Une Anglaise parmi les Turques : Lady Mary Wortley Montagu
p. 161-172
Texte intégral
1 Parmi les portraits de Lady Mary Wortley Montagu née Pierrepont (1689-1762) qui sont parvenus jusqu’à nous, la plupart la représentent dans un costume « à la turque », avec en fond, une évocation de Constantinople ou quelque autre paysage oriental.1 En effet, cette female traveller2 comme on l’appelait, incarnait aux yeux du public l’ambassadrice partie jusqu’en Turquie pour accompagner son mari, la voyageuse qui était entrée dans les harems et dans les bains, qui avait visité, déguisée en Turque, les mosquées de Constantinople. Pourtant, à Constantinople même, elle ne restera qu’un an (de mai 1717 à juillet 1718) et son voyage n’aura en tout duré que deux ans. Victime des intrigues, son mari est rappelé avant d’avoir pu mener à bien sa mission diplomatique qui consistait à négocier une paix entre Turcs et Autrichiens. Mais pendant ces deux ans, elle a écrit. Elle a écrit à sa sœur, mais aussi à ses amies qui se trouvent être de grandes dames de l’aristocratie anglaise, à la princesse Caroline, femme du futur George II, à Alexander Pope, à l’abbé Conti, prêtre et savant italien. Et nous sommes à une époque et dans un milieu où ce genre de lettres circule sans être publié3 de sorte que quand Lady Mary rentre en Angleterre en octobre 1718, sa réputation « turque » la devance. Et pourtant de toutes ces lettres, une seule a survécu en tant que telle.4 Toutes les autres ne nous sont connues que parce que Lady Mary les a elle-même réécrites entre 1719 et 1724, ou plutôt elle a élaboré une version littéraire de sa correspondance. En effet, à partir de résumés qu’elle a conservés (heads of letters) et de son journal intime, elle construit une œuvre épistolaire qu’elle ne publiera cependant pas de son vivant5 mais qu’elle destinait pourtant à une circulation publique puisqu’elle a demandé à Mary Astell de préfacer son œuvre. Ces lettres ne seront finalement publiées qu’en 1763, un an après sa mort.
2Formellement, Les lettres écrites durant l’ambassade de M. Wortley, connues aussi sous le nom de Lettres de l’ambassade ou Lettres de Turquie commencent à Rotterdam où elle débarque après avoir quitté l’Angleterre (été 1716). Mais je me contenterai d’évoquer essentiellement celles qu’elle a écrites ou qu’elle est supposée avoir écrites de Belgrade, d’Adrianople et de Constantinople, c’est-à-dire d’Orient à proprement parler. En fait, Lady Mary méritait d’être évoquée à deux titres : c’est une femme qui a voyagé en Orient, mais c’est aussi une femme qui a parlé des femmes d’Orient, à l’évidence l’un de ses sujets favoris. Coquetterie d’écrivain-voyageur, elle ne manque pas de souligner à plusieurs reprises sa position doublement privilégiée : elle est femme et elle est ambassadrice. À ce titre, elle a pu rendre visite aux grandes dames ottomanes et pénétrer dans les bains. Elle insiste clairement sur le fait que les voyageurs étant généralement des hommes, ils ne peuvent formuler sur la vie des femmes que des hypothèses fondées sur une complète ignorance, puisqu’en aucun cas ils ne pourraient avoir accès à cette partie de la population.6 Mais si elle a conscience de l’originalité que cette position confère à ses observations, il n’en reste pas moins qu’elle ressent un réel intérêt pour tout ce qui touche aux femmes et ce, jusque dans les moindres détails. De la toilette aux règles régissant le divorce, tout ce qu’elle dit, elle le choisit pour célébrer la femme turque. Or, ce que je souhaiterais montrer ici, c’est que cette célébration relève d’une construction littéraire et reflète, de manière oblique et comme en creux, ses propres frustrations de femme. J’aborderai donc deux points qui me semblent être les deux axes de la vision que Lady Mary propose de la femme ottomane : d’une part, le luxe et la beauté et d’autre part, le paradoxe de la liberté.
3À la lecture de la correspondance de Lady Mary Wortley Montagu, on ne peut s’empêcher de penser au célèbre vers de Baudelaire dans Invitation au voyage : « Là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté. » D’après Madame l’ambassadrice, les femmes turques sont belles par contraste avec les Viennoises qui lui semblaient laides ; les vêtements turcs sont beaux et confortables et mettent en valeur les formes féminines alors que les toilettes des Viennoises sont malcommodes et confinent au ridicule.7 De même, la religion turque (c’est-à-dire l’islam) est présentée par Lady Mary comme un déisme raisonnable et une religion de tempérance par contraste au catholicisme idolâtre et monstrueux.8 Le jeu de contrastes est trop systématique pour qu’on n’y décèle pas une mise en valeur littéraire de la société des femmes turques.
4À maintes reprises, Lady Mary emploie une succession de superlatifs et d’exclamations pour exprimer son admiration devant la beauté des corps et des visages, le raffinement des toilettes et des mœurs qu’elle a pu observer dans des harems et aux bains. Elle raconte deux visites aux bains, l’une à Sofia et l’autre à Constantinople. Dans les deux cas, elle a été impressionnée par la beauté des corps nus qu’elle a observés sans réserve :
Elles marchaient et se déplaçaient avec la même grâce majestueuse que Milton prête à notre Mère à tous. Un grand nombre d’entre elles avait des proportions aussi harmonieuses que les déesses dessinées par le Guide ou le Titien. Images parfaites des Grâces, la plupart avait la peau d’une blancheur éclatante et mise en valeur par leurs beaux cheveux divisés en de nombreuses tresses, ornées de perles et de rubans et qui tombaient sur leurs épaules,9
5et au sujet de sa deuxième visite :
Il n’est pas aisé de vous décrire la beauté de cette scène [procession de mariage dans le bain], tant la plupart d’entre elles ont le corps bien proportionné et la peau blanche, douce et parfaitement lisse grâce à l’usage fréquent des bains.10
6Certes, ce type d’exagération généralisante est le propre de la stylisation épistolaire, surtout quand on parle de sujets exotiques ; elle est caractéristique aussi de la relation de voyage. Mais cette esthétisation de l’intimité du bain turc par Lady Mary a été reçue par le public comme un dévoilement fascinant et il semble que l’auteur a tout à fait conscience de dévoiler littéralement ce qui n’a pu évidemment être observé par aucun voyageur avant elle (elle précise au passage que toute intrusion masculine dans cet univers serait punie de mort). Elle joue de ce dévoilement dans son écriture et son traitement de la description. Elle ménage son effet en arrivant progressivement à la description de la nudité rehaussée par le contraste des cheveux tressés de bijoux. Elle donne une vue d’ensemble, s’attarde sur un détail, relève une pose, suggère des traits de caractère. Enfin, elle prend soin de rattacher sa description à des canons connus de ses correspondants : les Grâces, le Titien, Milton, la blancheur de la peau aussi, comme critère de beauté aristocratique.11 Ainsi, l’Orientale qui se livre ici à l’imagination littéraire n’apparaît pas comme une figure de l’altérité radicale. Au contraire, ce que suggère Lady Mary, c’est qu’à l’état de nature (un état de nature très travaillé, tout de même) toutes les femmes sont pareilles ; simplement les femmes turques représentent comme un modèle parfait et originel de l’espèce femme (elles sont assimilées à « notre mère à tous », Ève).12 En fait pour se représenter cette scène, le mieux est de se souvenir du Bain turc peint par Ingres. Il se trouve en effet que l’on a retrouvé dans son carnet de notes la traduction in extenso des deux descriptions de Montagu, ce qui est un signe de l’impact pictural que ces descriptions pouvaient avoir sur les lecteurs des Lettres de Turquie.
7Un autre exemple de cette réappropriation littéraire de la femme turque est la description de la dénommée Fatima, dont Lady Mary nous dit qu’elle est l’épouse du Kahya mais dont l’existence n’est pourtant pas confirmée par l’historiographie turque. Jeune femme d’une beauté renversante, raffinée, élégante, d’une douceur, d’une civilité hors du commun, elle incarne l’idéal féminin ou plutôt, elle apparaît comme le double idéalisé de Lady Mary elle-même. Il faut se souvenir en effet que Lady Mary avait été célébrée pour sa beauté (en particulier par Pope) mais que la petite vérole lui avait à jamais marqué le visage. Peut-être ce drame personnel n’est-il pas étranger à ce qui ressemble chez elle à une véritable obsession de la beauté, beauté des êtres, des vêtements et des lieux. Elle écrit à propos de Fatima précisément :
J’ai vu tout ce qu’il y a de plus de beau en Angleterre et en Allemagne mais je n’ai jamais rien vu d’aussi magnifiquement beau que Fatima, pas plus que je ne me souviens d’aucun visage qui soit seulement digne d’être remarqué auprès du sien. […] Je crois avoir lu quelque part que les femmes parlent toujours avec passion lorsqu’elles parlent de beauté, mais je ne vois pas pourquoi elles ne seraient point autorisées à le faire. […] Quant à moi, je n’ai pas honte d’avouer que j’ai pris plus de plaisir à regarder la belle Fatima que je n’aurais à contempler quelque sculpture, si parfaite fût-elle.13
8Au cœur du décor splendide du harem brillant des feux du luxe et de l’extrême propreté (un autre point qui suscite souvent l’admiration de Lady Mary), il y a donc cette créature irréelle à force d’être superlative, cette image souriante et douce, somptueusement parée de bijoux et de vêtements ; au centre des Lettres de Turquie, il y a cette évocation de la femme idéale et idéalement radieuse, double orientale de la femme rêvée des lettres de jeunesse, celle que ni Lady Mary ni aucune des femmes qu’elle connaît ne sera jamais.
9Il faut noter que notre ambassadrice ne parle pas des femmes du peuple, elle s’intéresse exclusivement aux femmes de la très haute société et généralise à partir d’elles sur la situation des femmes turques. Elle revendique d’ailleurs cette méthode lorsqu’elle écrit, critiquant les voyageurs qu’elle a lus :
Ils ne manquent jamais de décrire la condition des femmes qu’aucun auteur assurément n’a pu voir, et de parler en expert du caractère des hommes dans la société desquels, ils ne sont jamais admis. […] Les Turcs sont très fiers et ne consentent à converser avec un étranger que s’ils ont la certitude qu’il a un certain rang dans son pays. Je parle des gens de qualité car vous pouvez vous imaginer quelle idée les gens ordinaires pourraient donner du génie de ce peuple !14
10Certes, la position d’ambassadeur de sa Majesté le roi d’Angleterre est, en ces temps où tous les espoirs de paix et de compromis reposent sur la médiation anglaise, une position considérable et il est naturel qu’à ce titre Lady Mary ait été reçue conformément à son rang par les grandes dames de la hiérarchie ottomane, comme elle avait été reçue à la cour de l’empereur d’Autriche. Elle est très consciente de ce privilège de classe et le souligne à maintes reprises à divers correspondants. Malgré la fraîcheur incontestable de son regard et ses audaces intellectuelles, il convient de ne pas perdre de vue le fait que Lady Mary ne sort jamais de ce cadre aristocratique. Le style même des lettres le prouve : rien n’y manque des bonnes manières épistolaires, ni les formules de politesse ni la mise à distance du soi ni la conscience du rang social de chacun des correspondants. Matière d’Orient, le contenu de ses lettres est exotique mais le dépaysement géographique est compensé par la familiarité sociale. C’est dans ce cadre qu’il faut situer ses considérations sur le luxe et la beauté du mode de vie ottoman. Car il est clair que Lady Mary a été très impressionnée par le luxe extraordinaire qu’elle a pu observer à l’intérieur des maisons et en particulier dans les harems. Dans les lettres à sa sœur en particulier, elle décrit en détail les décors de nacre et de marbre, les mosaïques éclatantes, la profusion des fontaines, les tissus délicats brodés de fils d’or et d’argent, les couleurs vives, les parfums, la propreté parfaite, le nombre et l’extrême beauté des esclaves, les vêtements incrustés de pierreries et relevés de fourrures précieuses, les coiffures tressées de perles. Parce qu’elle maîtrise l’art de la description, elle crée des tableaux vivants par petites touches détaillées qui finissent par créer une impression de Mille et une nuits, ce dont elle est d’ailleurs parfaitement consciente puisqu’elle écrit, toujours à sa sœur :
Vous imaginez, je suppose, que tout ce que je vous ai raconté là pour vous divertir, je l’ai considérablement embelli. Vous vous dites que cela ressemble vraiment trop aux Mille et Une Nuits [sic] : ces mouchoirs brodés, et un joyau aussi gros qu’un œuf de dinde ! Vous oubliez ma chère sœur, que ces contes furent écrits par un auteur de ce pays et que, les enchantements mis à part, ils reflètent les manières d’ici. Nous autres voyageurs, sommes dans une position difficile. Si nous ne racontons que ce qui a déjà été raconté avant nous, nous sommes accusés d’être ennuyeux et de n’avoir rien observé de nouveau. Si nous parlons de choses nouvelles, l’on se moque de nous, on nous accuse d’avoir l’esprit romanesque et de raconter des fables, sans considérer que les différences de position sociale donnent accès à différents milieux.15
11Elle prévient donc l’objection : ce n’est pas parce que le luxe ici dépasse tout ce qu’une Anglaise peut imaginer qu’il n’existe pas. La manière naturelle dont elle évoque Les Mille et une nuits suggère que l’œuvre était largement connue du public et qu’elle véhiculait une connotation de splendeur orientale. En effet, en 1706, l’orientaliste Antoine Galland traduit Les Mille et une nuits en français. Une traduction anglaise de la version française paraîtra entre 1708 et 1717. C’est là un événement qui va créer un engouement durable pour tout ce qui vient d’Orient mais qui va aussi façonner pour longtemps une certaine image des choses orientales. Ainsi, Lady Mary opère un amalgame classique entre les différentes cultures de l’Orient, elle ne distingue pas, autrement dit, Empire ottoman, Arabie et Perse.
12Mais ce qui ressort de ce qu’elle dit à sa sœur, c’est une fois encore l’importance que revêt à ses yeux, la classe sociale. À partir de cette remarque, on peut voir se dessiner en filigrane, la projection personnelle malgré toute la distance apparente qu’impose au xviiie siècle le genre épistolaire. Quand elle décrit la richesse des Ottomanes et s’attarde sur les signes extérieurs de luxe, certes, Lady Mary ne parle pas directement d’elle. Et pourtant, quand on sait que toute aristocrate qu’elle fût, elle a connu avant la mission diplomatique de son mari, une situation financière très difficile, on comprend mieux son attirance pour cet univers où la richesse semble couler de source, où tout lui semble aisé, naturel, confortable. Elle décrit d’ailleurs avec délectation le luxe et la beauté de sa maison à Péra, quartier résidentiel de Constantinople16 ainsi que ses habits, qu’elle remettra plus tard à Londres.17 Alors qu’à Londres, elle avait à peine de quoi se payer trois domestiques,18 elle mentionne, de manière détournée la multitude de ses serviteurs à Constantinople lorsqu’elle se plaint de perdre sa langue natale en raison du nombre de langues qu’elle entend :
[…] le pire, c’est que dans ma propre maison, on parle dix de ces langues : mes valets de chambres sont arabes, mes laquais français, anglais et allemands, ma nourrice est une Arménienne, mes femmes de chambres sont russes et il y a encore une demi-douzaine de serviteurs grecs, mon intendant est lui, un Italien […].19
13La correspondante à qui cette lettre est adressée est malheureusement restée une Lady anonyme mais il n’en reste pas moins que cette énumération un peu systématique qui se donne un air naturel de « soit dit en passant » ressemble fort à une revanche sur le passé.
14Un autre thème qui revient plusieurs fois sous sa plume, c’est celui de l’hospitalité et de la prodigalité turques, celles des hommes en particulier. Elle parle de « cette générosité que l’on rencontre très souvent chez les Turcs de haut rang », elle explique qu’« un mari qui imposerait à sa femme le moindre degré d’économie serait considéré comme un fou et les dépenses de celles-ci ne sont limitées que par leurs caprices ».20 Dans ce genre de remarque on peut voir resurgir comme en creux l’économie qu’Edward Wortley Montagu semblait lui imposer comme une vertu cardinale. Tout au long de sa vie de femme mariée, on voit Lady Mary poser comme femme économe dans les lettres écrites à son mari. D’ailleurs quand, plus tard, Pope deviendra son ennemi juré, il l’accusera entre autres d’avarice parce que le couple Wortley ne reçoit que très rarement à souper.
15De manière générale, les questions d’argent sont un thème central de l’ensemble de la correspondance de Lady Mary, Lettres de Turquie mises à part : tractations matrimoniales, héritage, spéculation, jeux, l’argent est une occupation et une préoccupation majeure de la vie quotidienne. Cependant, dans la correspondance turque, il apparaît essentiellement sous la forme sublimée du luxe et de la prospérité. Il est intéressant de noter par exemple que quelquefois, au cours d’une description, Lady Mary propose une estimation financière de telle fourrure ou de tel bijou, voire d’une esclave, comme pour mieux mettre en valeur l’extrême richesse dont ces femmes disposent et dont on devine qu’elle envie l’aisance comme quand elle écrit :
[…] les femmes turques sont peut-être les femmes les plus libres de l’univers et les seules femmes au monde qui mènent une vie de plaisirs ininterrompus ; libres de tout souci, elles passent leur temps à se rendre visite, à aller au bain ou à dépenser de l’argent, occupation agréable s’il en est, et à inventer de nouvelles modes.21
16Nous atteignons là le paradoxe le plus frappant de cette œuvre épistolaire, à savoir le paradoxe de la liberté des femmes. Là encore, il est clair que Lady Mary cultive volontairement le paradoxe puisqu’à la classique image de l’enfermement de la femme musulmane, représentation déjà fort répandue dans l’imaginaire européen, elle oppose l’image d’une femme éminemment libre. Ainsi, le passage qui vient d’être cité commence-t-il en fait par cette remarque :
Il est très amusant de voir avec quelle compassion [M. Hill, un auteur de récit de voyage] et ses compères écrivains de voyage se lamentent du misérable confinement des femmes turques qui sont peut-être […].22
17Ce faisant, elle pose, l’air de rien une question cruciale, d’une modernité étonnante : qu’est-ce que l’enfermement ? qu’est-ce qu’une prison ? Elle ne nie pas l’enfermement de la femme musulmane mais elle la réinterprète d’une manière toute personnelle. Dans nombre de descriptions, lorsqu’elle évoque le bain, le harem, le voile, elle souligne même ce confinement. Mais ce n’est que pour mieux en faire ressentir l’intimité sacrée. Lorsqu’elle raconte les maisons turques, elle fait apparaître toute une architecture de l’intériorité puisque l’on n’accède au innermost23 que par une série de passages (jardin, patio, seuil, couloir).24 Espace exclusivement féminin, domaine des femmes, univers dont les hommes (même le maître de maison) sont exclus puisqu’on n’y entre pas n’importe quand n’importe comment, le harem devient sous la plume de Montagu le lieu de l’inviolable intimité. Elle rapporte que là, même la tyrannie ottomane ne pénètre pas et n’hésite pas à dire qu’elle considère les femmes turques comme « le seul peuple libre de ce pays ».25 Ce qui se dessine ici, au-delà de l’exagération propre au récit de voyage, c’est un harem comme lieu de refuge contre la violence, l’arbitraire, la saleté du monde, comme un univers de beauté, de luxe, de volupté exclusivement réservé à la communauté des femmes, un espace rêvé où l’homme n’est plus le maître. La femme anglaise de cette époque ne saurait en aucun cas revendiquer cette part d’intimité et d’indépendance dans sa vie et encore moins ce droit à la volupté. Comment ne pas lire dès lors dans ce fantasme que Lady Mary élabore dans l’écriture épistolaire, ses propres frustrations de femme ? Le harem est sous la domination totale et exclusive des femmes, régi par les femmes. Elles y disposent de l’éducation des enfants (jusqu’aux questions d’inoculation qui touchent à un savoir-faire médical), de la gestion du personnel et de l’argent. Lady Mary note d’ailleurs au passage que la dot des femmes turques leur appartient et qu’en cas de divorce, elles repartent avec leur argent et une compensation versée par le mari. Encore une fois, ce détail (présenté certes sous une forme idéalisée) suggère un contraste avec la situation d’absolue dépendance dans laquelle se trouve la femme anglaise sur le plan financier par rapport à son père d’abord, à son mari ensuite. Or la correspondance réelle, celle qui n’est plus réécriture de l’Orient rêvé mais reflet de la réalité quotidienne de Lady Mary Wortley Montagu née Pierrepont, nous montre à quel point elle a ressenti cette dépendance comme une prison inévitable. Les questions d’argent et les préoccupations de cet ordre occupent en effet une grande place dans l’ensemble des lettres de Lady Mary à sa famille comme à ses amis.
18Une autre forme de liberté qui la frappe, c’est, au sein de l’univers exclusif des femmes, la liberté des corps. Aux bains, notre voyageuse anglaise admire l’aisance des corps nus mais peut-être plus encore, l’absence de tout tabou concernant cette nudité, de toute gêne, de tout regard indiscret26 alors qu’elle a elle-même du mal à dire librement cette nudité. Finalement, elle se lance : « Elles étaient toutes à l’état de nature, c’est-à-dire pour le dire simplement, complètement nues. » D’ailleurs, au cours de cette visite qu’elle fait habillée en cavalière, ce qui l’incommode en raison de la chaleur, les femmes turques découvrent son corset en voulant la dénuder et s’arrêtent là, pensant qu’il s’agit d’une ceinture de chasteté. Comme par un renversement des clichés, c’est l’Européenne qui fait ici figure d’épouse emprisonnée. Ailleurs, elle dira son admiration pour les costumes turcs qu’elle se fait faire et qu’elle porte, car ils laissent le corps libre, le mettent en valeur sans lui faire violence, sans l’enserrer dans un carcan. Elle va plus loin encore lorsqu’elle présente le voile (qu’elle s’est habituée à porter) comme « très commode »27 pour aller incognito à Constantinople et visiter les mosquées. Elle s’amuse à cultiver le paradoxe jusqu’à l’absurde lorsqu’elle prétend même que le voile du visage (amask) est très pratique pour tromper son mari sans être reconnue de son amant et donc sans être inquiétée par une éventuelle indiscrétion.28
19Pour finir cette rapide évocation de la vision des femmes turques dans les Lettres d’Ambassade de Lady Mary Wortley Montagu, une remarque d’ordre théologique s’impose. Dans une lettre au révérend Burnett, son mentor du temps où elle apprenait seule le latin et les belles-lettres, la jeune Lady Mary écrivait (c’était en 1710) :
Je ne plaide pas en faveur d’une égalité entre les sexes. Je ne doute pas que Dieu et la nature nous ont reléguées à un rang inférieur : nous sommes la part inférieure de la création et nous devons obéissance et soumission au sexe supérieur et toute femme qui cède à la vanité et à la folie qui consiste à nier cela se rebelle contre la loi du Créateur et l’ordre indiscutable de la nature.29
20En 1718, dans une lettre écrite en français à l’abbé Conti, l’épouse de l’ambassadeur Wortley remarque :
[…] c’est une chose certainement fausse, quoique communément crue parmi nous, que Mahomet exclut les femmes de toute participation à une vie future et bienheureuse. Il était trop galant homme et aimait trop le beau sexe pour le traiter d’une manière si barbare. Au contraire, il promet un très beau Paradis aux femmes turques. Il dit, à la vérité, que ce sera un paradis séparé de celui de leurs Maris : mais je crois que la plupart n’en seront pas moins contentes pour cela ; et que le regret de cette séparation, ne leur rendra pas ce paradis moins agréable.30
21En parcourant la longue route qui l’a menée de Londres à Constantinople, Lady Mary Wortley Montagu n’a pas seulement parcouru des kilomètres. Parce qu’elle est une intellectuelle et une femme qui a réfléchi à sa condition de femme dans un monde dominé par les hommes, elle n’a pas simplement reçu l’Orient comme le spectacle des Mille et une nuits. Tout ce qu’elle dit de la beauté des femmes turques, de leur liberté et de leurs privilèges devient par le processus littéraire une projection de ses rêves et de ses désirs de luxe, de beauté et de liberté. Voilà un univers où, du moins veut-elle le croire, la femme est respectée en tant que femme, souveraine au royaume de l’intimité, bijou posé dans un écrin. « Mahomet aimait trop le beau Sexe… », tout est dit. Plusieurs années auparavant elle avait écrit à Wortley (son futur époux) :
Je suis désolée mais ma raison s’obstine à ne pas démordre de l’idée qu’il est impossible qu’un homme estime une femme.31
22Rien d’étonnant, donc, à ce qu’elle ait aimé ce pays alors qu’elle n’y a demeuré qu’une année à peine ; qu’elle dise de la vue de Constantinople qu’elle est probablement l’une des plus belles au monde ; et qu’elle avoue dans l’une des dernières lettres :
Je me prépare à quitter Constantinople et peut-être m’accuserez-vous d’hypocrisie si je vous dis que c’est à regret, mais je me suis habituée au climat et j’ai appris la langue. Je suis bien ici […].32
23 Peut-être que la réécriture des lettres dans les années qui suivirent son retour fut aussi une manière de repartir là-bas avec les mots et de sublimer encore plus avant cette expérience qui, sans nul doute, a eu sur son cheminement intérieur un impact non négligeable. En effet, l’expérience turque l’a amenée à se poser, consciemment ou inconsciemment, la question fondamentale qui occupe le siècle des Lumières : qu’est-ce que la liberté ? Qu’est-ce que ma liberté comme individu et bien sûr ici, comme femme ? Et il me semble que cette question, les Lettres de Turquie nous la posent encore, au-delà de l’anecdotique, de la plaisante légèreté et du chatoiement des descriptions.
Bibliographie
Références bibliographiques
Œuvres de Lady Mary Wortley Montagu
BRANT C. éd., Mary Wortley Montagu, Letters, New York, Everyman, 1992.
HALSBAND R. éd., The Complete Letters of Lady Mary Wortley Montagu, Oxford, The Clarendon Press, 1965.
WHARNCLIFF Lord éd., The Letters and Works of Lady Mary Wortley Montagu, Londres, Richard Benltley, 1837, vol. 1.
Sources secondaires
FERNEA E., « An early Ethnographer of Middle Eastern Women : Lady Mary Wortley Montagu », Journal of Eastern Studies, 40, p. 329-338, 1981.
GRUNDY I., « “The barbarous character we give them” : White Women Travellers Report on Other Races », Patricia Craddock éd., Studies in Eighteenth-Century Culture, 23, p. 73-86, 1993.
GRUNDY I., Lady Mary Wortley Montagu, Comet of the Enlightenment, Oxford, Oxford University Press, 1999.
MOULIN A. et CHUVIN P., L’islam au péril des femmes, une Anglaise en Turquie au XVIIIe siècle, Lettres de Turquie de Lady Mary Montagu, Paris, François Maspero (La Découverte), 1981.
PLAISANT M., « Lady Mary Wortley Montagu : paradoxes et stratégies du savoir », Alain Morvan éd., Savoir et violence en Angleterre du XVIe au XIXe siècles, Lille, Presses universitaires de Lille, 1987.
Notes de bas de page
1 Sur les dix portraits (dont une gravure et sans compter les copies) répertoriés par Isobel Grundy, six (les plus célèbres et les plus connus) suggèrent par le costume et l’arrière-plan, le voyage de Lady Mary en Turquie. Ces portraits sont tous décrits et cités dans I. Grundy, Lady Mary Wortley Montagu, Comet of the Enlightenment, Oxford.
2 Voir la reproduction d’une gravure représentant Lady Mary en costume turc dans l’édition des lettres par Halsband, vol. 1, planche 7. Elle a pour titre : Lady Mary Wortley Montagu, « The Female Traveller In the Turkish Dress ». R. Halsband éd., The Complete Letters of Lady Mary Wortley Montagu.
3 Une lettre reçue par Lady Mary témoigne de cette intense circulation publique des lettres. En effet, durant son séjour à Constantinople, elle reçoit une lettre de Nicolas-François Rémond qu’elle ne connaît pas mais qui a lu l’une de ses lettres adressées à l’abbé Conti. Il écrit (on a gardé l’orthographe originelle) : « Si vous aimez les choses extraordinaires cette lettre ne vous deplaira pas. Je n’ai jamais eu l’honneur de vous voir et vraisemblablement je ne l’aurai jamais, cependant je vous ecris sans pouvoir m’en empescher. Monsieur l’abbé C[onti], qui est particulièrement de mes amis, m’a confié une lettre que vous lui avez ecritte de Constantinople. Je l’ai lu ; je l’ai relu cent fois ; je l’ai copié et je ne la quitte ni jour ni nuit » (The Complete Letters, op. cit., vol. 1, p. 395).
4 « From this period only one of her actual letters survived in manuscript, sent to Mrs. Hewet in April 1717 » (R. Halsband, « Introduction to Volume I », op. cit., p. xv).
5 Elle fera préfacer son œuvre par Mary Astell de son vivant mais elle la destine volontairement à n’être publiée qu’à titre posthume. Il reste cependant que ces lettres ont circulé sous forme de manuscrits dans les cercles que fréquentait Lady Mary. Elle n’a d’ailleurs jamais rien publié de son vivant et toute sa réputation n’a été bâtie que sur la circulation de manuscrits, authentiques ou non. Il y aurait beaucoup à dire sur sa position quant à la publication et à son statut d’écrivain, position fort ambiguë à l’instar de son rapport au savoir. Voir sur ce sujet, M. Plaisant, « Lady Mary Wortley Montagu : Paradoxes et stratégies du savoir », Savoir et violence en Angleterre du XVIe au XIXe siècles.
6 Elle écrit par exemple à Anne Thistlethwayte : « Vous serez peut-être surprise de lire une description si différente de ce que les voyageurs du commun ont pu écrire, eux qui aiment tant parler de ce qu’ils ne connaissent pas. Il faut des raisons personnelles extraordinaires ou des circonstances tout à fait exceptionnelles pour qu’un chrétien soit admis dans la maison d’un homme de qualité ; quant aux harems, ils leur restent formellement interdits. » (Complete Letters, op. cit., p. 343). Elle suggère par là sa propre supériorité et le fait qu’elle n’est évidemment pas une « voyageuse commune » mais surtout, ce faisant, elle se positionne comme auteur plus que comme simple correspondante.
7 Ainsi, dans une lettre à Lady Mar, écrite de Vienne : « À ce point, je ne puis m’empêcher de vous donner description des modes qui ont cours ici et qui sont plus monstrueuses et contraires au bon sens et à la raison qu’il ne vous est possible de l’imaginer. […] Vous pourrez aisément supposer à quel point ces robes extraordinaires mettent en valeur et accentuent la laideur naturelle qu’il a plu à notre Dieu Tout-Puissant de donner à la plupart de ces femmes », ibid., p. 265.
8 Dégoûtée par les superstitions catholiques, elle écrit d’Autriche : « […] Jamais de ma vie, je n’ai eu aussi peu de charité envers la Religion Catholique Romaine que depuis que j’ai vu les misères qu’elle impose à tant de pauvres malheureuses femmes [les nonnes] et que j’ai constaté la grossière superstition des gens du commun qui sont toujours, les uns ou les autres, en train d’offrir des bouts de cierges à des sculptures en bois érigées à presque tous les coins de rue », ibid., p. 277. À l’inverse, très impressionnée par un effendi de Belgrade chez qui elle a logé quelque temps, elle rapporte à l’abbé Conti : « Les Effendis, (ce mot veut dire les Sçavans) sont fort dignes de ce nom. Ils n’ont pas plus de foy pour l’Inspiration de Mahomet, que pour l’infaillibilité du Pape. Ils font profession ouverte de Deisme entre eux, ou avec ceux en qui ils ont de la confiance… », ibid., p. 376.
9 Ibid., p. 313-314, toutes les citations sont traduites par nous.
10 Ibid., p. 407.
11 « J’ai remarqué que ma plus grande admiration allait aux dames qui avaient les peaux les plus délicates et les silhouettes les plus fines même si leur visage était inférieur en beauté à ceux de leurs compagnes », ibid., p. 314.
12 Ibid., p. 314.
13 Ibid., p. 351.
14 Ibid., p. 368.
15 Ibid., p. 385.
16 Voir en particulier ibid., p. 331 et 341-344.
17 Elle aime décrire ses vêtements surtout à sa sœur Lady Mar. Voir en particulier ibid., p. 326-327.
18 Voir I. Grundy, op. cit., p. 58.
19 Complete Letters, op. cit., p. 390.
20 Ibid., p. 406.
21 Ibid., p. 406.
22 Ibid., p. 406.
23 Ibid., p. 347.
24 Dans une lettre à Anne Thistlethwayte, elle souligne par exemple : « […] leurs harems sont toujours un territoire interdit. Ainsi [les voyageurs chrétiens] ne peuvent parler que de l’extérieur qui ne fait grande impression. Alors que les appartements des femmes sont construits côté cour, loin des regards et ne donnent sur rien d’autres que les jardins, qui sont clos par de grands murs », ibid., p. 343.
25 Ibid., p. 329.
26 Ibid., p. 313.
27 Ibid., p. 397.
28 Ibid., p. 328.
29 Wharncliff Lord éd., The Letters and Works of Lady Mary Wortley Montagu, p. 157.
30 Complete Letters, op. cit., p. 329.
31 Ibid., p. 29.
32 Ibid., p. 405.
Auteur
INALCO
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