Préface de Paul Arnould
p. 11-13
Texte intégral
1Qui êtes-vous Monsieur Le Play ?
2Les biographies brèves, comme celle du Petit Robert des noms propres, vous étiquettent « ingénieur, économiste et sociologue français ». Elles énumèrent vos titres « polytechnicien, conseiller d’État, sénateur ». Elles ajoutent « principal représentant du catholicisme social de tendance conservatrice et traditionnaliste » et terminent sur votre influence sur « le mouvement social patronal (paternalisme) ». Voilà en peu de mots un portrait pour le moins contrasté, où il n’est guère question de forêt.
3Les sociologues Bernard Kalaora et Antoine Savoye vous ont redécouvert dans les années 1980 et vous ont consacré moults articles et ouvrages dont le célèbre et dérangeant dans le milieu des sociologues. Les Inventeurs oubliés. Le Play et ses continuateurs aux origines des sciences sociales et le stimulant et contesté dans le monde des forestiers La Forêt pacifiée. Pour eux également vous êtes indiscutablement un « inclassable ». Votre parcours n’appartient en propre à aucune discipline. Vous êtes lié à tout le champ des sciences sociales. Sociologie, histoire, économie, géographie et ethnologie vous sont redevables de certaines de leurs méthodes et de leurs concepts.
4Pour ajouter à votre statut « d’inclassable », je vous agrégerai en plus à la lignée des biogéographes. Vous êtes, de mon point de vue, un des maillons importants de cette discipline méconnue, une sorte de chaînon manquant. Votre apport se situe à mi-chemin, temporel et conceptuel, entre l’œuvre pionnière d’Alexandre de Humboldt, le grand naturaliste polyvalent du début du XIXe siècle, spécialiste des terres australes mais également grand voyageur européen, et les travaux désormais classiques de l’Américain Frederic Edward Clements, remarquable expérimentateur de terrain et théoricien des successions végétales et du climax, au début du XXe siècle.
5L’ouvrage qu’ENS Éditions et l’Institut pour le développement forestier coéditent sent indéniablement son XIXe siècle, mais présente aussi des caractères tout à fait novateurs et parfois même d’une étonnante actualité.
6Le titre de l’ouvrage est délicieusement « rétro ». Il combine l’intitulé bref et nerveux Des forêts avec le sous-titre ampoulé, didactique, pseudo-informatif et pour tout dire légèrement rebutant considérées dans leurs rapports avec la constitution physique du globe et l’économie des sociétés.
7Dans le cœur du texte, on retrouve parfois cette ambivalence. Un des rares points lassants et irritants pour le lecteur d’aujourd’hui est l’idée, plusieurs fois reprise mais relativement peu argumentée, que la forêt est bénéfique pour améliorer la météorologie et l’hydrographie de la planète. Il y a là plus un discours incantatoire qu’une réelle démonstration.
8Mais à côté de ces rares poncifs, le contenu fourmille de percées conceptuelles, de visions larges, de mises au point d’une grande clarté et de pistes de recherches stimulantes.
9Plusieurs de ces témoignages d’un passé déjà lointain gardent des accents d’une grande acuité et d’une totale actualité. Certaines des prévisions de Le Play révèlent un esprit d’une indiscutable perspicacité.
10La prise en compte, par exemple, de la dimension européenne de la question forestière est particulièrement originale. La référence constante aux territoires et le jonglage avec les échelles locales, régionales et nationales indiquent une maîtrise impressionnante des données spatiales. Le Play nous promène avec agilité de l’Andalousie à la Norvège, de l’Irlande à l’Oural. Il évoque avec bonheur le massif forestier localisé près de Nijni-Novgorod, d’Oufa ou de Göteborg, prend l’exemple de régions dont les noms sont aujourd’hui mal connus (Istrie, Illyrie, Carinthie…) ou caractérise en quelques traits de vastes regroupements géoécologiques : la Scandinavie, l’Europe du Nord, l’Europe méditerranéenne dont il reconnaît avec lucidité les spécificités. Tout le bagage scientifique et les notes accumulées lors de ses voyages d’études dans les régions minières et métallurgiques d’Europe de 1829 à 1846 sont mobilisés avec une grande aisance.
11Le Play a également pressenti l’importance des grandes écoles sylvicoles européennes. Il cherche à tenir l’équilibre entre « la distinguée école de Nancy » et les apports et les pratiques allemandes et autrichiennes. Il analyse d’ailleurs avec une grande clarté les particularités de la « coupe sombre » chère aux sylviculteurs allemands.
12 Les allusions à l’importance des données stationnelles pour la gestion forestière sont tout à fait prémonitoires. Il faudra attendre 120 ans pour que se concrétisent, en France, les typologies des stations forestières dont Le Play avait déjà une claire conscience de la nécessité. Les descriptions des dynamiques de la végétation, des successions végétales et de l’étagement en font également un écologiste de talent. L’intérêt manifesté pour l’ethnobotanique à propos d’études comparatives sur le rôle de la hache et de la scie, sur les pratiques d’émondage et sur l’importance des usages locaux est également étonnant de modernité. Enfin, l’explication argumentée du relais énergétique entre le bois et la houille est remarquablement menée. L’intérêt que Le Play porte aux études dendrométriques retient aussi l’attention. Une grande partie des percées scientifiques du XXe siècle dans le domaine des sciences forestières est déjà en germe dans cet ouvrage.
13Comment se fait-il alors qu’un texte aussi dense et documenté que Des forêts n’ait jamais été publié ? Il y a là une énigme irritante ! Pourquoi ce remarquable manuscrit n’a-t-il pas trouvé d’éditeur ? Est-ce Le Play qui n’a pas souhaité sa publication ? Était-il trop novateur ? Dérangeait-il ? Allait-il se révéler en décalage avec l’évolution économique et sociale ?
14C’est cette dernière hypothèse qui nous paraît la plus envisageable. Alors que Le Play, en bon ingénieur métallurgiste qu’il est, analyse remarquablement la progressive substitution du charbon au détriment du bois, il en déduit que la moindre pression sur le bois énergie va permettre de défricher de grandes superficies de forêts pour les affecter à l’agriculture. Or sous le Second Empire c’est tout le contraire qui va se produire. Des centaines de milliers d’hectares de landes, de friches et de pâturages seront reboisés dans Les Landes de Gascogne, en Sologne, en Champagne ainsi qu’en montagne. Les propositions leplaysiennes sont totalement en porte à faux avec ce gigantesque changement d’affectation des sols. Cette œuvre de relative jeunesse ne verra donc pas le jour. Le Play forestier cédera la place au sociologue et à l’économiste, spécialiste des monographies familiales. Le Play aurait pu prendre place parmi les grands penseurs forestiers du XIXe siècle. Il n’en sera rien. Le destin en a voulu autrement.
15Il ne sera en fait reexhumé qu’à la fin du XXe siècle. Cette exhumation n’est pas celle d’une momie figée. Le conservateur Le Play, en parfaite harmonie sans doute avec le conservatoire biologique qu’est la forêt, gérée longtemps par des conservateurs des Eaux et des Forêts aurait pu nous brosser un tableau forestier traditionnel, terne et insipide. Tout au contraire, force est de reconnaître dans ce texte vieux d’un siècle et demi un fourmillement d’idées et une vraie leçon de pluridisciplinarité. Quel bonheur de lecture et quel étonnement de se trouver face à un « passeur de frontières » du siècle dernier !
Auteur
Maître de conférences à l’ENS de Fontenay/Saint-Cloud, directeur du centre de biogéographie ENS-CNRS, vice-président du Groupe d’Histoire des Forêts Françaises.
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