Au xviie siècle, les femmes de l’Empire ottoman vues par le chevalier d’Arvieux
p. 151-159
Texte intégral
1Le chevalier d’Arvieux, petit noble marseillais impécunieux, chargé de famille à la mort de son père, part à 18 ans en 1653, chercher fortune dans l’Empire ottoman. Négociant pendant douze ans à Smyrne, puis à Seide, il multiplie les voyages de pèlerinage en Terre sainte, et plus encore de découverte, depuis Tripoli de Syrie jusqu’à l’Égypte.
2Dès son retour en France, il repart, conseiller d’une mission diplomatique à Tunis. Le succès de l’expédition lui donne accès à la cour, où il n’obtiendra jamais de charge importante. Mais sa connaissance des langues et des mœurs orientales le désigne pour régler des affaires délicates entre la France et l’Empire turc. En 1669 il est le guide de Soliman Pacha, envoyé du Grand Seigneur auprès de Louis XIV. En 1671, il va à Constantinople pour pallier les maladresses de l’ambassadeur de France. En 1674-1675 il est consul à Alger, de 1679 à 1685 consul à Alep.
3Parfaitement intégré au monde oriental, il ne manque pas, partout où il passe, de décrire et faire des remarques, aussi bien sur les productions locales, les échanges commerciaux, l’administration, les questions religieuses, que sur la botanique ou les coutumes des habitants. Misogyne et célibataire convaincu, il ne révèle rien de sa vie sentimentale ou sexuelle. Mais il ne pouvait rester indifférent au monde mystérieux et défendu des femmes. Sa curiosité inlassable lui imposait aussi d’aborder un sujet encore peu connu. Observateur attentif, il fait appel, quand il ne peut pas voir par lui-même, à des informateurs qu’il estime dignes de foi. Il prévient toutefois les lecteurs de son journal : « Tout ce que je peux dire sur le chapitre des femmes est fort incomplet car il est bien difficile à un étranger de pénétrer jusqu’à elles. C’est une incongruité pour un homme de parler de sa femme et même de la nommer. » Il faut réunir des notations fragmentaires, tout au long d’un récit fort désordonné. Mais si l’on n’épargne ni son temps ni sa peine, on doit convenir qu’il a fourni sur ce sujet plus de renseignements qu’aucun voyageur de son époque.
4À son arrivée en Turquie, il fait le constat que les musulmanes sont écartées de toute vie religieuse. Censées s’acquitter de leurs prières dans leurs maisons, elles ne sont pas admises dans les mosquées et sont exemptées de ramadan. Si d’Arvieux admire chez les Turcs leur justice rigoureuse, la tolérance religieuse, leur compassion pour les chiens, les chats, les oiseaux, il s’étonne que le Prophète admette tant d’animaux dans son paradis « excepté les femmes ».
5À Smyrne comme à Seide, il mène une vie mondaine et joyeuse : festins, chasse, promenades à cheval. Certaines de ces distractions, bals, concerts, impliquent des présences féminines.
6Il rapporte nombre d’intrigues amoureuses à l’issue souvent tragique. Il participe à des fêtes qui réunissent les deux sexes. À celle du Papegai (il s’agissait de désigner pour un an comme roi du Papegai celui qui abattait un oiseau peint en vert en haut d’un mât), « tous les consuls des communautés franques étaient accompagnés de leurs femmes, de leurs enfants, de leurs maîtresses »… Mais ces femmes, facilement accessibles sont des Grecques ou appartiennent aux communautés étrangères établies dans les Échelles.1 À Smyrne, il semble que d’Arvieux n’ait entraperçu des dames turques que lors d’une représentation de Nicomède de Corneille, spécialement prévue pour elles. On avait établi à cette occasion des loges closes de jalousies à la maison consulaire de France. Encore les épouses arrivèrent-elles, dissimulées par de fausses barbes de coton blanc : « C’étaient les plus jolis vieillards qui se puissent voir, mais il y avait des eunuques avec elles. »
7Lors de toutes ses pérégrinations, de Seide à Alep, en passant par Constantinople, Tunis et Alger, il fait le constat que les femmes sont fort « resserrées » et les hommes d’une jalousie extrême. La seule exception à cette rigueur se trouve avec les nomades. Entre Alexandrette et Alep, d’Arvieux croise des caravanes de Turcomans (c’est-à-dire des groupes de populations turques se déplaçant avec leurs troupeaux, parfois du Turkestan et de la Perse jusqu’à la Turquie). Les hommes vont à cheval, une partie des femmes sont sur des chameaux, mais la plupart sont à pied, « filant la laine ou travaillant à quelque ouvrage que la marche n’interrompait pas ». Elles conduisent bœufs, chameaux, moutons et chèvres. Il peut leur parler sans cérémonie et sans qu’elles couvrent leur visage. Les hommes ne montrèrent aucune jalousie à leur égard. Même chez les Bédouins, en voie de sédentarisation sur le mont Carmel, les femmes, véritables servantes de leurs maris, évoquent pour d’Arvieux des visions bibliques. Elles sont dignes d’être regardées comme des Sara, Agar ou autres femmes de l’Ancien Testament auquel, ajoute-t-il, celles du Nouveau ressemblent si peu. Elles vont chercher l’eau, le bois, la fiente du bétail pour la cuisson, traient vaches et brebis, pansent les chevaux, prennent soin des enfants, filent le poil de chèvres pour les tentes. Vêtues d’une chemise de toile bleue sur leurs caleçons, avec une ceinture de corde et un voile sur la tête, elles vont pieds nus en été, chaussées de babouches en hiver.
8Dans les villes, il en va tout autrement. Les femmes apparaissent véritablement prisonnières chez elles. À Alep, les maisons sont difficiles d’accès pour les gens du pays qui, s’ils sont admis pour une affaire importante, doivent laisser aux femmes le temps de se retirer dans leurs quartiers. L’entrée en est interdite aux étrangers et surtout aux Francs dont on se défie plus que les autres « car ils sont fort décriés sur l’article de la pudeur et de la circonspection ».
9Les femmes n’ont, en fait de divertissement, que les visites entre elles, pour converser, fumer, boire du café ou, sans principe de musique, jouer des instruments : tambours de basque, violons, cliquettes, flûtes. Elles peuvent se rencontrer encore le vendredi, au cimetière pour visiter les sépultures. Elles apprécient surtout les établissements de bains où des jours et heures leur sont réservés. Ce serait un crime capital pour tout homme, Turc ou Franc, qui ne respecterait pas ce règlement. Elles portent là leur collation et s’y divertissent à merveille. Ce sont toutes les distractions autorisées. Ainsi les Turcs, après les avoir privées des joies du paradis, leur enlèvent aussi les plaisirs de ce monde.
10Pourtant d’Arvieux constate certains comportements contradictoires qui l’étonnent et même le scandalisent. Il croise parfois des groupes de femmes stériles, allant solliciter un saint pour obtenir une descendance. À Alexandrie, un derviche, nu comme un ver, est abordé par plusieurs femmes. Une dévote subit « une action infâme qui fait aujourd’hui encore rougir mon papier ». Ses compagnes poussent des cris de joie. Au cap Barut, une mosquée bâtie sur le sépulcre d’un saint est desservie par un autre derviche fort et puissant. Selon d’Arvieux il est là pour suppléer une défaillance du saint défunt lorsque, trois fois par an et trois jours de suite, de pieuses personnes viennent demander le même service. « Comment accorder cela, s’exclame-t-il, avec la jalousie si outrée des Turcs ! »
11Dans la capitale de l’Empire, l’idée seulement de jeter un regard vers le harem du Grand Seigneur serait le pire des crimes. À Andrinople, territoire de chasse du sultan, d’Arvieux est admis à visiter les tentes impériales après le départ du maître et de sa suite. Il ne s’aventure pas vers les appartements des femmes « de peur que quelque eunuque vienne incivilement lui faire sauter la tête ». À Constantinople, des hauteurs de Galata, il se risque, muni d’une longue-vue, à observer le palais du sérail. Un horloger, faisant la même tentative quelques jours auparavant, avait été étranglé, puis pendu à la fenêtre de sa maison. Le chevalier, plus habile à se dissimuler, ne subit rien d’aussi fâcheux mais ne distingua rien à l’intérieur des hauts murs. Il dut se contenter des récits qu’on lui fit sur la sévérité avec laquelle les sultanes et autres filles étaient surveillées jour et nuit par des eunuques noirs.
12Même dans les maisons particulières, à l’occasion de fêtes familiales, mariages, circoncisions, les deux sexes restent à l’écart l’un de l’autre. À Alep, dès que les enfants mâles ont sept ans, ils n’entrent plus dans l’appartement des femmes. À Gaza, d’Arvieux, invité aux noces d’un parent du pacha, ne participe qu’aux somptueuses réjouissances des hommes. La mariée et les dames sont dans un appartement à part.
13Même chez les Arabes du mont Carmel – il est là un hôte privilégié – il observe que pour les jeux et festins, lors d’un mariage, les hommes sont dans une tente, les femmes dans une autre. La nuit venue, elles vont présenter l’épouse à son époux, et ceci au moins trois fois. La dernière fois, le marié emporte la fille dans la tente où ils doivent coucher. Peu de temps après, il sort avec un mouchoir ensanglanté à la main – c’est la preuve de la virginité de la fille – et passe le reste de la nuit à se divertir avec ses amis.
14Sans aucun doute, c’est au camp du Grand Émir Turabey, chef suprême des Bédouins du mont Carmel, que d’Arvieux put faire ses meilleures observations sur la vie locale et approcher enfin réellement quelques-unes de ces femmes arabes « qui intriguent tant les Francs ». À Seide, lors d’un moment de tension entre la France et l’Empire ottoman, il avait craint pour sa personne et ses biens. Il avait sollicité hospitalité et protection auprès de ce haut personnage qu’il savait indépendant des Turcs et bien disposé à l’égard des chrétiens. Très bien accueilli, il va vivre plusieurs mois en vrai bédouin, sous la tente, se révélant un secrétaire bénévole très apprécié. La princesse, femme de l’émir, lui avait envoyé une de ses suivantes, Hiché, femme de Hassan le franc, qui avait demandé à servir cet hôte inattendu. Ainsi, dès le premier jour, le chevalier est réveillé par un « bonjour, mon cousin » qui le laisse tout étonné. Lorsqu’il demande à sa cousine de se dévoiler, espérant découvrir une beauté arabe, elle se révèle une négresse fort laide, mais jeune et spirituelle. Pendant tout son séjour, elle va s’occuper de son ménage et lui apporter ses repas. Gastronome raffiné, il apprécie fort ses petits pains à la crème – « Je n’en ai jamais mangé depuis qui s’en approchassent » –, le café « qu’ils ne font pas brûler autant que nous » et ses ragoûts. Elle lui fait rencontrer son mari Hassan – en fait un Espagnol, natif de Majorque – qui vivait dans un village près du camp. Celui-ci lui raconta comment il avait épousé Hiché. Matelot sur un corsaire de Malte, il avait été capturé sur la côte de Palestine. L’émir Turabey lui proposa des biens et de l’emploi, s’il se faisait mahométan. Il refusa tout net, servant toutefois son maître avec exactitude. Celui-ci pensa le convaincre de renier sa foi grâce à l’amour d’une femme et une vie de famille dans le camp. Lors des noces, les mariés reçurent des présents considérables. Mais après la fête et « une infinité de caresses que nous nous fîmes réciproquement », Hassan « ne put venir à conclusion ». Pour sortir de cette situation, il dut se déclarer impuissant et obtint de vivre à sa convenance, gardant avec sa femme de bonnes relations. Son dessein, qu’il confia à d’Arvieux, était de s’enfuir dès qu’il en aurait l’occasion. Hiché, en dépit de ce précédent fâcheux et de sa propre déception souhaitait fort que son cousin de fantaisie se convertisse à l’islam et se marie à la cour de l’émir.
15Le chevalier vit surtout de Grandes Dames, mères, épouses, sœurs de souverains. Il y avait en effet dix-huit émirs au mont Carmel, tous dépendants de Turabey mais maîtres chez eux. Il les décrit en général belles et bien faites ; elles ne se montrent jamais en public, ne s’exposent pas au soleil. Ceci fait que leur teint est aussi vermeil que celui des Anglaises. Elles portent caleçons et chemises brodées avec des camisoles de drap et de satin. En hiver elles ont des caftans et des vestes de dessus comme ceux des hommes. Mais elles n’ont point de corps de jupe (c’est-à-dire de corset ou bustier) pour soutenir leur taille. Ceci fait que leurs seins descendent si bas que cela est tout à fait désagréable. Elles se font faire des points noirs sur le menton et les joues qui leur tiennent lieu de mouches, noircissent leurs paupières avec du khôl. Les filles à marier peignent leurs sourcils avec de l’encre, se font dessiner des grotesques sur les bras et les mains, peignent leurs ongles ; elles ont les oreilles percées d’autant de trous qu’on peut en faire. Cela permet d’accrocher des bijoux d’or et d’argent.
16Certaines ont les narines traversées par un grand anneau, des chaînes d’or autour du col, des charges de sequins d’or qui tombent sur le front et les joues. Selon d’Arvieux, « Avec cet attirail, elles ressemblent assez à nos mulets ». Par ailleurs il trouve leur démarche bien lourde, car elles ne sont pas instruites à la danse. Avec une grande retenue de part et d’autre, ses relations avec les dames furent des plus courtoises. De multiples menus présents s’échangèrent : pâtisseries, confitures sèches, gants parfumés, que d’Arvieux fit venir de Seide. En visite chez le jeune émir Dervvick, la mère de son hôte offrit aux jeunes gens, lors de leur repas, un concert de voix de femmes chantant devant la tente.
17À vrai dire, toutes étaient aussi curieuses des mœurs des Francs que le chevalier l’était à leur égard. Lorsqu’il revint, l’année suivante, en visite amicale avec son jeune frère qu’il avait fait venir de Marseille, il avait été prié d’apporter des habits de Français. Tous deux furent amplement observés par les princesses, lorsqu’ils se promenèrent devant elles en veste et justaucorps rouges, bas de soie, perruque, chapeau brodé d’or, gants, épée et canne, en leur faisant des révérences.
18Dans une ambiance presque familiale – « Je vivais avec ces gens comme avec des égaux et des camarades » – il réunit une masse d’information sur la vie dans le camp, son organisation, les rapports hommes-femmes, même l’éducation des enfants. Rousseauiste avant l’heure, il apprécie que toutes les femmes (sauf les princesses) allaitent elles-mêmes leurs nouveau-nés. Il note que l’on n’emmaillote pas les bébés. Tout nus sur une natte, ils peuvent remuer comme ils veulent ; « En conséquence, ils marchent seuls dans l’année, ne sont ni crochus ni bossus, croissent plus aisément, exempts des défauts et maladies des enfants européens ».
19La plupart des Arabes n’ont qu’une femme ; il semble, ajoute-t-il, que c’est assez, pour ne pas dire trop. Mais les émirs ont des concubines entretenues et logées séparément de la femme légitime. Les jeunes gens ne peuvent connaître les filles à marier dont les visages sont couverts. Pourtant, ils trouvent des moyens de les regarder sans être vus. Quand le choix est fait, le garçon demande à son père de demander son élue, et les pères conviennent du prix de la fille en chevaux et chameaux. Pour les Bédouins qui n’ont pas assez de vertu pour garder le célibat, le Grand Émir a fait venir de Damas des filles de débauche, établies aussi dans des tentes, à deux ou trois portées de fusil du camp. Elles sont servies et nourries, mais paient une taxe marquée par le prince.
20Les Arabes, fort réservés sur le plan de la galanterie, et si jaloux qu’ils soient, ne se croient pas trompés si leur femme est dans la débauche, mais pensent l’être si leur sœur est infidèle à son mari. Ainsi, on est cocu dans ce pays en ligne collatérale et jamais en ligne directe ! C’est là, selon d’Arvieux, une attitude ; car il est persuadé qu’ils se vengeraient durement s’ils surprenaient leur femme avec un galant.
21On ne saurait limiter à quelques exemples les conditions de vie des femmes. Selon les lieux, les groupes de population, le rang social des individus, il existe d’infinies variantes entre la claustration rigoureuse, l’existence patriarcale des nomades, et, peut être, une certaine autonomie. À Seide ce sont les femmes qui assurent la production du coton ; elles le cultivent, le filent, le font blanchir avec du soufre et apportent au marché les écheveaux encore mouillés.
22Commerçantes redoutables, elles sont fort capables de vendre à leurs clients de l’eau pour du coton. À Seide encore, aux fontaines où les lavandières vont faire leur lessive, les curieux ne manquent pas. Car elles sont alors toutes nues ; et si les hommes mettent parfois une main devant leurs yeux, ils ont tendance à laisser l’autre sur les fesses de ces dévergondées.
23À Alep, dans ces maisons si bien gardées contre toute venue masculine étrangère, si l’un de nos négociants vient voir des marchands pour affaires pressantes, les femmes de ceux-ci trouvent des moyens pour voir le visiteur et en être vues. Elles font alors mille postures indécentes quand elles ne craignent pas que leurs maris puissent les surprendre. Dans les rues, on ne rencontre que des femmes du plus bas étage, couvertes du cou au pied d’un grand voile blanc. Leur visage est dissimulé par un crêpe noir qui sans les empêcher de voir empêche qu’elles ne soient vues. Mais si elles sont jolies, ce voile se soulève souvent à la dérobée.
24Esclaves et eunuques qui les approchent, disent qu’elles ont de l’esprit et ne laissent pas d’avoir des intrigues en dépit de la vigilance des maris.
25D’Arvieux complète parfois son information en la matière en assistant aux audiences du cadi, ce juge des affaires privées qui n’a en principe autorité que sur les Turcs. Il découvre ainsi de curieux usages qui permettent à des femmes avisées de recouvrer des libertés.
26Une femme peut rompre son mariage si elle renverse son soulier à condition de renoncer à sa dot. Encore peut-elle avoir fait signer au moment du mariage une clause lui permettant de reprendre ce qu’elle a apporté.
27Si la femme est faussement accusée d’adultère par son mari et présente des témoins honorables, elle peut gagner son procès après avoir choisi de passer un moment dans une chambre avec son partenaire supposé. Elle est libre ensuite de choisir son époux. Quelle belle simplification des problèmes conjugaux ce serait dans bien des pays, note d’Arvieux !
28Le cadi intervient encore en cas de répudiation, car un homme peut répudier sa femme pour une cause estimée légitime. Si l’homme se repent de cette situation, il lui est possible de la reprendre avec la permission du cadi. Ceci peut intervenir jusqu’à trois fois ; mais, à la troisième fois, le mari indécis est obligé de faire passer à l’épouse une nuit avec un de ses amis. Si elle est plus contente de l’ami que de l’époux, elle peut demeurer avec le premier. Sinon elle retourne avec son mari et le mariage étant alors indissoluble, le cadi délivre un « acte d’union parfaite ». Combien la procédure emprunte d’étranges détours pour arriver à cette perfection !
29Sans même recourir à de tels artifices juridiques, d’Arvieux constate que des veuves peuvent disposer de biens et choisir à leur gré un nouvel époux.
30Hassan Aga, grand douanier à Constantinople avait fait d’un très bel Arménien, son esclave préféré. À sa mort, car le Grand Seigneur le fit étrangler, la veuve épousa l’esclave et obtint pour lui la charge du défunt. À Tunis, observe d’Arvieux, des veuves offrent souvent à leurs esclaves chrétiens d’être maîtres de leurs biens en les épousant, pourvu qu’ils se fassent mahométans.
31Les cadis et autres autorités turques ont tendance à élargir leurs attributions et à recevoir à leur tribunal des causes privées qui devraient être réglées par les consuls des Francs. Ceci entraîne souvent de grands problèmes de juridiction. Une esclave chrétienne du consul de Venise se fit mahométane, sans doute parce que son maître lui avait préféré une autre esclave plus jeune et plus belle.
32Le consul la vendit au marché et tira trente-cinq piastres de la transaction. Mais la fille déclara alors qu’elle avait toujours été mahométane. Cela devenait un crime capital d’avoir abusé d’une femme turque. Le Vénitien ne put se dégager que moyennant cinq cents sequins, et le rachat de la fille, à qui il rendit sa liberté. Ensuite il repassa prudemment en Europe.
33D’Arvieux, alors consul à Alep, eut fort à faire pour se débarrasser des frères Chailan qui causaient du scandale dans la ville et devaient, sur ordre de l’ambassadeur de France, être arrêtés et embarqués sur le premier vaisseau pour Marseille. Deux sœurs, des chrétiennes, prétendirent qu’ils leur avaient promis le mariage. Elles entendaient bien prendre des mesures auprès du cadi pour les y forcer. Ceci risquait d’arracher les deux délinquants à la juridiction du consul. D’Arvieux accorda audience à la mère et aux deux filles, fit servir une collation pour les obliger à lever leur voile afin de manger. Elles parlèrent ainsi librement. Elles ne parlèrent que trop. Le consul comprit combien grand était le risque. Après quelques promesses aux femmes, il convainquit les Chailan d’aller à Alexandrette attendre la décision de l’ambassadeur et là les fit embarquer sur le champ.
34D’autres filles furent plus rouées. Assalam, secrétaire du pacha de Gaza, né dans une famille de chrétiens grecs, devint amoureux d’une jeune Turque qui lui avait promis de vivre chrétiennement. Tout au contraire, elle alla déclarer au cadi que son mari était décidé à devenir turc. Il fut obligé de se faire circoncire, de changer la couleur de son turban, tout en restant chrétien de cœur. Il n’eut d’autre issue que de quitter le pays et de se retirer en Europe avec son enfant.
35On pourrait citer bien d’autres récits, évoquant de façons souvent contradictoires, la condition féminine au Moyen-Orient. L’information dépasse d’ailleurs les régions que connaît d’Arvieux. Son ami, Monseigneur Picquet, évêque de Césaropole, ambassadeur de Louis XIV auprès du Chah de Perse, lui décrit (et la lettre est reproduite in extenso dans le Journal) la cérémonie de la bénédiction de l’eau, à laquelle il assista à Ispahan. Le souverain voulut voir aussi le rituel et ordonna aux habitants du quartier arménien de lui envoyer leurs femmes et leurs filles. Il les reçut agréablement, puis renvoya les vieilles et les moins belles. Il en garda quelques jours près d’une centaine, puis fit un second choix. Ainsi il conserva vingt-sept filles pour son sérail ou pour les marier à des musulmans. Ceux-ci allèrent alors dans les maisons de leurs beaux-pères forcés et s’emparèrent de tout ce qui leur convenait pour la dot de leurs épouses. Par comparaison l’Empire ottoman apparaît, pour les femmes, le pays de la douceur de vivre.
36Il faut user avec mesure du Journal du chevalier. Seul son séjour au mont Carmel, qui a fait l’objet d’une publication particulière, « Voyage dans la Palestine vers le Grand Émir, Chef des Princes du désert », pourrait servir à une étude ethnologique du groupe. Pour le reste, la longue et si variée expérience orientale vécue par l’auteur permet de se débarrasser des idées reçues, de comprendre la diversité infinie des situations dans l’énorme ensemble ottoman. C’est aussi la démonstration que toute réglementation trop rigide comporte des failles, et qu’il y aura toujours des moyens pour la contourner. Peut-on ne pas adhérer à la conclusion de d’Arvieux : « On fait l’amour dans ce pays comme autre part car on trouve le moyen de diminuer ce que les coutumes ont d’incommode » ?
Bibliographie
Références bibliographiques
GOUTALIER R., Le chevalier d’Arvieux, Laurent le Magnifique, un humaniste de belle humeur, Paris, L’Harmattan, 1997.
LEWWIS W.W. H., Levantine Adventures, André Deutsch, 1962.
Mémoires du chevalier d’Arvieux, par J. B. Labat, de l’ordre des Frères Prêcheurs, 6 volumes, chez J. B. Delespine, 1735.
L’Orient des Provençaux dans l’Histoire, Marseille, Archives départementales, Chambre de Commerce et d’Industrie, Archives de la ville, 1983.
Voyage du chevalier d’Arvieux, par ordre du Roi dans la Palestine, vers le Grand Emir, chef des princes arabes du désert, connu sous le nom de Bédouins, J. B. Labat à Paris, chez André Cailleau, Quai des Augustins, près de la rue Pavée, 1717.
Notes de bas de page
1 Les Échelles du Levant et de Barbarie désignent quantité de villes – pour la plupart des ports – de l’Empire Ottoman, où les Capitulations conclues entre François I et Soliman le Magnifique en 1536, avaient assuré aux Français la liberté du commerce et l’établissement de consuls. La carte de ces points de commerce privilégiés aux XVIIe et XVIIIe siècles, est à consulter dans L’Orient des Provençaux dans l’Histoire, p. 158 et 159. La carte de ce document s’étant révélée impossible à reproduire, nous nous bornons à fournir ici une liste non exhaustive des lieux cités par d’Arvieux : Smyrne, Seide, Rhodes, Alexandrette, Alep, Tripoli de Syrie, Rama, Le Caire, Alexandrie, Tripoli de Barbarie, Tunis, La Calle, Alger...
Auteur
Université d’Aix-en-Provence
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