2. Aux lisières du poème : les bornes du Fou d’Elsa
p. 65-110
Texte intégral
Tout a commencé par une faute de français
[…]
excusez les fautes de l’auteur
1Si les épigraphes inscrites aux frontons des portes du poème exhibent déjà le texte qu’elles présentent en le masquant provisoirement, c’est au moins l’existence d’un texte dépourvu de frontières qui se révèle à leur lecture : les frontières culturelles, linguistiques et génériques sont abolies par la coexistence, parfois sur un même mur, de textes d’univers géographiques et historiques très dissemblables, écrits dans des langues diverses et provenant aussi bien d’ouvrages littéraires que religieux ou de textes préfaciels. Les frontières isolant cette instance paratextuelle du « poème » proprement dit sont également mises à mal, sur des murs où les citations attestées font bon ménage avec les citations fictives. L’incertitude frontalière qui s’affiche ainsi dans les voies d’accès aux différentes parties de l’œuvre est redoublée par celle qui préside aux bornes initiale et finale du poème : le discours préfaciel de l’une et l’appareil de notes de l’autre entretiennent eux aussi des rapports ambigus avec la fiction, au moins dans la mesure où la place occupée par ce premier et les propos véhiculés par ce dernier pervertissent la fonction attendue de ces deux discours et les rattachent partiellement au poème qu’ils ont la charge de commenter. L’objectif visé par l’étude de ces deux bornes est bien évidemment la validité des deux discours – censément explicatifs – qu’elles véhiculent, mais également la parenté qu’ils entretiennent avec ceux du « poème » qu’ils encadrent. L’enjeu d’une telle étude réside dans la contribution à l’approche d’une définition de ce poème, définition de ses limites topographiques, certes, mais également définition générique de son statut.
« Tout a commencé »
2Le discours du « poème » Le Fou d’Elsa génère en début d’œuvre son propre métadiscours générique et argumentatif : c’est à partir d’un texte découvert par hasard en 1960 que son auteur déclare – du moins dans cet incipit1 – avoir reconnu la « nécessité d’écrire une sorte de poème » (p. 15) situé dans le contexte historique de la prise de Grenade en décembre 1491, et qui rétablirait sur cette période des derniers jours de l’Espagne arabo-andalouse la vérité historique longtemps malmenée par les auteurs occidentaux… Cette mise en route du « poème », placée derrière la page de garde qui annonce l’entrée dans son premier chapitre, est assez inhabituelle : que l’on entende par « poème » une forme de discours spécifique se définissant par un écart esthétique d’avec le langage prosaïque comme le fait Jean Cohen2, ou qu’on identifie ce poème à sa diégèse, Le Fou d’Elsa ne commencerait, au sens strict, qu’à partir de son « Chant liminaire » (p. 17- 18), voire de la séquence « La bourse aux rimes » (p. 21), soit dix bonnes pages après ce qu’il faut bien, faute de mieux, nommer l’incipit de l’œuvre, « Tout a commencé par une faute de français. » Encore remarquera-t-on que cette plantation du décor de la fiction qu’est cette « Bourse aux rimes » s’estompe, le temps d’une réunion et de la déclamation de trois poèmes, pour donner à nouveau la parole à un écrivain qui s’était déjà largement expliqué, depuis les premières pages de l’œuvre, sur la fabrique et les motivations de ce poème ; le poète reprend alors son propos interrompu à la façon du présentateur évincé par le spectacle qui reviendrait terminer son discours à l’occasion du premier changement de décor ; et ce n’est qu’après ce dernier discours et l’adresse au roi Boabdil (p. 28) que la diégèse et le discours « poétique » s’installent durablement – mais non définitivement –, par le truchement d’une focalisation : un « espion » venu de Castille – et non d’Aragon – observe un monde aussi étranger à ses yeux qu’il l’est au destinataire du poème. Cette longue mise en route explicative amène pour le moins à s’interroger sur la présence – ses raisons et ses effets – de ce long discours paratextuel échappé du territoire dans lequel en principe le confinent tant la pratique auctoriale que la tradition éditoriale, à savoir en « hors d’œuvre », sur la validité de cette « auto-critique génétique » dans le corps d’un « poème », ainsi que sur les liens, « poétiques » ou diégétiques, qui relient ce discours initial au « poème » proprement dit. Ce triple questionnement trouve d’autant plus ici sa pertinence que ce discours atypique – tout au moins par sa place – se situe à une période charnière dans la pratique auto-commentative d’Aragon.
Naissance d’un regard rétrospectif
3Le long discours explicatif qui parcourt les premières pages du Fou d’Elsa déroule, en exposant ce que l’écrivain offre à son lecteur comme la genèse de l’œuvre, le récit d’un voyage doublement rétrospectif : voyage de l’écrivain dans le passé de la fabrique de son œuvre, mais également voyage dans sa propre histoire individuelle. Ces deux voyages d’ordre différent, mais qui s’entremêlent forcément – c’est du moins ainsi que l’écrivain tient à le faire percevoir3 –, ont une histoire récente. C’est depuis 1954 et Les Yeux et la Mémoire, seule occurrence avant Le Fou d’Elsa, qu’Aragon tient à faire connaître au grand public les motivations et les conditions de création de son œuvre, ce qu’il fait alors l’espace d’une note de fin de page4, et c’est en 1956 qu’il publie son autobiographie, « autrement claire dans [s]es poèmes que dans [s]es romans »5, ici dans Le Roman inachevé, qu’il poursuivra sur des modes différents à travers Les Poètes (1960) jusque dans Le Fou d’Elsa. À partir de 1963, Aragon ne renouvellera plus de commentaire en fin de volume sous cette forme. Il développe au contraire le discours paratextuel rétrospectif dans un espace privilégié – celui qui lui est traditionnellement consacré : préface ou postface – pour toutes ses œuvres précédentes et celles à venir, jusqu’en 1967. Le premier chantier, celui de ses œuvres romanesques, est mis en route cinq mois avant la parution du Fou d’Elsa6, avec le travail d’édition des Œuvres romanesques croisées (ORC) chez Robert Laffont. La fin de l’écriture du Fou d’Elsa coïncide ainsi avec l’entrée dans une longue période de relecture et d’écriture paratextuelle rétrospective : c’est dans cette nouvelle pratique que s’inscrit la rédaction du début du poème, ce qui autoriserait l’hypothèse d’une datation de ces premières pages du Fou d’Elsa entre juin et octobre7 1963.
4On notera à la suite de Mireille Hilsum8 que l’écriture paratextuelle d’Aragon dans les années soixante sépare nettement les œuvres antérieures à l’élaboration des ORC de celles qui seront entreprises parallèlement à ce travail d’édition. C’est ainsi que, au fur et à mesure que s’élaborent les préfaces tardives, non seulement les deux romans postérieurs au Fou d’Elsa, La Mise à mort (1965) et Blanche ou l’oubli (1967) ne comporteront pas de préface, mais que la pertinence même d’une préface à ces deux romans est explicitement niée dans les discours leur tenant lieu de postface9. C’est ainsi que « Le mérou », « Après-dire » de 1970 à La Mise à mort explique :
J’avais, par routine, imprudemment accepté d’écrire une préface à la Mise à mort […]. Le vrai est que toute préface à La Mise à mort, dans son principe même est une absurdité
5– discours dont l’« Après-dire » de 1971 à Blanche ou l’oubli passe aisément pour une variante :
Il n’y a pas de préface possible à Blanche, comme il n’y a pas de préface à la vie. Une préface à Blanche ne serait que le livre tout entier répété. Sans en passer un mot. À vrai dire, tout essai d’introduction à ce livre demeure tentative dérisoire. Ceci même est le contraire d’une préface, au plus, au mieux ce pourrait être un Après-dire.
6En 1974, Théâtre/Roman présente un texte exempt de tout discours pré-ou postfaciel : la « Prose au seuil de parler » qui ouvre le roman appartient, elle, sans conteste, à la fiction du roman. Le climat qui a entouré les deux postfaces de 1970 et 1971 était certes sensiblement différent de celui qui présidait aux préfaces précédentes : celle de La Mise à mort était habitée de la maladie d’Elsa, celle de Blanche ou l’oubli étant encore emplie de sa mort survenue l’année d’avant, et le principe des préfaces qui présidait à l’élaboration de ces œuvres « croisées » pouvait s’en trouver affecté. Quant à Théâtre/Roman, il a été écrit depuis sa première page par un veuf qui savait qu’il ne croiserait plus jamais ses œuvres avec personne. Ces considérations biographiques ne sont pourtant pas les plus pertinentes pour expliquer la différence d’attitude commentative envers ce que Mireille Hilsum appelle ORC1 et ORC2 : la réédition des textes antérieurs au projet des ORC et celle des textes contemporains à ce projet. Les raisons en sont plutôt à chercher du côté de la distance chronologique et du recul du commentateur par rapport à l’écrivain qu’il fut : ce recul est nul s’agissant de Théâtre/Roman dont l’édition en ORC sort la même année que sa première parution chez Gallimard, et ce sont les quatre et cinq ans seulement qui séparent les romans des années soixante de leurs paratextes ultérieurs qui permettent l’affirmation par l’auteur de l’absurdité d’une préface pour ces œuvres et ne semblent autoriser au mieux, pour Aragon, qu’une excroissance de leur prose. On comparera cette dernière distance avec celle des neuf ans qui, de La Semaine sainte (1958) à sa réédition (1967), ne motivait en guise de préface, en dehors de quelques lignes sommaires et d’un poème de Jacques Audiberti, que la reprise d’épitextes déjà publiés depuis quelques années.
7Dans une période de rétrospection autobiographique entreprise depuis le milieu des années cinquante, au moment même où commence un long travail de rétrospection littéraire qui durera jusqu’en 1981, date de la fin de l’élaboration de l’Œuvre poétique, la prose initiale du Fou d’Elsa représente un cas de figure unique dans les rapports de distance chronologique qu’entretiennent les œuvres d’Aragon et leur commentaire : l’auteur du poème de 1963 est déjà entré de plain-pied dans une démarche de commentaire systématique de la fabrique de ses textes, qu’il poursuivra jusqu’à la fin de sa vie, mais, dans ce cas unique, le commentaire est strictement contemporain de l’œuvre elle-même et provient directement d’elle, tout en la nourrissant10. Ce cas particulier est certes suffisant à expliquer que ce commentaire ne soit pas situé en « hors d’œuvre », à une place préfacielle ou postfacielle habituellement réservée chez l’auteur à marquer la distance d’un recul critique qui ne saurait être justifié que par le travail du temps, la longueur de ce travail motivant la place en début ou en fin d’œuvre du discours critique : dans Le Fou d’Elsa, le commentaire sur l’œuvre fait partie de l’œuvre dans la mesure où il est contemporain, donc parallèle à l’œuvre elle-même. Reste que son insertion dans le corps du poème et a fortiori sa prolongation au-delà des premiers vers et du premier tableau de ce poème problématisent non seulement la portée mais également la validité du contenu informatif que ce discours est censé drainer : ce discours ne peut se lire ici de la même façon que s’il était confiné dans une instance paratextuelle clairement identifiable, et sa portée documentaire peut légitimement être mise en question à l’intérieur d’une œuvre dont le contrat de lecture n’est pas précisément celui du texte documentaire.
Frontières
8De ce long couloir d’entrée dans le poème qu’est le discours discontinu en prose précédant l’arrivée à Grenade de l’« espion de Castille », le premier texte de sept pages qui précède le « Chant liminaire », refermé sur lui-même par la reprise en sa fin de l’incipit « Tout a commencé par une faute de français », se détache assez nettement des propos qui reprendront par la suite, tant pour des raisons thématiques que pour des raisons stylistiques. Ce premier passage, écrit dans une prose courante11, est pour l’essentiel le soliloque d’un auteur tentant de retrouver les traces d’un chemin parcouru négligemment, un soliloque prononcé à la cantonade, mais dont le destinataire n’apparaît que tardivement, à la page 15 :
Je vous dis que je n’avais pu si longtemps […]
9et une fois la genèse de la maturation de l’œuvre reconstituée et parcourue jusqu’au poème de Mikhaïl Svetlov (p. 15) qui parcourt Le Rendez-vous des étrangers d’Elsa Triolet et en deviendra la chanson finale :
Grenade mes amours Grenade ma Grenade…
10– un destinataire du reste assez imprécis dans la perception qu’en a l’auteur, un auteur qui envisage qu’il a des chances de manquer son destinataire, et qui le prévient (p. 17) de son peu de chances d’être le « bon » destinataire de l’œuvre :
Les desseins qui sont ici profondément les miens, ou trop facilement sous la métaphore apparaissent, ou détournent peut-être le lecteur de ce que je dis pour moi seul, pour d’autres plus tard, et qui est au-delà de la lettre des mots […].
11Le discours qui reprend après le « Chant liminaire » est, lui, déjà d’une autre facture : d’une part son propos est d’essayer de mesurer la compréhension de ce que fut la guerre de Grenade au xve siècle à l’aune de l’expérience de l’écrivain, à commencer par celle de la guerre d’Algérie :
Et nous vivions sans trop savoir ce qui se passait au loin sous nos couleurs, les tortures, les enfants en monstres changés, […] (p. 18)
12mais également de l’Occupation, vécue quelque vingt années avant la parution de l’œuvre :
[…] pourquoi voulez-vous que j’aie plus de férocité pour Boabdil que pour Paul Reynaud ? (p. 27)
13Dans cette seconde prose, Elsa n’est plus l’objet du discours d’un texte explicatif, mais déjà l’allocutaire privilégiée du poète :
C’est ce jardin de mes poèmes, où tout fleurit pour toi seule, à qui la jacinthe est soupir, souvenir et caresse. (p. 19)
14Enfin, et surtout, cette seconde respiration du discours explicatif préfigure déjà par certains de ses traits la prose ultérieure du poème, traits que cette prose emprunte tous aux marques caractéristiques de l’écriture « poétique » : tours émotifs, comparaisons affectives, écarts du français standard, raccourcis et autres permutations syntaxiques…
15Cette longue introduction au poème est ainsi constituée d’au moins deux paliers distincts : un palier dont le propos et l’écriture sont à proprement parler d’ordre préfaciel, un second dont l’écriture est déjà un gauchissement stylisé de celle qui la précède et qui présente, de part et d’autre de « La bourse aux rimes » et dans une alternance itérative, deux discours typologiquement semblables, mais génériquement différents : l’un, discours historien (H1), reconstruisant le monde de la Grenade du xve siècle et donnant au lecteur les éléments nécessaires à l’appréhension de la fiction qui va suivre, l’autre, métadiscours du précédent (H2), inséré dans les ruptures construites par les points de suspension de ce discours, et qui jette en vue de cette appréhension, pour son locuteur aussi bien que pour son destinataire, des passerelles entre ce monde doublement étranger – dans la culture et dans le temps – et celui de la France de 1963, héritière de l’Occupation et encore sous le trouble des drames liés à la guerre d’Algérie. Ces différents paliers d’un « poème » qu’ils chevauchent déjà partiellement, de ne pas être isolés l’un de l’autre par l’absence des ruptures discursives que fabriquent habituellement l’alternance typographique, les sauts de page ou les titres – ruptures que Le Fou d’Elsa sait négocier ailleurs –, élaborent un dégradé contraignant le lecteur à parcourir linéairement les discours qu’ils portent et avec eux la distance allant de l’incipit jusqu’à l’intrusion de l’« espion de Castille ». Ce dégradé se dessine à partir d’un premier discours paratextuel qui, en tant que tel, n’est déjà pas tout à fait un hors-texte mais qui ici, ayant quitté son sanctuaire réservé pour épouser une situation plus « séculière » en incipit de l’œuvre, est déjà presque le texte. À la suite de ce premier discours, H2 est encore un discours presque – quoiqu’un peu moins que le précédent, dans la mesure où il lui succède – paratextuel, mais il est – encore plus que le précédent – aussi le texte dans la mesure où il dessine déjà les contours des proses qui vont suivre et qui seront, comme celle-ci, entrecoupées de poèmes. Quant à H1, il est déjà, ce que confirmera la suite de la lecture de l’œuvre, entièrement le texte lui-même : le discours historien apparaîtra régulièrement par plages successives, ne s’arrêtant définitivement que vers la fin de la cinquième partie de l’œuvre, « La veille où Grenade fut prise… » :
Mais je quitte ici ces Rois, les Chrétiens comme le Maure […] (p. 321)
16juste avant que ne se plantent le décor de « La grotte » et celui de l’« Épilogue » final. Quand H1 se met en place, le diseur de vers a déjà prononcé son « Chant liminaire ».
17Cette entrée qui va l’amble dans le poème a pour effet – et pour but : c’est toute la raison d’être des deux greffes successives de H2 sur H1 et des deux déclamations du commentateur qui n’a pas encore totalement revêtu sa défroque de poète – d’« estranger » le lecteur tout en l’aidant à parcourir le chemin qui le sépare du monde fictionnel à venir et qui s’ouvre peu à peu, par intermittences, un chemin que l’écrivain reconnaît comme ardu, ne serait-ce que pour des raisons culturelles. On le voit : en même temps que s’élabore une écriture difficile tant par son originalité stylistique et multigénérique que par son contenu encyclopédique, l’auteur, tout en reconnaissant pouvoir manquer un « lecteur » à qui il déclare d’ailleurs ne s’adresser que partiellement (p. 17), consolide parallèlement à ce constat explicite la ténuité du fil qui le relie par le biais du poème à son destinataire. Dès ses premières pages, l’œuvre s’écrit dans la tension d’une écriture élitaire qui s’efforce – et avec elle l’écrivain –, alors qu’elle ne s’adresse apparemment pas à lui, d’attirer à elle un destinataire avec qui le poète avait pris langue de façon claire et régulière jusqu’en 1958, et que les poèmes de 1959 et 1960 avaient ignoré, voire méprisé, si l’on prend à la lettre les injures et les quolibets qu’adresse au public le locuteur multiple des Poètes, un public futile et peut-être sot, s’il ressemble à celui qui, dans Elsa, assiste à la représentation de La Chambre d’Elsa. Ce renouveau d’un désir affiché par Aragon de son destinataire est un des signaux qui relie les deux bornes du poème que sont ce début et le lexique final.
Genèse de la fiction…
18Le propos strictement préfaciel précédant le « Chant liminaire » est d’exposer, dès l’entrée en matière, la genèse de l’œuvre, propos qu’Aragon confirmera en résumant le discours qu’il y tient, six ans plus tard :
Pour en terminer du rôle des incipit dans la longue liste de mes livres, j’ai tout de même grâce au Fou d’Elsa, puisque précisément l’incipit de ce livre
Tout a commencé par une faute de français…
[…] est un morceau de prose qui a pour but de dire comment j’en suis venu à écrire ce poème […] à partir d’une phrase lue dans Le Ménestrel, journal de musique ; laquelle était l’incipit d’une chanson romantique.12
19Cette genèse entreprend le récit, à partir de la découverte, « en 1960 », d’une « faute de français » dans une partition musicale, d’une irruption de l’imaginaire liée à un déclenchement de la mémoire affective plongeant le lecteur de ce journal dans un passé dont les limites temporelles sont situées à quelque cinquante années de distance (190813-1956). Les îlots de l’histoire personnelle d’Aragon convoqués par cette « faute » sont, rangés dans la succession chronologique de son histoire personnelle : la « première communion » et la remise d’un « livre de prix » reproduisant un texte de Barrès14 (1908), la « visite à Maurice Barrès » (« dans les années vingt »15), le voyage à Grenade (« à la fin de l’automne 1926 »16) accompli avec Nancy Cunard, son retour en Espagne avec Elsa Triolet après la mort de Federico Garcia Lorca (octobre 193617), la chute de Paris (« 13 juin 1940 »), l’écriture puis la parution du roman de 1956 d’Elsa Triolet, la découverte de la chanson écrite par Victor le Comte « en 1960 ». Le travail d’association métonymique autour du signifiant « Grenade » est prolongé à partir de certains de ses îlots, convoquant cette fois des référents textuels : le premier voyage à Grenade rappelle le Baedeker et la Conquest of Granada de Washington Irving, que l’auteur donne comme déjà présents dans ses associations de « 1926 », et l’ouvrage d’Elsa Triolet renvoie l’auteur au poème qui est son hypotexte, et à la lecture que lui en a faite le poète Mikhaïl Svetlov, qu’il a connu « par Elsa » des années plus tôt, « alors même que sa langue [lui] en était inconnue »18. Ce n’est qu’à l’occasion du passage argumentatif faisant suite à la citation du poème de Svetlov qu’Aragon associe aux textes et aux noms de Barrès et d’Irving celui de François-René de Chateaubriand, et à ce dernier celui de Perez de Hita, ces dernières associations étant proposées cette fois, à la différence des précédentes, comme motivées par la réflexion du présent de l’écriture et non comme des réminiscences suscitées par la présence de la « faute de français ». Tous ces matériaux, associés au même signifiant « Grenade », seront convoqués par la suite dans la rédaction du Fou d’Elsa, les anciens comme les nouveaux, comme si l’association d’idées était un principe, sinon pré-établi, du moins assumé dans le travail d’inventio de l’écrivain, comme il le fut à l’époque des poètes surréalistes : le poème est empreint de la présence d’Elsa et de Nancy, la femme que chante le poète et celle dont il parle19, des ombres de François-René et de Lorca, à l’enterrement duquel le poète déplore l’absence de Barrès (p. 370), et des textes d’Irving, de Chateaubriand et de Perez de Hita ; la chanson de Victor le Comte donne, elle, immédiatement lieu à sa réécriture qu’est le « Chant liminaire ». Ce n’est pourtant pas seulement le travail d’association d’idées dû à la présence de la « faute de français » dans la chanson de 1834, « madeleine » de la conception du poème, qui va être reproduit dans l’écriture de ce poème, mais la « faute » elle-même.
20Le seuil du récit commente sa propre genèse par la découverte d’une « romance » qui cause l’irruption, dans l’imaginaire de son créateur, des images de la chute de Grenade ; mais si le signifié du premier vers de cette romance est évocateur de ce pan de l’histoire d’Espagne, présenté ici sous l’angle romanesque de la chevalerie catholique – le « guerrier » et sa « belle » sont les futurs conquérants de Grenade –, c’est précisément parce qu’il est exprimé en des termes impropres : lorsqu’il désigne le premier vers de la chanson « La veille où Grenade fut prise » comme une « faute de français », l’auteur ne le fait certes pas pour dénoncer cette faute, mais bien pour l’élever au rang de ces « beautés apollinariennes » susceptibles de provoquer les « songes » (p. 12). C’est en cela que cette « faute » est l’élément déclencheur de l’écriture de la chute de Grenade : c’est cette échappée de la norme du discours, et non l’angle du romanesque ni « l’image déformée […] de la légende ennemie » (p. 12) qui fait émerger dans la mémoire du lecteur de la romance une histoire double, histoire de la fin du xve siècle espagnol et fragments de l’histoire de sa propre vie, dans les relations qu’elle noue avec cette première, épisodes et lectures qui serviront de matériaux récurrents à la fiction, des souvenirs d’enfance à 1956, de Chateaubriand à Barrès. La « faute » circule, par l’intermédiaire d’une autre faute, éthique celle-ci, avouée par Aragon depuis 194220, l’emprunt sans vergogne :
[…] il a suffi […] d’un vers volé, […] (p. 17)
21emprunt immédiatement suivi d’une effraction également sans vergogne :
[…] d’un vers de romance j’avais fait le crochet d’une serrure singulière,
[…] (p. 12)
22Cette faute est également la matrice condensée de l’écriture fictionnelle et formelle de l’œuvre, dans la mesure où le poème entier est à l’image de cette transgression et de la libération qu’elle provoque : ce texte, dont le discours pluriel et « hybrid[e] » (p. 16) est un discours volontairement corrompu, transgresse les pactes habituels des différents genres qu’il jouxte et qu’il lui arrive d’envahir, roman historique, poème épique, rhapsodie, romancero, discours argumentatif, document historique, édition critique… De plus, cette transgression semble ici indissociable de la fonction idéologique que le texte se propose de remplir – redéfinir, en rompant en visière avec les mythes occidentaux, les circonstances, les enjeux culturels et idéologiques et le point de vue des assiégés de cette fin de l’Espagne arabo-andalouse –, comme si la norme du français écrit était enlacée à celle de l’histoire écrite21 et que faire table rase de cette dernière impliquait de se marginaliser de la première, afin d’épouser, jusque dans la forme, le camp étranger à la tradition occidentale, celui de la culture linguistique, littéraire et historique du monde arabe, un choix dont l’auteur anticipe la critique :
À ceux qui me reprocheront d’y avoir mêlé la prose et le vers, et des formes hybrides du langage qui ne sont ni l’une ni l’autre de ces polarisations de la parole, me faudra-t-il apprendre que la poésie arabe […] ? (p. 16)
23De part et d’autre de cette adresse prennent place deux autres adresses à un destinataire interpellé à chaque fois comme ici par le datif « À ceux qui » comme le bon entendeur qu’il doit être, le prévenant d’un autre écart d’avec la « norme » générique, deux adresses qui donnent les limites du statut fictionnel de l’œuvre, comme si cet écart était indissociable de celui de l’« hybrid[ité] » de son écriture. D’une part, ce « poème » n’est pas une pure « fiction de théâtre » ; c’est bien l’auteur lui-même qui s’y met en scène en convoquant le nom d’Elsa, sous les traits d’un Medjnoûn aussi âgé, « à des mois près » (p. 15-16), que lui. D’autre part, la fiction a des enjeux dans la réalité du présent de l’écriture, et ces enjeux sont d’ordre idéologique : ils ne sont pas seulement ceux de la prise de parti dans la (re)lecture de l’histoire écrite, mais ceux du discours politique s’inscrivant dans l’actualité présente, comme le souligne la convocation ici des explications données par Chateaubriand au décalage de la parution des Aventures du dernier Abencérage22 : au moment où « Buonaparte » venait à peine de conquérir l’Espagne, afficher une quelconque sympathie littéraire pour un peuple conquis malgré lui risquait de provoquer les foudres de la censure. C’est à l’aune des incidences politiques de l’écriture d’une fiction dans le présent de sa parution qu’Aragon mesure son « poème » au récit de Chateaubriand :
Il n’y a point aujourd’hui de censure, mais c’est que nous avons perfectionné tout cela. (p. 16)
24Aux interrogations rhétoriques des deux adresses précédentes, par le biais desquelles l’auteur développait une argumentation :
À ceux qui […], que voulez-vous donc que je dise ? À ceux qui […], qu’interrompent des exemples ou poésies ?
25fait ainsi suite un développement explicatif, celui d’une piste de lecture, tracée par la suspension de trois petits cailloux blancs, qui est fournie avant même le signal de départ que sera le « chant liminaire » :
À ceux qui ne liront Le Fou d’Elsa qu’en s’y tenant à la lettre, je dirai d’accompagner Boabdil écoutant dans la nuit le disciple d’Averroès… (p. 16)
26À la suite de cette admonestation, la citation de Chateaubriand sur la publication des Aventures du dernier Abencérage invite explicitement à une lecture guidée pour une scène de la séquence des « Falâssifa », celle où Boabdil épie les propos peu conventionnels d’un paysan grenadin, en imposant une lecture référentielle au présent de l’écriture du Fou d’Elsa. En rappelant les explications fournies par Chateaubriand sur les raisons politiques qui présidèrent à la publication de son récit, l’auteur avertit d’entrée de jeu son lecteur que son poème s’inscrit, quelque apparence qu’il ait, dans un contexte politique, et qu’il véhicule également un discours politique qui s’offrira à lire au moins dans la séquence où apparaît « le disciple d’Averroès »23.
27L’absence d’étanchéité entre le réel et la fiction qui préside à la diégèse du Fou d’Elsa est à mettre en regard avec celle qui sert de moteur à son inventio, et dont Aragon prévient également son destinataire. Il le fait par la convocation de la pratique intertextuelle d’une réécriture dont il déclare s’inspirer, celle de Wieland reconstruisant à la suite d’un songe sa traduction de la biographie de Peregrinus Protée par Lucien de Samosate24. À la pratique appliquée de la traduction, Wieland avait préféré réécrire le texte de Lucien, choisissant la vérité du songe à celle du document attesté qu’il tenait pour fictif. À l’image de Wieland, Aragon pratiquera dans sa réécriture de l’histoire andalouse et de celle de Boabdil le brassage du document attesté et du songe. Mais à la différence du poète romantique allemand, il ne plongera dans le songe qu’en dernier recours, ses sources prioritaires – incomplètes et altérées fussent-elles – restant le document historique. Le lecteur est ainsi prévenu à la fois que le discours historien tenu dans Le Fou d’Elsa s’abreuve à d’autres sources, fictives dans la mesure où elles sont imaginaires, que celles, réelles parce qu’attestées, de l’histoire écrite, et que les motifs représentés par la fiction sont appelés, au-delà du « poème », à faire image dans la réalité.
28Mais il est vrai que tous les motifs de ce texte rebelle à la norme ne seront pas tous images, et c’est sans doute ici que se commet la transgression suprême de la part d’un romancier-poète populaire et politiquement engagé, dans la mesure où le texte prédit que son lecteur virtuel, destinataire obligé de tout écrivain dont la publication n’est pas confidentielle (ou en attente d’une telle publication) n’y trouvera pas son compte ; le lecteur de 1963 devra en effet partager sa réception du poème avec deux autres destinataires, ses successeurs… et le destinateur lui-même ( !) :
Les desseins qui sont ici profondément les miens […] détournent peut-être le lecteur de ce que je dis pour moi seul, pour d’autres plus tard, […] (p. 17)
29Cette affirmation sera réitérée vers la fin de l’œuvre (p. 401), dans le soliloque d’un auteur fatigué qui « déchire [s]es oripeaux » :
Tu formes sur le papier des constellations de signes pour guider un voyageur qui ne viendra pas ou qui passera sans te voir ou qui fera de ton âme au plus sa cigarette
30En développant ainsi le récit de la découverte de la « faute de français » et de ses conséquences, l’auteur ne se contente pas d’exposer les principales sources, biographiques et littéraires, qui ont présidé à l’élaboration de son poème, il prévient également le lecteur des « fautes » qui serviront de norme à la grammaire de son « poème » : faute énonciative, celle qui met en doute la validité d’un destinataire qu’il interpelle et dont il veut pourtant « tenir la main », double « faute » générique, celle qui entremêle les typologies textuelles et qui corrompt l’étanchéité du statut fictionnel de l’œuvre entre fiction et réalité. C’est ainsi à travers une « incorrection » discursive multiple, similaire de l’« incorrection » (p. 12) du vers fautif de la romance, que l’Histoire rétablie doit resurgir, dans des images autrement plus convaincantes que les discours « normés » de l’Histoire écrite, celui par exemple qu’Aragon a fini d’écrire durant la rédaction du Fou d’Elsa, l’Histoire parallèle de l’URSS et des USA. Une dernière remarque s’impose concernant cette « clef des songes » qu’est le vers « La veille où Grenade fut prise » : outre que la « faute »25 n’est pas à proprement parler une « faute de syntaxe », elle n’est pas non plus seulement une « contraction du langage » (p. 12) comme le dit Aragon, pas plus que la syllepse grammaticale, à laquelle d’ailleurs elle s’apparente, mais un raccourci du discours créant la collusion de deux temps incompatibles, l’instant zéro du référent de la relative introduite par « où » et l’instant moins un du référent de l’antécédent « la veille » ; l’incohérence du premier vers de la romance n’est pas grammaticale, mais sémantique, puisqu’elle concerne l’« acceptabilité » du discours de ce vers. Toujours est-il que le traitement de la temporalité du récit dans Le Fou d’Elsa est à l’image de cette incohérence sémantique dont il est le reflet inversé : là où le vers, avec le « langage », « contract[e] » la temporalité, le « poème » la distord, faisant subir au temps narré une opération similaire à celle de la fonction intégrale en mathématiques : le récit se construit sur l’oscillation permanente de la narration entre l’instant zéro du siège de Grenade précédant la chute du royaume nasride (1490), et les instants zéro + n du futur du cadre temporel premier, n étant la somme des instants, de 1490 à 1963, séparant le présent de l’écriture de ce temps zéro. Ici encore, le vers fautif peut être lu comme une matrice du poème.
… fiction de la genèse
31Le propos préfaciel de ce début d’œuvre, qui lui sert d’incipit, est de faire le récit, avec celui des associations qui présidèrent à la naissance de son projet et qui deviendront des matériaux de l’œuvre, de l’événement déclencheur qui a nécessité l’écriture du poème. De ce point de vue, « Tout a commencé […] » est un récit comparable à celui de la préface tardive de 1965 aux Cloches de Bâle, dont le titre est similaire à cet incipit : « C’est là que tout a commencé… ». En effet les récits de la genèse de ces deux propos préfaciels mettent tous deux en place la situation initiale d’un écrivain en mal de repères, ce que résume l’entrée en matière du texte de 1965 : « Je n’ai pas mémoire de comment je sortis de la forêt » et que la suite développera, et ce que semble vouloir signaler la mention du trouble (« désemparé ») dans lequel est plongé l’auteur « en 1960 », qui l’amènera à « rouvrir » la « collection du Ménestrel ». Dans chacun des cas, l’élément déclencheur qui transformera cette situation initiale est la réception d’un discours saugrenu (« La veille où Grenade fut prise ») ou pour le moins inattendu (« Et tu vas continuer longtemps comme ça ? »), présenté comme fondateur à lui seul d’une entreprise inédite et de longue haleine : la réponse d’Elsa Triolet à la lecture, en décembre 1933, de ce qui deviendra les premières pages des Cloches de Bâle consacrera la plongée d’Aragon dans ce roman et, au-delà, dans l’écriture romanesque réaliste et l’élaboration d’un « cycle », « Le monde réel », dont l’écriture s’étendra jusqu’en 1951 ; la « faute de français » est à l’origine d’un monstre sans précédent – et pas seulement par sa taille – dans l’œuvre d’Aragon. Mais ces deux paroles fondatrices, si elles ont la même portée, n’ont pas la même fonction matricielle : le déclenchement produit par la réaction d’Elsa Triolet a été, à en croire Aragon, l’assomption d’une « tentation longue », qu’Aragon appelle depuis l’« Avant-lire » au Libertinage (1964) sa « volonté de roman », et la réorientation de la rédaction a priori gratuite de quelques paragraphes de prose, à la suite d’une phrase jetée mécaniquement, vers l’écriture d’un roman réaliste trouvant sa fin dans le portrait de Clara Zetkin, porte-parole et figure de la « femme des temps modernes » ; la découverte du vers du Ménestrel est tout simplement – toujours selon Aragon – le Fiat lux d’un monde imaginaire et d’une écriture qui sont nés après elle et à cause d’elle.
32Cette mise en fiction des raisons de l’écriture du Fou d’Elsa, à être prise au sérieux – c’est en tout cas ce qu’elle demande –, se révèle incomplète et inexacte. Incomplète, dans la mesure où ce double exposé des raisons de l’œuvre, raisons objectives – les causes – et subjectives – les motivations –, tait dans son propos une partie des motivations de l’écriture du poème. L’auteur mentionne, certes, celle qui consiste à réécrire l’Histoire de la chute de Grenade d’une façon autre que la « vérité de l’ennemi », mais le discours initial se tait sur les motivations affichées par les premiers paratextes de l’œuvre, ceux qui interpellent le destinataire virtuel avant qu’il ne devienne lecteur du poème – le titre Le Fou d’Elsa, la bande de la première édition de 1963 : « La femme est l’avenir de l’homme », et la citation de Djâmî placée en épigraphe de l’œuvre –, comme si ces paratextes dispensaient largement le poète d’avoir à s’expliquer sur ces motivations, liées au désir de prolonger ce que Georges Sadoul appelle Le Roman d’Elsa dont ce poème est le « cinquième chant »26 ; chanter la « femme des temps modernes », comme dans le roman de 1934, mais cette fois sous la forme d’un poème d’amour, et directement adressé à la femme vivante qui est la compagne du poète. Ce projet de construire un chant lyrique démesuré à la gloire de la femme qu’il aime, Aragon le présente à Francis Crémieux, deux mois après la parution du Fou d’Elsa, comme étant « probablement la raison principale de [son] écriture ». On notera également que le matériau présenté comme la matrice intertextuelle de l’œuvre par deux de ses paratextes désignant le poème comme un chant d’amour, le titre de l’œuvre et l’épigraphe accrochée sous ce titre, le « Medjnoûn et Leïlâ [de] Djâmî » (p. 16), est simplement signalé au détour d’une phrase comme un des intertextes du poème. Il est vrai qu’il n’est pas convoqué – et pour cause – au nombre des associations liées au signifiant « Grenade ».
33La double omission de ce récit de genèse, celle du projet d’un chant d’amour et celle du projet de la réécriture d’un poème persan d’origine arabe, contribue à marier ces deux projets en un seul : le projet global qui n’est pas mentionné dans les premières pages de l’œuvre est celui de la réécriture d’un long poème narratif à la gloire de l’amour porté à une femme, et d’un amour vécu comme une épreuve mystique, à la façon de la littérature orientale. Cette omission inscrit également le travail de l’élaboration du Fou d’Elsa dans deux perspectives sinon concurrentes du moins étrangères l’une à l’autre : d’une part, celle d’une variation sur les images et les souvenirs liés au terme « Grenade », objet du discours liminaire de l’œuvre, variation qui participe d’un projet de réécriture de l’Histoire officielle ; d’autre part, celle d’un chant d’amour moderne conçu à partir d’un poème bédouin déjà réécrit par un poète persan, confronté à une nouvelle réécriture. Des passerelles métonymiques existent entre ces deux perspectives, à commencer par la passerelle temporelle, qui a pu avoir été une raison d’avoir choisi, au nombre des écrivains qui ont diversement réécrit l’histoire de Medjnoûn et Leïlâ, le poète persan Djâmî : le poète grenadin qui se fait appeler « le Medjnoûn » et sous les traits duquel l’auteur demande – en était-il besoin ? – à ce qu’on le reconnaisse est un contemporain du poète qu’il imite et « ses jours d’agonie » suivent immédiatement la mort à Hérat de son inspirateur (p. 420). La passerelle culturelle est au moins celle qui rattache, par le truchement de la civilisation islamique, la Grenade arabo-andalouse au monde arabe, dont la Perse – à la langue près – est tributaire : ces pays appartiennent tous au domaine que le lexique graphie Dâr-al-Islâm, et qui était pensé par ses habitants comme un territoire national indivisible ; l’homogénéité de ce territoire est d’autant plus évidente aux yeux du témoin occidental de cinq siècles plus tard. Cette passerelle culturelle est celle qui permettra à l’écrivain de faire cohabiter le gazel persan et le zadjal arabo-andalou – même s’il se défend d’avoir imité cette dernière forme, s’« en rapprochant seulement dans Le vrai zadjal d’en mourir » (lexique, article zadjal). La passerelle pourtant la plus importante, en ce qu’elle donnera lieu au développement de l’une des « thèses » de l’écrivain, est la passerelle historique : elle est celle qui véhicule, des temps préislamiques où circulent déjà des poèmes sur les amours de Medjnoûn et de Leïlâ, une conception de l’amour qui perdurera en Espagne occidentale après la chute de Grenade, et qui aura déjà traversé au Moyen Âge les Pyrénées pour s’inscrire, par l’intermédiaire des troubadours de langue d’oc, dans la culture médiévale sous la forme de l’amour courtois dont le poète de 1963 se fait l’héritier. Ces deux perspectives de travail, celle développant le thème de Grenade et celle qui réécrit le poème du Medjnoûn, n’ont donc pas la même histoire génétique : mais l’histoire génétique de l’une comme de l’autre de ces deux préoccupations met en cause l’exactitude du récit d’Aragon sur les circonstances de la création du poème, en ce que ses propres écrits montrent combien le terminus a quo de la genèse de ce poème, fixé par le début du Fou d’Elsa « en 1960 » et à la découverte du Ménestrel, remonte en réalité à quelques années auparavant.
34S’agissant de la réécriture du Medjnoûn et Leïlâ, Léon Robel27 rappelle que la première apparition de la mention de ce thème par Aragon remonte à 1955, où l’auteur de Littératures soviétiques cite l’œuvre de Nizâmî (graphié alors Nizami) et de Fizouli, et signale que « l’oreille [d’Aragon, qui déclare avoir lu ces œuvres en russe] n’a pu qu’être frappée par la proximité phonique du diminutif familier d’Elsa et de Leïla » (/ɛllja/, /lɛjla/). Si tel est le cas, c’est le Leïla et Medjnoun de Nizami et non le Medjnoun et Leïli de Fizouli qui ont retenu l’attention de l’écrivain, ce qui pourrait expliquer que Nizâmî soit le seul auteur mentionné à côté de Djâmî dans le lexique à l’article Medjnoûn. Reste que si Aragon a été « frapp[é] » par la mention de ce poème, il ne semble en tout cas pas y attacher une grande importance en 1955, à en croire l’interview qu’il accorde à Juliette Darle28 à l’occasion de la publication de Littératures soviétiques, où parlant de Nizami, dont « l’œuvre principale » est selon lui l’Iskander Namèh (« le livre d’Alexandre »), il ne mentionne aucunement le Leïla et Medjnoun. La littérature perse apparaît, elle, sous la plume d’Aragon à partir de 1959 et du poème Elsa, sous les traits du poète Musladini Saadi, dont l’ouvrage Gulistan ou l’Empire des Roses fournit la matière d’une épigraphe à l’œuvre, accouplée à un extrait de Roses à crédit d’Elsa Triolet, et celle d’une « Parabole imitée de Saadi ». Mais la présence dans ce poème de ce seul poète, connu des lecteurs de Marceline Desbordes-Valmore pour ses « roses » et de ce seul ouvrage, a autant sinon plus de chances de provenir de l’univers de la poétesse française du xixe siècle que d’une prolongation des lectures effectuées à l’occasion des Littératures soviétiques en direction de ce qui aurait pu conduire Aragon jusqu’à Djâmî : l’auteur des Roses de Saadi fait partie, cette année-là, des préoccupations de celui qui est déjà en train d’écrire Les Poètes29. Ce n’est qu’à partir de 1960 et de ce nouveau poème qu’apparaissent, autour du patronyme de Saadi, ceux des poètes Omar Khayam et Hafiz, tous trois regroupés en un octosyllabe, et avec eux la trace potentielle chez Aragon d’un voyage dans la littérature persane ayant pu le mener jusqu’à Djâmî.
35Quant à Grenade, sa présence dans Le Rendez-vous des étrangers ne travaille pas encore Aragon lorsqu’il écrit, parallèlement à la rédaction du roman d’Elsa Triolet, Le Roman inachevé30. Dans cette autobiographie de 1956, le voyage en Espagne accompli avec Nancy Cunard n’évoque Grenade, dans le poème « À chaque gare de poussière […] » que le temps de la mention d’une fête gitane, qu’interrompt un saut temporel de « neuf ans » signalé par une note, faisant se succéder, aux guitares qui entouraient le couple, le deuil causé par l’assassinat de Federico Garcia Lorca, qui n’est ici évoqué que le temps d’une strophe. C’est dans Elsa qu’apparaît pour la première fois, dans des « rimes d’insomnie » et après le quatrain qui servira d’épigraphe à « 1491 » (p. 189), l’image de la « reconquête » et de la chute de Grenade, évoquée dans six quatrains successifs, comme une parenthèse à l’intérieur d’une « pensée vagabonde ». La coordination, dans cette parenthèse onirique, des toponymes Amboise et Grenade :
Le sang d’Amboise ou de Grenade
Est également cramoisi31
36motive la mention de la ville andalouse comme celle du lieu maudit d’un massacre, sans que le texte précise s’il s’agit ici de la Grenade de 1492 ou de celle de 1936 : le massacre d’Amboise fut un massacre religieux et un massacre fratricide. Mais les quatrains qui précèdent la mention de ces deux villes évoquent successivement l’Espagne musulmane :
Ah terre de la reconquête
[…]
De l’Afrique à Fontarabie
37et l’Espagne castillane :
Et vienne le jour qui nous rende la geste et le romancero.
38C’est encore cette Grenade double qui apparaît dans le « Prologue » des Poètes, celle d’avant 1491, évoquée par son « ciel almoravide », et celle de la guerre d’Espagne et de l’assassinat de Lorca, où l’association en un même quintil :
Il est fait étoile d’Ovide
Avec les rayons de l’exil
Étoile au ciel almoravide
Où Federico trouve asile
Au-dessus de Grenade vide32
39de la ville de Grenade et de l’exil d’Ovide fait perdurer le souvenir de l’exil, évoqué quelques strophes plus haut, du poète castillan Antonio Machado. À la suite de ce quintil où scintille la polysémie d’une Grenade multiple, la strophe suivante :
Il y a grenade et grenade
Et pour un sourire éternel
S’entrouvre au printemps des manades
La blessure au cœur d’Aubanel
Égrenant les grains de l’aubade
40qui fait jouer l’homonymie des signifiants « Grenade » et « grenade », homonymie qui conduit jusqu’à convoquer le titre français du recueil poétique du félibre provençal, « La Grenade entr’ouverte », ravive la métaphore d’Aubanel assimilant ses poésies aux « grains » de la « grenade » qui les renferme et les offre à lire à la fois. Il est sinon légitime, du moins tentant d’interpréter ce coq-à-l’âne qui conduit de l’Espagne « almoravide » à Aubanel au moyen d’une escale à « Grenade », à la lumière de celui qui relie Nerval à Marlowe dans ce « Prologue », quatre quintils plus bas :
Marlowe il te faut la taverne
Non pour Faust mais pour y mourir
Entre les tueurs qui te cernent
De leurs poignards et de leur rire
À la lueur d’une lanterne
Nerval s’y pend c’était fatal.
41Dans les deux cas, le passage d’une strophe à l’autre négocie le même jeu de mots entre un toponyme et son substantif homonyme : dans ce second cas, la « lanterne » pronominalisée à laquelle se pend Gérard de Nerval est celle du nom de la rue dans laquelle le poète mit fin à ses jours. Mais il saute aux yeux que ce dernier jeu de mots est également le court-circuit du trajet d’une filiation littéraire, rappelée par le sourire en coin du commentaire : « c’était fatal », celle de Marlowe à Nerval passant par Goethe, soit celle de l’écrivain de Faust, de son adaptateur romantique, et de celui qui traduisit ce dernier. Le trajet du « ciel almoravide » jusqu’à Aubanel est également un trajet littéraire, celui qui passe par l’histoire des avatars de la poésie arabo-andalouse dans la pratique et l’idéologie littéraires des écrivains de langue d’oc. Si tel est le cas, on peut dater d’au moins 1960 chez Aragon la « thèse » littéraire de l’héritage de la littérature amoureuse arabe dans la littérature française.
42La mise en route du Fou d’Elsa est ainsi le croisement de deux préoccupations distinctes qui s’affirment quelque quatre ans avant sa parution : une Grenade polysémique et pluriculturelle et un chant d’amour courtois en provenance du monde musulman, mais qui sont toutes deux présentes dans les poèmes dès 1959, date à partir de laquelle commence leur croisement. Si l’on additionne ces traces écrites à ce qu’Aragon déclarait à Francis Crémieux en octobre 1963 :
Je ne crois pas du tout que nous ayons à partir pour un rivage. Parce que, moi, j’y suis déjà depuis quatre ans, sur ce rivage : l’Andalousie du xve siècle,
43et aux confidences du poète recueillies par Jamel Eddine Bencheikh et Charles Haroche33, les informant chacun d’une conception du poème déjà existante en 1956 – à la suite du Rendez-vous des étrangers ? –, force est de constater que la narration de la genèse du Fou d’Elsa qui ouvre les premières pages de l’œuvre est un récit fictif : « Tout n’a pas commencé […] en 1960 »34.
44Il est par ailleurs difficile pour le lecteur d’Aragon d’admettre l’image que présente de lui-même l’écrivain « en 1960 » lors de la manipulation du Ménestrel présentée comme le geste génésiaque de l’œuvre : 1960 est au centre d’une longue période d’une richesse productive jamais atteinte alors chez le poète devenu sexagénaire. En 1957, Aragon livre des prépublications de ce qui deviendra par la suite Les Poètes et un premier poème de ce qui s’appelle déjà Elsa ; 1958 est l’année où paraît La Semaine sainte ; en 1959, Elsa paraît et Aragon, qui commence à entreprendre l’Histoire de l’URSS – dont le travail s’intensifiera entre 1960 et 1962 –, vit déjà sur le « rivage [de] l’Andalousie du xve siècle ». Parallèlement à cette période de création intense, le romancier-poète multiplie les épitextes divers, notamment sur La Semaine sainte et Elsa et poursuit ses activités de directeur de l’hebdomadaire Les Lettres françaises. Du « Tout » initial de ce début de « poème », le seul événement ayant pu se produire « en 1960 » et convoquer la mention de cette date est la première consultation du Ménestrel trouvé dans la bibliothèque de l’auteur. Le septième numéro de ce « journal de musique », que l’auteur a sous les yeux – il en reproduit certains paratextes35 – au moment de la rédaction de l’incipit qui le mentionne, contient effectivement la partition de La Veille de la prise de Grenade, mais il est difficile d’accepter la consultation, par désœuvrement (« désemparé ») d’un écrivain non musicien, d’une revue dont chaque numéro contient une partition unique et une page de chroniques mondaines allant jusqu’à ce septième numéro. La lecture du titre et du nom de la musicienne, non visibles en première page, nécessite en effet d’ouvrir la revue ; quant à celle du premier vers de la romance, elle nécessite d’aller chercher le texte jusque dans la partition proprement dite, entre les lignes de la portée du chant et celles de la portée du piano. L’intérêt porté à ce premier vers, dans le cadre d’une lecture négligente, passe bien, comme l’explique Aragon, par le titre de la romance, « La veille de la prise de Grenade » et – dénégation valant aveu – par la mention du nom de la compositrice qui le suit immédiatement, Pauline Duchambge, « cette amie de Marceline Desbordes-Valmore »36. Mais si ce titre a retenu son attention, ce n’est peut-être pas tant « en raison d’une obsession longue de [s]a vie » et du souvenir d’images provenant « peut-être d’un journal d’enfants » (p. 11) qu’à cause de la collusion entre ce titre et les réflexions que le poète nourrissait alors sur la Grenade du xve siècle. Et si la consultation du Ménestrel n’est pas la cause du chantier du Fou d’Elsa, on peut à rebours rêver que cette consultation ait été une conséquence de son écriture : Aragon cherchait-il dans Le Ménestrel une chanson qu’il puisse « coller » dans son poème, à l’instar de celle dont la partition sert d’intertexte principal au Rendez-vous des étrangers ? Ou a-t-il été attiré par le titre même de la revue, renvoyant aux troubadours importateurs en France de l’amour courtois espagnol ? Quoi qu’il en soit, si la fiction de genèse proposée par Aragon ne recoupe que très partiellement la vraie genèse de la fiction, à ce qui aura pu en être reconstitué, les motivations de cette fiction se doivent d’être décrites ainsi que les enjeux qu’elle soulève.
45Le lecteur d’Aragon au fait de l’opacité qui présida à sa genèse familiale ne sera pas surpris de ce besoin qu’éprouve l’auteur, au moment où il porte ses yeux sur son propre passé, de construire les récits de genèse de ses ouvrages précédents. Toujours est-il que ces rationalisations, quel que soit le rapport qu’elles entretiennent avec le réel, dessinent dans leur ressemblance quelque chose qui questionne au moins autant ce qu’on pourrait appeler un « mythe personnel » chez celui qui les construit que la vérité de son propos. Je ne me suis pas empêché de remarquer que l’explication fictionnelle de la fabrique du Fou d’Elsa était similaire – jusqu’à son incipit : « tout a commencé » – de celle qui paraîtra deux ans plus tard en préface de la réédition des Cloches de Bâle. « Tout n’avait pas commencé » pourtant, ainsi que l’explique l’auteur de cette préface, par la réaction inattendue d’Elsa Triolet à la lecture des premières pages du manuscrit : Aragon s’explique longuement, non seulement sur les raisons – ou l’irrationalité, c’est selon – qui l’ont poussé à écrire ces premières pages, mais également sur son désir lointain de s’adonner à une prose narrative alors en suspicion au sein de son ancienne famille surréaliste. L’intervention d’Elsa a simplement donné un sens à ce qui jusque-là n’en avait pas : c’est en tout cas ce qu’explique le récit de genèse, que l’on aura toutes les raisons de croire, dans la mesure où il met en scène un tiers encore présent au-dessus de l’épaule de l’écrivain de 1964 – Elsa. Mais ce « tout », qui dans la réalité du discours préfaciel désigne bien moins que l’irruption du néant d’une création nouvelle qu’il laissait supposer en titre, n’est pas seulement à lire comme une hyperbole ou comme un hommage courtois – celle-là au service de celui-ci – à la première destinataire de l’écrivain qu’est sa compagne. Ce « tout » en effet, dans le poème de 1963, ne concerne pas Elsa, et a pour l’auteur suffisamment d’importance pour que l’écrivain le place à l’initiale de son récit de genèse et se taise sur les étapes de son travail qui ont précédé la lecture du Ménestrel. Il traduit chez Aragon un désir répété – qui se retrouvera jusque dans Les Incipit – de présenter la création littéraire comme étant le fruit non d’une démarche de pensée, d’un travail de documentation préliminaire ou d’une prise de parti dans le champ littéraire ou politique, mais d’un état de réceptivité passive et inspirée face à une force agissante extérieure au Moi conscient de l’écrivain ; cette force agissante participe des automatismes d’écriture, qu’il s’agisse de la poésie surréaliste ou de l’incipit des Cloches de Bâle, paroles fondatrices (« Et tu vas continuer longtemps comme ça ? », « La veille où Grenade fut prise »), ou un Ça mal défini forçant l’écriture, celui qui préside à la déclamation du « Prologue » de la « Tragédie » des Poètes :
Je ne sais ce qui me possède
Et me pousse à dire à voix haute
[…]
Ce qui m’habite et qui m’obsède
46ou à qui le poète du Fou d’Elsa fait appel (p. 169) pour tenter de rendre compte de ce qu’il « éprouve » :
Vous pouvez mesurer mon sang médecins mais ce que j’éprouve
Échappe à votre savoir comme l’eau d’un verre déjà plein
Il n’y aura jamais langage à ce qui m’emplit jusqu’à l’épaule
[…]
Je ne sais plus ce que je suis ni ce que c’est qui me possède
Cela ne cédera jamais il ne se peut que cela cède
47Cet état de réceptivité, hérité de l’idéologie romantique, et revisité par la conception surréaliste de la création, où la potentialité créatrice du langage a remplacé la Muse, est celui qui est revendiqué par le poète du Roman inachevé, dans le poème « Les mots m’ont pris par la main » :
Voilà Cela commence comme cela les mots vous mènent
On perd de vue les toits on perd de vue la terre On suit
Inexplicablement le chemin des oiseaux
48un poète qui déclare que la poésie, depuis qu’il la lit37, fait image à partir de ce qui attaque le sens commun, comme le proclame un des doubles du poète participant à la controverse de « La bourse aux rimes », p. 22 :
J’appelle poésie à la fois ce qui ne demande point d’être compris et ce qui exige la révolte de l’oreille
49Ce discours de l’écrivain fabriquant son texte à partir de sa seule réceptivité au langage, Aragon avait cessé de le tenir, dans les faits et dans ses propos entre 1949 et 1954, en tenant le rôle d’écrivain public qu’il s’était façonné alors : un tel discours est absent du projet, jamais mené à son terme, de la rédaction des Communistes, dont une au moins des raisons claires, bien que tacite, était de justifier l’attitude des militants du Parti communiste français lors du pacte germano-soviétique de 1939 ; il est absent également des Yeux et la Mémoire, que l’auteur déclare en note avoir écrit « en marge du Cheval roux » et en réponse aux débats suscités par le roman d’Elsa Triolet. C’est au moins au renouveau de ce discours depuis 1956 que l’on doit la dépendance totale, dans les propos de l’écrivain, de la conception du Fou d’Elsa à l’émotion produite par la rencontre « en 1960 »« d’une phrase fautive » : Le Fou d’Elsa est œuvre de poète, et en tant que telle, son écriture se doit d’être montrée comme une écriture de poète, depuis les premiers gestes qui la produisent.
50C’est également à cause du choix d’un tel discours que sont sinon totalement tues, du moins assourdies, non seulement dans le propos préfaciel, mais également dans le corps du poème, les motivations politiques qui ont baigné l’actualité de l’écriture de l’œuvre. S’il est vrai que la position politique d’Aragon impliquait forcément des choix tactiques face au destinataire de ses écrits – ami ou ennemi de classe –, on peut aisément comprendre que le bouleversement politique qui suivit le xxe congrès du PCUS et la révélation des crimes de Staline n’apparaissent que par « contrebande » dans Le Fou d’Elsa comme ce fut déjà le cas dans La Semaine sainte. On peut en revanche s’étonner de l’absence de lien explicite entre les événements en Algérie et le projet de la réécriture de l’Histoire qui s’appuie sur un changement de focalisation, et livre le discours d’un historien écrit ici du point de vue du camp arabe. Aragon reconnaît pourtant lui-même, après la parution du Fou d’Elsa, à quel point ces événements ont participé à l’écriture du poème :
C’est sans doute par les événements d’Afrique du Nord que j’ai compris mes ignorances, un manque de culture qui ne m’était d’ailleurs pas propre.38
51L’« obsession naturelle » qui travaillait l’auteur « à l’époque où le poème fut écrit » n’est pourtant mentionnée qu’une fois ce poème terminé, dans le corps du lexique (article el-Djézaïr), et dans la parenthèse de la « Parabole du montreur de ballet » où, dans le Paris des années soixante, « le montreur » – et non « l’auteur » – s’indigne, p. 184 :
Et je ne dirais point la torture et je ne dirais point l’Algérie
52Le présent des « événements » n’apparaît, lui, que par touches éparses dans le poème :
Et nous vivions sans trop savoir ce qui se passait au loin sous nos couleurs, les tortures, les enfants en monstres changés, la perversion de toute chose, le sang épars au rire atroce. (p. 18)
j’écris ceci pendant les jours où l’insanité du feu dévaste à nouveau les villes et les ports sur l’autre penchant de la mer. (p. 116)
53On rattachera cette discrétion non seulement à la présence encore vivace de la guerre d’Algérie dans la mémoire du destinataire du poème, mais également à l’amertume dont fait part Aragon en 1967, qui aurait été la cause de l’abandon de l’écriture des Communistes :
On me louait d’avoir écrit autre chose que ce que j’avais voulu écrire. Un autre chose qui n’était pas celui de l’au-delà du roman, un autre chose simplement autre chose. Peut-être en était-il ainsi, mais les raisons des louanges ne me paraissaient que trop évidentes, et ce n’était pas cela que j’avais cherché.39
54Aragon n’avait certes pas cherché à écrire une œuvre dont il pût recueillir des éloges politiques, ceux qui visaient cet autre chose qu’il se défend en 1967 d’avoir voulu écrire, mais une œuvre de toute façon littéraire. La mise en sourdine – sinon en coulisses – de l’actualité politique dans Le Fou d’Elsa est aussi à lire à la lumière de ce désir d’écrivain engagé qui veut faire œuvre de littérature et non de politique.
55Ce début d’œuvre, à la fois genèse d’une fiction et fiction de genèse, n’appartient pas au poème seulement en ce qu’il s’y insère et le chevauche. La place qu’occupe dans le poème ce discours préfaciel inséré après la page de garde de sa première partie met en scène un des nombreux avatars de « L’Auteur » dans la fiction, et non un commentateur revenant sur une création du passé pour un destinataire ayant déjà pris connaissance de l’œuvre ou se disposant à le faire – éventuellement en reportant pour la fin de son parcours la lecture du commentaire. Le poème se construit ainsi, dès son début, à l’image « hybrid[e] » de bien des textes qui le constituent, formés du chant soudé à son propre commentaire, à l’instar de la « poésie arabe », qui
[…] est le plus souvent l’illustration d’un commentaire en prose ou d’un traité de poétique, qu’interrompent des exemples ou poésies ? (p. 16)
56Une telle indissociabilité, qui corrompt ici l’étanchéité générique du chant et de son commentaire, pose par contrecoup la question du statut générique du commentaire ultime du poème, celui du « Lexique et notes » qui le termine.
« Lexique et notes »
57Si le lexique du Fou d’Elsa, placé à la borne terminale du « poème », soulève, de façon similaire à l’incipit du livre, la question de sa présence dans le corps de ce « poème », ce n’est pas à cause de sa place en fin d’œuvre. La fin du texte est, avec le bas de page, le lieu traditionnellement adéquat pour ce type de discours métalinguistique, de la même façon que le discours présentatif trouve naturellement sa place au palier précédant l’œuvre. Le questionnement que soulève la présence de ce lexique est motivé par l’incongruité d’un tel discours paratextuel, incongruité reposant ici sur une quadruple anomalie : générique, fonctionnelle, constitutive et structurelle. L’anomalie générique, la plus évidente, est celle consistant à juxtaposer un tel discours à un « poème » – à moins qu’elle ne l’y insère : je laisse la question ouverte pour l’instant ; il est vrai que ce n’est pas la première fois qu’Aragon pratique une telle juxtaposition – j’y reviendrai également –, mais cette pratique est étrangère à notre notion occidentale du discours poétique, discours qui ne s’autorise et ne s’accompagne que de lui-même, qu’il soit limpide ou hermétique. L’anomalie fonctionnelle, dont le trait semble forcé par l’anomalie générique, est celle de l’imprévisibilité d’un tel discours explicatif, ainsi que de son manque relatif d’efficacité : rien n’annonce un tel discours, ni le pré-texte initial, ni même les traditionnels appels de note renvoyant habituellement à ce genre de texte, de la même façon que sont absents du lexique les renvois des mots – autre tradition – inscrits en entrée dans ce lexique vers les pages où ils figurent ; la lecture de ce « lexique ou [de] ces notes, comme on voudra appeler la chose » (p. 427), dont les liens avec l’œuvre proprement dite sont à reconstituer soit par confiance, si l’on part de l’œuvre pour aller vers le lexique, soit de mémoire si l’on fait le chemin inverse, ne va pas de soi : par confiance ou de mémoire, si le relais de l’un à l’autre ne pose pas de problèmes concernant par exemple les noms des personnages principaux, il en pose en revanche pour ce qui est de certains hapax. La lecture cursive de ce lexique met en lumière les deux autres anomalies de ce discours métalinguistique : anomalie constitutive d’un discours censément explicatif laissant çà et là émerger des îlots argumentatifs et des traces de discours figural ; anomalie structurelle d’un énoncé cognitif brassant deux listes d’informations étrangères l’une à l’autre, dans la mesure où il mêle référents extra-fictionnels et intra-fictionnels.
58Il s’agit bien ici d’une quadruple anomalie et non d’une accumulation d’écarts qui trouveraient leur justification – justification qui ne dispenserait en rien d’une description – dans la pratique lexicographique d’un « poète » : cette anomalie a sa propre cohérence ; elle est le produit à la fois de l’histoire d’une pratique lexicographique et des enjeux d’une tension entre la prise de parti esthétique d’un poète et le positionnement dans le champ théorique d’un écrivain « engagé ».
Une pratique décennaire
59En matière de poésie, le métadiscours est certes rarement pratiqué par les poètes eux-mêmes, si l’on excepte les discours argumentatifs affichés par leurs auteurs – ou regroupés par les critiques – sous le terme de « manifestes », et les différents « arts poétiques » au miroir desquels les poètes exposent leur poïétique en action. « Manifestes » et « arts poétiques » sont d’ailleurs des discours d’un même ordre, s’exprimant à partir d’un même lieu, celui de la prise de parti esthétique, qu’elle soit ou non polémique, et leur pratique, plus courante que dans les autres genres littéraires, semble découler naturellement de la fabrique poétique elle-même. Mais il s’agit bien là des seuls métadiscours supportés par le genre : la poésie, de par sa nature même de discours figural, s’accommode mal du discours explicatif, fonctionnellement différent du « manifeste » en ce qu’il prétend traduire et non convaincre, structurellement différent de l’« art poétique » en ce qu’il se situe hors du champ de la parole poétique : c’est précisément parce que la poésie tient un discours figural que tout métadiscours qui ferait sortir la poésie de son halo sémantique lui fait courir le risque d’inhiber partiellement son potentiel signifiant, et cette présente étude n’échappe pas à ce risque d’une heuristique à double tranchant. C’est pourquoi le discours explicatif visant le texte poétique est en principe forcément allographe, et suscite en général de la part de leurs auteurs méfiance ou aversion, ce qu’Eluard exprimait à sa manière : « Si quelqu’un trouve un livre obscur, l’auteur ne doit pas le défendre »40.
60La position « explicative » observée par Aragon, si elle prend ses distances avec un tel lieu commun de l’idéologie poétique, n’est pas nouvelle en 1963, même si elle n’a pas toujours été telle. Il s’agit là d’une pratique datée, qui remonte au début des années cinquante. Jusqu’à cette date, le métadiscours aragonien est un métadiscours polémique, traduisant et argumentant ses prises de parti successives dans le camp poétique. De ce point de vue, même si les contenus et les modes de discours sont différents, de Traité du style (1928) aux manifestes ouvrant et refermant les recueils des poèmes de la Résistance, ces manifestes ont pourtant tous la même fonction discursive, tournée vers l’argumentation. Ces derniers textes, ceux de la Résistance, ne différaient après tout du manifeste de 1928 qu’en ce qu’au lieu de postuler la défense d’une pratique solitaire et en marge de la communauté artistique contemporaine, ils se voulaient cette fois manifestes d’une littérature du rassemblement national, d’une littérature en danger. Le discours explicatif proprement dit commence plus tard, à partir des Yeux et la Mémoire (1954). Il se prolongera durant quelque quinze ans, par la régularité remarquable de ce que Gérard Genette appelle l’« épitexte public »41, à travers notamment des parutions auto-commentatives, de J’abats mon jeu (1959) à Je n’ai jamais appris à écrire (1969).
61Ce qui commence à partir du poème Les Yeux et la Mémoire se fait sous la forme d’un codicille en fin de poème, appelé « Notes », premiers pas du poète dans une démarche lexicographique, des pas discrets, dans la mesure où les « notes » n’ont pas d’appel à l’intérieur du poème qui puisse y renvoyer, façon de présenter à la fois un poème annoté et un poème exempt de notes, stratégie éditoriale d’un poète rassembleur s’il en est. Ces « Notes » du poème de 1954 dessinent assez clairement la figure de leur destinataire, celui qu’Aragon encourage à rejoindre les rangs du lectorat à qui elles ne sont a priori pas destinées. Elles brassent en réalité, même si leur finalité explicative est indifférenciée, trois types d’explication. Le premier type d’explication, ouvert avec la première note du poème, celle qui présente le chant de 1954 comme une réponse au roman d’Elsa Triolet Le Cheval roux et aux débats qui lui ont succédé, s’inscrit dans ce qu’Aragon appellera plus tard « Secrets de fabrication »42. Ce premier type d’explication, apparat critique autographe, est celui qui dévoile aussi bien les motivations personnelles du poète que la fabrique proprement dite du poème, des souvenirs d’enfance de l’auteur au contexte « conjugal » de l’écriture de ce poème. À cette visite guidée des coulisses du chant se superpose un second discours, celui de l’explication de texte au sens le plus commun, à savoir le discours qui révèle les motivations des figures utilisées et fournit les éléments nécessaires à la compréhension du texte. C’est, à en croire Aragon qui énonce l’objectif de ces « Notes » à l’intérieur même de leur corpus, la fonction première de ce lexique, fonction qui peut être prolongée par le dévoilement de la fabrique, au point d’en être perturbée. Telle est la contradiction que pointe le poète dans la note de la page 13 sur Peter Schlemihl :
Tout ceci peut paraître hors du sujet de ces notes, qui se seraient suffi d’une définition de Peter Schlemihl, pour aider à comprendre une image. L’auteur n’est pas de cet avis, faut-il croire.
62On pourrait certes résoudre aisément une telle contradiction en posant simplement (la proposition est commune, du reste, dans le discours scolaire et universitaire) que le discours de la fabrique est tout aussi bien que le discours de l’explication de texte une heuristique de l’image poétique : celui-ci est une heuristique de la réception de l’image, l’autre étant une heuristique de la communion censée naître, par le biais de cette image, entre l’auteur et son lecteur. Mais l’essentiel de ce lexique est situé à l’extérieur des frontières de l’heuristique de la réception du texte poétique. Un nombre considérable de notes de ce poème n’ont de fonction qu’informative, et non explicative : la vocation du lexique dans Les Yeux et la Mémoire semble purement encyclopédique, d’un encyclopédisme que l’explication de texte ne justifie pas à elle seule. Si certaines entrées du lexique constituent des paliers utiles à la compréhension intertextuelle d’allusions peut-être elliptiques, tels le « tableau de Michel-Ange » signalé en note comme étant celui du Jugement dernier, ou le mot de Saint-Just cité en note de la page 142, ces précisions mêmes s’enrobent d’informations extérieures au monde du poème et aux outils nécessaires pour y pénétrer, telles les dates biographiques des auteurs cités, par exemple. Ce n’est pas là encore pourtant que réside la pratique la moins habituelle en matière d’apparat critique, mais plutôt dans l’ajout de certaines informations telles celles désignant comme « poète[s] français » Claudel, Nerval, Baudelaire… Ici se dresse le paradoxe de la figure d’un destinataire inattendu d’un texte poétique, celui qui ignorerait jusqu’aux paliers imposés pour la réception d’un tel type de texte par la convention de l’enseignement scolaire français. Le destinataire de ces « Notes » est ainsi un lecteur qui semblerait découvrir la poésie à partir de ce seul texte – phénomène sinon impensable, du moins impensé dans la pratique de l’édition poétique – et à qui il faudrait expliquer les référents poétiques les plus simples, mais encore également quelques référents historiques appartenant à la culture commune (l’An Deux), ou inscrits dans la politique contemporaine (Maurice Thorez), voire un lecteur à instruire, de façon tout simplement intransitive, par l’entremise du poème qu’il tient entre les mains. Le choix d’un tel destinataire par Aragon n’a pourtant rien d’incongru en 1954 : il correspond à un lectorat bien réel, celui dont le contact avec la culture poétique, voire la lecture tout simplement, se construit bien après l’école et sans elle, pour des raisons alors contingentes, dues principalement à l’émergence, au lendemain de la Libération, de cette nouvelle héroïne nationale qu’est la poésie, ainsi qu’au fort développement du Parti communiste français ces dernières années dans les milieux populaires et au rôle d’initiateur culturel qu’il joue alors auprès de ces milieux. C’est au lectorat populaire que s’adresse le lexicographe du poème de 1954 ; le lexicographe, et non le poète, qui n’en choisit pas pour autant – il ne l’a d’ailleurs jamais fait – la posture du poète « populaire » : la poésie d’Aragon, semblable en cela à celle de la Résistance, entend bien rester érudite ; elle se le permet d’autant plus que le lexique lui permet ici de pratiquer une érudition peu commune, même pour le lecteur français lettré, et de la poser sans la développer ni l’expliciter, puisqu’il l’éclaircira dans ses « Notes » (le lecteur français érudit de 1954 est-il censé connaître Camoëns et Li-Taï-Pé ?). On le voit, Aragon pratique ici le grand écart de l’écrivain rassembleur et pédagogue : la présence d’un tel lexique au seuil terminal du poème lui permet ainsi de propager, pour reprendre la belle formule que publiera plus tard Antoine Vitez43, une poésie « élitaire pour tous ». Mais cet écart ne résulte pas seulement de la volonté politique de penser en termes différents le lectorat du texte poétique, il implique également une pratique politique du poète lui-même face à sa création, ses buts et son éthique. La geste du poète-militant est ici une geste hugolienne, d’un poète précédant le peuple, lui montrant la marche à suivre, et lui donnant les moyens d’effectuer cette marche. 1954 est cette même année où le sonnet n’est pas seulement « une machine à penser », mais également « un parler national »44. On notera cependant que si la pose observée par Aragon d’un destinateur « populaire » et « national » s’inscrit dans une logique qui est celle des lendemains de la Libération, le sous-texte de cette pose n’est plus exactement le même en 1954, et ce n’est pas, sans doute, sans une certaine inquiétude qu’Aragon prétend ici s’adresser au lectorat populaire : l’écriture de ce poème a été contemporaine de la déception liée à la publication du portrait de Staline par Picasso dans Les Lettres françaises l’année précédente.
63Cette attitude, cette pratique lexicographiques seront continuées sans changement notable dans Le Roman inachevé (1956), où les « Notes » servent également de lexique de langue, traduisant l’allemand, l’anglais, le russe et l’italien bigarrant çà et là le poème. S’il est certes habituel de penser Le Roman inachevé comme une rupture avec le poème précédent de 1954, voire une dénégation de celui-ci, la relation pédagogique entretenue par Aragon avec son destinataire est au moins un des éléments de continuité qui lient ces deux textes, en dépit de la fracture créée par le renoncement à l’optimisme et à la limpidité affichée jusque-là.
64Cette pratique s’interrompt brusquement après le Roman inachevé : Elsa (1959) et Les Poètes (1960) seront exempts de tout appareil de « notes ». Les discours de ces deux poèmes se normalisent, pour ainsi dire, s’adressant, comme le font en principe les discours littéraires appartenant à cette famille générique, « à qui saura les lire ». Cette rupture d’attitude dans la destination du poème reflète assez bien, du reste, la tonalité de ces deux ouvrages : renoncement à un lyrisme rassembleur, écriture de l’intimité et du drame intérieur, une écriture qui comptait déjà au nombre des textes composant Les Yeux et la Mémoire – on l’oublie trop souvent –, qui était dominante dans Le Roman inachevé, mais qui devient ici le moteur même du développement du vers de ces deux poèmes. À l’exception de l’incipit des Yeux et la Mémoire et de quelques strophes de la « Prose du bonheur et d’Elsa » du Roman inachevé, Elsa même était dans ces deux poèmes une troisième personne, objet du chant au nom duquel le poète interpellait directement son destinataire. Dans Elsa, le locuteur du poème a changé d’adresse : c’est ici la femme aimée qui est la destinataire apparente du vers, le lecteur se retrouvant cette fois à la place peut-être inconfortable, mais autrement plus habituelle en poésie moderne, du témoin, plus ou moins digne, et pas forcément au fait du sous-texte, de ce chant intime. Le manque de lisibilité référentielle des Poètes exacerbe cet inconfort à l’excès : aucun des ouvrages précédents d’Aragon ne nécessitait autant d’informations en « secrets de fabrication » et d’apports encyclopédiques que cette longue tresse de poèmes tissée d’autobiographèmes cryptés et ponctuée par une avalanche de patronymes de poètes bien éloignés des préoccupations traditionnelles de l’histoire littéraire occidentale, une tresse où, pour détourner une expression d’Olivier Barbarant à propos de ce poème, « la parole […] s’enroule à sa propre nuit »45. Au fil de ce poème, le destinataire semble avoir disparu et avoir laissé la place à un lecteur universel dérisoirement traité de « candida[t] au baccalauréat poétique » : Aragon parle ici à la cantonade, une cantonade à laquelle s’adressent les soliloques d’un discours entièrement centré sur l’univers intime d’un locuteur construisant pour lui-même son propre spectacle, son « théâtre intérieur »46. Le poète des Poètes parle au public, mais aussi « pour moi seul », comme il l’explicitera plus tard dans Le Fou d’Elsa (p. 17). L’introversion progressive du chant lyrique en chant intime qui se pratique depuis Les Yeux et la Mémoire s’est ici achevée au point que le lyrisme est à nouveau convoqué dans ce poème, mais cette fois travesti sur le mode bouffon, et que l’écriture donne l’impression de s’efforcer de dessiner vaguement dans l’ombre des pistes de lecture dont l’écrivain sait pertinemment qu’elles resteront abruptes même pour le lecteur tenace. En 1960, le miroir opaque qui réfléchira les images du Fou d’Elsa est déjà dressé. Aragon travaille à ce moment-là sur un autre lexique.
En marge du Fou d’Elsa
65Entre 1958 et 1962, date de la livraison aux Presses de la Cité, Aragon se consacre, parallèlement à l’écriture d’Elsa, des Poètes et du Fou d’Elsa, à la partie « Union soviétique » de l’Histoire parallèle de l’URSS et des USA, à savoir ses tomes I et II, le tome III étant attribué à André Maurois pour la partie USA et le tome IV regroupant des entretiens menés par les deux écrivains avec des personnalités américaines et soviétiques. L’Histoire de l’URSS n’est pas, elle, œuvre de poète, mais bien œuvre d’historien, s’appuyant sur des sources documentaires provenant pour une bonne part des archives officielles de l’Union soviétique, et sur les travaux assidus de Pierre Hentgès et d’Antoine Vitez qui le secondèrent. Comment un tel chantier a-t-il pu être confié à un « poète » ? La question n’avait pas même à être posée s’agissant d’André Maurois : le romancier-essayiste avait déjà écrit, de 1937 à 1947, une Histoire de l’Angleterre, une des États-Unis et une de la France. Il se trouve que l’appel à Aragon, à une date où l’Occident sort à peine de la guerre froide, conjuguait à la fois les intérêts éditorialistes et ceux du camp communiste. Le chantre d’Elsa était encore, même à travers les années où le PCF s’était comporté dans la vie politique française à l’instar d’une citadelle refermée sur elle-même, l’écrivain communiste de loin le plus populaire, celui qui restait depuis la mort de Paul Eluard (1952) le grand poète de la réconciliation nationale dans la mémoire et l’estime des Français. L’homme politique le mieux placé à l’intérieur du PCF pour être le garant d’une crédibilité éditoriale était aussi, dans ce même Parti communiste, connu pour être le seul écrivain à produire, à compte idéologique d’auteur, des propos politiques engageant sa responsabilité et sa notoriété d’écrivain, à la louange notamment des communistes français (L’Homme communiste), ainsi qu’un propagandiste à l’Occident de la culture des pays de l’Est47. Mais la conjoncture d’un rapport de forces impliquant Aragon comme la réponse la plus pertinente du camp communiste français face au traité de Maurois sur les USA, l’autre « géant », et la reconnaissance par le poète de la nécessité de répondre à un acte militant pour lequel il était le mieux placé seraient insuffisantes pour expliquer qu’il ait participé à un tel chantier. Par-delà sa boulimie de travail et son désir personnel de défendre le pays représentant la cause pour laquelle il se bat, par-delà l’enjeu choisi par les Presses de la Cité de mettre face au romancier Maurois un autre romancier, il faut lire également, me semble-t-il, la pratique d’un poète-romancier se transformant en historien-essayiste sous l’éclairage, il est vrai, de l’appétit généraliste d’Aragon qui construit sa culture à la façon de l’« honnête homme » classique, mais également sous celui de la sensibilité propre d’un « certain » romancier du réalisme, que son travail d’écrivain avait déjà accoutumé à rassembler et à recouper des matériaux historiques pour ses mises en chantier fictionnelles, jusque dans Le Fou d’Elsa. En toile de fond de cette pratique, on ne peut pas ne pas mentionner la redistribution des savoirs qui imprégna l’idéologie communiste jusque dans les années soixante et qui, qu’elle eût ou non encore concerné Aragon à l’époque, était encore durablement vivace dans le lectorat communiste. Certes, ce que l’on appela l’« affaire Lyssenko », et son débat en France, lancé par un numéro des Lettres françaises, relayé par Aragon lui-même à l’automne suivant48, sont alors enterrés depuis longtemps, plus par la « table rase » qu’instaura l’ère khrouchtchevienne que par l’échec pratique des théories lyssenkistes. Mais l’idéologie, elle, ne disparaît pas du jour au lendemain : si l’on ne parle plus forcément de « science bourgeoise » ni de « science prolétarienne », il est encore largement admis que le marxisme est une lumière bien efficace ; et qu’un marxiste non historien puisse l’emporter en compétence sur un historien non marxiste – a fortiori dans le domaine de l’histoire de l’Union soviétique – était vraisemblablement encore un truisme au début des années soixante, et peut-être même pour Aragon.
66C’est bien d’histoire réelle que traite l’ouvrage de 1962, d’une histoire commençant à la mort de Raspoutine et s’achevant dans le présent de l’écriture, au seuil des années soixante. La lecture apportée par l’essayiste de ces quelque quarante-cinq années d’histoire n’a rien d’original en regard du discours des militants communistes français des années du « dégel » khrouchtchevien : elle est celle d’une société dont l’ascension matérielle se nourrit de la disparition des luttes de classes, en dépit de la période assombrie par le « culte de la personnalité » et l’autoritarisme méfiant de Staline. C’est ainsi par exemple qu’en 1946, sous la plume d’Aragon, l’amélioration de la productivité « caractérise bien la démocratie soviétique, à cette époque même où pourtant elle est battue en brèche dans l’appareil gouvernemental ». Aragon reste prudent sur la réalité de ce qu’on a appelé depuis 1956 le « rapport Khrouchtchev », dont l’existence, aussi bien que le contenu divulgué alors par la presse bourgeoise, étaient contestés par les communistes occidentaux :
Suivant une tradition qui remonte à Lénine, les matériaux des débats à huis clos n’étant pas rendus publics, il en a été ainsi du second rapport Khrouchtchev. Le texte qu’on en a donné à l’étranger n’ayant aucun caractère officiel, on ne saurait s’y référer.
67Rien de novateur, donc, dans cette mise en récit du passé de l’Union soviétique. Aragon a depuis quelques années déjà, et pour quelques années encore, la posture double du poète-romancier prenant ses distances d’avec la réalité politique à laquelle il appartient, et de l’écrivain public qui « épouse […] pleinement l’indéfendable »49 face à l’extérieur, au nom du socialisme toujours à construire, et notamment dans ce cas particulier qui le place face à l’optimisme dans lequel baigne alors la vision occidentale des USA, qu’André Maurois reproduira forcément dans son ouvrage : les priorités ne sont pas du même ordre dans l’un et l’autre cas. L’originalité d’Aragon est pourtant réelle dans cette Histoire de l’URSS, seulement elle n’aura pas été ici celle de l’essayiste mais, surtout en comparaison de Maurois, celle de la précision documentaire : les deux Histoire sont illustrées de quelques photos noir et blanc, mais Aragon augmente la sienne – ce que n’avait pas fait un vieux pionnier du genre comme Maurois – de cartes géographiques et d’un « Index et glossaire alphabétiques » pour chacun des deux tomes dont il avait la charge. « Index et glossaire » : l’« index » est celui des noms propres et des sigles, le terme de « glossaire » trouvant sa justification dans les définitions apposées aux entrées du lexique :
Kachtanov (industriel, membre du Torgprom), 306.
68L’appareillage du lexique conditionne ainsi la portée pragmatique du récit historique : les entrées classées dans l’ordre alphabétique pour chaque volume n’ont plus le même rôle que les noms propres placés en « Notes » des Yeux et la Mémoire et du Roman inachevé ; dans les poèmes, les notes étaient rangées en fin de volume, mais leur rangement correspondait au fil des pages, à la manière des notes commentatives/explicatives, ce qu’elles étaient. L’appareillage de l’« Index » de 1962 (tout comme de celui de la présente étude) incite, lui, à la pratique inverse : aller chercher, par le truchement de la référence des numéros de page, dans le récit historique le corps de l’article développant le nom propre placé en entrée ; ces notes se posent ainsi comme les entrées d’un texte documentaire. L’appareillage lexicographique du Fou d’Elsa est une forme mixte, compromis baroque entre cette dernière pratique et celle des « notes » des poèmes de 1954 et 1956.
Du lexique à l’œuvre
69De la pratique des notes en fin de volume des poèmes de 1954 et 1956, Aragon a gardé, dans Le Fou d’Elsa, le principe de ne pas les « appeler » de l’intérieur du texte : le poète pratique ainsi une nouvelle fois ce que j’ai désigné plus haut comme le « grand écart » de l’écrivain et du pédagogue, isolant ainsi d’un côté un texte qui se propose comme clos sur lui-même et s’offrant à lire comme un énoncé autonome, et de l’autre l’apparat des notes destinées à le commenter. Cet apparat est hétérogène, comme ne manquent pas de le rappeler le titre « Lexique et notes » et la notice qui l’accompagne : « Ce lexique, ou ces notes, comme on voudra appeler la chose » (p. 427). L’apparat est certes celui d’un lexique, à la différence de ceux des Yeux et la Mémoire et du Roman inachevé : il est composé d’entrées classées par ordre alphabétique, comme celles de l’Histoire de l’URSS, ce en quoi il dépasse le statut de simples « notes » de fin de poème ; mais il ne s’agit pas non plus d’un « Index », dans la mesure où les articles ne renvoient pas à des numéros de page.
70Si le lexique du Fou d’Elsa renvoie à l’œuvre, ce n’est pas seulement dans la mesure où ses notes éclairent le poème : le lexique est à l’image, hybride, plurilingue et multiculturelle, du poème ; il est surtout porteur de traits définitoires qui ne doivent rien à l’encyclopédie, la linguistique ou le sens commun, mais qui expriment des prises de parti prolongeant ou expliquant certaines des thèses de l’œuvre. Ces prises de parti se lisent dans les articles Histoire (dont l’article Orthographe est une auto-parodie) et tû. Le premier précise la lecture que fait Aragon de l’histoire officielle, considérée par le lexicographe du poème comme une « alchimie » et non encore une « science », et ce « dans tous les pays du monde » ; on lira derrière l’italique auctoriale : y compris dans les pays qui se construisent au nom de la science de l’histoire qu’est le matérialisme historique, et en premier lieu l’URSS. Quant au second, outre que la graphie de l’article, inusitée depuis le xviiie siècle, confirme que l’hapax « tû » de la page 411 du poème n’est pas une coquille, il énonce dans une parodie de description linguistique ce qu’il en est du rôle de la femme dans le présent de l’écriture du Fou d’Elsa : écrire que l’existence du verbe taire, ou tout au moins de son participe passé, est « déni[ée] » au masculin est un moyen de signaler qu’un tel prédicat se conjugue trop habituellement au féminin, et que ce qui est réellement « déni[é] » est le droit de la femme à la parole.
71Ces « notes », on l’a vu, ne sont pas rédigées dans un ordre reproduisant celui de la lecture de l’œuvre avec renvois aux pages concernées, comme dans les poèmes précédents, puisqu’elles sont présentées sous la forme d’un « lexique » dont l’agencement est celui, traditionnel, de l’ordre alphabétique. Elles ne renvoient pas non plus, à la différence de l’« Index » de l’Histoire de l’URSS, aux pages mentionnant les items traités en entrée. Elles ne sont pas même convoquées, comme dans la plupart des éditions critiques, par des appels de note. Rien ne relie par conséquent le lexique du Fou d’Elsa aux quelque quatre cent vingt pages qui le précèdent, alors même que certains articles développent des termes qui sont des hapax dans l’œuvre (Paul, Khosroû, Marcenac et Sénèque) par un commentaire parfois contextuel – « tû » en étant l’exemple le plus visible et le plus problématique à la fois. Cette pratique lexicographique originale n’est rien moins que paradoxale dans sa prétention à reconstituer l’apparat documentaire d’une œuvre aussi longue et aussi ardue à la lecture – l’encyclopédisme convoqué n’étant qu’un des facteurs de sa difficulté d’accès ; elle suppose en outre de la part du destinataire de l’œuvre au moins deux attitudes virtuelles opposées.
72La première de ces attitudes serait celle d’un lecteur amené à compulser le lexique au fil de sa lecture cursive. L’attente d’une telle attitude de la part du poète-lexicographe pose deux problèmes qui étaient déjà présents dans les éditions « annotées » de 1954 et 1956 : d’une part, l’existence des « notes » n’est annoncée par aucune trace paratextuelle ou diacritique ; d’autre part, il y a peu de chances que le lecteur embarqué dans l’aventure d’un tel poème ait besoin de se reporter au lexique à partir des items Don Juan, Eluard et Chateaubriand. À ces questions déjà classiques dans la pratique lexicographique d’Aragon s’en ajoute une, propre à cette œuvre : celle de l’utilité d’un tel appareil de notes pour éclaircir la lecture d’une œuvre aussi opaque… à moins que ces notes proposent le « contrat » d’un véritable « lexique » regroupant la totalité des occurrences encyclopédiques, à savoir les noms propres et les expressions et mots étrangers, ce qui n’est pas le cas. Pourquoi Don Juan nécessiterait-il une entrée dans le lexique, si Christophe Colomb n’en nécessite pas ? La longue prose introductrice à l’œuvre, précédant le « Chant liminaire », fait entrer d’une façon un peu arbitraire dans le lexique Barrès, Irving, Peregrinus Protée, Svetlov et Wieland et non Hamlet, Lucien de Samosate, Perez de Hita et Yorik, ni même… Marceline Desbordes-Valmore, au grand regret de maint lecteur d’Aragon. Quant aux mots étrangers, si « strip-tease » (p. 187) peut se passer d’être commenté et si le persan « bazar » (p. 118) appartient depuis longtemps à la langue française, le lecteur occidental au fait de ce qu’est le Coran ne connaît pas forcément l’existence de la trentaine de mots arabes charriés par l’œuvre sur lesquels le lexique reste muet50. Les incohérences de l’indexation du lexique peuvent traiter différemment jusqu’à des référents culturels placés strictement au même niveau pour un lecteur français, y compris lorsque ces deux référents sont associés dans le poème. C’est ainsi que l’hexadécasyllabe des « Veilleurs » qui met en abyme dans la procession funèbre se pressant à l’enterrement de Lorca un autre cortège peuplé de pleureuses (p. 369) :
Il est mort le Comte d’Orgaz et s’époumonnent [sic] les Ménines
73peut éventuellement laisser plus d’un lecteur d’Aragon sur sa faim de lisibilité. Si le lexique prend en compte l’éventualité d’un lecteur ne connaissant pas le Greco – et cherchant une éventuelle explication non pas à l’article Comte d’Orgaz, mais à l’article Orgaz, ce qui est encore une autre question –, il n’envisage pas de recours possible pour celui qui ne reconnaît pas, associé au tableau du Greco, celui de Velázquez. On n’en saurait pointer la maladresse du lexicographe, piste peu fiable s’agissant du documentaliste qui édita un an avant la parution du Fou d’Elsa l’Histoire de l’URSS. Il s’agit bien ici plutôt d’une négligence : l’intérêt du lexicographe du Fou d’Elsa n’est certes pas de la même nature que celui du lexicographe de l’Histoire de l’URSS.
74La seconde direction de lecture proposée au destinataire de l’œuvre par un lexique qui n’est pas indexé à ses pages est celle d’un apparat documentaire appelé à être lu à la suite du poème. Le lexique ainsi lu devient un complément au contenu documentaire du poème et appuie la crédibilité du projet initial de rétablir la vérité historique et de faire connaître la réalité d’une culture orientale au mieux ignorée sinon méprisée par le lecteur occidental, tout en fournissant quelques éléments de culture générale. Mais cette direction de lecture pose en ce cas la question – absente des appareils de notes de 1954, 1956 et 1962 – de la mémoire du lecteur : des termes comme « Medjnoûn » ou « Marcenac », « Gazel » ou « tibr » ne s’impriment pas de la même façon dans la réception du poème, et les contextualisations nécessaires à certaines définitions ruinent la rentabilité d’un tel projet documentaire. On le voit, la teneur et les partis pris de ce lexique forcent la lecture à un parcours itératif de l’œuvre et de ses notes. Ces notes contribuent ainsi à révéler Le Fou d’Elsa comme une œuvre dont l’activité de lecture ne peut pas être linéaire et semelfactive, et éclaircissent par contrecoup une au moins des raisons de son « illisibilité » : Le Fou d’Elsa est une œuvre à relire, une œuvre qui désire qu’on la relise. Ce désir d’une lecture itérative est clairement marqué dans l’explicit du lexique (p. 452) :
Il se rencontrera des contradictions orthographiques entre le texte du poème et celui du lexique […] : le lecteur est prié de toujours donner raison au lexique qui lui permettra de corriger les erreurs […].
75Ce désir ne se manifeste pas seulement en direction du lecteur de poésie ou du lecteur d’Aragon forcément désemparé en présence d’un monument aussi complexe et aussi inhabituel, mais également en direction du connaisseur : c’est à lui que sont adressés la notice initiale du lexique et son explicit jusqu’à l’injonction finale : « excusez les fautes de l’auteur ». Les « fautes » ici ne sont pas les écarts de la langue pratiqués par le poème, ces « beautés apollinariennes qui résident dans l’incorrection même » (p. 12) qui, à l’instar de l’incipit de la chanson de 1833, peuvent faire émerger tout un univers fictionnel ; elles ne désignent pas non plus les quelques coquilles que contient l’édition du poème. Cet explicit est à rattacher aux trois lignes qui le précèdent et, après la longue parenthèse que constitue le corps même du lexique, à la notice initiale ; il vise, outre les « contradictions orthographiques entre le texte du poème et celui du lexique », les questions soulevées par cette notice, celles liées à la transcription de l’arabe dans le système graphique du français : l’inexactitude relative de la transcription des phonèmes sémitiques par les graphèmes occidentaux, et le parti pris du renoncement à la transcription traditionnelle par défaut reposant sur le système graphique anglo-saxon pour une nouvelle transcription plus accessible au locuteur et lecteur français. La notice et l’explicit du lexique s’adressent ainsi à la fois à des lecteurs « estrangés » et à des lecteurs linguistes ou arabisants :
[…] pour le lecteur, dont il s’agit de faciliter la lecture, en s’en tenant grossièrement à une prononciation simplifiée, purement française, il fallait, par exemple, d’une part réduire à la lettre k les sons multiples (la lettre qôf, notamment) qui s’en rapprochent […] (p. 427)
76de la même façon que le lexique et l’œuvre visent à la fois le grand public et le lecteur lettré. Reste que le lexicographe sait par avance que le lecteur lettré, dont il demande la bienveillance, ne sera pas forcément satisfait. On mettra en regard cette captatio benevolentiae finale avec l’« Erratum » du premier tome de l’édition originale de l’Histoire de l’URSS, dont neuf occurrences sur treize portent sur des transcriptions de patronymes ou de substantifs russes. Il est vrai que les coquilles du Fou d’Elsa – ce cas de figure n’est pas unique dans l’édition d’un poème d’Aragon, mais ici leur nombre est assez remarquable – montrent clairement que l’auteur a mal relu ses épreuves, à la différence de celles de l’Histoire de l’URSS qui ont pu être corrigées dans l’urgence. Or ici les fautes avouées, qu’elles aient ou non à être pardonnées, concernent les erreurs dues à la seule transcription graphique. L’explicit précédant l’injonction finale fait porter la charge de la probabilité d’erreurs non sur la relative incompétence de l’auteur, mais sur ses choix : ces « erreurs » pourraient être « volontaires »« par fantaisie » ; dans le cas contraire, elles seraient dues à sa seule « négligence ». La « négligence » est celle qui propose, entre l’œuvre et le lexique, des graphies parfois concurrentes – donc instables sinon erronées –, la « fantaisie » celle des compromis que le lexicographe monnaie entre la rigueur et le bon sens, sur lesquels il s’explique dans la notice initiale et qu’il nomme ses « inconséquences ». Aragon a déjà prévu, au nombre des (re)lecteurs de l’œuvre, les lecteurs critiques à venir.
Frontières
77La « quadruple anomalie » relevée en introduction à l’étude de ce lexique se mesure ainsi à l’aune de l’hétérogénéité : hétérogénéité externe du résultat d’une couture mal définie entre un poème et son lexique, hétérogénéité interne d’un appareil tenant à la fois lieu de « lexique » et de « notes », « comme on voudra les appeler », mais qui ne remplit intégralement aucune de ces deux fonctions, tout en les débordant par la surimpression, à l’intérieur d’un discours censément informatif, d’un discours argumentatif qui prolonge celui du poème. À cette double hétérogénéité s’ajoute celle, intertextuelle, de la rencontre entre deux pratiques différentes de la lexicographie, celle des années cinquante et celle de l’Histoire de l’URSS, sans que cette dernière pratique ait l’efficacité de l’une ou de l’autre, et celle destinant un texte à des lecteurs aux motivations et aux prérequis pluriels, mais qui risque fort de ne pouvoir les satisfaire. Ce monstre lexicographique amène forcément à poser la question – laissée jusqu’ici en suspens – de son identité générique : la polyphonie d’un tel discours éclectique adressé à la cantonade ressemble trop ici à celle du poème qui le précède pour ne pas sembler engendrée par ce poème ; le lexique en ce cas se présenterait plus comme l’explicit d’un poème qui ne s’arrêterait pas à l’énoncé de la « sourate imaginaire » (p. 425) sous laquelle n’apparaît aucune formule de fin que comme un discours second à ce poème.
78L’édition de l’Œuvre poétique d’Aragon au Livre Club Diderot en 1974- 1981 avait donné à Jean Ristat l’occasion d’intégrer les « Notes » du Roman inachevé et des Yeux et la Mémoire dans les « Hors d’œuvre » placés par lui à la fin du livre XII, où il les croise avec les siennes, en y précisant que les « notes »« ajoutées » par lui « sont distinguées par des guillemets ». L’éditeur critique n’a pas reproduit cette pratique pour la réédition du Fou d’Elsa deux tomes plus tard, se contentant de signaler dans la première des sept notes que son « Hors d’œuvre » consacre à ce poème : « L’auteur a fait suivre ce poème d’un important lexique que nous avons conservé à la suite de cette œuvre. » Il est vrai que l’absence de renvois du lexique du Fou d’Elsa à des pages précises du poème rend difficile son déplacement dans un apparat critique d’« œuvres complètes » annotant en fin de volume les textes page à page ; il est vrai également que la marge de manœuvre de Jean Ristat dans ses décisions et ajouts critiques de l’œuvre d’Aragon était certainement limitée aux desiderata de l’auteur ; mais il est surtout vrai que ce lexique, à la différence des « Notes » des poèmes précédents, est difficilement altérable ou détachable de l’œuvre à laquelle il se rapporte, pour des raisons indépendantes des difficultés techniques ou des vœux de l’auteur et qui tiennent à la singularité énonciative de ce lexique en regard des « Notes » des poèmes des années cinquante.
79Force est de remarquer que la prégnance de l’écrivain dans ses notes finales s’est considérablement accrue dans Le Fou d’Elsa depuis les poèmes précédents. La figure du poète, si elle apparaît deux fois – dans la seule même note – dans les commentaires du Roman inachevé, exprimait le Je de l’autobiographe :
Nous étions alors […], Elsa et moi, à Odessa, où j’avais été invité […]
80immédiatement suivi de celui, prudent et modeste, de l’auteur devenu ici commentateur :
Je me permets de retranscrire
81Cette présence auctoriale était certes moins discrète dans Les Yeux et la Mémoire : elle se manifestait depuis la première note par le dédoublement d’un recours à la troisième personne, « l’auteur », et par des marques de prudence et de modestie aux endroits où l’auteur-commentateur expliquait ses intentions d’auteur-poète (« Pour ma part […] », « Nous avons choisi […] », « On m’excusera d’avoir considéré […] »), les autres marques de première personne du singulier affichant clairement le Je de l’autobiographe. La seule présence idéologique du Je dans ce poème est celle, humoristique, qui se manifeste dans le commentaire métalinguistique du terme GI :
[…] se prononce Dji Aïe […]. Signifie Government Issue, c’est-à-dire : matériel gouvernemental.
82Ce seul trait polémique est toutefois à lire entre les lignes d’une définition scrupuleusement exacte – ce qui rend le trait ironique encore plus efficace –, et traduit un parti pris peu singulier en ce qu’il provient d’une doxa qui est celle, en ces années de guerre froide, de l’anti-américanisme des communistes européens et de leurs sympathisants.
83L’auteur du Fou d’Elsa reprend, certes, dans son rôle de commentateur, certains des tours déjà utilisés dans Les Yeux et la Mémoire, auto-désignation à la troisième personne dédoublant le commentateur et celui qui est « l’auteur » du poème (Arnaut Daniel, Futur, Hamet ben Sarrâdj), « nous » de modestie du lexicographe (slougui) ou de l’auteur (zadjal). Mais en 1963, le Je auctorial n’a rien d’autobiographique, et même si sa présence n’est pas marquée lexicalement, elle n’en est que plus prégnante, contaminant certaines définitions, non seulement celles qui affichent leurs raisons polémiques et humoristiques (Histoire, Orthographe, tû), mais également d’autres, telle celle de Gongora :
très grand poète dont l’influence n’a pas fini de se faire sentir
84de Jean de la Croix :
Il y a un certain rapport entre lui et les mystiques arabes
85ou de Quevedo :
On n’en peut presque plus rien écrire que n’y soit apporté le démenti d’un autre texte dans son œuvre même
86où l’encyclopédisme le dispute à l’axiologique et au subjectif, voire aux paris sur l’avenir… Ce Je s’impose lexicalement dans la notice initiale, en dépit des premières précautions marquées par le recours, habituel depuis 1954, aux antonomases « l’auteur » et « nous », accusant du même coup la synonymie de ces trois instances dans le discours et les renvoyant à la seule instance ici à prendre la parole : le poète lui-même. C’est effectivement le poète du Fou d’Elsa, et non pas une instance différée, qui interpelle son destinataire au début de cette notice par le truchement du pronom de la troisième personne « on », devenu à la fin du lexique « le lecteur », et rappelé une ultime fois par l’impératif terminal du lexique. Ce lexique se donne, à la différence des commentaires apportés aux ouvrages précédents, non plus seulement comme œuvre d’écrivain devenu commentateur et critique, mais comme œuvre de poète, et du même coup n’est plus seulement l’apparat documentaire d’un poème, mais une excroissance de ce poème, une « poésie » de lexique en quelque sorte, au sens où la « poésie » serait une représentation de la réalité gauchie par la fantaisie et le ludisme du fabricant. Poésie du lexique également dans le rapport que ces « notes » entretiennent avec celles de l’Histoire de l’URSS et, par le relais de l’article Histoire :
mot français, désignant dans tous les pays du monde une justification […]
87avec l’histoire réelle de l’URSS. Cet article est une remise en question de l’écriture officielle de l’histoire, de droite ou de gauche, et on ne se privera pas de lire Le Fou d’Elsa à la mesure de cette remise en question51 ; mais il est également un pied de nez frondeur et ludique contre son activité parallèle de documentaliste, et il contribue à inscrire le lexique de l’œuvre dans la perspective d’une imitation ludique. Léon Robel a rappelé52 combien, dans la correspondance d’Elsa Triolet à Lili Brik, l’écriture du Fou d’Elsa était vécue, pour la compagne d’Aragon, comme une heureuse alternative :
Pour se détendre, Aragocha travaille à son poème sur Grenade […].
Prendre l’air et écrire un poème, cela change de l’Histoire parallèle ! Rien que de l’air pur et de la poésie.
88Léon Robel a largement commenté « l’air pur » que représente la rédaction du Fou d’Elsa dans le contexte de celle de l’Histoire de l’URSS. Il est vrai en revanche que si « Rien que […] de la poésie » n’est pas une description très exacte du Fou d’Elsa, cette définition restrictive en représente une assez juste vue d’ensemble.
Seuils ?
89Les deux discours explicatifs qui encadrent ce poème répondent certes à des fonctions différentes. La fonction du discours initial est double : ce discours se propose, d’une part, de rendre compte de la fabrique du texte et des motivations personnelles d’un auteur entreprenant une œuvre de longue haleine, d’une écriture et d’un propos jusqu’ici inédits dans son œuvre poétique. D’autre part, il se propose – visée lisible dans les soubresauts de ce discours s’infiltrant jusque dans le corps du poème et ne se taisant que bien après le début de la fiction – d’installer le dégradé des marches qui conduiront le lecteur au poème, avouant de la sorte la difficulté relative du projet donné à lire. Placé à l’autre borne, le discours final vise une heuristique de la lecture de ce poème, heuristique en principe simultanée ou postérieure à cette lecture. Ces fonctions, ces discours, participent certes d’une même fonction illocutoire, celle du paratexte en général : soutenir la lecture de l’ouvrage. Cette fonction est doublée d’une autre fonction qui, si elle n’est pas intrinsèquement liée au discours paratextuel, est élaborée par maint paratexte : celle, conative, qui consiste à proposer un mode de lecture, l’originalité paratextuelle de ces discours étant de proposer une lecture au mode itératif. Tel est, en effet, le mode obligé de la réception du poème, dans la mesure où les signaux que ces discours émettent en direction de l’œuvre peuvent difficilement être absorbés par la mémoire du lecteur : c’est ainsi que l’avertissement du discours initial incitant le lecteur à prêter l’oreille aux propos du « disciple d’Averroès » (p. 16) vise un chapitre (p. 150 et suivantes) situé à plus de cent trente pages de distance, et que l’entrée tû du lexique fait appel à la lecture d’un mot unique placé en fin de rime d’une des nombreuses strophes du poème. Ces deux discours servent de la sorte non tant de cadre à ce poème que de mur d’enceinte, le protégeant et en affermissant la lecture : fausse entrée et fausse sortie qui, loin de signifier les limites extérieures de l’œuvre, forcent la lecture à rebondir sur ce mur pour en entreprendre un parcours circulaire. La structure même du poème appelle son lecteur à des allers-retours constants à l’intérieur même de l’œuvre, et ses murs d’enceinte dupliquent ainsi leur rôle de « seuils » d’entrée et de sortie par celui de passages plusieurs fois obligés dans le parcours de lecture. Ces murs d’enceinte appartiennent du reste au territoire délimité par l’œuvre : le discours initial est déposé à l’intérieur de son domaine, passé les premières portes ; le discours final est rédigé par un commentateur qui se refuse à poser sa plume de poète, et fait par là même participer le « lexique » à l’architecture et aux arabesques du poème. L’absence de limites frontalières nettes entre le discours du poème et les discours explicatifs censés le délimiter laisse s’interpénétrer les territoires de ces différents discours, de la même façon que les exergues du poème sont déjà envahis par la fiction qu’ils sont censés introduire. Du même coup, la notion de « seuil », appliquée à ces deux discours, s’en trouve pervertie, dans la mesure où l’interpénétration de ces discours et des autres discours du poème identifie ces paratextes supposés à ce qu’il en est des autres sections de ce poème : le poème se donne en effet à voir à la fois comme corps autonome, marqué dès sa couverture par la singularité de son paratexte : « poème », et comme un recueil, cousu de poèmes autonomes et désignant certaines de ses sections – « Chants du Medjnoûn », « Parabole du montreur de ballets » – et de ses discours – « Journal », « Apocryphes » – comme des morceaux de ce recueil, à la façon des « Nuits » et des « Plaintes » qui composaient Les Yeux d’Elsa au même titre que ces sections, ces discours, les « seuils » du Fou d’Elsa se donnent à lire à la fois comme des « morceaux » indépendants dans un recueil poétique, indépendance conférée par leur statut de paratexte, et comme des éléments constitutifs d’un projet singulier dont ils assurent la cohérence. La monstruosité constitutive de l’œuvre est à l’image de sa monstruosité discursive, celle d’un poème développant ses propres thèses.
Notes de bas de page
1 Voir infra dans ce chapitre : « … fiction de la genèse ». Aragon confirme cette date de 1960 dans son entretien avec Thérèse de Saint-Phalle dans Le Monde du 9 novembre 1963 : « Je feuilletais en 1960 un gros in-folio encombrant […]. »
2 Structure du langage poétique.
3 Il l’explicite d’ailleurs l’année d’après, dans l’incipit de son « Avant-lire », préface de 1964 au Libertinage : « Je ne raconterai pas ma vie. Ce qui est ici mon objet, ce sont mes livres, l’écriture. Au moins au départ, pourtant, cette étrange occupation qui peu à peu va s’emparer d’un homme est inséparable de sa propre biographie. »
4 Les Yeux et la Mémoire, note de la page 11, p. 167.
5 « C’est là que tout a commencé… », préface de 1964 aux Cloches de Bâle, p. 34.
6 Selon Édouard Ruiz, voir « Repères chronologiques », Aragon poète, Europe, p. 132-149.
7 Les pages 11 à 19 du Fou d’Elsa ont été prépubliées un mois avant la parution du poème chez Gallimard dans Les Lettres françaises, n° 1000, 24 octobre 1963.
8 « Les préfaces tardives d’Aragon », p. 57.
9 La contradiction qui préside à ces deux pratiques concurrentes a déjà été remarquée par G. Genette, Seuils, p. 230-231.
10 C’est cette attitude, nouvelle chez Aragon, qui déclenchera l’écriture abyssale de ses trois derniers romans à venir.
11 Chez Aragon s’entend : elle est en tout cas celle qu’il manie dans ses épitextes, écrits ou oraux.
12 Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit (1969), p. 260-261. On remarquera l’anacoluthe : que s’est-il passé, pour l’auteur, « grâce au Fou d’Elsa » ? Aragon n’a en tout cas pas corrigé ce passage dans son édition de 1974 pour les ORC.
13 Selon Aragon : « L’année de ma première communion, j’avais onze ans […] », dans « S’il faut choisir, je me dirai barrésien ».
14 L’extrait cité provient de Du Sang, de la Volupté et de la Mort. La source du texte découvert alors par Aragon est, selon lui, « Vingt-cinq années de vie littéraire de Maurice Barrès, pages choisies, avec une introduction d’Henri Brémond » (« En guise de préface », article cité, ibid. Voir également Aragon parle avec Dominique Arban, p. 25). À en croire le narrateur de la nouvelle Le Mentir-vrai, l’ouvrage lui aurait été offert par un professeur de français « pour prix de composition française en juillet 1909 » (p. 17), année que confirme le préfacier de La Lumière de Stendhal (p. 9). L’extrait l’a en tout cas suffisamment intéressé pour que la même année, toujours selon lui, il ait lu intégralement cette prose de Barrès « en cachette », comme il l’affirme en 1959 (« Savoir aimer », article repris dans J’abats mon jeu, p. 116). L’admiration d’Aragon pour Barrès est affichée dans ses écrits dès 1922, où son nom côtoie, dans les épigraphes des Aventures de Télémaque, Baudelaire, Breton, Ducasse, Kant, Picabia, Soupault et Tzara. On notera en tout cas que si l’extrait de Barrès cité par le poème est attesté, il est absent de la source produite par Aragon : le passage consacré à Boabdil ne provient pas des Vingt-cinq années d’Henri Brémond.
15 Selon Aragon, « au printemps de 1923 ». Aragon raconte cette visite dans « Barrès », article publié dans l’Information d’Extrême-Orient du 28 janvier 1924 à l’occasion de la mort de l’écrivain, et repris dans les Chroniques éditées par Bernard Leuilliot, t. I, p. 183- 185. Le récit de sa visite ne fait pas mention de la discussion évoquée dans Le Fou d’Elsa. La visite a été motivée par une interview qui, selon Aragon, a paru dans Paris-Journal (voir Aragon parle avec Dominique Arban). L’entretien semble n’avoir en fait jamais été publié, à en croire Bernard Leuilliot (Chroniques I, p. 185, note 2), suite peut-être à la démission d’Aragon de l’hebdomadaire en avril 1923.
16 En réalité en 1927, « [le voyage] de 1926 ayant eu lieu […] au printemps », voir Pierre Daix, Aragon, p. 270. Le second voyage en Espagne d’Aragon et de Nancy Cunard commence le 12 octobre 1927 et s’achève à la fin novembre, voir Lionel Follet, La Défense de l’infini, « Chronologie », p. 528.
17 Voir Édouard Ruiz, « Repères chronologiques », article cité.
18 Léon Robel fait remarquer que la découverte par Aragon de ce poème « quand il ne savait pas encore le russe » la fait remonter à une période située avant 1936 ou 1937 (« Les éléments russes du Fou d’Elsa », S. Ravis, Le Rêve de Grenade, p. 101). Étant donné l’époque, il a raison d’affirmer qu’Aragon n’a pu rencontrer Svetlov qu’à Moscou. On lui contestera en revanche la date de 1931 qu’il avance : à cette période, les deux voyages entrepris par Aragon et Elsa Triolet à Moscou datent respectivement de septembre à décembre 1930 et de juin 1932 à mars 1933, voir Édouard Ruiz, « Repères chronologiques », article cité.
19 Voir infra, dans le deuxième chapitre de la seconde partie de cette étude : « Et lui va l’appeler Blanche ».
20 « Car j’imite. Plusieurs personnes s’en sont scandalisées. La prétention de ne pas imiter ne va pas sans tartuferie, et camoufle mal le mauvais ouvrier. Tout le monde imite. Tout le monde ne le dit pas » (« Arma virumque cano », préface aux Yeux d’Elsa).
21 Le lexique de l’œuvre les enlace en tout cas toutes deux dans ses définitions des termes Histoire et Orthographe.
22 Même si Aragon conteste la validité de ces explications : « ce n’était pas la censure qui retarda la publication […]. Mais fallait-il imposer à Mme de Chateaubriand cette proclamation publique […] ? », p. 16-17.
23 Voir infra le premier chapitre de la seconde partie : « Une vision prospective de l’histoire ».
24 Wieland a réalisé une traduction de Lucien en trois volumes, sous le titre Lucians sämtliche Werke, et a adjoint un petit traité au troisième volume de cette traduction, Über die Glaubwürdigkeit Lucians, in seinen Nachrichten von Peregrinus, à partir duquel il a écrit en 1788 Peregrin und Lucian, ein Dialog im Elysium, d’où provient indirectement cette paraphrase. Ces deux derniers écrits n’ont apparemment pas été traduits en français. En revanche, le dernier ouvrage a donné lieu en 1793 à une adaptation française éditée sans nom d’auteur : Peregrinus Protée, ou Les Dangers de l’enthousiasme, précédée d’une courte introduction, dont provient la paraphrase énoncée par le poème. Un exemplaire de cet ouvrage appartient au fonds Aragon. L’introduction de cette adaptation est reproduite dans l’annexe 3 du présent ouvrage.
25 S’il s’agit réellement d’une faute, ce qui n’était pas l’avis de Jean Paulhan : « Mais est-ce que “la veille où…” ne signifie pas simplement : “la soirée où…” (on ne dort pas beaucoup, un soir de bataille ; et ce n’est pas autrement que les chroniqueurs parlent de “la première, la deuxième veille (de la nuit)…”). Enfin le mot dans ce sens a quelque chose de médiéval qui devait plaire à votre Romantique », Le Temps traversé, Aragon, Paulhan, Triolet, « Correspondance 1920-1964 », p. 204.
26 Georges Sadoul, Aragon, p. 57.
27 « Les éléments russes du Fou d’Elsa », Le Rêve de Grenade, op. cit., p. 102.
28 « Connaissez-vous Roustaveli ? Nizami ? Chevtchenko ? Et une critique digne de ce nom ? », L’Humanité, n° 3464, 24 octobre 1955, p. 2. Article mentionné en note par Suzanne Ravis dans « La “grande songerie” de Grenade : genèse du Fou d’Elsa », article cité, p. 53. La note indique que l’article est reproduit dans la thèse d’Olivier Barbarant, L’Opéra de la personne […]
29 La prépublication du « Voyage d’Italie », long poème consacré à Marceline Desbordes-Valmore et à qui Aragon prête la parole, pour présenter Les Poètes en avant-première, date de juillet 1959, soit quatre mois après Elsa.
30 Les deux ouvrages paraîtront presque simultanément en novembre 1956.
31 Elsa, p. 106.
32 Les Poètes, p. 11.
33 Respectivement, Entretiens avec Francis Crémieux, p. 11, et confidences rapportées par Suzanne Ravis, « La “grande songerie de Grenade : genèse du Fou d’Elsa », p. 42. Aragon déclare officiellement en mars 1964 à la journaliste Denise Bourdet avoir « commencé à écrire Le Fou d’Elsa avant d’avoir terminé La Semaine sainte, et en même temps que l’Histoire parallèle » (La Revue de Paris, mars 1964, p. 125).
34 La matrice du poème est achevée, en revanche, un an avant sa parution. Au lendemain du « Discours de Prague » du 6 septembre 1962, Aragon a exposé lors d’une soirée publique les principaux motifs du poème, certains de ses épisodes, dont l’intrusion finale de « L’Auteur », et a lu une version – qui n’est pas la version définitive – de la « Parabole du montreur de ballet », ainsi que le « Zadjal de l’avenir ». On consultera Suzanne Ravis, « Un document inédit, Le Fou d’Elsa lu à Prague en 1962 ».
35 Voir annexe 1, où ce document est reproduit. Aragon a en revanche légèrement modifié le texte de la partition.
36 Pauline Duchambge fut, avec Mademoiselle Mars, la correspondante et la confidente de Marceline Desbordes-Valmore au cours de sa désastreuse tournée en Italie de 1838. Voir H. Bismuth, « Voyages en Italie : Marceline Desbordes-Valmore dans Les Poètes », Qui vraiment parle et d’où vient la chanson ?, Bismuth, Burle et Ravis éd.
37 « J’avais, à l’âge où l’on apprend à aimer les poèmes, été singulièrement frappé par ces vers de Rimbaud : “Mais des chansons spirituelles / Voltigent partout les groseilles” […] avec cet étrange transitif du verbe voltiger, qu’on peut me dire être une faute, et que je persiste à considérer comme une beauté » (« Arma virumque cano », préface aux Les Yeux d’Elsa).
38 Entretiens avec Francis Crémieux, p. 14.
39 « La fin du “Monde réel” », Les Communistes (1967).
40 “Dernières vues anciennes”, Donner à voir.
41 Voir Seuils, p. 316 et suiv.
42 Titre d’un texte enregistré en 1959 et inséré dans J’abats mon jeu.
43 De 1981 à 1988, Antoine Vitez fit inscrire au fronton du Théâtre national de Chaillot son projet artistique d’un certain théâtre populaire par la formule : « Élitaire pour tous ».
44 « Du sonnet », article paru dans Les Lettres françaises, n° 506, 4 mars 1954, repris dans L’Œuvre poétique, t. V
45 Aragon, la mémoire et l’excès, p. 150.
46 Il est vrai que cette expression, utilisée dans Elsa et dans Le Fou d’Elsa est absente de ce poème, en tant que signifiant ; il est vrai surtout que le poème tout entier se déroule sur la scène du « théâtre intérieur » du poète.
47 Littératures soviétiques paraît en 1955 chez Denoël, suivi l’année suivante par Introduction aux littératures soviétiques chez Gallimard.
48 J. Champenoix, « Un grand événement scientifique : l’hérédité n’est pas commandée par de mystérieux facteurs », Les Lettres françaises, 26 août 1948, et Aragon, « De la libre discussion des idées », Europe, octobre 1948 ; cités par Dominique Lecourt, Lyssenko, Histoire réelle d’une « science prolétarienne », p. 24-32.
49 Voir Pierre Daix, « Aragon entre le dégel et le Parti » S. Ravis éd., Aragon 1956.
50 Ainsi que sur certains termes hébreux et espagnols. Voir le glossaire final de cette étude.
51 Voir la note 88 du chapitre précédent et infra, dans le premier chapitre de la seconde partie : « La Reconquista revisitée ».
52 « Les éléments russes du Fou d’Elsa », article cité, p. 104.
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