Représentations de la femme sous les Qâjârs1
p. 47-59
Texte intégral
1L’art pictural de la période Qâjâr se singularise par la quantité d’œuvres et l’extrême variété de supports ornés de représentations féminines. Celles-ci forment un vaste ensemble, allant de peintures murales et d’huiles sur toiles de grandes dimensions, de pièces de céramique et de verre églomisé, jusqu’à des objets aux proportions plus réduites, tels plumiers, cadres de miroirs, vases de narghilé (en persan qalyân), ou plats. Les femmes qui en forment le thème apparaissent sous divers aspects, de l’image de la Vierge Marie à celle de courtisanes, de figures de Vénus ou de princesses, à des mères allaitant leur enfant. Elles sont aussi amantes, musiciennes ou danseuses. Qu’elles figurent seules ou en groupe, elles peuvent former le sujet principal de la représentation tout autant que des motifs d’ornementations marginales.
2Trois grandes phases sont à distinguer dans les productions picturales de la période Qâjâr, chacune d’elle dominée, conditionnée ou influencée par l’attitude d’un des trois grands monarques : Fath ‘Alî Shâh, qui régna de 1797 à 1834, Mohammad Shâh, de 1834 à 1848, et Nâser al-dîn Shâh qui, de 1848 à son assassinat en 1896, domina la deuxième moitié du xixe siècle. Le répertoire de cette époque qui s’étend de 1797 à 1896 forme un mélange aussi riche que complexe, qui est le produit de l’interaction des influences iraniennes et européennes. Mais il semble que tout au long de cette période l’attitude du monarque ait joué un rôle tout à fait déterminant. Que celle-ci ait résulté d’inclinations personnelles, comme dans le cas de Fath ‘Alî Shâh, ou qu’elle ait été largement conditionnée par la politique, comme dans le cas de Nâser al-dîn Shâh, elle se révèle dans les différences frappantes opposant le traitement du motif féminin sous ces différents règnes. Il faut voir là plus que les influences manifestes du mécène sur les œuvres qu’il commanditait : pour ce qui concerne Mohammad Shâh, son rôle résida précisément dans son indifférence et son absence d’implication dans les arts. Cette distance et ce détachement eurent sur les artistes un effet libératoire, en les affranchissant des bornes imposées par la politique égocentrique de Fath ‘Alî Shâh. Ses conséquences sur la figuration de la femme furent l’émergence de nouveaux motifs, telles que la représentation de la sensualité ou de femmes européennes.
3Le motif féminin qui domina la période de Fath ‘Alî Shâh était à la fois le produit délibéré de la vanité personnelle du Shâh, et celui des circonstances politiques troublées, qu’il tenta activement de stabiliser, en utilisant les arts à des buts de propagande. Fath ‘Alî Shâh était vivement conscient que, pour la première fois depuis un siècle, l’Iran jouissait d’un système de gouvernement centralisé, relativement stable et, d’après les critères de l’époque, paisible, auquel il pensait avoir largement contribué. Sa politique de mécénat artistique était avant tout motivée par la volonté de promouvoir sa propre image – raison pour laquelle il se faisait représenter comme le « pivot de l’univers » et l’héritier légitime du manteau des Sassanides et du passé légendaire de l’Iran.
4Pour citer un exemple caractéristique de cette politique, il commandita un certain nombre de manuscrits fondés sur les légendes du passé glorieux de l’Iran, tels les volumes du Shâhanshâh Nâme, inspirés du Shâhnâme de Ferdowsî, à cette seule différence près qu’ici, le héros était Fath ‘Alî Shâh lui-même. Il alla jusqu’à faire revivre la pratique depuis longtemps disparue de se faire immortaliser dans des bas-reliefs, et n’hésita pas, lorsque sa vanité était en jeu, à faire détruire des œuvres sassanides pour promouvoir ses propres imitations. Il fit frapper monnaie à son portrait, une coutume sassanide éteinte depuis douze siècles. Les meilleurs peintres de cour furent engagés pour produire de nombreux portraits du roi, qui rappelaient les portraits royaux, par le style et l’esprit, la frontalité et leurs poses pompeuses. Il est très probable que deux archétypes de ces poses royales, les portraits de Napoléon Bonaparte par François Gérard (1805) ou Robert Lefevre (1811), servirent de source d’inspiration immédiate pour les peintres de cour de Fath ‘Alî Shâh.
5La quantité de portraits de Fath ‘Alî Shâh est un témoignage durable de l’effort conscient fait par le monarque pour exploiter le pouvoir des arts, dans le cadre de sa propagande personnelle. À la différence de ses prédécesseurs au xviiie siècle, Fath ‘Alî Shâh se détourna de l’image tribale, pour instaurer une image de stabilité et de pouvoir absolu. Sa réinterprétation du passé glorieux de l’Iran fut un moyen efficace de légitimer son pouvoir face à des rivalités dynastiques et aux instabilités internes du régime, mais aussi de transmettre aux gouvernements étrangers l’image de son autorité absolue, car Fath ‘Alî Shâh se trouvait aux prises avec les visées rivales de la Grande-Bretagne, de la France et de la Russie sur son pays. Les deux guerres qui en 1805-1813 et 1826-1828 l’opposèrent à la Russie à propos des territoires du Nord-Est de l’Iran et du Caucase menèrent à la défaite des forces iraniennes et à la perte de nombreux territoires. L’auto-promotion et l’auto-glorification étaient par conséquent des véhicules essentiels de sa politique. Ce « roi des rois » qui, pour reprendre la description qu’en fit Kerr Porter en 1818, « était un tel flamboiement de bijoux, qu’il vous aveuglait littéralement, au premier regard »,1 devait s’appuyer sur son andaroun (le quartier des femmes). Grande attention était donnée à la description de « ses » femmes, qui jouaient un rôle central dans sa vie. Outre qu’elles servaient à flatter la vanité de Fath ‘Alî Shâh, elles permettaient également aux Qâjârs, en tant que nouvelle dynastie, de prétendre à la royauté par leurs descendants immédiats. Dans cet esprit, plus il y avait de prétendants Qâjârs au trône, moins il y avait d’occasions pour les autres « tribus » d’accéder au pouvoir. Fath ‘Alî Shâh eut un nombre considérable d’enfants de femmes issues d’autres branches de la tribu Qâjâr, de ce qui restait des familles Zand, Afshar et de quelques autres, ainsi que de familles de fonctionnaires du régime et de notables urbains. Cependant, qu’il se soit agi d’assurer la survie de la famille au pouvoir, ou simplement de satisfaire son appétit de prouesses et d’auto-glorification, les femmes œuvraient à sa promotion, comme le prouve le millier d’épouses et de concubines qui l’entouraient. Le seul motif plus fréquent que les portraits du Shâh était en effet celui de ses femmes.
6On peut distinguer deux catégories dans l’utilisation de ce motif féminin : d’un côté les beautés iraniennes de l’andaroun ; de l’autre, les beautés européennes. Ces deux types féminins sont représentés de manière stylisée, même si l’on y distingue une tentative d’intégrer les modes réalistes de l’art occidental. Le premier groupe, celui des femmes de l’andaroun, représentées de manière traditionnelle, avec une insistance sur l’aspect décoratif, était majoritairement peint sur des toiles de grand format – l’important étant que les femmes représentées puissent fonctionner comme attributs ou compléments de la figure royale. Ces motifs étaient des projections de l’image idéale de la femme à la cour, et des activités auxquelles elle était censée s’adonner. La création de ces motifs visait consciemment à satisfaire les exigences du monarque. La manière d’exhiber la peinture reflétait le type de relation existant entre les femmes représentées et leur souverain, comme le confirme dans son journal Robert Benning, qui résida au palais de Chiraz au début des années 1850 :
la partie supérieure du mur est occupée par une représentation de feu Sa Majesté Fath ‘Alî Shâh, assis en grande pompe au milieu d’une suite composée de dix dames. Les figures, qui s’étendent sur trois côtés de la pièce, ont presque grandeur nature, et sont peintes de couleurs des plus vives.2
7Par leur aspect statique, ces femmes apparaissaient donc clairement comme attributs hiérarchiques de la figure royale à la cour. Elles sont représentées grandeur nature, et isolément, en train de danser, de jouer d’instruments de musique, de réaliser des exploits acrobatiques (consistant par exemple à se tenir sur les mains), de présenter des corbeilles de fruits, de douceurs, de fleurs, ou tout simplement de paresser langoureusement, des verres ou des gobelets disposés devant elles. Lorsqu’elles sont représentées en tant que mères, c’est pour manifester directement la fécondité et la vigueur sexuelle du monarque. Ces femmes sont souvent dotées d’éléments fétiches, tels que les pommes ou les grenades ; ou accompagnées d’un chat, d’un perroquet, ou d’un daim.
8Malgré leurs chemises transparentes, leurs robes dont les décolletés laissent apparaître la poitrine, leurs yeux « de séductrices », et ces objets fétiches, ces courtisanes n’inspirent guère la sensualité. Dépourvues de véritable volume, elles semblent statiques et rigides. Comme dans les portraits du Shâh lui-même, frontalité et raideur priment ici sur toute tentative de rendu réaliste. L’accent était systématiquement mis sur l’aspect décoratif de figures éternellement jeunes. Le peintre faisait tout son possible pour accentuer les traits chantés par les poètes de l’époque tels que la rondeur « de lune » du visage, la ligne admirable du nez, la langueur du regard, la petitesse de la bouche, l’arc des sourcils, la discrétion de la poitrine, et le teint de jais de la longue chevelure… le tout peint avec une telle fougue que les figures en perdaient toute proportion réaliste, pour devenir simples stéréotypes (hors-texte n° 9).
9Les femmes qui étaient le thème de ces représentations sont rarement mises en scène dans le rôle d’amoureuses ou en compagnie d’un homme, et ce plus rarement encore dans les toiles de grand format : c’eût été faire offense aux immenses capacités sexuelles du monarque que de les représenter côtoyant d’autres hommes ! Cette situation, dans laquelle la personnalité et les désirs du monarque influençaient clairement le choix et le développement des motifs picturaux, est à opposer à la production picturale sous le mécénat du prédécesseur de Fath ‘Alî Shâh, Karîm Khân Zand, ou sous celui de son successeur, Mohammad Shâh. Toute sensualité n’était certes pas bannie de la peinture de l’époque : elle était simplement détournée vers des canaux bien précis. Le thème de « l’amour déguisé » pouvait être représenté sur toile, et le fut en effet, lorsque les personnages étaient tirés de romances légendaires, comme dans les exemples bien connus de Yusuf et Zuleikha, ou du vieux Sheykh San ‘ân séduit par de jeunes chrétiennes, ou de Khosrow et Shîrîn – tous et toutes des figures légendaires, rendues suffisamment « irréelles » par l’éloignement temporel, et ne constituant nullement la propriété exclusive du monarque. Ces motifs légendaires offraient au peintre une occasion assez exceptionnelle d’explorer les courants sensuels et érotiques des relations entre hommes et femmes.
10Sur des objets de taille réduite, il était toutefois possible d’exhiber plus ouvertement la sensualité. J’attribuerais à cela deux raisons : ces objets, tout d’abord, ne pouvaient détourner l’attention du point focal constitué par le monarque, comme de grandes toiles auraient pu le faire ; en second lieu, les objets de plus petite taille étaient produits pour un marché plus large, dont Fath ‘Alî Shâh n’était pas le seul mécène. Sur ces petits objets peints, notamment sur les émaux et les laques, les images féminines varient considérablement (hors-texte n° 11). On y voit tout un éventail de femmes de style européen, de nus, d’amantes, ainsi que d’images de la Vierge à l’Enfant. Que ces motifs se trouvent confinés à de petits objets domestiques, tels que qalyân, pipes, boîtes à priser, ou plats intérieurs de reliures, confirme mon hypothèse selon laquelle les objets de grande taille devaient accorder la priorité au Shâh et aux dames de son andaroun qui lui servaient d’attributs. Autrement dit, les images des femmes de la cour étaient réservées aux grandes huiles sur toile et figuraient en bonne place, à la vue de tous, dans la décoration intérieure des palais, pour rendre hommage au rôle du Shâh. Alors que les peintures de manuscrits devraient logiquement appartenir à la catégorie des représentations de dimension limitée, l’image féminine y était directement inspirée du rôle soumis dépeint dans les grands tableaux. C’est uniquement là que les femmes apparaissent en compagnie de Fath ‘Alî Shâh, et leur rôle y est montré sans ambiguïté, comme l’attestent clairement les exemples du Shâhanshâh Nâme conservé à la Bodleian Library d’Oxford ou des manuscrits du Shâhanshâh Nâme ou du Divân (recueil de poèmes) de Fath ‘Alî Shâh, qui étaient souvent offerts aux ambassadeurs de visite : une copie d’un Shâhanshâh Nâme, enrichie d’illustrations, fut offerte au représentant britannique Sir Gore Ouseley, à l’empereur autrichien François Ier, et à d’autres dignitaires encore. L’ambassadeur iranien Abol Hasan Khân fit également don au prince régent d’Angleterre, futur roi George IV, d’une copie du Divân de Fath ‘Alî Shâh. Les coffrets de laque jouissaient du même prestige que les manuscrits et étaient produits dans le but de servir de présents. Le couvercle de l’un d’eux présente la même scène que les manuscrits : Fath ‘Alî Shâh, au centre, y est entouré et diverti par ses courtisanes.
11Le patronage royal exercé par Fath ‘Alî Shâh fut ainsi tellement autoritaire que les artistes s’en tenaient fidèlement à ses consignes : ceci eut pour effet de créer des poncifs répétés à l’envi. Fort différente fut la situation sous le règne de Mohammad Shâh, qui succéda à son grand-père en 1834. Ce fut indirectement que celui-ci contribua à des mouvements artistiques qui eurent des répercussions durables sur le développement de l’art pictural. Ce fut une période ouverte aux influences européennes, en raison de liens renforcés avec l’Europe, qui devaient fatalement avoir un impact sur les arts.
12Mohammad Shâh était en tout point différent de son prestigieux grand-père. À l’opposé de Fath ‘Alî Shâh, il n’eut cure de monopoliser l’attention, l’imagination ou le temps des artistes contemporains. Il n’avait aucun désir d’auto-glorification, ni aucune stratégie bien définie de propagande politique, ni même les fonds nécessaires à cela. Quoique de nombreux portraits de lui attestent de la permanence des activités artistiques à la cour, les commandes de tableaux monumentaux représentant des scènes de trône, de chasse et de bataille déclinèrent considérablement. La créativité artistique n’était plus guidée exclusivement par la soif de gloire du monarque. À Tabriz, sous l’égide de son père Abbas Mîrzâ, Mohammad Shâh avait fait l’expérience d’une politique de mécénat artistique plus libérale, et ouverte aux influences européennes. Lui-même, une fois arrivé au pouvoir, afficha ses intentions en endossant l’uniforme militaire européen, mais également en autorisant les artistes à faire l’expérience des techniques introduites par l’Occident. Les artistes, dont la liberté s’élargit, acquirent une plus grande indépendance. Ils devinrent des figures reconnues du monde artistique, à Téhéran comme dans le reste du pays. C’est durant cette période que Nadjaf ‘Alî, artiste d’Ispahan dont la carrière avait débuté sous Fath ‘Alî Shâh en 1815, se fit connaître, ainsi d’ailleurs que son frère Mohammad Esmâ’ îl isfahânî, et toute leur famille. Autre artiste à émerger alors, Mohammad Esmâ’ îl son homonyme acquit sa renommée par la qualité de ses peintures sur laques intégrant des motifs européens.
13On peut attribuer de tels progrès à l’attitude plutôt laxiste de Mohammad Shâh envers les arts. Son souci n’était pas de promouvoir une image sublime et majestueuse de lui-même, mais les théories ésotériques et mystiques, qui l’amenèrent à se détacher de toute quête d’auto-glorification pour rechercher son accomplissement personnel dans la doctrine mystique du soufisme. L’imaginaire artistique n’eut donc pas à se centrer sur lui comme il avait eu à se centrer sur Fath ‘Alî Shâh.
14Ce changement eut d’immédiates répercussions sur les arts. Les artistes n’étant plus exclusivement engagés dans un rigide processus de culte de l’image, et gagnant en liberté et en espace de manœuvre, ils s’aventurèrent à représenter des scènes aussi « osées » que des femmes au bain… Ceci permit l’introduction d’une plus large gamme de motifs, de styles et de formats, ainsi que le passage d’images statiques à des images sensuelles, c’est-à-dire de motifs de propagande à des motifs visant à refléter désir et sensualité. Les motifs féminins perdirent leur ancienne fonction d’attributs de la figure royale, et l’on vit représentés aux côtés des images féminines de la royauté d’autres thèmes et motifs, qui ne portaient plus du tout sur la vie de cour. Et les sujets tirés des anciens contes et légendes de l’Iran firent leur retour, en nombre conséquent.
15Dans les toiles de grand format, on tenta également de donner aux représentations féminines plus de volume et d’individualité. La représentation des « amantes » en particulier, devint extrêmement populaire, et apparut aussi bien dans les tableaux peints à l’huile que sur émail ou laque – et même sur des suppports aussi inattendus que des fourreaux d’épée émaillés (hors-texte n° 10). La plus grande présence, constatée aujourd’hui, des figures féminines sur les petits objets, et dans des contextes nouveaux et plus « frivoles », pourrait être due au fait que ces types d’objets furent préservés en plus grand nombre – quoique aucune raison ne justifie la survie de ceux-ci plutôt que d’autres. Ce qui est sûr, c’est qu’ils témoignent de l’absence d’une véritable politique de mécénat de la part de Mohammad Shâh. Ces thèmes, bien qu’ils s’inscrivent dans une longue tradition, gagnaient manifestement en popularité par le fait de leur charge érotique. Le désintérêt de Mohammad Shâh et sa relative indifférence à ces sujets permit aux artistes de se concentrer sur les attentes et les goûts du marché.
16L’idée de sensualité était souvent liée à l’image de la femme européenne, représentée selon un mode réaliste. L’attrait général et direct de celle-ci en faisait un thème de prédilection pour les artistes. Cette tendance fut encore renforcée par la diffusion des gravures, des photographies et des images européennes qui commencèrent à inonder le marché turc, puis le marché iranien, dans les années 1840. Ces images « érotiques » nouvellement disponibles constituèrent probablement un paramètre important dans le travail des peintres : certains exemples de pièces de laque, tels des couvercles de plumiers, comportaient même des insertions de photographies de style européen (hors-texte n° 12). Pour les peintres iraniens, ces gravures bon marché venues d’Europe, où elles étaient souvent vendues clandestinement à Soho ou Paris, devaient être un don du ciel : pour la première fois, un modèle nu était accessible – fût-ce en photographie. Il faut se souvenir que les peintres occidentaux eux-mêmes faisaient poser des prostituées, car aucune femme respectable n’aurait accepté de s’exposer devant eux…
17Le monde des femmes était fermé aux hommes – ce n’est que dans l’enfance qu’un garçon pouvait voir des femmes nues, car alors il était admis au hammam, où les femmes dévoilaient leurs formes et se dénudaient. À l’âge de 9 ou 10 ans, selon la plus ou moins grande tolérance des femmes, il était expulsé de la sphère maternelle pour entrer dans celle des hommes. Une peinture des années 1840, conservée au musée du Negarestân, offre un curieux exemple : le peintre a tenté de dépeindre dans le style européen une femme iranienne nue. Quoiqu’elle ressemble plutôt à la légendaire figure de Shîrîn au bain, il est clair que l’artiste avait l’intention de représenter un nu qui aurait la sensualité « européenne » de la touche aussi bien que du sujet, car la femme y est non seulement accompagnée de deux enfants nus, mais aussi rendue avec plus d’effets plastiques et volumétriques ; et même si le bas de son corps est couvert d’un linge, c’est sur sa nudité que l’accent est mis. Cette « beauté » est placée dans un paysage réminiscent des tableaux italiens, bien que le modèle soit sans conteste oriental, comme l’attestent ses paumes et ses pieds teints au henné, ainsi que la jarre qu’elle tient, de forme typiquement iranienne. Ce tableau est représentatif du type de sujet dont la popularité croissait alors. Le motif de « mère à l’enfant » était déjà un modèle en vogue, car il permettait à l’artiste de souligner le double rôle de la femme, à la fois comme mère et comme objet de désir érotique. Ce nouvel éclairage mis sur la nudité distingue ces tableaux des motifs traditionnels de « mère à l’enfant » peints sous le patronage de Fath ‘Alî Shâh. Le choix que faisait l’artiste de représenter sur la toile un nu iranien, qui n’était en aucune manière lié ni à la vie de cour du Shâh ni aux figures légendaires, prouve que les peintres se mirent, sous le règne de Mohammad Shâh, à recourir à leur propre imagination et à explorer de nouvelles ressources. Ce fut, en d’autres termes, une période aux directions incertaines, une période d’expérimentation, où les artistes n’étaient plus liés par aucune règle contraignante.
18Sous Nâser al-dîn Shâh, qui régna de 1840 à 1896, les conflits et contradictions générés par l’impact européen sur l’Iran orientèrent l’attitude du Shâh envers l’art en général, et les représentations féminines en particulier. C’est durant son règne que la pénétration des influences et des idées européennes atteignit son point maximal. Les lignes télégraphiques, les financements ou les concessions opérés par les Européens, ou dans le domaine artistique, le dâr al-fonûn (l’université nationale nouvellement créée), accélérèrent le cours des changements en Iran. Nâser al-dîn Shâh eut face à ces changements une attitude ambivalente. Il se voyait pris par le mouvement irrésistible de l’occidentalisation – cause de bien des conflits dans l’esprit comme dans la société iraniens. Ces conflits trouvèrent également leur expression dans les représentations artistiques des femmes.
19Sous l’influence de l’éthique de cour, la sensualité se vit surtout réservée au motif de la femme européenne, représentée à la manière européenne ; tandis que d’autre part, le sens iranien de l’honneur (qayrat) commençait à s’opposer aux anciennes images de la femme maintenue désormais dans un rôle traditionnel. Ceci est tout particulièrement visible dans les œuvres de Abol Hasan Ghaffârî, le peintre de cour de Nâser al-dîn Shâh, qui créa le type d’images féminines iraniennes en vogue sous ce dernier. En 1845, Mohammad Shâh avait envoyé Abol Hasan Ghaffârî en Italie pour qu’il y étudie les ressorts techniques de l’art pictural. Durant les cinq années qu’il passa dans ce pays, Abol Hasan acquit une grande familiarité avec les œuvres des maîtres de la Renaissance et de l’âge baroque italiens. Il acquit également les principes de la peinture académique italienne et l’expérience des procédés d’estampe de la lithographie. Ayant ainsi appris à maîtriser les techniques académiques de l’art occidental, il n’en créa pas moins une formule traditionnelle de représentation des femmes iraniennes apte à satisfaire la vision de Nâser al-dîn Shâh : à son retour en Iran, Nâser al-dîn Shâh lui commandita la conception et l’illustration d’un manuscrit des Mille et une nuits, qui fut produit en sept volumes. Celui-ci contenait plus d’un millier d’illustrations, dont soixante-seize sont reproduites en couleurs dans l’un des catalogues de manuscrits de la bibliothèque du palais du Golestân. Un nombre imposant d’artistes de qualité (peintres, enlumineurs, calligraphes et relieurs) collaborèrent à ce manuscrit, dont l’achèvement requit sept années de travail. Le projet était supervisé par le « maître-peintre » (naqqâshbâshi), Abol Hasan Ghaffârî. Bien que Abol Hasan ait étudié, et pleinement maîtrisé, les techniques européennes, la production des Mille et une nuits suivit l’ancien système reposant sur le travail des apprentis, comme le montre un rapport de 1852 : le motif des illustrations était exécuté au terme d’un long processus de répétition d’images visant à se faire la main, d’esquisses et de dessins préparatoires : ainsi l’idée avait-elle pleinement le temps de mûrir. Ce processus de production devait se faire en étroite collaboration avec le Shâh lui-même ; il est même très probable que l’artiste et son commanditaire aient esquissé ensemble les idées principales.
20Dans les premières années de son règne, Nâser al-dîn Shâh sentit le besoin de réaffirmer les valeurs traditionnelles de son pays. Même s’il portait l’uniforme européen, dans les années 1850, il fit aussi peindre des portraits de lui en costume traditionnel – il y avait là une certaine ambiguïté. Cependant, au sujet du rôle des Iraniennes, le Shâh paraissait très déterminé. Les illustrations des Mille et une nuits, projet monumental, fournirent l’occasion rêvée de faire passer un message fort. Une formule picturale fut créée à cette occasion : l’Iranienne devait y être dépeinte dans un décor traditionnel, ce qui non seulement la différenciait fortement des images féminines européennes, mais encore projetait l’image de son rôle traditionnel au sein de la société iranienne. Ainsi par un stratagème simple mais très parlant, la femme européenne figurait, en tant que beauté sensuelle, sur la couverture extérieure, c’est-à-dire immédiatement accessible à la vue de tous ; tandis que la femme iranienne était montrée comme symbole de décence dans les illustrations intérieures du manuscrit, ce qui la rendait inaccessible (hors-texte n° 13 et 14). L’une de ces illustrations, où on la voit se courber, soumise, en face de son mari occupé à la « punir », montre ce qui attendait une femme lorsqu’elle outrepassait son rôle, et désobéissait ou trompait son mari. Le rôle de la femme était alors confiné à l’andaroun, où elle était libre de danser, de discuter, de s’amuser ou de s’occuper de ses amies. Mais lorsqu’elle s’aventurait au dehors pour faire des achats, par exemple, elle était entièrement couverte et presque totalement invisible. En présence d’hommes, à moins que ceux-ci ne fussent des serviteurs, les femmes conversaient de derrière un rideau. En tant que groupe cependant, elles étaient fortes, et pouvaient même punir un homme, voire passer quelque temps en compagnie des hommes les plus jeunes de la famille. Mais en dernier recours, elles restaient soumises aux désirs et aux caprices de leurs maris. Il ne fait aucun doute que les illustrations les représentant furent exécutées soigneusement et à dessein, car elles reflètent le malaise général de la période : la peur de voir l’Iran de plus en plus dépendant de l’Europe.
21Cette peur de la domination et de l’influence européennes trouve son expression symbolique dans une lettre que Nâser al-dîn Shâh envoya à son fils Kâmrân Mîrzâ, et dans laquelle il souligne clairement que les femmes musulmanes, dans les ambassades par exemple, ne devaient avoir aucun contact avec les Occidentaux (tous désignés alors comme les « francs », farangîhâ). Il y approuvait pleinement l’arrestation d’un homme soupçonné d’avoir procuré des femmes iraniennes aux étrangers de ces ambassades : il ordonna qu’on l’exile à Kermân, et que les Iraniennes qui avaient fréquenté les Occidentaux soient sérieusement punies. Quoique cette lettre eût été écrite quelques années après l’achèvement du manuscrit des Mille et une nuits, rien n’interdit de penser que ses idées eussent été les mêmes au début de la production du manuscrit. La lettre offre ainsi une preuve irréfutable des sentiments du Shâh sur ce thème :
Un autre sujet […], plus important que tout cela, est celui de ces femmes qui se rendent aux ambassades et fréquentent les Occidentaux, et que mentionnent fréquemment les rapports des services secrets, tels ceux de Hâdjar Qumî, etc. Il faut que vous nommiez certaines personnes [pour ces investigations] ; et lorsque vous apprendrez qu’une femme a eu des relations avec un Occidental et qu’elle sort de la maison, ordonnez qu’on la jette dans un sac […]. Il faudrait en étrangler et en tuer deux ou trois, une fois dans ces sacs ; les autres devront être sévèrement punies, condamnées à des amendes et définitivement bannies de la ville.3
22On comprend à la lumière de cette prise de position du Shâh que les femmes du manuscrit soient dépeintes à la manière traditionnelle, même lorsqu’elles sont en train de « batifoler »… Le contraste entre les images traditionnelles et les images européennes est renforcé par l’image de couverture, qui représente une beauté européenne dépeinte à la manière européenne : alors que la femme iranienne est froide et rigide, son homologue européenne resplendit de sensualité. On note le même contraste dans de nombreuses peintures de laques ou de manuscrits, telle celle qui recouvre un cadre de miroir, dont le recto et le verso montrent une jeune Européenne en mariée, au centre d’une composition consistant en divers panneaux où sont figurés Bahrâmgur et ses épouses. Les visages souriants des mariées européennes contrastent fortement avec les figures iraniennes, dénuées d’expression. C’est là l’héritage du principe déjà appliqué dans le manuscrit des Mille et une nuits mentionné plus haut. Un autre exemple est fourni par une peinture exécutée par Yahyâ, fils de Sânî ol-molk, pour un Masnavi du poète Djalâl al-dîn Rûmî : l’artiste y a aplati et dé-sensualisé un thème potentiellement sensuel, dans lequel des Iraniennes étaient impliquées, en le traitant d’une manière stylisée traditionnelle. On pourrait arguer que ce type de rendu stylistique perpétue une tradition iranienne de la peinture de miniatures. Mais dans la mesure où l’artiste maîtrisait l’une et l’autre technique, pourquoi aurait-il établi une différence entre les deux images féminines ? Pourquoi ne rendait-il pas l’Européenne à la manière traditionaliste de l’image iranienne, ou réciproquement, l’image iranienne sous le mode réaliste européen ? La conclusion est que sous Nâser al-dîn Shâh, la technique de représentation se mit à dépendre du type de motif à illustrer, et ce, dans un but bien spécifique : représenter la femme iranienne de manière réaliste l’aurait en effet exposée au regard du spectateur ; tandis qu’en tant que stéréotype, elle fonctionnait comme modèle, et restait donc distante, inaccessible, même lorsqu’elle figurait dans des rôles potentiellement érotiques. On laissait à la charge des Européennes, représentées de manière réaliste, d’éveiller des impressions sensuelles…
23Cette distinction apparaît clairement sur des couvercles laqués, réalisés à cette période, qui représentaient de lascives beautés européennes, dans un paysage italien. Nâser al-dîn Shâh avait sans aucun doute donné l’impulsion, dans le développement du motif féminin. C’est un fait bien connu qu’il aimait les femmes, comme le révèle dans ses journaux personnels son frère cadet ‘Abd al-Samas Mîrzâ Izzad ol-dowleh : « Le roi est jour et nuit occupé à vivre dans le plaisir […]. Il est totalement fou des femmes ; et en épouse une tous les jours ; il en a aujourd’hui cinquante ».4 De plus, les voyages du Shâh en Europe l’amenèrent à rencontrer des Européennes – il était tout particulièrement attiré par le type sensuel, comme le prouve la collection de photographies de femmes lascives qu’il constitua lors de ses voyages. Il ramena également des tableaux qui devaient remplacer les toiles représentant les femmes de la cour de Fath ‘Alî Shâh. Parmi ceux-ci figuraient des nus et des femmes partiellement dévêtues, que remarqua et décrivit Lord Curzon lors de l’une de ses visites au palais de Téhéran, en 1889. Tandis que l’image de la femme iranienne était décrochée des murs, celle de l’Européenne y était désormais ouvertement affichée – geste symbolique s’il en fut.
24On a ainsi souligné certaines des influences dominantes qui guidèrent et canalisèrent la représentation des femmes à la période Qâjâr : sous Fath ‘Alî Shâh, c’est la vanité personnelle du monarque qui fut l’élément clé, alors que la relative indifférence et la paisible négligence de Mohammad Shâh permirent au contraire aux artistes de donner libre cours à leurs talents, en leur procurant un espace libre de toute intervention extérieure. Enfin, sous Nâser al-dîn Shâh, les facteurs politiques étrangers aux désirs personnels du Shâh eurent une influence déterminante.
25La représentation des femmes dans l’Iran qâjâr est conforme à la règle générale selon laquelle l’art ne se développe jamais isolément et indépendamment du plus large contexte social et politique. Les transformations iconographiques subies par l’image de la femme (qui, de simple attribut de la figure royale, devint un enjeu crucial dans le positionnement de l’Iran face à l’Occident) ne furent possibles que parce que seuls deux types de représentation féminine s’offraient. Ceux-ci différaient largement, par leur sujet et leur traitement, et c’est la mise en relation contrastée des deux qui seule permettait une pleine exploitation du potentiel iconographique du motif féminin. L’intention des commanditaires se révélait à l’accent mis sur l’une ou sur l’autre.
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Références bibliographiques
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Notes de bas de page
Notes de fin
1 Traduit de l’anglais par Isabelle Gadoin.
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