Chapitre II. Pieds
p. 23-34
Texte intégral
L’autre bout du fil que le démon m’avait attaché aux ailes, il l’avait noué à ton pied.
Hugo, Notre-Dame de Paris
1La scène se passe à Tours, en mai 1814, au bal offert au duc d’Angoulême : un officier marche sur les « pieds gonflés » de Félix de Vandenesse1. Le lecteur un tant soit peu cultivé n’a aucune difficulté à identifier l’allusion au mythe. Gonfler, oidein. Œdipe n’est pas loin. Mais Balzac est un auteur malicieux, facétieux, qui aime tendre des pièges au lecteur cultivé. Et force est d’admettre que la lecture œdipienne ne peut ici être autre chose qu’une fausse piste. On ne devient pas un héros mythologique en un tournemain. Il faut une carrure pour cela, une stature, une ambition. Or, le futur comte de Vandenesse a beau se dire ambitieux et amoureux ; à notre sens, il n’est ni l’un ni l’autre. Essayons d’expliquer cela un peu mieux.
Débâcle
2Il faut, comme toujours chez Balzac, commencer par relire attentivement le texte :
Au moment où je souffrais du malaise causé par le piétinement auquel nous oblige une foule, un officier marcha sur mes pieds gonflés autant par la compression du cuir que par la chaleur. (IX, p. 984)
3Deux choses nous frappent dans cette phrase. Un : il y a foule. Deux : Félix est loin d’être le seul à souffrir comme il le fait. Son mal est contagieux. Piétinement collectif, compulsif. Tout une société semble concernée par cet étrange phénomène. Piétiner : malmener, fouler aux pieds, mais aussi s’agiter sur place, ne pas avancer. Et sans doute est-ce par rapport à cette immobilité forcée, à cette curieuse interdiction de marcher qu’il convient ici de situer le motif œdipien.
4Le bal offert au duc d’Angoulême est « une débâcle d’enthousiasme » (IX, p. 938). La formule est remarquable, oxymorique. Il y a quelque chose de contradictoire dans ces pages qui se veulent pourtant si évidemment inaugurales2. Tout commence et d’emblée tout s’arrête. Voici le jour J et la scène de la première rencontre avec Henriette, « la femme », dit Félix, « qui devait aiguillonner sans cesse mes ambitieux désirs, et les combler en me jetant au cœur de la Royauté » (ibid.). Or nous voyons bien que le passage est truqué : le texte dit aussi la stagnation ; c’est à vrai dire le marasme.
5Tout commence donc et, pourtant, aussitôt, tout s’enlise, s’arrête, s’engouffre. C’est ce que suggère déjà, quelques pages avant la scène que nous venons de commenter, l’histoire de l’escapade manquée aux Galeries de Bois, haut lieu de la prostitution en ce Paris du début du xixe siècle. Félix est sans expérience en certain domaine et il a besoin de s’instruire. Il songe donc au Palais-Royal :
Un Eldorado d’amour où le soir les lingots couraient tout monnayés. Là cesseraient les doutes les plus vierges, là pouvaient s’apaiser nos curiosités allumées ! (IX, p. 978)
6Mais l’apaisement tant attendu ne se produira pas : les portes de « l’Eldorado d’amour » ne s’ouvrent pas pour le jeune homme qui n’a d’autre choix que de se « plonger », comme il le fait quelques pages plus loin, dans le « dos d’amour » de la reine du bal (IX, p. 984). De l’Eldorado au dos ou comment lâcher la proie pour l’ombre. La Femme se dérobe, la Mère arrive en chaise de poste, alors même, la coïncidence mérite d’être relevée, que « Napoléon tentait ses derniers coups » (IX, p. 979). Premier coup manqué d’un jeune homme en mal d’amour, « derniers coups », aussi inutiles, d’un grand stratège vaincu par ses ennemis. Il ne saurait s’agir d’un hasard. Tout cela est lié. Tout cela est à lire sur un mode emblématique et ironique. Clairement, Balzac a un compte à régler avec son héros à qui il reproche d’être faible et de mauvaise foi. Et il cherche à le punir pour sa faiblesse et son hypocrisie. En ce sens, c’est le créateur qui marche sur les pieds de la créature3.
7Dans la capitale, Félix est sous la tutelle d’un certain M. Lepître, honorable vieillard, royaliste fanatique. M. Lepître, lisons-nous, était « gros comme Louis XVIII et pied-bot ». Le détail est curieux, la ressemblance suspecte. L’obésité serait donc le point commun entre le monarque et le tuteur. Mais pourquoi le roman nous montre-t-il Louis XVIII circulant dans une chaise roulante, comme un handicapé moteur (IX, p. 1110) ? Et que penser de ce nom qui a beau être authentique, qui tombe à pic : Lepître ? Pitre vient de piètre, lui-même dérivé de pedester, « qui va à pied ». Cruelle irrévérence, ironie mordante. Le pied blessé, immobilisé, mutilé serait donc une sorte de marque dégradante que le monarque inflige à tous ceux qui sont à son service, ceux qui viennent après l’époque napoléonienne, croyant à tort en le « soleil levant des Bourbons » (IX, p. 983), n’ayant pas la lucidité du romancier qui, lui, écrit sous la monarchie de Juillet et qui voit bien dans quel sens évolue désormais l’Histoire : « J’étais attaché de cœur, de tête et de pied aux Bourbons » (IX, p. 1098), affirme encore Félix de Vandenesse évoquant le moment où débute pour lui sa fortune politique. Notre héros ne croit pas si bien dire. Attaché de pied, les pieds attachés, paralysé. Qu’est-ce que donc la noblesse restaurée, demande le légitimiste Balzac, d’un légitimisme tempéré et somme toute clairvoyant, osons le dire4 ? Et de répondre, brutalement : une assemblée de podagres et de boiteux, une société qui piétine et qui ne sait faire que cela.
Le pied sur la marche
8Comment se construire une carrière de grand homme quand on n’est pas un grand homme ? Comment devenir quelqu’un quand on s’appelle Mister Nobody ? Donnons quelques exemples pour qu’on sente bien toute l’ampleur de la difficulté, de ce véritable casse-tête. Félix aime Madame de Mortsauf. Celle-ci est mariée. Félix a donc un rival : le mari. Mais est-ce bien un rival ? D’ailleurs, est-ce bien le mari ? Ici encore, le texte nous met sur la piste d’une lecture oedipienne pour en dévier par la suite5. C’est que Félix est en même temps une sorte de double du comte dont il imite le comportement. La châtelaine, d’ailleurs, se refuse aux deux. Le comte : « Elle me rend fou par les privations qu’elle me cause, […]. Elle est vierge à mes dépens » (IX, p. 1072). Félix :
Si vous me demandez pourquoi, jeune et plein de fougueux vouloirs, je demeurai dans les abusives croyances de l’amour platonique, je vous avouerai que je n’étais pas assez homme encore pour tourmenter cette femme. (IX, p. 1048)
9C’est pourquoi le parcours du combattant est chaque fois le même. Lors de la première émigration, « de longues courses entreprises à pied sans nourriture suffisante, sur des espoirs toujours déçus, altérèrent la santé du comte et découragèrent son âme » (IX, p. 1009). Or cela recommence quelque vingt ans plus tard quand Félix, traqué par la police napoléonienne, parcourt à pied le pays, « obligé de fuir en homme qui semblait retourner à son manoir » (IX, p. 1099). C’est le même trajet, et aussi le même drame. Le roman nous fait voyager à pied ad libitum avec, chaque fois, l’échec au rendez-vous.
10Nous savons que le mot « avenir » est un terme récurrent dans Le Lys dans la vallée. Dans la longue lettre qu’il envoie à Nathalie de Mannerville, Félix s’en sert volontiers. Avenir politique, familial, avenir de la France6. Or, si l’avenir obsède tant notre obstiné protagoniste, c’est qu’il n’en a pas, c’est qu’il n’y a jamais pour lui de véritable démarrage. Tout revient, tout se répète, rien ne commence vraiment. Ce qui est du reste dans l’idée même de « Restauration », je le remarque en passant. Donnons un autre exemple. Nous avons vu que l’épisode du bal où se manifeste la curieuse libido dorsale du jeune Félix de Vandenesse n’est peut-être qu’une reprise avec variantes du récit de l’escapade manquée au Palais-Royal. Dans « Eldorado », il y a « dos ». Curieusement, Balzac reprend le même épisode, ou la même configuration, une troisième fois, en la faisant coïncider avec un événement tout aussi crucial de l’histoire du pays. Rappelons-nous :
Ma chambre fut celle qui se trouva au-dessus de la sienne, […] elle m’y fit conduire par le comte, après avoir mis le pied sur la première marche de l’escalier en délibérant sans doute avec elle-même si elle m’y accompagnait. (IX, p. 1100)
11Cela se passe juste avant Waterloo. Félix s’est caché à Clochegourde, il souhaite aller dormir, on lui prépare son lit, son lit de la vallée. La scène est équivoque, nous voyons là un double fond. Pourquoi ce pied mis sur la marche ? Balzac s’amuserait-il à assimiler la noble châtelaine à une vulgaire péripatéticienne sur le point de monter avec un client, une de celles que Félix a en vain convoitées dans les jardins du Palais-Royal ? Le plus remarquable est encore que les deux personnages demeurent parfaitement chastes et qu’on évite le faux pas. L’échec napoléonien a un curieux effet d’inhibition sur nos amants. D’où l’espèce de troc que propose le texte et qui a tout l’air d’un marché de dupes. Ça ne marche pas vraiment entre Félix et Henriette. Or, à la place, le texte nous offre la marche des alliés et le retour des Bourbons : « Quand je descendis pour dîner, j’appris les désastres de Waterloo, la fuite de Napoléon. » (IX, p. 1100) Nous avons un peu l’impression que, d’une certaine manière, le contraire eût été préférable. Et si la même scène avait eu lieu au moment de la bataille d’Austerlitz, quelle eût alors été l’issue ?
12Un roi restauré n’a pas les mêmes droits qu’un autre. Il est, somme toute, un peu moins roi. Balzac le dit textuellement dans l’article qu’il consacre en 1837 à « celui qui n’était d’abord que le comte de Provence » :
Louis XVIII ne fut pas non plus entièrement à l’abri de l’erreur commune à tous les princes qui, privés de leurs États par une révolution, y sont fortuitement rappelés après une longue interruption : ils oublient qu’ils ne sont pas dans la même position que leurs ancêtres.7
13Comment ne pas voir que le même reproche est déjà formulé en termes romanesques dans Le Lys dans la vallée ? L’histoire de Félix et Henriette est aussi une allégorie des rapports tendus entre le monarque restauré et le pays qu’il retrouve, qui n’est plus vraiment le sien. Mme de Mortsauf ne représente-t-elle pas la France sacrifiée sur l’autel de la Restauration ? Et qui est vraiment Félix, sinon le prince émigré venant en vain réclamer ses droits, refusant de comprendre que le monde a changé, que si l’on repasse incessamment par les mêmes cercles, c’est que désormais plus rien ne sera comme avant ? « Roi détrôné, j’allais me demandant qui pouvait me rendre mon royaume » (IX, p. 1126). Mme de Mortsauf est encore plus explicite dans la lettre posthume : « Je suis restée neutre, fidèle à mon mari, ne vous laissant pas faire un seul pas, Félix, dans votre propre royaume » (IX, p. 1217).
« … comme Thalès, Platon et Pythagore »
14Après les événements du bal, les parents envoient leur fils à la campagne, « éternel remède des affections auxquelles la médecine ne connaît rien » (IX, p. 985). Pour la première fois dans son existence, Félix ressent une sorte de contentement, voire une forme de bonheur :
Je ne demandais pas mieux que d’aller, venir, courir à travers champs. Avec ce courage d’enfant qui ne doute de rien et comporte je ne sais quoi de chevaleresque, je me proposais de fouiller tous les châteaux de la Touraine, en y voyageant à pied. (IX, p. 986)
15Il est vrai que Félix joue plutôt mal le rôle qu’il se donne : « courage d’enfant » rime mal avec « chevaleresque ». D’ailleurs, étymologiquement, n’est chevalier que celui qui dispose d’un cheval. Ce n’est pas le cas de Félix8. Il n’empêche que le passage que nous venons de citer fait exception à la loi du piétinement qui règne partout ailleurs dans le roman. Il s’agit donc d’une sorte d’hapax. La marche n’est pas ici l’apanage des perdants. Un instant, un instant seulement, car le malaise se réinstalle tout de suite après, « pédestre » signifie autre chose que « piètre ». Il existe donc des piétons heureux. Félix en est un. Momentanément.
16Pourquoi ? D’où vient cette entorse à la règle ? La réponse est dans Rousseau que Balzac connaît bien et dont il se souvient ici. Souvenons-nous à notre tour. Émile a grandi, il a à peu près l’âge de Félix au moment du bal. Il n’est pas bon qu’Émile reste seul, il lui faut une compagne. Le jeune homme et son mentor partent donc à la recherche d’une femme, « Sophie », la bien nommée. Comment voyagent-ils ? À pied évidemment :
Je ne conçois qu’une manière de voyager plus aimable que d’aller à cheval ; c’est d’aller à pied. On part à son moment, on s’arrête à sa volonté, on fait tant et si peu d’exercice qu’on veut.9
17Et encore :
Voyager à pied, c’est voyager comme Thalès, Platon et Pythagore. J’ai peine à comprendre comment un philosophe peut se résoudre à voyager autrement, et s’arracher à l’examen des richesses qu’il foule aux pieds et que la terre prodigue à sa vue. (p. 540)
18Enfin :
Combien de plaisirs différents on rassemble par cette agréable manière de voyager ! Sans compter la santé qui s’affermit, l’humeur qui s’égaye. J’ai toujours vu ceux qui voyageaient dans de bonnes voitures bien douces, rêveurs, tristes, grondants ou souffrants ; et les piétons toujours gais, légers et contents de tout. (p. 540)
19Le Lys dans la vallée est-il une réécriture ironique de ces pages de l’Émile où Rousseau célèbre la gaieté piétonne ? Tout l’indique :
Pour la première fois dans ma vie, je pouvais m’arrêter sous un arbre, marcher lentement ou vite à mon gré sans être questionné par personne. (IX, p. 986)
20L’aspect proprement libidinal de la marche à pied est souligné ici encore :
Je fus saisi d’un étonnement voluptueux que l’ennui des landes ou la fatigue du chemin avait préparé. (IX, p. 987)
21La vallée est femme, on l’a souvent remarqué, et Félix est en train d’explorer pédestrement dans ces pages le corps sublimé de Mme de Mortsauf10. Mais la promenade heureuse, exceptionnellement heureuse, car il sera vite mis un terme au bonheur, a aussi valeur d’indice : il s’agit en quelque sorte de faire signe au lecteur : méfiez-vous, nous dit Balzac, l’intertexte n’est peut-être pas celui que vous pensez ; ne courez pas trop vite chez Sophocle ; adressez-vous d’abord à Rousseau.
Questions
22Pourquoi distinguons-nous, sur les armes du comte de Mortsauf, cet homme usé par la marche et qui s’est pour ainsi dire trop servi de ces pieds, « une fleur de lys d’or au pied nourri, avec : Dieu saulve le Roi notre sire, pour devise » (IX, p. 990) ? De mémoire de Français, le lys est l’emblème de la royauté. Mais pourquoi ce « pied nourri », détail annonçant le récit de la première émigration (« de longues courses à pied sans nourriture suffisante »), et visant aussi, cruellement, cyniquement, le monarque invalide dans sa chaise roulante ? « Au pied nourri », explique Moïse Le Yaouanc, signifie en langage héraldique « dont la queue a été coupée »11. Balzac le sait, bien évidemment, et il nous laisse deviner le sens derrière le sens. Tout est manipulé, truqué dans ce roman. Le texte est conçu de telle sorte que nous sommes sans cesse renvoyés à la scène du bal, aux pieds gonflés, à la blessure castratrice, à la queue coupée.
23Pourquoi le jeune homme adorant marcher et qui se sent libre à cause de la marche est-il soudain pris, quand il arrive à Clochegourde, d’une immense fatigue, d’un terrible et incompréhensible engourdissement : « Je suis tellement engourdi […], je ne pourrai marcher » (IX, p. 993) ? Certes, cela peut s’entendre au premier degré : le marathonien rousseauiste a besoin de récupérer après une si longue étape, il doit reprendre des forces, il le dit. Mais faisons aussi la part du fantasme. C’est la censure qui intervient, c’est le principe de piétinement (comme qui dirait : principe de réalité) qui édicte sa loi. Félix explique mal ce qui lui arrive et Balzac nous montre, en nous faisant signe depuis les coulisses, ce qui ne va pas. Rien n’a vraiment changé depuis la scène du bal, l’interdit est toujours le même. Ne bougez pas. Défense de marcher. Malhabile héros aux semelles de plomb. Mme de Mortsauf ne donne-t-elle pas l’exemple qui « a le pied d’une femme comme il faut, ce pied qui marche peu, se fatigue proprement » (IX, p. 70) ? Et posons cette autre question encore : pourquoi, dans l’important épisode des bouquets, quand, « pour tromper la nature irritée » (IX, p. 1057), les amants ont recours au langage des fleurs, Félix coupe-t-il « au pied » (IX, p. 1053) les fleurs qu’il va chercher dans les champs et les vignes ? Ce n’est qu’un détail, nous répondra-t-on. Mais nous savons que chez Balzac les détails sont immenses et que tout signifie. L’automutilation continue, donc le fantasme est profond. La preuve : le roman y revient sans cesse. Cachez ce pied que je ne saurai voir. Coupez-le au besoin. Mais que plus rien ne me rappelle ma condition d’animal bipède12.
Fiers coursiers
24Sur ces entrefaites arrive Lady Dudley, intrépide amazone, cavalière hors pair. Soudainement, tout bouge, tout s’accélère. Personne ne tient plus en place dans le roman, même pas l’inamovible châtelaine aux pieds délicats que la liaison de Félix jette dans une horrible crise de jalousie. Aux faux rivaux correspondent donc les fausses rivales. Le comte de Vandenesse est aussi, nous venons de le voir, le frère cadet du comte de Mortsauf. Quant à Henriette, elle est bien plus proche d’Arabelle que ne le pense Félix. Certes, la châtelaine n’aime pas les chevaux qui sont liés à ses yeux à « l’attachement terrestre » (IX, p. 1168) qui lui pèse si lourdement. Mais c’est justement à cause de cette hippophobie profonde qu’elle se transforme, malgré elle, et comme subrepticement, en femme de la terre, on n’ose pas dire en marcheuse. Félix a beau l’imaginer planant dans les cieux, l’épouse séraphique demeure malgré elle clouée au sol. Rien à voir cependant avec la marche libératrice et joyeuse célébrée par Rousseau. Le régime est toujours ici celui de la réécriture ironique. Henriette impose la marche à pied à Félix comme une sorte de corvée, comme une prison. C’est un ordre et il faut obéir : « Marchons » (IX, p. 1078), « Allons seuls, à pied » (IX, p. 1182), « […] elle marchait toujours » (IX, p. 1150). L’aristocratie restaurée piétine, nous le savions déjà. Le comte de Mortsauf, « excellent cavalier » (IX, p. 1068), l’a lui aussi compris qui refuse la plupart du temps d’accompagner sa femme et son hôte pendant leurs promenades « en prétendant que la tête lui tournait à parcourir ainsi continuellement le même espace » (IX, p. 1116). Ce n’est pas un prétexte, c’est la vérité. La marche n’est pas une démarche. Il existe un rapport d’incompatibilité entre les deux. Aller à pied signifie ici encore qu’on n’avance guère.
25Que se passe-t-il lorsque s’introduit dans le roman, avec l’arrivée de Lady Dudley, la possibilité d’une dynamique véritablement chevaleresque ? La réponse nécessite un détour par ce que nous proposons d’appeler la thématique de la verticalité dans Le Lys dans la vallée. Henriette et Félix sont deux obsédés d’altitude, nous savons cela. Or si le comte de Vandenesse commence son parcours à pied, en souffrant des pieds, son fantasme est de voler, de décoller, à la fois dans les sphères politique et amoureuse. Ainsi le veut la femme qui le guide : « Qui ne devinerait en vous l’un de ces oiseaux qui doivent habiter les hauteurs ? » (IX, p. 1941). Ce qui veut dire en fait : suivez mon exemple, volez avec moi, vu que la fortune politique se combine très bien, aux yeux d’Henriette, avec un brin de mysticisme, de martinisme, le très angélique saint Martin étant un des auteurs favoris de l’éthérée amante. Pas de rapports pour que ça rapporte au niveau de votre carrière. Vivez chastement et le roi, ou Dieu, vous récompenseront. Félix accepte ce contrat impossible, et il en subira les travers. L’homme n’a pas à rivaliser avec les anges : à ce jeu-là, il perd à tous les coups, et il se blesse aux pieds. C’est bien là le pire.
26Il est vrai que dans un premier temps tout se passe relativement bien : « Mon âme avait absorbé mon corps ; je ne pesais pas, je ne marchais point, je volais » (IX, p. 1022). Mais l’apprenti séraphin se rend vite compte qu’Henriette vole plus haut que lui et qu’il ne peut la rejoindre. Ce qui est aussi une façon de dire que la femme aimée n’est jamais là où l’on pense : « Elle montait à des hauteurs où les ailes diaprées de l’amour qui me fit dévorer ses épaules ne pouvaient me porter » (IX, p. 1081). Monter. On monte aussi à cheval. Honni soit qui mal y pense. L’animalité obsède nos chers séraphins et la chose crève les yeux. Faute de pouvoir s’envoler pour de bon, Félix se contentera d’une sorte de pis-aller, d’une fuite dans la métaphore, et nous retrouvons le motif équestre et terrestre : « Je volai comme une hirondelle en Touraine » (IX, p. 1110). L’hirondelle n’est pas un mammifère ongulé. Point n’est besoin d’avoir fait des études d’histoire naturelle avancées pour en arriver à cette conclusion-là. Mais c’est compter sans la métaphore et sans les manipulations de Balzac. Voici en effet ce que nous lisons un peu plus loin quand Félix revient à Clochegourde pour y passer son dernier séjour :
Je pris le chemin que j’avais parcouru pédestrement six ans auparavant, […]. Elle entendait les bonds prodigieux de l’hirondelle du désert et, quand je l’arrêtai net au coin de la terrasse, elle me dit : « Ah ! vous voilà ! » Ces trois mots me foudroyèrent. (IX, p. 1149)
27« Voler » se dit donc pour galoper. L’hirondelle est un pur-sang arabe. Et nous comprenons pourquoi Henriette s’empresse de faire redescendre à terre son cavalier servant, et volant. Nous mesurons mieux en effet toute l’étendue de l’ironie auctoriale. On dirait un jeu de rôles. Félix joue Henriette, Henriette joue Félix. Le cheval est un animal, certes, mais un animal magique : Pégase n’est pas loin13. Le sens figuré du verbe « voler » est paradoxalement le seul acceptable, pratiquement réalisable. Voulez-vous monter au ciel, planer, décoller ? Procurez-vous un cheval et piquez des deux. N’est-ce pas ce que suggère aussi la partie de steeple-chase lors de la scène de poursuite sous la pluie, quand Henriette exige de Félix qu’il lui montre sa rivale qui n’est pas sa rivale mais sa sœur ?
Quand nous arrivâmes à l’endroit où se tenait la marquise, elle vola sur le bord du chemin avec la dextérité de cavalier qui lui est particulière. (IX, p. 1172)
28C’est une autre métaphore mais force est de se contenter de la métaphore quand le sens littéral fait défaut : « Je veux monter à cheval aussi, moi ! » (IX, p. 1202), soupire Henriette sur son lit de mort. Mais lorsqu’elle a finalement compris le secret : il existe des anges cavaliers, il est déjà trop tard pour elle. Pauvre Henriette. Elle aurait dû comprendre la chose beaucoup plus tôt, dès le début, dès l’étrange baiser que lui fait le jeune homme à l’habit bleu barbeau au bal offert au duc d’Angoulême, baiser où nous découvrons maintenant, rétrospectivement, quelque chose de curieusement chevaleresque au sens velléitaire que Félix donne à ce terme. Car s’il est manifeste que le harcèlement que subit en mai 1814 la chaste épouse du comte de Mortsauf est le résultat d’une erreur, si Félix se trompe de face, confondant le recto et le verso14, libre à nous de penser que le jeune agresseur a inconsciemment vu juste, qu’il a pour ainsi dire flairé la nature essentiellement, clandestinement chevaline de la « femme descendue des cieux » (IX, p. 984). Monter à cheval, c’est grimper sur le dos d’un animal. Félix l’a essayé. Il n’y est pas parvenu. Interprétation scabreuse, drolatique, au sens balzacien. Cela devrait-il nous choquer ? Pas vraiment. Le Lys dans la vallée est aussi une sorte de tardive annexe aux Contes drolatiques. Balzac l’a voulu ainsi, il faut l’accepter15 :
Le pied est à la fois le plus terre à terre, le plus souillé (pied enflé d’Œdipe, pied boiteux d’Héphaïstos, lavement des pieds), le plus vulnérable (talon d’Achille) et le plus pur, le plus invulnérable (pied du Bouddha, pieds du Christ, pied des anges, pied d’Abraham),
29conclut Lucette Finas dans un livre au titre balzacien16. La phrase est à rapprocher du passage du Lys dans la vallée où, une fois n’est pas coutume, le discours de Félix semble exceptionnellement proche de celui de Balzac :
L’homme est composé de matière et d’esprit ; l’animalité vient aboutir en lui, et l’ange commence à lui. (IX, p. 1146)
30Ce que Félix ne dit pas, mais ce que le roman nous fait comprendre, c’est que les pieds sont comme l’interface des deux sphères. L’animalité aboutit aux pieds, l’ange commence à eux. Tout cela, donc, nous l’avons appris grâce à l’analyse d’un détail. Mais, justement, qu’est-ce qu’un détail en régime balzacien ? C’est à cette question que nous allons réfléchir maintenant.
Notes de bas de page
1 Je cite un passage du Lys dans la vallée, IX, p. 984. Rappelons par ailleurs que la génération romantique dans son ensemble est fascinée par le pes hominis ; à cet égard, les exemples abondent. Vigny : « Sur ses pieds délicats / qu’une cendre d’or embrasse » (Poèmes antiques et modernes, 1826). Lamartine : « Le ruisseau de cristal murmurait sur ses pieds délicats » (La Chute d’un ange, 1839). Chez Balzac, on se rappelle le « bout d’un pied » aperçu dans le tableau de « La Belle Noiseuse » : « Ce pied apparaissait comme le torse de quelque Vénus en marbre de Paros qui surgirait parmi les décombres d’une ville incendiée » (X, p. 436). Signalons aussi, dans l’« Avertissement du Gars », que Victor Morillon, alter ego balzacien auquel nous reviendrons (chapitre VIII, « Lambeaux »), regrette d’avoir « prostitué la muse aux pieds délicats » : « Comment est plus ravissante et plus belle, la muse chaste dont les pieds délicats ne sont pas sortis de l’enceinte des cœurs ! » (VIII, p. 1670). Le même Morillon souffre d’ailleurs très curieusement et très symptomatiquement d’une « difformité des pieds » (Ibid., p. 1675). Baudelaire, qui a lu Balzac de près, comme nous le verrons au chapitre VII (« Épreuves »), écrit ceci dans La Muse vénale : « O muse de mon cœur, amante des palais / Auras-tu, quand Janvier lâchera ses Borées, / Durant les noirs ennuis des neigeuses soirées, / Un tison pour chauffer tes deux pieds violets ? » (Les Fleurs du Mal, I, p. 15). Quant à Sigmund Freud, on connaît sa théorie du « fétiche » comme « substitut du phallus féminin » : « Ainsi, si le pied ou la chaussure ou une partie de ceux-ci sont les fétiches préférés, ils le doivent au fait que dans sa curiosité le garçon a épié l’organe génital de la femme d’en bas à partir des jambes » (« Le fétichisme », 1927, dans œuvres complètes, 1994, XVIII, p. 127). Mais cela n’a sans doute plus grand-chose à voir avec Balzac. Enfin : peut-être.
2 Je signale que ces pages sont inaugurales aussi en un sens proprement génétique du terme : « Ne comprenant ni l’envoi ni l’évocation de l’enfance de Félix, le manuscrit (écrit à la première personne) commence par l’épisode du bal de Tours » (Nicole Mozet, « Histoire du texte », IX, p. 639).
3 L’analyse génétique permet de mieux comprendre les ambiguïtés du texte : « Dans le manuscrit, le jeune Félix est présenté comme un partisan de l’Empereur, qui assiste au bal de Tours par curiosité et non par conviction politique. Cette admiration va jusqu’au fanatisme dans le manuscrit. […]. La résurgence de la figure napoléonienne dans le cours de bon légitimiste qu’Henriette donne à Félix est aussi le véritable retour du refoulé génétique, bien que déplacé » (Gisèle Séginger, « Commentaires », dans Le Lys dans la vallée, 1995, p. 445).
4 Voir ici encore les commentaires de G. Séginger, op. cit., p. 435.
5 Ici, la piste œdipienne est amorcée, mais seulement amorcée et il faut donc une fois de plus être sur ses gardes : « Tout à coup une idée, celle de la mort du comte, passa comme une flèche dans ma cervelle » (IX, p. 1042).
6 Nous ne rappellerons que la première occurrence, dans l’ordre linéaire de la lecture, qui en dit long : « Nous dépensons l’avenir » (lettre d’envoi, IX, p. 969).
7 « Louis XVIII », Œuvres diverses, Paris, Conard, vol. XL, p. 173, je souligne.
8 Sur « l’économie de la marche » dans le roman, et ce qui l’oppose à « l’économie du galop », Voir Raymond Mahieu, « Le piéton, l’amazone et le lys de la vallée », Christian Berg et al., Retours du mythe, 1996, p. 111.
9 Émile ou de l’éducation, 1966, p. 540.
10 Voir l’article de Philippe Berthier, « Des rillettes à l’étoile ou les avatars de la sublimation », Balzac, Le Lys dans la vallée, « cet orage de choses célestes », 1993, p. 117.
11 Je prends ce renseignement dans Le Lys dans la vallée, Classiques Garnier, p. 65.
12 Voir aussi la description de l’habitation des Mortsauf au début du récit où nous découvrons déjà cette obsession de l’apesanteur : « Ce castel ouvragé comme une fleur, et qui semble ne pas peser sur le sol » (IX, p. 991). Impression corrigée tout de suite après de manière éminemment podologique : « Mais, du côté de la cour, il est de plain-pied avec une large allée sablée » (je souligne).
13 Que penser de cette « croupe volante » dans le passage suivant : « Ainsi je connus tout à coup au sein du luxe anglais une femme peut-être unique en son sexe, qui m’enveloppa dans les rets de cet amour […] qui vous introduit souvent dans les cieux par les portes d’ivoire de son demi-sommeil, ou qui vous y enlève en croupe sur ses reins ailés » (IX, p. 1141, je souligne) ?
14 Voir aussi l’étude de Raymond Mahieu, « Rouge, noir et blanc, ou les pouvoirs de l’invraisemblance », dans Stendhal-Balzac. Réalisme, cinéma, 1978, p. 324 et suiv.
15 On sait que le nom des Mortsauf apparaît d’abord dans un Conte drolatique : « Les Joyeusetés du roi Louis le unzième », paru dans la Revue de Paris les 18 et 25 décembre 1831 et repris dans le premier « dixain ». Les « Joyeusetés » sont une histoire corsée. Un jeune homme est pendu. Or voici ce qui arrive aux pendus : « Doncques, ung iour de marché franc, il advient que le Roy fist pendre un jeune bourgeoys de Tours, lequel avoyt violé une dame noble. […] De faict, ledict jeune homme brandilla très-bien ; et, suyvant l’us et coutume des pendus de ce temps, mourust en guallant, la lance en arrest, ce dont il fust grand bruyt dans la ville. » Mais le pendu « guallant » ressuscitera dans le lit d’une vieille fille qui épousera aussi le rescapé. Et « le roy, pour que justice fust, il donna le nom de sieur de Mortsauf à l’époulx, en lieu et place de celuy qu’il avait perdu dessus l’eschaffauld » (Œuvres diverses, I, p. 99 et 101). Voir aussi Michael Riffaterre, « Production d’un roman : l’intertexte du Lys dans la vallée », Texte, 1983, p. 23 et suiv.
16 Titre pris du reste à cette « Théorie de la démarche » qui est peut-être le plus podologique des écrits balzaciens : La Toise et le Vertige, 1986, p. 273.
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