Con/vers/ation : Louis Zukofsky et Francis Ponge
p. 145-164
Texte intégral
Prologue
1Avant que n’entre en action la mémoire, il faut appliquer un autre axiome : il s’agit tout simplement d’une communauté poétique, vécue, et atteinte, chacun à sa manière, une voie parallèle défendue avec toutes les intersections possibles, c’est-à-dire une poétique en devenir qui rapproche les individus tout en justifiant l’inaltérabilité de leurs signatures.
2On peut alors voir les différents aspects de la pratique poétique, la volonté et l’ouïe, la mesure du son dans la création – l’espace à définir par des mots –, images, pensées, sentiments, mimésis et sémiosis, de même que l’obsédante présence de Mnémosyne, car elle aussi pénètre inévitablement dans cet espace, consciemment ou inconsciemment.
3Comme le rappelle Jacques Roubaud, le second des dix-sept points de Filipo Gesualdo, un moine du xvie siècle, était le suivant :
Le Toucher : on ne décidera jamais d’un Lieu sans l’avoir au préalable vu et revu, touché & retouché de l’œil, et de la main.1
4Ponge et Zukofsky, sans même avoir recours à ce fameux Gesualdo, adopteraient peut-être cette formule selon laquelle les yeux comme les mains jouent un rôle dans la reconnaissance du Lieu qui accueillera éventuellement un poème. En d’autres termes, le soin avec lequel le Lieu est choisi constitue un indicateur clair d’un code moral dans la vie du poète, moral dans le sens où, au moment de la sélection, l’être tout entier est vrai, légitime et bon. Ni mot ni image ou idée ne peuvent être modifiés quand le texte est achevé. Cela explique peut-être le quasi-refus de Ponge d’achever ses brouillons. (Je pense notamment au Savon ou à Comment une figue de paroles et pourquoi.) De même Zukofsky, avec la 24e et ultime séquence de A, son poème épique. Comme il ne pouvait l’achever, c’est Célia, sa femme, qui composa elle-même la clôture du texte.
5Toutefois, ce qui permet en dernier recours d’identifier le poème, c’est son irréductibilité à quelque chose d’autre que lui-même. À nouveau, Jacques Roubaud : le poème est toujours identique à lui-même : il ne tolère pas la transgression qu’est sa traduction en un autre genre, et bien évidemment dans une autre langue, ce qui revient en fait à le traduire dans un autre genre.
6Dans cette mesure, une fois le poème stabilisé, il ne peut – dans son intégralité – supporter l’idée de réversibilité : aucun palindrome ne peut lui rendre justice. Il existe néanmoins dans cet espace du langage des ressemblances, des coïncidences, ce que Zukofsky appelle des « influences », où deux poètes peuvent partager une croyance politique, poétique. C’est à ce moment qu’on peut parler de variations inexplorées sur des thèmes similaires, de choix similaires, de sensibilités sur ce que les mots en poésie peuvent accomplir ; ce qui sera exclu ou inclus, et par exemple, se demander ce que sera le rôle de la rhétorique. Mais aussi, comment les images correspondront-elles à la réalité, au monde « réel » ? Comment correspondront-elles entre elles ? Le trope de la redondance, ou comme Ponge l’exprime, celui de la répétition, des redits, dans toutes leurs manifestations, procure la clef herméneutique qui livre la signification complexe du sens, du son et de la forme du poème.
7Mais, dans le jeu de la textualité, le doute plane, sorte de divinité perspicace qui pose les questions systémiques du poème, questions qui perturbent les convictions du poète jusqu’à ce que tout soit clair : le poème dira exactement ce qu’il a à dire, et sous nulle autre forme que la sienne propre. Ainsi, le poème est son propre miroir : rien en lui ne peut échapper à ce cadre. C’est d’ailleurs son corollaire objectif, pour reprendre une formule bien connue de T. S. Eliot, mais en prenant de la distance par rapport à cette formule. Je dirais que Littré est à Ponge ce que les nombres sont à Zukofsky : la numérologie, les compositions musicales, les axiomes de Spinoza, la métrique, etc.
8Voici enfin qu’entre en scène la mémoire textuelle : au début du poème ou de la séquence, à leur genèse auto-proclammée, au moment où on se rattache par la corde royale des mots à des poèmes anciens, qu’on a écrit soi-même ou que d’autres on écrit, le concept de temporalité s’évanouit : les textes s’entrelacent, se clarifient, dépassent leur terrain particulier pour con / verser avec d’autres textes, Ponge s’adressant à Zukofsky et… vice-versa. Nous sommes à présent au cœur de la littérature.
Textes exégétiques
Les paroles sont toutes faites et s’expriment : elles ne m’expriment point… C’est alors qu’enseigner l’art de résister aux paroles devient utile… Somme toute fonder une rhétorique.
Francis Ponge, Rhétorique
Literature is an art based on the abuse of language.
Louis Zukofsky, « A »-8
… enfin à tenter de faire apparaître l’idée en filigrane par des rues d’éclairage au milieu de ce jeu épuisant d’abus mutuels.
Francis Ponge, Les Écuries d’Augias
Texte
9Dans la préface de sa traduction de Shmuel HaNagid, un poète juif médiéval andalou, Peter Cole, le traducteur, souligne qu’il était de pratique courante dans la littérature arabe d’effectuer des emprunts littéraires sans en identifier la source – le phénomène de iktibas, c’est-à-dire l’emprunt essentiel aux textes du Coran. À la même époque, il existe une pratique semblable dans la poésie juive médiévale, le shibbuts2. Quelques siècles plus tard, les poètes français de la Renaissance comme Jean-Antoine de Baïf n’avaient aucun scrupule à signer de leur nom des traductions effectuées par d’autres poètes. Il n’existait pas de séparation entre « original » et traduction. Joachim du Bellay, dans Défense et illustration semble donner la priorité à l’enrichissement de la langue française par tous les moyens possibles, la traduction étant considérée comme l’une des voies royales menant à cet objectif. Le Cardinal Bembo avait déjà exprimé cette idée, et si l’on dirait aujourd’hui que du Bellay a plagié Bembo, à son époque, il partageait simplement ses vues. Un siècle plus tard, nous dit Ponge, Malherbe fit de même – perfectionner la langue française, et essentiellement la langue poétique –, en y ôtant toute trace de tradition gauloise3.
10Ainsi, même le croisement indirect de textes et, à un degré moins évident, une idéologie commune formatrice d’une poétique donnée, apparaîtraient, de nos jours encore, comme parfaitement acceptables et rationnels. Dans Le Parnasse, Ponge explique la cannibalisation des ancêtres qui deviennent lui-même :
Je ne considère pas que Malherbe, Boileau ou Mallarmé me précèdent avec leur leçon. Mais plutôt, je leur reconnais à l’intérieur de moi une place.
11Zukofsky écrit dans « A »-12 (p. 246) :
My Spinoza I take so often
to the country,
Falling apart, becoming
A descant on the Shakespeare – Both extolled Ovid
« The Poet. »
12Je propose donc l’existence d’une con / vers / ation trans-Atlantique entre Francis Ponge et Louis Zukofsky, un dialogue muet puisqu’ils ne se sont jamais rencontrés. Pourtant j’ai récemment appris par Paul Zukofsky que son père connaissait Le Parti pris des choses, dans la traduction de Cid Corman : Things4. Le recueil comprend aussi des extraits de La Rage de l’expression ainsi que d’autres textes de Ponge. Zukofsky avait donc lu soit des morceaux choisis, soit la totalité de « La Mounine », « L’Œillet », « Le Pré », « Les Berges de la Loire » et, plus particulièrement pour ce qui nous occupe, « Le Carnet du Bois de pins » (The Notebook of the Pine Woods). (Un grand nombre de ces traductions parut d’abord dans la revue Origin.) Les informations concernant la connaissance par Zukofsky de l’œuvre de Ponge proviennent d’un entretien publié dans Contemporary Literature5. L’étudiant-intervieweur demande à Zukofsky s’il a jamais lu Ponge et l’essai de Sartre, « L’Homme et les choses » (il confond d’ailleurs le titre avec celui de Foucault, Les Mots et les Choses), et s’il « a jamais eu l’impression de participer à une crise du langage, une sorte de dévaluation des mots ». La réponse mérite d’être citée dans son intégralité :
Eh bien, il y a des choses qui se passent lors de notre vivant. J’ai lu du Ponge et récemment Cid Corman en a édité une bonne partie, en tout cas, un cahier. Il [Ponge] essaie d’écrire un poème sur les pins dans un style vieillot pour que ça ressemble a du Valéry ou de l’Heredia – les Parnassiens ou post-Parnassiens, quelque chose de cet ordre-là. Eh oui, il ressentait ces choses ; c’était évidemment des choses botaniques (soit dit en passant, j’aurais mieux voulu étudier la botanique que la philosophie.) L’une des aimables déclarations que Ponge proposait c’est qu’un poète qui falsifie un objet est un assassin ; au lieu d’appeler l’objet tel qu’il est, ce type de poète développe de grandes métaphores et tous les jeux du palet baroque. Eh bien, je le suppose qu’arrive un temps quand deux personnes – loin l’une de l’autre – pourraient faire la même chose [nous soulignons]. L’oeuvre elle-même est, évidemment, différente. Ponge est systématiquement préoccupé par des objets botaniques afin de décrire uniquement les aiguilles de pin, par exemple. Par contre ces aiguilles de pin – vont-elles l’aider ? L’unique vers qui porte sur les aiguilles de pin dans les Cantos – le sentiment de rougeur des aiguilles de pin au soleil – fait ce que Ponge n’a aucunement réussi dans ce cahier bien que j’admire ce qu’il recherchait. C’est certainement plus important qu’une autre imitation de Beaudelaire. Je veux dire, ou vous êtes en vie dans ce monde, en faisant quelque chose — ou vous ne l’êtes pas.6
13Exception faite d’Ezra Pound, Ponge n’avait probablement jamais entendu parler de Louis Zukofsky, le fondateur, dans les années 1930, de l’école Objectiviste de poétique. Zukofsky, lecteur avide, lisant le français et capable même d’écrire des fragments de ses propres poèmes dans cette langue, n’a jamais accumulé les livres de Ponge (à l’exception des traductions de Corman), comme il l’avait fait pour ceux de Mallarmé et d’Apollinaire. Pourtant, à sa mort, en 1978, il existait déjà des traductions de Ponge (dont deux que j’avais effectuées), Poems and Texts (1969) ainsi que Francis Ponge : The Sun Placed in the Abyss and Other Texts (1977). Ces ouvrages comportaient tous deux des traductions et un entretien avec le poète. Mais ils furent publiés trop tard pour avoir un impact sur la définition de la poétique de Zukofsky, définition développée dans A, poème entrepris en 1928 et achevé en 1974. Néanmoins, et je vais tâcher de le démontrer, il existe dans les deux poétiques, au-delà des liens évidents, un certain nombre de coïncidences qui témoignent de vues similaires sur la possibilité de traduire le monde en textes, croyance durable que les deux poètes partageaient. Zukofsky était parfaitement conscient de la possibilité d’une telle conversation quand il écrivait dans un court essai intitulé « Influences » :
Car comme on pourra le constater à partir des modalités d’événements sur une époque de cinquante à soixante-dix ans, quel que soit le moment du calendrier, deux individus semblables [existent] – différents dans leurs lieux et contemporains ou [aussi] anachronistiques que leurs dates de naissance et de leur mort.7
14Je retrouve ces préoccupations dans les travaux de ces deux poètes.
Poétique du rejet
15Dans les deux cas, écrivant à la même époque et partant d’une perspective semblable, Ponge et Zukofsky rejettent le régime romantique dominant, qui établissait alors (et dans une large mesure aujourd’hui) les définitions les plus redoutables de la poésie. Cela inclut la critique persistante des horreurs du sentimentalisme qu’élabora Ponge (une position que Zukofsky ne partage pas entièrement) et, en particulier, un rejet de la souillure de l’anthropomorphisme, voire de la poésie tout court. Ponge semble avoir choisi dans cette critique d’une idéologie du xixe siècle son terrain d’élection puisque, depuis la montée de l’humanisme, la poésie avait été corrompue non seulement par une fixation sur l’homme (thème favori de la poésie lyrique), mais aussi par une insistance condamnable sur la dépendance de la nature par rapport à l’homme. Il ne pleut que quand le poète pleure !
16Le principe de similitude éveilla également leur attention méfiante. Pour Ponge, un tel principe était trop proche de la loghorrée surréaliste et, pour Zukofsky, il constituait un mode d’exception trop élémentaire. La rhétorique elle-même fut l’objet d’un examen critique et si les métaphores ne furent jamais proscrites, elles se devaient d’être justifiées objectivement, c’est-à-dire matériellement, disons : « Expliquer cela par analogie avec le milieu marin (ou plutôt aquatique) »8. Où la précision incidente souligne chez Ponge le soin à effectuer des comparaisons justifiables. Ponge est d’ailleurs explicite, non seulement sur la nécessité de refonder une rhétorique, mais aussi de souligner les plaisirs de la répétition, ce qui incidemment n’est pas forcément synonyme d’objectivité, mais n’en constitue pas moins un système insistant sur l’oralité, et donc une forme de bégaiement, d’hésitation textuelle, de tâtonnements et un hommage discret aux Chants de Maldoror. Ponge écrit : « Pour ce qui est des répétitions, il me semble, en effet, [voici une forme de répétition !] y avoir porté la mesure à son comble. »9 Suivent 205 pages de variations sur la figue textualisée, avec des modifications typographiques et formelles, des changements lexicaux, des permutations dans l’ordre du texte, et la latinisation du nom de Ponge. Zukofsky n’aurait pas pu exprimer plus clairement son accord tacite qu’en écrivant A, puisque c’est un argument parfait en termes de rhétorique classique ; le texte joue sur des formules préexistantes, en réinvente d’autres, le poème tout entier le prouve par la richesse de sa versification, de sa forme et de sa… rhétorique. Encadrer la totalité était une théorie de l’Objet, de l’objectif tel que Zukofsky l’avait défini métatextuellement tout au long de A, et de manière plus spécifique dans « An Objective », essai où il renie l’approche émotionnelle et insiste sur l’œil comme métaphore fondamentale pour son propre type de poésie. Il écrit à propos de l’objectif :
Ce vers quoiqu’utilisé en poésie […] Disons que des particularités historiques et contemporaines peuvent être comprises comme une chose ou des choses autant qu’événements ou une suite d’événements, c’est-à-dire, […] la représentation de la Passion de saint Matthieu de Bach à Leipzig et l’avènement des usines métallurgiques en Sibérie.10
17Il poursuit, d’un ton qui n’est pas étranger à Ponge, sur ce qu’il appelle « rested totality » (un tout dans un état de repos) :
… l’on pourrait le considérer telle une objectification – l’appréhension complétement satisfaite quant à l’émergence d’un genre artistique comme un objet.11
18Il existe également dans les textes de Ponge une vision claire de la chose en question, un effort qui tend à lui permettre de parler elle-même sans être bâillonnée par un discours humaniste.
19Dans ce qui me frappe comme un cas exemplaire de « hasard objectif », j’ai trouvé dans un texte de l’immédiate après-guerre la réponse suivante que fit Ponge à Georges Bataille. Question : « Vous n’avez pas peur de devenir fou en vous occupant de l’araignée ? » Réponse : « Non. Ça devient pour moi comme une idée fixe, et toutes mes facultés d’esprit sont braquées (comme on dit d’une caméra) sur cet animal… »12 Après l’araignée, l’homme : « Pas facile à prendre sous l’objectif. »13
20Zukofsky est encore plus clair sur la question, puisque A abonde en allusions à l’œil : l’index indique 148 « yeux » dans le texte. En rejetant la présence effusive du résidu de la poésie romantique du xixe siècle, les deux poètes conservent leur propre vision sur la relation entre la vie et la poésie. Francis Ponge est à la fois explicite et prudent. Dans « L’Objet, c’est la poétique » (II, p. 657-659), il exprime la nécessité de séparer les obligations morales découlant d’une situation de guerre (la Résistance) de la poétique. Le patriotisme n’est certainement pas un de ses thèmes, et il est difficile de trouver un texte de Ponge qui puisse rivaliser avec la poésie d’Eluard, d’Aragon ou de Guillevic sur cette question. Sommé d’y répondre, Ponge le fait dans Le Savon et dans le poème Platane ; on peut y voir à la fois une réaction à l’occupation allemande et l’évocation de l’une des icônes de la géographie française. Mais une telle « mise en exil » de l’identité ne l’a pas pour autant empêché de parler de lui-même, notamment dans Pour un Malherbe. Ces paradoxes et ces antithèses, étranges présences dans la poétique de Ponge, ne sont pas incompatibles avec la sobriété qui a dicté, à un moment bien particulier, les affirmations concernant sa poésie ou sa personne.
21Si Zukofsky écrit qu’un « poème est un objet… »14, il remarque également que « le monde est la province du poème »15. Cette formulation se retrouve dans un essai consacré à William Carlos Williams, le poète qui, d’un point de vue pongien, avait tout dit quand il avait écrit : « Aucune idée sauf dans les choses. »
22Ce qui sépare l’interprétation de Ponge de celle de Zukofsky, c’est le désir chez ce dernier, dans la tradition de Walt Whitman ou d’Ezra Pound, de textualiser sa vie. Mais si A est bien comme l’écrit Zukofsky « un poème d’une vie », cela est vrai à des degrés si différents de perception que, finalement, le poème se fonde sur le langage bien qu’il semble être fondé sur le réel. Les exemples de cette incorporation du « réel » sont nombreux dans ce texte, qu’il s’agisse de réflexions sur la Seconde Guerre mondiale, de la Guerre du Vietnam, de ses lectures, de sa description voilée de l’université Columbia, où il étudia (« A »-13, p. 292), ou de la présence de Marx dans le texte (j’y reviendrai), ou encore de l’amour qu’il porte à Celia, sa femme, ou des allusions fréquentes et ludiques à son fils Paul, violoniste prodige dès son plus jeune âge. En effet, pour Zukofsky, rien ne demeure « extérieur » au poème, il le montre dans Eighty Flowers (un poème écrit pour célébrer son propre anniversaire) et certainement pas la nature, comme le montrait Lucrèce dans De Rerum natura. Voici une coïncidence supplémentaire : à l’âge de 12 ou 13 ans, Paul Zukofsky apprit le latin de son père qui lui lisait De Rerum natura dans l’édition W. H. D. Rouse Loeb Classic de 1953 (il conservait également The Nature of Things de Cyril Bailey, Oxford University Press, 1948). C’est le même texte qui permit peut-être à Ponge d’écrire sa propre fleur, « L’Œillet », comme de composer son bouquet dans « L’Opinion changée quant aux fleurs », où il écrit : « Ma pensée, aujourd’hui, comme l’eucalyptus, est un arbre fier (II, p. 1212).
23Si Ponge rejette apparemment d’enfermer sa propre vie dans le texte, chaque lecteur peut remarquer qu’il était toujours profondément immergé dans ce sujet ; ce paradoxe s’explique aisément dès lors qu’on lit ses textes. Si le « Je » ne se présente pas toujours, en revanche, le regard du « I » (première personne du singulier et… aussi l’œil, « eye ») y est inscrit. Je veux souligner par là quelque chose que les deux poètes ont non seulement en commun mais qui soutient le processus d’écriture du poème, le poème comme processus, comme diraient les post-modernistes. La vie peut être impliquée de deux manières : dans le premier cas, il s’agit de la transcription du personnel, et dans le cas de Zukofsky, cela comprend la présence de Celia tout au long de l’œuvre, et en particulier dans « A »-9, qui évoque l’amour que porte Zukofsky à Marx, sa lecture de Das Kapital, de même que des déclarations d’amour répétées à l’intention de sa femme. Ponge n’évite ni le « Je » grammatical comme mécanisme syntactique (tel que Barthes l’avait défini), ni une évocation complète de son propre nom, « Francis Ponge », et je ne pense pas uniquement aux jeux derridiens auxquels il se livre sur sa propre signature dans Comment une figue de paroles et pourquoi mais aussi à Pages bis (inclus dans l’édition Poésie / Gallimard de 1967 du Parti pris des choses, suivi de Proêmes). Non seulement les sections de ce texte sont personnalisées, mais, dans la section ix de Pages bis par exemple, un passage montre clairement son usage de la comparaison afin de s’inscrire lui-même dans l’observation, transformant son être en métaphore biologique, qui devient une métaphore textuelle. Au sujet de Proêmes, Ponge écrit : « Ce sont vraiment mes époques, au sens de menstrues (cela, je ne l’ai pas dit). En quoi les menstrues sont-elles considérées comme honteuses : parce qu’elles prouvent que l’on n’est pas enceint (de quelque œuvre). » Pourtant, Ponge n’hésita pas à composer l’équivalent d’un chapitre de sa vie, l’année 1939-1940, afin de clarifier les choses pour ses petits-enfants. Dans trois numéros consécutifs de La Nouvelle Revue française (n° 321, 1er octobre, n° 322, 1er novembre et n° 323, 1er décembre 1979), ses « Souvenirs interrompus » comportent des descriptions aux accents retziens de son entourage militaire à Rouen et de sa rencontre avec le poète surréaliste Paul Nougé. (On y trouve aussi un poème où la versification va des rimes masculines et féminines à l’inverse : féminine / féminine / masculine / masculine).
24Si l’on parle d’une poétique fondée ou reposant sur le principe de négation, il y aurait à l’avant-garde des activités de Ponge la réévaluation de la rhétorique au point de devoir (comme il l’écrit dans Rhétorique) considérer la nécessité d’en fonder une nouvelle, « une œuvre de salut public ». La raison ? « Cela sauve les seules, les rares personnes qu’il importe de sauver : celles qui ont la conscience et le souci et le dégoût des autres en eux-mêmes. » Vision décadente ? En tout cas, Ponge tient à cette distinction, c’est-à-dire le refus d’appliquer la même rhétorique à chacun de ses textes. Mais le personnel lui importe : on le voit dans La Rage de l’expression (1952) où quasiment chaque texte est défini dans ses propres termes (rhétoriques) ou dans La Fabrique du Pré (1971) où la couleur verte (du papier) devient un signifiant aussi important que l’actualisation du pâturage dans le langage.
Poétique de l’affirmation
25L’histoire littéraire comme l’histoire particulière des poètes ont toutes deux en commun le besoin initial de se démarquer par rapport à des prédécesseurs immédiats. Artaud est explicite à ce propos :
Le mouvement surréaliste tout entier a été une profonde, une intérieure insurrection contre toutes les formes du Père, contre la prépondérance envahissante du Père dans les mœurs et dans les idées ».16
26(Est-ce là la clef de son film « La Coquille et le clergyman » ?) Qu’il s’agisse de Du Bellay, du manifeste symboliste ou encore de celui de Breton, il n’existe pas de moyen d’élaguer la route encombrée de figures autoritaires de prédécesseurs : soit on les assassine à la croisée des chemins, soit on se condamne à être un poète de second rang.
27Pour Ponge et Zukofsky, le marxisme et le matérialisme permettent d’ancrer leur poétique de l’objectif dans un cadre idéologique et de se distancier des anciens. C’est clair chez Ponge quand on considère Pages bis, ou dans d’autres cas, quand il discute de son engagement au Parti communiste17. Claire Boaretto écrit au sujet de la relation qu’avait Ponge avant-guerre avec le Parti :
L’été 1936, il y a des grèves, des occupations d’usines, Francis Ponge, à ce moment-là, est secrétaire-adjoint du Syndicat des Cadres CGT ; membre du comité intersyndical. Il adhère bientôt au Parti communiste parce que les communistes lui semblent les seuls à avoir quelque efficacité.18
28Il faudrait comparer cette position à celle d’André Breton dans son compte rendu de la biographie de Lénine par Trotsky : « Je pense en effet que le communisme, en existant comme système organisé, a seul permis au plus grand bouleversement social de s’accomplir dans les conditions de durée qui étaient les siennes »19. En 1936, Paulhan écrit à Ponge : « Tu suis les communistes jusqu’à la violence mais pas jusqu’au nationalisme »20. Cette forme de marxisme ne s’attaque pas simplement à la bourgeoisie, ennemi public n° 1 depuis Baudelaire et Flaubert, mais est exacerbée dans les années 1930 par des écrivains de gauche comme de droite, d’Aragon à son ancien ami Drieu La Rochelle. Ce marxisme intellectuel tolère l’exceptionnel, le poète, comme une figure byronienne récemment réinventée. C’est du moins l’une des lectures évidentes de Rhétorique, de Des raisons d’écrire et de Pas et saut. On peut bien sûr évoquer de nouveau le Discours au congrès des écrivains de juin 1935, où Breton insiste sur la nécessité d’allier Marx à Rimbaud.
29Il y a chez Ponge une préoccupation quotidienne de sa condition ouvrière : comment gagner sa vie, préoccupation qui se poursuit durant le Front populaire et lors de son adhésion au Parti communiste pendant la guerre. Dans l’entretien que j’ai eu avec lui, Ponge a souligné l’importance de la révolution bolchevique, l’effet qu’elle avait eue sur lui, lui donnant une nouvelle perspective sur la société, mais aussi sur les choses. On doit en effet accepter la double lecture du matérialisme tel que Ponge l’a lui-même défini. D’une part, paraphrasant un thème chrétien, il écrit dans Comment une figue… : « Eh bien ! moi, j’ai trouvé une figue, et ce sera l’un des éléments de ma Consolation matérialiste » (II, p. 36). On trouve la même insistance sur le matérialisme du xviiie siècle qui est loué et opposé au catholicisme dans La Mounine. Notons également chez un poète très conscient des allusions contenues dans les mots que le terme « élément » cité plus haut trouve son équivalent dans le système périodique en chimie.
30Dans une autre interprétation de cette perspective matérialiste, Ponge écrit « Ô ressources infinies de l’épaisseur des choses, rendues par les ressources infinies de l’épaisseur sémantique des mots »21. Philippe Sollers se réfère à cette même épaisseur sémantique quand il écrit que Ponge est un matérialiste, qu’il pratique le « matérialisme sémantique ». Il ajoute d’ailleurs qu’une telle poétique « vous distingue absolument du contexte culturel de la littérature idéaliste et bourgeoise… »22
31Dans un entretien du 16 juin 1988, le poète américain David Ignatow me disait que Zukofsky n’était peut-être pas lu à cause de la présence insistante de Marx dans son texte23. Ponge n’a jamais comme Aragon ou Depestre écrit de poèmes à la gloire de Staline ; Zukofsky non plus, mais il connaissait bien Marx, le précurseur. Issu d’une famille juive russe vivant à l’étroit dans le Lower East Side, Louis Zukofsky est le premier enfant à être né aux États-Unis. Après de brillantes études à Columbia, Zukofsky aurait pu devenir l’éloquent porte-parole des activistes russes désenchantés de son quartier, qui auraient souhaité son adhésion à leur cause. Zukofsky, on s’en doute, ne désirait aucunement servir de porte-parole à qui que ce soit, pourtant, il inscrira Marx et le marxisme dans A. Marx est mentionné onze fois dans A, Das Kapital l’est trois fois, mais les choses vont plus loin ; je pense en effet que la théorie de l’Objectif recoupe le matérialisme des Lumières qui est lui-même présent dans la philosophie de la matière de Marx. Imitant les poètes juifs et arabes du Moyen Âge et leurs emprunts à la Bible et au Coran, Zukofsky pille Le Capital, surtout dans « A »-9 (p. 107) où, sans mentionner ni Marx ni son œuvre, il utilise sa théorie du travail et de la valeur :
En travail mort, atteint par les outrages du temps ;
Les puissants confisquent les produits du travail,
Et nous voici confondus sitôt qu’on nous entrave -24
32Je ne développerai pas ici l’exploitation double qu’on peut faire du terme et du concept de « chose », si important tant dans la poétique de Ponge que celle de Zukofsky, mais je relèverai la présence marxiste en soulignant la place de l’analogie scientifique chez les deux poètes. Dans sa préface aux Critical Essays de Louis Zukofsky, Hugh Kenner parle de sa conception de la compatibilité entre science et poésie puisque « le poète pas moins que le scientifique présuppose que les choses inertes ou en vie et les relations détiennent suffisamment d’intérêt pour le garder en vie en faisant partie de la nature»25. Mais Zukofsky va plus loin dans son intérêt pour la science comme métonymie du matérialisme. Il essaie pendant la guerre de se faire engager par l’armée américaine, mais ironie des ironies, il échoue à cause de sa mauvaise vue ! Il intéresse alors les services de renseignement des forces armées en raison de sa connaissance de l’argot français ; on veut apparemment le parachuter à Alger. On lui trouve l’air algérien ! Mais cette mission n’est heureusement jamais accomplie, et Zukofsky trouve finalement un poste où il travaille à angliciser un manuel d’utilisation pour sous-marin que des ingénieurs de chez Hazeltine avaient rédigé dans un anglais approximatif. Y a-t-il un tel écart entre la compréhension d’une forme de matérialité scientifique incontestable et le travail commandité qu’écrivit Ponge, « Texte sur l’électricité ? » ou bien encore dans sa « Déclaration : Condition and destin de l’artiste » où il écrit « Considérer l’artiste comme un chercheur… » et plus loin « Homme de laboratoire : laboratoire de l’expression ». Enfin, ce nouvel artiste « résume la science… Il ne peut être que révolutionnaire »26.
La « chose » langage
33Dans son texte sur Blanchot, Michel Foucault affirme en quelque sorte que les différences entre « romans », « narrations » et « critique » disparaissent progressivement, ne reste que le langage qui parle. Je crois que cela est aussi vrai de Francis Ponge qui a dit au cours d’un entretien : « Cet intérêt pour le langage, c’était atavique chez moi »27. Par ailleurs, Ponge n’a jamais pensé qu’il écrivait ou existait purement dans son temps, entouré de « ses » contemporains. Il soulignait souvent, dans des conversations qu’il a eues avec moi (et d’autres !), la présence coexistante de poètes et de penseurs du passé, de même qu’il rappelait avec un sourire hésitant, son prétendu prédécesseur Henri IV, définissant ses origines protestantes. En conséquence, l’atavisme n’est pas seulement un synonyme pour l’importance de l’étymologie dans la poétique de Ponge, mais tout aussi important, la reconnaissance de ce que Lacan appelait les strates géologiques ou les archives de l’esprit. Cette position deviendra de plus en plus vraie chez Zukofsky, dès l’instant où les allusions hermétiques dans A ne requièrent du lecteur rien d’autre qu’une affection pour l’énergie énorme qu’exhibe la poésie quand elle tord et déforme et quand les registres de la langue lancent un défi – du moins pour le lecteur européen – aux règles canoniques du sublime en poésie.
34De même que l’on peut dire que Zukofsky a « perverti » les règles anglaises du langage poétique du xixe siècle, on pourrait également affirmer que Ponge a enfreint la tradition sacro-sainte du sublime poétique, dans l’inscription de l’oral dans ses écrits. Il suffit de lire Le Savon, pour « entendre » comment le français parlé fonctionne dans un texte littéraire. Malherbe a peut-être expurgé la langue médiévale mais quelle que soit l’admiration qu’il portait à ce poète révolutionnaire, Ponge suit néanmoins sa propre voie. Malherbe aurait-il pu imaginer comme terme anatomiquement acceptable cet « anus » traversé par des pépins de mûres ?
35Dans leur respect comme dans leur enfreinte des règles poétiques, Ponge et Zukofsky jubilent dans le langage, Zukofsky surtout, quand il exploite tous les codes établis par la langue anglaise, et Shakespeare, une des sources essentielles de ses jeux sur le langage.
36Je vais moi aussi jouer, mais je me limiterai à deux aspects caractéristiques de l’insistance de Zukofsky sur la primauté du langage dans A. Tout d’abord, le titre que je considère être sui generis. À son point de départ, le poème de Zukofsky débute par la lettre A, isolée, seule, comme si, rivalisant avec la création divine – la Genèse –, le poète avait voulu faire de même, dans les limites de l’alphabet de sa langue. Zukofsky joue par la suite avec cette lettre, qu’il mentionne la vitamine « A » ou qu’il parle de « A friend… » L’index comporte d’ailleurs 104 occurrences de « A ».
37Le second aspect que j’aimerais développer est celui de la fonction du jeu de mots car, pour moi, Zukofsky est l’un des plus brillants virtuoses de cet exercice en anglais. Les éléments, présents d’emblée, ne sont pas forcément faciles à voir puisqu’au cœur de ce jeu se révèle la sophistication du double sens, grâce au son, qui projette le lecteur dans une forêt de signes, telle la forêt baudelairienne. Voici un exemple tiré de « A »-12 (p. 129) :
Sinon, dis-nous, forgeron
Comment trouver ce mot
N’est-ce pas le fer-à-cheval de Beauty ?28
38Ce texte déconcerte à la première lecture : je commence avec « cobbler » (maréchal-ferrant). La métaphore devient intelligible : un maréchal-ferrant travaille sur l’enclume (« last ») quand il répare les sabots d’un cheval. Que dire de « beauty » en italiques ? On pourrait imaginer que tous les cavaliers seraient absorbés par A, où la figure du cheval est si dominante : le cheval s’inscrit dans l’intelligence du poète non seulement par des allusions, comme ici, avec Black Beauty, le film où jouait Elizabeth Taylor, mais aussi par sa beauté ou, comme il l’écrit dans un essai consacré à William Carlos Williams, « Le cheval se mesure par l’ochre des Cro-Magnons, et la pierre de Phidias, et le dessin de Picasso, et les doubles soupapes et le battement d’un vers… »29 Ainsi se déploie l’identité multiple d’un cheval, sans omettre pour autant ce que Zukofsky fait de la lettre A dans « A »-7, où deux lignes verticales se rencontrant au sommet sont liées par une barre horizontale, une forme [triangulaire] appelée « horse », mais qui se trouve au centre du poème, puisqu’il s’agit de la lettre A.
39Voici un second jeu de mots quasi obscur dans « A »-12 (p. 139), qui souligne la connaissance qu’avait Zukofsky de la Bible et du hassidisme. En 1950-1951, il écrit dans « A »-12 (j’ai moi-même numéroté les vers) :
1 | Se tirer vivant de ce monde |
2 | Malgré malgré tout – |
3 | Vivre parmi les hommes ordinaires |
4 | Et cependant être seul avec Lui ; |
5 | Honorer le profane |
6 | Et en tirer la force de vivre ; |
7 | Selon le Baalshem – |
8 | Thaew – aussi juste que son nom. |
9 | Chanter un michtam de David, |
10 | Rester en vie, c’est juste.30 |
40Pour dégager le sens, les sens de ce poème, il faudrait procéder à une lecture linéaire. (J’aimerais ici remercier le Pr Yosef Yerushalmi et Paul Zukofsky pour leur aide, mais je suis bien sûr seul responsable des possibles contresens.)
41Ligne 1. Zukofsky mentionne de la façon la plus directe la situation des juifs ayant survécu à l’Holocauste, ultime expérience dans l’adversité.
42Ligne 2. À première vue, cette répétition est peu signifiante ; pourtant elle appartient à un chant hébreu ; on pourrait la traduire par « en dépit de tout » (nevertheless), une formule qu’emploie souvent Elie Wiesel dans ses conférences sur l’expérience juive.
43Lignes 3-4. Pour les Hassidim, la dualité fondée à la fois sur la communauté humaine et sur une relation absolue et singulière avec Dieu caractérise l’existence.
44Lignes 5-6. Les Hassidim croient à la possibilité de sauver même l’élément le plus humble du profane. Zukofsky passe du profane au blasphème suggérant par là une autre option linguistique / religieuse.
45Ligne 7. Le nom « Baalshem » peut se décomposer de la manière suivante : Baal est à la fois le nom d’une divinité païenne, Belzébuth (étymologiquement le Seigneur des mouches) et le maître. Shem signifie « nom » : c’est le nom de Dieu ; ainsi, le Baalshem serait le Maître du nom, ou plus précisément celui qui accomplit des miracles à cause de sa connaissance secrète du nom de Dieu. Le rabbin polonais du xviiie siècle, le Baalshem Tov, n’est ni le premier ni le dernier à avoir été surnommé ainsi (Tov signifie le Bien).
46Ligne 8. Le nom de jeune fille de la mère de Louis Zukofsky est « Tave », une variation de « Tov ». À Ellis Island, un fonctionnaire d’origine allemande devait angliciser ce qu’il entendit comme Thaew : ainsi le jeu de mots circulaire peut se formuler comme : « aussi bon que son nom ».
47Ligne 9. La version King James de la Bible ne fournit pas de traduction de michtam, dont le sens demeure inconnu, mais associé au roi David de façon indissoluble : Psaumes 56. 1, 57. 1, 58. 1, 59. 1, 60. 1. Louis Zukofsky n’avait donc pas besoin de connaître l’hébreu pour utiliser ce terme (il ne parlait pas non plus le yiddish d’autant qu’à la mort de son grand-père il était encore enfant ; en revanche Celia, sa femme, le parlait).
48Ligne 10. Ce poème énigmatique, exemplaire d’autres textes de Zukofsky, récupère deux des constructions fondamentales du texte, la première thématique, la survie, l’autre rhétorique, un jeu de mots sur « Tov ».
49Mon dernier exemple est extrait de « A »-13, p. 282 :
hay, bee, sea.
50Bien que tenté de parler de L’Abbé C, j’ai opté pour ces trois énonciations, car elles constituent une sorte de para-Genèse : ce sont les trois premières lettres de l’alphabet (phonétiquement il s’agit bien de l’A, B, C en anglais). Mais l’insistance de Zukofsky sur l’objectif, sur l’œil, sur l’acte de voir est tellement omniprésente que j’ai dû prendre en compte l’homonyme de sea (see) et, en conséquence, dans ce syntagme sans sens apparent, je crois qu’on doit voir un texte autotélique attirant l’attention sur lui-même comme dans l’interjection « Hey ! A bee sees ! » Si l’on s’en tient à la passion équestre de Zukofsky, on ne peut non plus ignorer The ABC of Plain Reading (comme l’écrivait son ami Ezra Pound), c’est-à-dire l’évocation métonymique du cheval à travers « hay » (foin), et si c’était le cas, il y aurait une autre association vocale tentante, entre « bee » (abeille) et le verbe hamlétien « to be ». Le texte se lirait alors de la manière suivante : « cheval, être, voir » – une micro-poétique sans nul doute. Pour que le jeu de mots remplisse sa fonction, il doit provoquer – et cela est évident – une interruption dans la lecture et forcer le lecteur à penser aux possibilités du palimpseste.
51Francis Ponge, autre maître du jeu (de mots), est une sorte de Baalshem Tov séculaire. Si le langage, comme il allait être défini par les post-saussuriens, occupait le centre des débats au cours des années 1960, Ponge avait déjà tiré les mêmes conclusions des années auparavant en jouant avec les signifiants multiples (on le voit par exemple dans « raison / réson » dans Pour un Malherbe). Il y a une logique pédagogique du jeu : elle consiste à nous apprendre à lire, à comprendre un texte aux sens multiples. Le poème est en lui-même un manifeste, une théorie mise en pratique, d’où l’impossibilité de traduire certains des jeux de mots les plus recherchés, comme ceux qu’on trouve dans « Le Verre d’eau », « L’Œillet » (poèmes construits sur des voyelles), ou dans la séquence « pré » qui hante dans La Fabrique du Pré. Ou encore dans les dernières lignes des Mûres : « Mûres, parfaitement elles sont mûres – comme aussi ce poème est fait. » Les jeux de mots ne sont jamais gratuits, et l’on peut facilement, sans être freudien, proposer une séquence allant d’une simple association homophonique à une définition de la poétique qui soit une évolution parfaitement synchronisée de la chose décrite et… de la fabrication du texte lui-même.
52Ce redoublement du jeu de mots est le plus nettement lisible / audible dans le couple raison / réson qui engendre une définition double mais inégale de sa poétique. Comme Ponge l’avait précisé dans notre entretien (faisant appel à l’un de ces mots à la mode à l’époque), le signifié malgré tout dominait le signifiant… ; malgré tout, la différence entre poète et lexicographe réside précisément dans la définition, puisque le poète est à l’écoute des mots, en accord avec la formule de James Joyce dans Finnigans Wake, quand celui-ci écrit « sound sense » (juste jugement). À cause de l’intimité entre raison et résonance, Ponge dans Pour Un Malherbe, écrivant à Paris le 13 juillet 1957, peut ludiquement parler du « résonnement des choses adverses… » N’est-ce pas ce qui caractérise de façon fondamentale et spécifique « la qualité différentielle » ? C’est-à-dire l’émergence unique du double sens par le son, ce que Ponge confirme rhétoriquement, qu’il écrive de la prose ou des vers. Ce qui le distingue en effet de ses contemporains (et on peut en dire autant de Zukofsky), c’est son refus, non seulement de la séparation des genres, mais aussi, comme l’a exprimé Jean-Marie Gleize de façon si éloquente au Colloque Ponge du 9 avril 1999, son exclusion absolue de la poésie, une analyse en parfait accord avec ce que Ponge exprimait quand il écrit : « Relever le défi des choses au langage… Est-ce là la poésie ? Je n’en sais rien et peu importe ». Il conclut après avoir décrit son œuvre : « Je ne me prétends pas poète »31. (N’est-ce pas cette Haine de la poésie que partageait le poète Bataille ?)
53Ainsi, le jeu de mots est au cœur de la création textuelle (faber), mais je ne le considère pas comme une spécificité de la textualisation du monde chez ces deux poètes, mais comme un investissement dans cette « “chose” langage », exemplifiée par une gymnastique (hygiénique) linguistique.
54Comment savons-nous que le langage est une question centrale ? Peut-être à cause du caractère imperméable du texte : c’est si français ou si anglais, que le passage dans une autre langue semble presque un défi, et cela non à cause des obstacles lexicaux. L’obstacle infranchissable en matière de traduction se fonde sur un signifiant intrinsèque à une culture et une époque données, qu’il est difficile d’exprimer dans une autre tradition rhétorique. C’est le cas pour Mallarmé en anglais mais également pour Zukofsky en français. On a trop parlé de la question de la traduction des alexandrins en anglais et de leur équivalent possible, alors que le vrai problème se situe ailleurs, et à une échelle grandiose ; c’est la différence de tradition entre l’Angleterre et la France, depuis que John Locke, ayant attaqué la rhétorique, propose qu’on s’exprime dans une langue simple, la langue du cœur, dénuée des stratégies transformatives complexes permises par la rhétorique. Ponge comme Zukofsky partagent cette opinion : ce qui compte, c’est de ne pas gâcher la rhétorique mais de la reconstituer, d’en abuser, de la refaire pour qu’elle puisse ironiquement se concentrer sur elle-même, comme Lautréamont l’a fait, c’est-à-dire à la suite de Ponge « Make it new ! »
55Ainsi, pour Zukofsky la forme du son est suggérée par « La passion selon Saint-Matthieu », ou comme il l’écrit dans son essai « American Poetry 1920-1930 », « La musique des mots dans un poème est – en grande mesure – une question de diction »32. Cette « question de diction » est une autre façon de dire rhétorique, puisque, pour Ponge comme pour Zukofsky, aimant tous deux les fugues de Bach, la « nouvelle » poésie devra rejeter la définition solitaire du Sublime et introduire celle du métissage où se mélangent différents niveaux de langue, où la langue parlée n’est pas évincée des textes de Ponge, et où, un peu comme dans les textes médiévaux précités, les textes abonderont sans sources comme dans la réécriture que fait Zukofsky du Prince of Tyre de Shakespeare, ou dans sa traduction très personnelle du « Tombeau d’Edgar Poe » dans « A »-19.
56Ces deux maîtres des mots nous montrent comment procéder dans les limites du texte sans perdre de vue les échos du monde : maîtres nommant les mots, enchanteurs auteurs de tours de magie rhétorique, faisant éclater des canons et réinventant la poésie ou, comme le fera Zukofsky, montant un cheval, ressentir « the pulse of poetry ».
Notes de bas de page
1 Jacques Roubaud, L’Invention du fils de Leoprepes, Poésie et mémoire, Saulxures, Circé, 1993, p. 16.
2 Selected Poems of Shmuel HaNagid, traduction et introduction de Peter Cole, Princeton, Princeton University Press, 1996, p. xviii-xix.
3 Voir mon article « Sans entrailles ni strip-tease, portrait de Ponge en professeur américain », Genesis, 12 / 98, p. 139-146.
4 New York, Grossman Publishers, 1971.
5 Contemporary Literature, vol. 10, n° 2, printemps 1969, avec une inscription manuscrite dans le coin supérieur droit de la couverture, « Louis Zukofsky, check 7.23.69, For Celia and Paul ».
6 « Well, things happen, you know, in one’s time. I’ve read some of Ponge and recently Cid Corman printed a good deal of him, at any rate a notebook. He’s trying to write a poem in the old-fashioned style about pines, so that it will turn out to be like something by Valéry or Heredia – the Parnassians or the post-Parnassians, something like that. And no, he felt these things ; they were, of course, botanical things. (Incidentally, I wish that instead of studying philosophy I had studied some botany.) One of the nice statements Ponge makes is that the poet who falsifies the object is an assassin ; instead of calling the object what it is, this kind of poet develops grand metaphors and all the « baroque » curlicues. Well, I suppose you get to a time where worlds apart two people might be doing the same things. [Nous soulignons]. The work itself, of course, is different. Ponge is consistently concerned with botanical objects, just to describe pine needles, for instance. On the other hand, will they – the pine needles – help him ? The one line about pine needles in the Cantos – the feeling of the redness of the pine needle in the sun – does what Ponge didn’t succeed in that notebook at all, though I admire what he is after. It’s certainly more worthwhile than attempting another imitation of Baudelaire. I mean either you show that you’re alive in this world, in making something, or you’re not. » Contemporary Literature, article cité, p. 217-218.
7 « Since the modality of events of a period of fifty or seventy five years may show, at any time of their calendar, two similar individuals, different as to locale, and contemporary or anachronistic as their birth and mortuary dates. » Prepositions. The Collected Critical Essays of Louis Zukofsky, Expanded Edition with a Foreword by Hugh Kenner, Berkeley, University of California Press, 1981, p. 135.
8 « La Mounine », I, p. 428.
9 Comment une figue de paroles et pourquoi, II, p. 761.
10 « That which is aimed at. (Use extended to poetry) […]. It is understood that historic and contemporary particulars may mean a thing or things as well as events or a chain of events i.e., […] the performance of Bach’s Matthew Passion in Leipzig, and the rise of metallurgical plants in Siberia. » Prepositions, p. 13.
11 « … it may be called objectification – the apprehension satisfied completely as to the appearance of the art form as an object. » Ibid.
12 « Souvenirs impromptus » recueillis par Ghislain Sartoris, La Nouvelle Revue française, juin 1988, n° 425, p. 34.
13 Proêmes, I, p. 243.
14 Prepositions, op. cit., p. 15.
15 Ibid., p. 16.
16 Antonin Artaud, « Surréalisme et révolution », Messages révolutionnaires, Paris, Gallimard (Idées), 1979, p. 11.
17 Voir « [Pourquoi je suis communiste] » II, p. 1380.
18 Jean Paulhan - Francis Ponge, Correspondance, 1923-1968, édition critique annotée par Claire Boaretto, t. I, 1923-1946, Paris, Gallimard, 1986, p. 219.
19 La Révolution surréaliste, n° 5, 15 octobre 1925, cité par Arturo Schwarz dans Breton / Trotsky, Paris, UGE, 1974, p. 101.
20 Jean Paulhan - Francis Ponge, Correspondance, op. cit., p. 208.
21 « Introduction au “Galet” », Le Parti pris des choses, I, p. 203.
22 Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers, Paris, Gallimard-Seuil, 1970, p. 168.
23 Voir Louis Zukofsky, « A », sections 1 à 7, notes et introduction de Serge Gavronsky, traduction de Serge Gavronsky et François Dominique, Dijon, Ulysse fin de siècle, 1994, note 5, p. 26.
24 « Dead labor, lowlier with time’s offenses, / Assumed things of labor powers extorted / So thwarted we are together impeded – »
25 « … the poet, no less than the scientist, works on the assumption that inert and live things and relations hold enough interest to keep him alive as part of nature. » Prepositions, op. cit., p. vii-viii.
26 Tel Quel, n° 33, printemps 1968, p. 14-15.
27 « Souvenirs impromptus », op. cit., n° 425, p. 40.26.
28 « How else can we permit. / That word, cobbler, / What else is beauty’s last ? »
29 « The horse is measured by Cro-Magnon ochre, and Phidias stone, and Picasso’s design, and the twin exhausts of a car, and the pulse of a verse… » Prepositions, op. cit., p. 50.
30 « 1 To get out of the world alive / 2 Despite despite – / 3 To live among ordinary men / 4 And yet be alone with Him ; / 5 To greet profanity / 6 And from it draw the strength to live, / 7 Said the Baalshem – / 8 Thaew – as good as his name. / 9 To sing a michtam of David, / 10 To be alive, that is good. »
31 « L’Œillet », I, p. 356.
32 « Music of words in a poem is to a great extent a matter of diction. » Prepositions, op. cit., p. 146.
Auteur
Barnard College, Columbia University
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