Une aristocrate anglaise en exil volontaire : Lady Hester Stanhope en Syrie et au Liban, 1813-1839*
p. 173-183
Texte intégral
1 Lady Hester Lucy Stanhope (1776-1839) descendait des Stanhope, l’une des grandes familles patriciennes Whig au xviiie siècle en Angleterre, dont les différentes branches se partageaient pas moins de trois comtés, ceux de Chesterfield, de Stanhope et de Harrington. L’un de ses parents, le quatrième comte de Chesterfield (1694-1773), homme d’État et diplomate, s’est fait une place dans la littérature anglaise pour avoir écrit Lettres à son fils, qui présente une conception modérée et rationnelle de la vie, soulignant l’importance de la courtoisie et de la prévenance à l’égard des autres, ouvrage à vrai dire plus méritoire que ne le laisserait entendre le verdict du docteur Johnson selon lequel ces lettres inculquaient « une moralité de putain et les manières d’un maître danseur ».
2Il eût été facile de prédire que la fille de Charles, troisième comte Stanhope (1773-1816) – qui portait le titre de courtoisie de vicomte Mahon au moment où elle naquit –, serait une personne en dehors du commun. Le comte était un excentrique radical qui épousa avec un enthousiasme immodéré les idées de la Révolution française, faisant enlever les couronnes des grilles de son château à Chevening, Kent, et insistant pour qu’on l’appelle citoyen Stanhope. Il quitta la chambre des Lords quand celle-ci refusa de prendre en considération une motion qu’il avait présentée, condamnant toute interférence dans les affaires intérieures de la France. Son enthousiasme s’amenuisa assez vite et de nouveau Lord Stanhope fit l’acquisition d’un carosse, bien que désormais sans armoiries. Il fut aussi un savant et un inventeur très talentueux et très créatif qui inventa, entre autres choses, une machine à imprimer, une lentille de microscope qui porta son nom, deux machines à calculer, une voiture à vapeur, un bateau à vapeur qui, en théorie sinon en pratique, pouvait transporter du charbon de Newcastle à Londres, une nouvelle sorte de ciment et des ardoises ou tuiles synthétiques. Cependant il s’occupa peu de ses enfants et, conformément à ses opinions radicales, s’opposa à ce qu’ils reçoivent une éducation traditionnelle.
3Quoi qu’il en soit, Hester fit très vite preuve d’une forte personnalité. À 24 ans, elle sentit qu’elle ne pouvait plus supporter de vivre à Chevening, surnommé le Hall de la démocratie après que l’hôtel particulier de Lord Stanhope à Londres eut été attaqué par une foule en colère en 1794. Aussi alla-t-elle s’installer dans le Somerset dans la famille de sa mère, les Chatham, qui étaient des gens importants, puisque celle-ci était la fille aînée de Lord Chatham l’Ancien, ministre de la guerre pendant la guerre de Sept Ans et premier ministre en 1768. L’oncle de Lady Hester était donc William Pitt le Jeune, premier ministre en 1804 et fer de lance de la guerre contre la France napoléonienne. À cette époque, Lady Hester gérait pour Pitt sa résidence londonienne à Putney, car il était célibataire. Elle était parfaitement à l’aise à la résidence officielle de Downing Street, mais la mort prématurée de Pitt en janvier 1806 mit brusquement fin à son règne et ses espoirs comme ses ambitions furent anéantis. Elle ne possédait qu’un modeste revenu et son père refusait de donner quoi que ce soit à une fille qui avait préféré vivre avec des membres de sa famille maternelle, les Chatham, plutôt qu’avec lui. Elle fut accueillie par un parent de la famille de son père, Lord Harrington, et le Parlement, qui paya les énormes dettes personnelles de Pitt, lui octroya une pension annuelle de 1200 livres, qu’elle déclara toutefois insuffisante pour lui permettre de tenir équipage. N’en déplaise à son radical de père (lequel tout radical qu’il était, ne put s’empêcher d’enrager lorsque sa plus jeune fille Lucy, demi-sœur de Hester, se laissa enlever par un apothicaire), Hester eut toujours un sens aigu de son appartenance à la haute noblesse. Le sort lui réservait bien d’autres infortunes. L’homme qu’elle aimait, Sir John Moore, fut tué au moment de la retraite de Coruña en 1809 pendant la guerre d’Espagne, ainsi que son aide de camp, le demi-frère favori de Lady Hester, Major Charles Stanhope. Un autre demi-frère qu’elle aimait beaucoup, James, déprimé par la mort de sa femme à la naissance de leur deuxième enfant, se suicida en 1825.
4Elle essaya de vivre à la campagne dans la vallée de Wye au Pays de Galles, mais en février 1810, fatiguée des restrictions quotidiennes en Grande-Bretagne et espérant que la vie à l’étranger serait moins chère, elle quitta définitivement son pays. Elle projeta d’abord de s’installer à Palerme dans le royaume de Sicile, l’un des rares endroits du continent européen qui échappait au contrôle de Napoléon et embarqua à destination de Malte sur une frégate d’escorte avec sa fidèle dame de compagnie galloise, Miss Williams – qui devait mourir à son service au Liban en 1828 – une petite suite, et celui dont la vie s’entremêla dès lors avec celle de Lady Hester, Dr Charles Lewis Meryon (1783-1877). L’état de santé de Lady Hester était déficient – encore qu’elle survécût aux conditions difficiles du Moyen-Orient pendant plus d’un quart de siècle – et elle pensait qu’elle avait besoin d’un médecin attaché à son service. Frais émoulu de l’université d’Oxford, Meryon ne devait pas être très expérimenté lorsqu’il lui fut recommandé. Mais ce que voulait de lui Lady Hester se limitait à des actes médicaux simples comme de lui faire une saignée quand elle le jugeait nécessaire, ou de faire toute autre chose qu’elle lui demandait. Meryon devint un personnage essentiel dont elle ne pouvait se passer. Il entra à son service dès 1810 et resta auprès d’elle par intermittence pratiquement tout le reste de sa vie, jusqu’à l’été 1838, l’année avant sa mort. Après sa mort, il publia Lady Stanhope’s memoirs […] as related by Herself in Conversations with Her Physician ; Comprising Her Opinions and Anecdotes of Some of the Most Remarkable Persons of Her Time (Les mémoires de Lady Stanhope, telles qu’elles furent relatées par elle-même au cours de conversations avec son médecin ; ainsi que ses opinions et des anecdotes sur les personnalités les plus remarquables de son temps) et Her Travels […] narrated by Her Physician (Les voyages de Lady Stanhope […] racontés par son médecin). Ces ouvrages constituèrent des sources de première main pour le livre écrit par la nièce de Lady Hester, Catherine, duchesse de Cleveland, The Life and Letters of Lady Hester Stanhope […] by Her Niece the Duchess of Cleveland (La vie et les Lettres de Lady Hester Stanhope […] par sa nièce la duchesse de Cleveland). Meryon était sans nul doute snob et souvent plutôt servile, pourtant il la servit loyalement pendant de longues années, pour une bien maigre récompense, passant le plus clair de ces vingt-huit années dans des pays comme la Syrie et le Liban, si loin de la Grande-Bretagne. En dépit de cela, Lady Hester le traitait plus comme un domestique de haut niveau que comme un membre d’une profession libérale. Plus tard quand il se maria et vint au Liban avec sa femme nouvellement épousée, elle ne reçut cette dernière qu’une fois pendant trois heures qu’elle passa à la sermonner. Peu avant sa mort, dans une lettre à Lord Hardwicke, Lady Hester, parlant de Meryon, écrivit ces propos désobligeants :
Si par hasard vous rencontrez le docteur en Angleterre, n’oubliez pas qu’à mon avis sa seule qualité est d’être parfaitement honnête en matière d’argent. Je ne lui en vois pas d’autre. Il est sans jugement et sans cœur ; comme beaucoup d’autres il ponctue son chemin de bévues et souvent, par manque d’exactitude, dès qu’il ouvre la bouche, il sème la discorde.
5On peut penser qu’au cours de son premier séjour au Liban, Meryon se mit à étudier l’arabe. En effet il mentionne dans Les Voyages que pendant l’été 1812, lorsque Lady Hester et lui étaient à Nazareth, il logeait dans un monastère franciscain dans la bibliothèque duquel il chercha des livres sur la langue arabe et y trouva, parmi d’autres ouvrages, une copie de la Grammatica Arabica d’Erpenius. La bibliothèque de l’université John Rylands à Manchester possède une copie manuscrite d’un dictionnaire arabo-italien écrit par un auteur anonyme contenant aussi un vocabulaire thématique ainsi que ce qu’on pourrait appeler « des phrases utiles » en arabe syrien dialectal. Ce manuscrit fut acheté par Meryon à Jaffa en 1813 et, rangée soigneusement à l’intérieur de la première de couverture, on trouve une liasse de neuf lettres de la correspondance entre Meryon et le célèbre voyageur suisse John Lewis Burkhardt (1784-1817). Burkhardt voyageait à cette époque à travers le Levant sous l’identité d’un marchand et pèlerin syrien, Sheykh Ibrahîm b. ‘Abdallâh, passant par la Syrie, la Haute-Égypte et la Nubie jusqu’au Hijaz et au Sinaï, préparant un grand projet qu’il ne vécut pas assez longtemps pour faire aboutir, qui comprenait la traversée du Sahara par Fezzan jusqu’au Niger et l’Afrique occidentale. Ces lettres ont été annotées et publiées par l’auteur de cet article (voir références bibliographiques). Elles contiennent d’intéressants aperçus sur les rapports entre Lady Hester et Burkhardt. Une lettre datée du 31 octobre 1815 mentionne qu’elle avait envoyé à Jean-Louis Asselin de Cherville, vice-consul de France en Égypte, une pierre qui, croyait-elle – elle était assez crédule pour ce genre de choses – avait la propriété de faire sortir le venin des morsures de serpents. Meryon la cite :
[…] elle-même affirme avoir vu de ses propres yeux [la pierre] s’attacher à la plaie comme une sangsue, quand elle demanda à un barbier turc de l’appliquer sur le bubon d’un jeune garçon atteint de peste, le bubon ayant été auparavant légèrement incisé avec une lancette pour faire sortir une goutte de sang. Une autre fois à Latakia, elle-même et M. Bruce avaient été témoins de la guérison d’un homme mordu par un serpent grâce à cette pierre qui était resté collée pendant quatre heures au bras de l’homme.
6Les relations entre Meryon et Burkhardt devaient plus tard se détériorer. Probablement que l’influence de Lady Hester n’y était pas étrangère. Elle développa une aversion intense envers Burkhardt, sans doute, si l’on en croit l’hypothèse émise par la biographe de Burkhardt, Catherine Sim, parce qu’elle était jalouse de la réputation d’orientaliste de Burkhardt. Quant à Burkhardt, en bon patriote suisse et membre d’une famille bâloise qui avait beaucoup souffert de l’invasion révolutionnaire française de la Suisse, il ne pouvait guère avoir de sympathie pour les convictions par trop francophiles de Lady Hester.
7Mais n’anticipons pas. Le royaume de Sicile ne semblait plus très sûr pour les Britanniques, aussi Lady Hester et son groupe firent le voyage de Malte à Constantinople en passant par Athènes (où elle rencontra Byron ; ces deux personnalités suprêmement égoïstes ne pouvaient qu’être agacées l’une par l’autre). Ils arrivèrent à Constantinople à la fin de l’automne 1810 et s’installèrent dans une maison à Therapeia, sur le Bosphore. C’est à Malte qu’elle avait rencontré pour la première fois Michael Bruce (1787- 1861), l’homme qui devint son amant pour quatre ans. Il avait quatorze ans de moins qu’elle et était le fils d’un riche Écossais, banquier et propriétaire terrien prospère, Patrick Craufurd Bruce of Stenhouse dans le Stirlingshire (leur correspondance fut découverte et publiée par l’arrière petit-fils de Michael Bruce, Ian Bruce). Au cours des années qui suivirent, Lady Hester reçut d’importantes sommes d’argent de la famille de Bruce pendant qu’ils étaient ensemble, mais après leur rupture, elle n’essaya jamais d’obtenir quoi que ce soit de la famille, malgré sa situation financière précaire.
8Réfugiés sur Rhodes à la suite d’un naufrage, Lady Hester et ses compagnons (dont Meryon et Bruce faisaient désormais partie) arrivèrent à Alexandrie où ils furent chaleureusement accueillis au sein de la société européenne du Caire et par le pacha d’Égypte, Muhammad-‘Alî, très intrigué par Lady Hester. En réalité elle avait décidé d’aller à Palmyre et d’être la première femme européenne à s’y rendre et, grâce aux subsides de Craufurd Bruce (sous forme de lettres de change), ils débarquèrent à Jaffa en mai 1812, puis passèrent un hiver inconfortable et très enneigé à Hamah. Dès cette époque, Lady Hester voulut délibérément se donner, auprès des Arabes, un statut de reine. Ils admiraient sa sympathie pour leur peuple, son courage et ses talents d’écuyère ; mais il faut reconnaître que sa position était confortée par le fait que les chefs locaux arabes n’avaient jamais rencontré d’Européen prêt à dispenser de l’argent avec autant de prodigalité. L’expédition à Palmyre en mars 1813 marqua l’apogée du succès de Lady Hester au Levant. Escortés d’un convoi de soixante dix chameaux, tous habillés en Bédouins hommes, Lady Hester et ses compagnons de voyage firent une entrée triomphale dans les ruines impressionnantes de Palmyre. Michael Bruce écrivit à son père Craufurd Bruce (qui payait pour tout cela mais ne le savait pas encore) à propos de l’entrée qu’ils firent à travers une enfilade de colonnes :
Au bout de la colonnade s’élevait un arc de triomphe d’une exécution exquise. Il y avait là des enfants, garçons et filles, habillés avec beaucoup d’élégance, couronnés de myrte et tenant des guirlandes de fleurs dans leurs mains. Ils s’avancèrent pour souhaiter la bienvenue à Lady Hester. Ils se mirent à danser au rythme de leur musique locale. Ils dansaient en cercle et étaient extrêmement gracieux dans leurs mouvements. Rien ne pourrait égaler la beauté de cette scène : la magnificence de l’arc au-dessous duquel nous nous tenions, le pittoresque du groupe de vieilles femmes parmi les colonnes, la cavalcade des guerriers qui suivaient Lady Hester et l’imposante grandeur des ruines antiques. C’était une scène digne de l’éloquence évocatrice de Madame de Staël.
9Dans ces régions, Lady Hester était considérée par tous comme la fille du roi d’Angleterre, et sous l’arc de triomphe mentionné plus haut, une couronne fut maintenue au-dessus de sa tête, lui permettant ainsi de s’imaginer être la reine des Arabes, succédant après environ mille six cents ans à la reine Zénobie.
10De retour en Syrie occidentale, le groupe se trouva dans une région décimée par la peste, où le contrôle et l’ordre politiques et militaires étaient incertains. Les communautés européennes, inquiètes en raison de leur vulnérabilité au fanatisme local et à la violence, furent très secouées par le meurtre du colonel Boutin pendant l’été 1815. Ancien officier ingénieur dans l’armée napoléonienne et faisant partie, à l’époque, du corps consulaire français, il avait été assassiné au cours de la traversée du Jabal Ansariyya, alors qu’il se rendait de Homs à Latakia. Lady Hester en fut scandalisée et lorsqu’il fut notoire que le gouverneur turc de Tripoli, Berber Mustafa Agha, ne faisait rien, elle collabora avec le ministre français à Istanbul pour faire des démarches auprès de la Sublime Porte, jusqu’à ce qu’en 1817 une force ottomane pénétra dans le Jabal et dévasta le village où Boutin avait été dépouillé et tué. En conséquence, Lady Hester reçut un vote de gratitude de la part des membres de la Chambre des députés à Paris.
11Avant cela, Lady Hester s’était installée dans le monastère de Mar Elias près de Sidon, mais un accès de fièvre la laissa trop affaiblie pour pouvoir supporter la chaleur et l’humidité estivales des régions côtières du Liban. Aussi, pendant l’été 1814, Meryon la persuada de s’installer dans la région montagneuse druze où l’émir Bashir Shihab lui offrit la jouissance temporaire d’une maison dans le village de Dayr Mîshmûshî. Elle avait fait de Mar Elias sa résidence principale, mais en fin de compte elle emménagea dans des locaux plus vastes et plus confortables, dans un monastère en ruines dans le village de Jun (voir infra). Dès 1814 les relations de cœur avec Michael Bruce s’étaient refroidies ; il rentra en Angleterre après six années d’absence l’été de cette année-là, mais il continuait à verser à Lady Hester une rente annuelle de 600 livres et lui garantissait le paiement de traites qu’elle pouvait tirer sur l’établissement bancaire Couts à hauteur de 1800 livres.
12 Elle conserva sa capacité d’exercer une influence remarquable sur la population locale et de susciter leur allégeance. En 1815, quelqu’un lui avait donné un document soi-disant écrit par un moine mourant et qui décrivait l’emplacement d’un vaste trésor sous un ancien temple à Ascalon. Elle réussit à intéresser l’ambassadeur britannique à Istanbul, Monsieur (plus tard Sir Robert) Liston, et éveilla même la cupidité du sultan ottoman, qui envoya à Lady Hester un officier janissaire, Qapiji Bashi Dervish Mustafa Agha, avec tout pouvoir pour l’aider dans sa recherche du trésor. Elle était experte à persuader des personnes pourtant d’ordinaire posées et prudentes de financer ses entreprises, en l’occurrence le consul britannique à Beyrouth, John Barker. Elle s’imaginait qu’ayant intéressé des personnalités officielles comme Liston et Barker, le gouvernement britannique à Londres ou la Sublime Porte à Istanbul, ou les deux, régleraient les dettes importantes qu’elle accumulait, et elle fut extrêmement choquée lorsqu’il devint manifeste que ces gouvernements ne feraient rien de la sorte. La course au trésor ne donna finalement aucun résultat ; on ne trouva qu’une seule statue romaine, mais pas d’argent, parce que l’endroit avait été pillé auparavant. Meryon, qui accompagna Lady Hester dans cette opération, a laissé une description exacte de ce qui se passa à Ascalon.
13Pendant les années qui suivirent, son prestige demeura intact dans la région. Ses bêtes noires étaient les consuls britanniques au Levant et elle s’ingéra dans les affaires politiques locales en incitant les Druzes à s’insurger contre les Turcs. Après la bataille de Navarino en 1827, alors que les esprits musulmans de la région s’irritaient des efforts faits par les puissances européennes pour soutenir les Grecs rebelles, beaucoup d’Européens se réfugièrent dans son domaine, sur le mont Liban. Elle hébergea de nombreuses personnes démunies et sans abri, comme par exemple Loustenau, l’ancien général français parmi les Marathas en Inde. Elle resta généreuse jusqu’à la prodigalité et, malgré la pension qu’elle recevait du gouvernement britannique et l’argent qu’elle avait touché à la mort de son demi-frère Charles (elle ne put toucher, cependant, que les intérêts tant que son père vivait, ce n’est qu’à la mort de celui-ci en 1816 qu’elle eut accès au capital), elle accumulait de plus en plus de dettes auprès des usuriers locaux, juifs ou autres, dont les taux de change et d’intérêt étaient tels qu’il lui était devenu impossible de rendre ne serait-ce que l’argent emprunté, ou même d’empêcher principal et intérêt ajouté d’augmenter. Lorsque son demi-frère James se suicida, il lui laissa une rente annuelle de 1 500 livres, mais cela eut peu d’effet sur le poids de son endettement. D’après Meryon, en 1827, elle avait contracté environ 14000 livres de dettes. Cependant, le consul britannique de Beyrouth évalua l’endettement de Lady Hester à sa mort, à la moitié de ce montant. Elle nourrit un grand nombre de gens qui vinrent frapper à sa porte pendant la famine de 1819 et finalement, en 1821, se sentant trop à l’étroit dans le couvent de Mar Elias, elle emménagea dans des locaux plus vastes et plus confortables, dans un monastère en ruines dans le village de Jun, où elle fit construire des bâtiments supplémentaires, dessina des jardins et fit élever un mur d’enceinte tout autour du domaine. C’est là qu’elle passa les dix-huit dernières années de sa vie, avec une écurie pleine de chevaux arabes, de nombreux chats et une nuée de serviteurs qu’elle tyrannisait. Bien qu’elle ait toujours su qu’ils étaient malhonnêtes et paresseux, l’aristocrate en elle était flattée par leur obséquiosité. Lorsque Meryon, au cours de l’une de ses visites, essaya de la convaincre de renvoyer une bonne partie d’entre eux parce qu’ils n’étaient qu’une épreuve pour elle, elle lui fit cette réponse typique : « Oui, mais mon rang ! »
14Elle se mit à croire petit à petit, en différentes sciences occultes et astrologiques. La duchesse de Cleveland a noté ce penchant grandissant pour l’irrationnel et exposé comment sa tante aurait cautionné certaines histoires qui circulaient dans le Levant à propos de sa mission messianique en tant que reine orientale. Elle commente à ce propos : « Pour une femme aussi intelligente, elle était extrêmement crédule, avec un penchant naturel pour le merveilleux et le mystère, qui l’ont toujours plus ou moins attirée. » De fait, les Arabes parmi lesquels elle vivait considéraient ses fantaisies et ses excentricités comme des preuves de sa sainteté et de son statut d’être spirituel extraordinairement inspiré. Elle achetait des livres qu’elle croyait utiles à ses intérêts et dans une lettre de 1814 à Michael Bruce, elle mentionne l’acquisition d’un livre, « la Bible ou le Coran des Druzes Akel », pour la lecture et l’interprétation duquel – ainsi que pour d’autres ouvrages en arabe – elle espérait engager un traducteur, probablement parce qu’elle comptait tirer bénéfice de la supposée connaissance ésotérique contenue dans le livre. Après le départ des Meryon en 1831, elle donna asile à de nombreux réfugiés qui fuyaient devant l’invasion d’Ibrahim Pacha et de son armée égyptienne. Mais après le départ de son médecin, elle tomba sous l’influence de charlatans locaux et l’on retrouvait souvent dans les bazars environnants des objets qui lui avaient appartenus et qui avaient été soit volés par ses serviteurs, soit mis en gage par elle-même.
15Les voyageurs européens qui visitaient le Levant cherchaient souvent à la rencontrer, mais pas toujours avec succès. À partir de 1816, avec la fin des hostilités en Europe, un flot ininterrompu de visiteurs occidentaux prit le chemin du Levant, à commencer par William Bankes et James Silk Buckingham, Bankes ayant l’espoir – qui finalement ne se réalisera pas – de visiter Palmyre et pour son voyage, de recevoir de Lady Hester des lettres de protection adressées à des cheikhs bédouins. Lamartine obtint une entrevue en septembre 1832, et dans ses Souvenirs pendant un voyage d’Orient de 1835, il décrit les croyances de Lady Hester comme un étrange fatras tiré des religions de l’environnement levantin, bien que, comme d’autres visiteurs, il pensât qu’elle était parfaitement saine d’esprit, en dehors de ses bizarreries métaphysiques et occultes. En 1835, Charles Kinglake, dont la mère avait été une amie de Lady Hester dans le Somerset trente ans auparavant, passa deux soirées avec elle à Jun, et dans le chapitre III de son Eothen il décrit combien il avait été impressionné par son apparence saisissante et sa vigoureuse capacité d’expression, par sa conversation pleine d’anecdotes sur Chatham, Pitt et autres hommes politiques de la génération précédente. En 1838, le prince allemand Pückler-Muskau lui rendit visite et la réconforta par la vivacité de sa présence. En partant, il lui offrit un esclave noir. D’un autre côté, les voyageurs français Poujoulat et Michaud ne furent pas admis, comme ils le consignent dans leur Correspondance d’Orient de 1833. À cette époque, son plus grand plaisir était de haranguer ses visiteurs. Elle ne supportait pas la solitude, et gardait Meryon éveillé la moitié de la nuit à lui parler, tandis que sa femme devait l’attendre dans un village à côté, où on lui avait signifié de vivre.
16Lorsqu’à la demande de Lady Hester, Meryon retourna au Liban à l’été 1837, il trouva que son état de santé s’était beaucoup détérioré. De plus, ses créanciers commençaient à se faire pressants. En 1834, l’un d’eux s’était adressé au consul britannique de Beyrouth pour le paiement de l’argent qui lui était dû. Tant que le duc de Wellington, qui était conservateur, fut aux affaires étrangères, il refusa d’intervenir. Mais le libéral Lord Palmerston, qui le remplaça, se sentit autorisé à demander à la reine Victoria, qui venait d’accéder au trône, d’interrompre la pension de Lady Hester afin de satisfaire ses créanciers. C’était en février 1838. Le résultat fut une lettre courroucée de Lady Hester à la reine Victoria, et une série de lettres dont elle bombarda d’autres personnalités en vue et les journaux de Londres. Meryon écrit à ce propos dans son journal :
Nous étions de nouveau sans argent dans la maison… Sept mille piastres étaient dues aux gens de maison pour leurs gages d’un trimestre. Il y avait encore trente-trois ou trente-quatre serviteurs.
17Quand elle renvoya Meryon à Londres en août 1838 pour plaider sa cause, elle bloqua les entrées de son mur d’enceinte de telle façon que c’est à peine si un âne pouvait trouver passage. Elle pouvait plaider en toute justice que, si elle avait encouru de grosses dettes, elle avait aussi beaucoup dépensé par sa généreuse hospitalité et pour protéger les faibles, sa maison étant resté inviolée par les agents d’Ibrahim Pacha pendant l’occupation égyptienne de la Syrie. Abandonnée par tous ses serviteurs sauf un, elle mourut en juin 1839. Ayant appris qu’elle était très malade, le consul britannique à Beyrouth et un missionnaire américain allèrent la voir, mais elle venait juste de mourir. Ils l’enterrèrent dans le jardin de sa maison. L’ironie du sort voulut que les deux personnes qui s’occupèrent de ses obsèques furent l’un de ces consuls qu’elle détestait et un membre d’une profession qu’elle méprisait tout autant.
18Rétrospectivement, Lady Hester peut être considérée comme un être excentrique, mais jamais comme quelqu’un de mentalement dérangé. Elle conserva presque jusqu’à la fin son intelligence aiguë et ses capacités d’argumentation. Elle avait certes des opinions très arrêtées et était outrancière dans ses sympathies et antipathies, ces dernières concernant des membres du beau sexe et, de manière générale, ses concitoyens et la plupart des Européens. Quelques décennies plus tard, ses aptitudes lui auraient valu de jouer un rôle dans les affaires du Moyen-Orient comme Gertrude Bell, ou de devenir une grande voyageuse, spécialiste de la région, comme Isabella Bishop ou Freya Stark. Toutefois, bien qu’enfant du xviiie siècle, l’alliance en elle d’une personnalité intense, d’un statut social élevé et d’une fierté aristocratique lui permit de briser les cercles conventionnels de son milieu d’origine en Angleterre. Dans l’environnement oriental en pleine effervescence politique et militaire qui fut celui de la période pendant laquelle elle y vécut, ces traits de caractère et ces qualités lui permirent de survivre (il est vrai, la plupart du temps à crédit) et de vivre largement comme elle en avait décidé.
Bibliographie
Références bibliographiques
BOSWORTH C. E., « Some Correspondance in the John Rylands Library of Manchester Concerning John Lewis Burckhardt and Lady Hester Stanhope’s Physician », Bulletin of the John Rylands University Library of Manchester, 55/1, automne 1972, p. 33-59.
—— A Catalogue of Accessions to the Arabic Manuscripts in the John Rylands University Library of Manchester, with Indices », Bulletin of the John Rylands University Library of Manchester, 56/1-2, automne 1973 – printemps 1974, p. 11-14.
BRUCE I., The Nun of Lebanon. The Love Affair of Lady Hester Stanhope and Michael Bruce. Their Newly Discovered Letters edited by Ian Bruce, Londres, Collins, 1951.
CLEVELAND C. duchess of, The Life and Letters of Lady Hester Stanhope […] by Her Niece the Duchess of Cleveland, Londres, William Clowes, 1897 ; nouvelle édition, avec une introduction de Earl of Roseberry, Londres, John Murray, 1914.
HASLIP J., Lady Hester Stanhope, Londres, Cobden Sanderson, 1934 ; Harmondsworth, Penguin, 1945.
MERYON C. L., Lady Stanhope’s Memoirs […] as Related by Herself in Conversations with Her Physician ; Comprising Her Opinions and Anecdotes of Some of the Most Remarkable Persons of Her Time, Londres, Colburn, 1845, 3 vol.
—— Lady Stanhope’s Travels […] Narrated by Her Physician, Londres, Colburn, 1846, 3 vol.
SIM K., Desert Traveller. The Life of Jean Louis Burckhardt, Londres, Gollancz, 1969.
Notes de fin
* Traduit par Leili Anvar-Chenderoff.
Auteur
Manchester University
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