité, l’Einfühlung, le dedans-dehors-dedans de l’intersubjectivité. C’est bien l’instant de l’espace-temps, le lieu dont le trait d’union symbolise l’entre-deux, la fente asymétrique de la trace que le gramme laisse comme la saveur d’autre chose qu’ici. Un lieu qui n’a pas de lieu. Les mots sont des bords.
15Nous trouvons à nouveau la distance du phénomène commun en nous parlant les uns aux autres, l’ouverture du mot vers l’infini immémorial. Depuis Platon, Herder, Hamann, Nietzsche, jusqu’à Wilhelm von Humboldt et aujourd’hui Wolfgang Iser, il y a toujours un reste irréductible dans la sensation, le mot et la connaissance, une fente, un abîme – Riß, Kluft –, un trou qui se ferme et s’ouvre en même temps.
16Bernard Noël est un poète qui cherche le recouvrement poétique du mot par l’image et vice versa en passant par la sémiosis du regard, le transfert de la matière dans l’œil et la bouche. C’est une correspondance au-delà de la kinèse et de l’épos – le discours constitué – dont, en y entrant, s’investissent aussi bien l’image que le mot en raison d’un contexte qui est antérieur et dont ils se nourrissent avant qu’il y ait un horizon défini. C’est la prolepse, l’événement par anticipation du spectacle ou de la scène dont ils se réclament pour dire le dit que tout le monde connaît. Nous en arrivons au recouvrement et recèlement des mots, des images, « la couverture d’un mouvement de découverte » (Journal du regard, p. 20). Et viennent donc les figures de la langue et du regard, que Bernard Noël emploie en leur donnant un sens très différent de celui qu’elles ont normalement dans le langage courant. Le signe tourne alors « à vide en simulant une production de sens » (p. 22).
17 Ce qui intéresse Bernard Noël dans la langue, c’est le mouvement même du signifiant au moment où les prépositions pre, in, et les adverbes avant, dedans, dehors, etc., se configurent. De cet instant de préfiguration participent aussi bien le mot que l’image, la voix, le trait, l’icône, le geste des mots. Et ce, en raison de la distance « que toute expression contient » et « dont elle est, au mieux, la forme la plus raccourcie » (p. 116). S’ouvre alors une autre raison d’être de la logique, de la grammaire et du langage bien compris. Nous arrivons ainsi à la tournure grammaticale à laquelle nous oblige la poésie. On regarde en arrière dès qu’on avance en écrivant ou en lisant. On est dans le « palindrome, figure de la réversibilité absolue ». Le raccourci est le fragment d’un autre discours, parce que « ce qui va de soi nous masque ce qui est » (Treize Cases du je, 1998, p. 134).
18C’est Hegel qui s’est le mieux rendu compte que le mouvement du prédicat retourne au sujet pour y rendre raison de ce qui le travaillait déjà auparavant. Cette lecture qui va de Herder à Hegel, José Ortega y Gasset l’énonce comme étant un prédicat à la recherche d’un sujet2. Le sujet, le thème, viennent d’un monde qui les précède et qui est encore en formation, qui en fait par avance des prédicats. Il faut entendre ce qui se dit sans parler, un dire sous-jacent qui mène le poème à l’écoute de l’autre voix.
19La poésie de Bernard Noël participe de ce mouvement dont la verticalité de l’écriture non seulement figure la station debout des anciens scribes mais aussi la préséance du commencement du vers, de l’écrit. Au fond de la page, il y a l’écoute du bois traversé par le cri du loriot et la rumeur du ruisseau dans l’herbe qui contourne les arbres. Le fond du bois comme le fond du langage est alors une page qu’on a déjà tournée. Quelque part, il y a un son qui continue à résonner. L’épos ou discours constitué est la scène d’une représentation avant la lettre. La poésie de Bernard Noël dit le spéculatif d’où le mot tire son speculum, son reflet grammatical, quand il s’écrit. Comme pour José Ortega y Gasset, c’est ici l’émotion qui précède l’arrivée du signe, sa signification et le texte qui ne clôt jamais son émergence infinie ou du moins interminable. La lecture poétique se répète d’elle-même.
20D’où l’absence de sujet proprement dit – à moins qu’il ne s’agisse que d’un signe –, indice d’un assujettissement qui se reproduit là aussi sans interruption. Néanmoins, on ne tourne pas en rond parce que la verticalité fend le vide, et le corps résonne alors en se formant comme topo-sensitivité d’un lieu qui s’espace en rendant temporelle l’émotion où le monde et l’homme, la matière et la chair fusionnent comme pensée poétique. Il y a du poétique au fond de la pensée.
21La différence entre la connaissance logique et cette autre pensée qui la devance sans devenir déterminée réside dans le fait que l’organe de la connaissance reste insaisissable dans la première, mais que, dans le poème, le langage lui-même devient l’organe de la pensée. C’est Humboldt qui a le mieux compris, après Herder, cette préséance de la langue dans la pensée, qui fait que le langage est avant tout poétique. Tel est l’énorme oubli de la linguistique et d’une certaine philosophie – le générativisme et le positivisme – à l’égard de la compréhension de la langue qui travaille et le corps et la pensée.
22C’est ce que l’on sent en lisant la poésie et les essais poétiques de Bernard Noël. L’il y a permanent de la rumeur de l’air nous rappelle que l’espace corporel précède la pensée en se rendant temporel au fur et à mesure que nous respirons. L’esprit est la respiration, nous disait Nietzsche. Et l’air respiré nourrit le corps. Le vers, l’interligne, les trous des mots sont des exercices de respiration par où le monde vient à la vision : les yeux des mots, les images mentales, le virtuel où naît l’idée comme compréhension du réel, parce que nous nous rendons compte de la réalité en la réalisant, en lisant son émergence, l’incessant du devenir.
23C’est la raison pour laquelle l’écriture arrive à la main à un moment donné en prolongeant le mouvement de signifiance, comme dit Humboldt, afin que l’écrit soit le virtuel, le double d’un autre double de la réalité en nous, que nous appelons la langue.
[Le] travail anagrammatique qui dérange organiquement les traits et les lettres pour projeter l’autre mot de chaque mot […] Car si l’expression est du déplacé, il faut bien que sa matière aussi se déplace et que tout soit physiquement impliqué dans le grand mouvement de la métamorphose […] (Treize Cases du je, 1998, p. 140)
24nous dit Bernard Noël à propos des dessins de Hans Bellmer, à qui il emprunte la théorie anatomique de l’image.
25En se déplaçant, la matière de la perception prend une « portée » dont l’espace vibre virtuellement. C’est « un mouvement d’intériorisation […] suivi d’un mouvement d’extériorisation. Ces deux mouvements représentent la respiration de l’intériorité » (L’Espace du poème, p. 159). Tel est l’en dessous de ce que nous appelons l’arc phono-acoustique par rapport à l’articulation de la langue et que Bernard Noël décrit comme l’événement du virtuel au moment où il prend forme dans la matière. Il y a « un en dessous » qui précède et qui espace par avance le moment de la source. Ce sont les formes dites libres par opposition à celles qu’on nomme fixes, comme le sonnet, libre lui-même néanmoins dans ce sens de la forme qui surgit. La forme vraiment poétique, la forme dite intérieure par Bernard Noël comme avant par Humboldt, « se dépense dans sa propre poussée » (p. 161).
26Ces formes spatiales ou cet événement mental dans lesquels l’espace révèle une forme virtuelle dont la réalisation effective qu’elle appelle et qui l’accomplit tout en l’abolissant, sont ce que l’objectivité nous offre au-dessous d’elle-même comme préséance de ce qui deviendra finalement forme objective.
27Platon considérait la connaissance comme un discours dialogique où deux hommes participent à sa formation. L’un est une « espèce de scribe qui nous assiste » et l’autre « c’est un peintre qui, après le scribe, peint dans l’âme des images de ce que l’on s’est dit »3. Le scribe – tó grammatikón – trace sur cette « tablette à écrire » qu’est notre âme avant de recevoir les affections, les sensations ou les souvenirs qu’y affluent. Le peintre dessine à son tour en gardant la perspective par rapport à l’objet qui devient ainsi dans la vue, le perçu. C’est un vrai processus de travail sur les affections premières de la connaissance :
C’est quand les choses qui sont alors objets de la vision et du langage intérieur ayant été éloignées de la vision ou de toute autre impression sensorielle, on voit en quelque sorte en soi-même les images des choses qui ont été les objets de l’opinion et du langage intérieur : cela ne se produit-il pas chez nous ? (39 b, c)
28Il y a donc vraiment de la trace ou greffe en dessous de l’écrit, une lecture mentale du premier trait sur la tablette – neutre ? – de notre âme (38 e), tó biblíon. Platon a, le premier, mis en œuvre le lien sémiologique de l’écriture et de la lecture en y voyant un seul « art de lire et d’écrire » (18 d). Tel est, pour nous, l’effet lect de l’intellectus. La grammaire de la connaissance est donc picturale. Il y a de la plastique au fond de la pensée.
29La réflexion de Bernard Noël au sujet de l’espace mental du poème rappelle l’a priori de l’espace et du temps dans le mot, comme le pensait Johann Georg Hamann : « Rede, daß ich Dich sehe ! » Le mot est la tonalité haute et profonde du sens de la mesure : l’incommensurable. Les sons aussi bien que les lettres sont des formes a priori des éléments esthétiques de la connaissance et du logos. Chacun d’eux, chacune d’elles sont précédés d’un monde préalable, le travail culturel de l’émotion humaine à travers le chant et l’écrit, la musique des mots et la fable, l’épos. Les sons de la langue sont la musique originelle du premier langage, le rythme de la première pulsation et du premier air respiré, qui sont le modèle corporel du temps et de toute mesure numérique.
30Les lettres à leur tour précèdent phénoménologiquement le pinceau et le dessin qui tracent ou bien dessinent au trait l’espace et les déterminations qui y figurent. L’espace et le temps deviennent donc aussi nécessaires à la connaissance que le sont la lumière et l’air pour les yeux, l’oreille et la voix. Tel est l’a priori poétique et kantien des idées alors innées dans la connaissance intuitive4.
31Si nous faisons attention à la préséance du lien entre l’écrit et le lu, ce qu’envisage Platon, on peut voir alors dans chaque son et chacune des lettres un point à dimension infinie. C’était le cas pour Nicolas de Cues. Il y aurait une forme mentale – un espace pour nous également poétique – qui comprendrait un point de conception comme celui de la ligne qui crée par son mouvement le développement possible de ses figures : la « vis assimilativa complicationis puncti » (l’énergie qui assimile la complexité du point)5.
32C’est ainsi qu’il y a dans le nom un point entre les lignes horizontale et verticale, un point toutefois non cartésien mais numérique en même temps, parce qu’il recèle du rythme et peut-être du mètre. Le point n’écarte pas la vibration de son centre quantique, non tout à fait statique. La forme qui crée cet espace – la mens – est pour Nicolas de Cues divinum semen, vis seminalis (semence divine, énergie séminale), et en même temps « forma rationis discurrentis » (forme de la raison discursive) (V, 84).
33On trouve une tradition érotique de la connaissance depuis la pensée grecque et quelques-uns des penseurs médiévaux. Rien d’étonnant alors si on lit dans la tradition thomiste de Thomas de Sutton, en De Natura Verbi Intellectus, qui lui est attribué, que le mot est un effet de l’acte mental, qu’il travaille avec lui à la formation de l’objet et de ce qui le dit. Le dire implique l’acte qui le dit : « et sic ipsum idem verbum est effectus actus intellectus, qui est formativus obiecti, et ipsius dicere » (et de cette façon ce même mot est précisément l’effet de l’acte intellectuel, qui est formatif de l’objet et du dire lui- même). L’habitus de la pensée a son propre actus dicendi.
34C’est ce que l’espace poétique du mental peut nous dire comme performance de l’intellect, où nous voyons déjà l’effet lect du logos et de la métonymie de la pensée. Le poétique est le fond de la connaissance, son « événement spatio-temporel » (L’Espace du poème, p. 31), selon l’expression de Bernard Noël. Le poème s’envole sur l’horizontale de la page en devenant un oiseau dans la verticale de l’espace, où le haut est encore toutefois la surface (Fable pour le cœur), comme c’est le cas dans l’archéologie horizontale de Leroi-Gourhan. Et on pourrait dire aussi en paraphrasant Bernard Noël – « L’œil touche ce qu’il regarde » (Onze romans d’œil, p. 94) – que l’espace du mot touche ce qu’il conçoit et exprime. Un toucher néanmoins qui ne saisit pas tout à fait l’objet entier et qui n’épuise pas l’énergie de l’acte qu’il accomplit. Toute forme est une émergence de quelque chose qui reste indéfinie et qui revient comme le mot pour se dire à nouveau en produisant le poème qui toujours nous manque. Le mot dit l’éloignement à l’égard de « la chose qu’il nomme » et de l’origine « à laquelle il n’adhère encore que pour tendre la distance qui déjà l’en sépare » (Treize Cases du je, 1998, p. 35). C’est la rumeur incessante de l’absence que les yeux voient aussi bien derrière que devant, parce que l’instant du rythme crée toujours une tension infinie ou interminable, comme Bernard Noël préfère le dire : « nous ne saurons jamais le mot de la fin. Entrer dans le mouvement du sens, c’est entrer dans la fin sans fin. »6 C’est l’absence qui présente – « Rendre visible, non la chose, mais son absence » – d’autant plus que la plénitude se dérobe d’elle-même et s’absente de sa surabondance en en débordant.
Notes de bas de page
1 L’Été langue morte, « Chant 1 », dans H. Carn, Bernard Noël, Paris, Seghers, 1986, p. 183.
2 J. Ortega y Gasset, « Comentario al Banquete de Platón », Obras Completas, Madrid, Alianza Editorial - Revista de Occidente, 1982, p. 773.
3 Platon, Philèbe, 39 a, b, dans Œuvres Complètes, t. II, Paris, Gallimard (Pléiade), 1958, p. 499-634.
4 J. G. Hamann, « Metakritik », Werke. III Band. Schriften über Sprache, Mysterien, Vernunft, 1772-1788, R. Brockhaus Verlag Wuppertal, Tübingen, Antiquariat H. P. Willi, 1999, p. 231.
5 N. de Cues, Idiota de Mente, IV, 75.
6 Bernard Noël aujourd’hui, p. 26.
Auteur
Poète, maître de conférences à l’université UNED de Madrid. Dernière publication : Ciencia, Conocimiento y Lenguaje. Ángel Amor Ruibal (1869-1930), essai, A Coruña, Edicións Espiral Maior, 2007.
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