8. Analyse comparative d’interactions dans des petits commerces français, tunisien et franco-maghrébin
p. 253-276
Texte intégral
1. Cadre général de la recherche
1.1. Objectifs
1Parmi les très nombreuses orientations qu’offre le champ de l’analyse des interactions, la recherche présentée ici s’organise autour de deux axes, l’observation et l’analyse de l’interaction en situation quotidienne – et plus particulièrement dans les commerces –, et l’étude comparative d’interactions émanant de diverses cultures-langues. Cette recherche revendique une forte orientation linguistique et descriptive, l’analyse des interactions découlant avant tout d’une description fine et rigoureuse des phénomènes langagiers observés. Notons que le travail descriptif mené prend une dimension particulière dans le cas des analyses de corpus en langue arabe. À ce jour, les études s’intéressant aux interactions verbales en arabe sont très rares. La difficulté, qui représente en même temps un des intérêts de cette étude, tient en effet au fait que les travaux dans ce domaine sont très restreints et offrent peu de références1.
2Après une présentation des deux axes principaux autour desquels s’articule la recherche, seront développés de manière plus détaillée différents points spécifiques mis en valeur par les analyses.
3Définir l’interaction de commerce comme objet d’investigation dans une perspective interculturelle implique un travail préalable de délimitation du champ d’analyse, à l’intersection de l’analyse des interactions quotidiennes et de l’analyse comparative2. En effet, la démarche purement inductive de l’analyse des interactions suppose plusieurs étapes préalables comme le note Véronique Traverso (1999, p. 22). En ce sens, les objectifs et hypothèses déterminent fortement la constitution du corpus de données sur lequel l’analyste fonde son étude. Les étapes préalables à la constitution des corpus sont ainsi déterminantes et requièrent un important travail en amont. Ces étapes constituent cependant une partie nécessaire et primordiale en ce qu’elles permettent au chercheur d’être immédiatement confronté à des problématiques essentielles. Les exigences de représentativité et de comparabilité des situations conduisent d’entrée à poser des questions complexes et délicates telles que celle de l’existence ou non de situations réellement comparables, etc. Ces premières exigences, bien qu’évidentes, ne sont pas pour autant des plus aisées à satisfaire, les situations strictement identiques n’existant pas d’un pays à l’autre. Souvent même certaines situations sont tellement propres aux contextes socioculturels dans lesquels elles se produisent qu’il est impossible d’en observer l’équivalent dans une autre culture. Les actes de langage constituent un autre exemple de ce travail préalable. Divers travaux (Blum-Kulka, House et Kasper éd. 1989, Wierzbicka 1986, Kerbrat-Orecchioni 2001) montrent que les actes de langage ne sont pas universels et que, même lorsqu’ils sont en apparence identiques, leurs conditions de réalisation et les règles pragmatiques et interactionnelles qui les régissent sont parfois si différentes d’une langue à l’autre qu’il n’est pas possible d’établir clairement qu’il s’agit du même acte. La question est tout à fait du même ordre en ce qui concerne un type particulier d’interaction. Les activités langagières sont elles aussi loin d’être comparables : soit elles n’existent pas dans l’une des cultures envisagées, soit leur déroulement, du fait des variations culturelles et socioéconomiques, est si spécifique qu’il n’est pas possible de parler d’activité identique ou même similaire.
4Nous avons retenu les activités de commerce pour notre étude comparative des comportements interactionnels en France et en Tunisie3 pour deux raisons :
- les interactions se déroulant autour de l’activité de commerce n’ont été que très peu étudiées jusqu’alors ;
- cette activité semble être suffisamment comparable d’une culture à l’autre.
5Nous avons choisi un type de commerce qui répond bien aux exigences de comparabilité : les boucheries. En France comme en Tunisie en effet ces commerces présentent les mêmes caractéristiques, tant du point de vue de l’espace (on retrouve de part et d’autre un espace clos, séparé par un étalage et un comptoir réservé à la caisse) que des comportements commerciaux qui s’y manifestent (dans les boucheries françaises et tunisiennes il n’est pas possible pour le client de se servir lui-même, ce qui modifie profondément la structure et le contenu des interactions entre les participants). Nous avons également veillé à la comparabilité des situations socioéconomiques générales : les boucheries choisies se situent dans des environnements urbains.
6Chaque corpus en lui-même est constitué d’un ensemble homogène d’interactions, dont les caractéristiques internes (fonctionnement global des interactions) et externes (situation sociologique entre autres) sont relativement stables.
1.2. L’approche comparative
7Il existe à ce jour de nombreuses études comparatives portant sur différents phénomènes linguistiques et diverses cultures. On mentionnera notamment les travaux portant sur des actes de langage particuliers (voir par exemple Coulmas 1981 sur le remerciement et l’excuse, Blum-Kulka, House et Kasper éd. 1989 sur la requête et l’excuse4, Katsiki 2001 sur le vœu en français et en grec, Kerbrat-Orecchioni 2001 sur différents actes de langage). Cependant, il apparaît que les études contrastives portent très rarement sur le fonctionnement de l’interaction dans son intégralité. Christine Béal (1994) présente une étude des interactions de locuteurs français et australiens en situation de travail mais, bien que son étude soit d’un grand intérêt, les données sur lesquelles elle se fonde documentent plutôt des situations de contact, puisque les locuteurs des deux langues se rencontrent sur leur lieu de travail (une entreprise française implantée en Australie). Il semble donc que les travaux adoptant une approche contrastive et portant sur l’ensemble de l’interaction soient rares – on peut tout de même mentionner celui de Theodossia Pavlidou (2000) sur les conversations téléphoniques en grec et en allemand ainsi que celui de Duc Thai Trinh (2002) sur les petits commerces en France et au Vietnam. L’étude que nous avons menée (Hmed 2003) est de ce point de vue plutôt originale, d’autant qu’elle se fonde sur l’observation de trois corpus : l’un en français (enregistré en France), le second en dialecte arabe (enregistré en Tunisie) et le troisième en français et dialecte arabe (enregistré dans un quartier maghrébin de Lyon, voir ci-dessous). Autrement dit, l’observation et l’analyse des données du troisième corpus, que l’on peut, lui, qualifier d’interculturel (les participants étant majoritairement des Maghrébins d’origine vivant en France, parlant le français et au moins un des dialectes maghrébins), viennent compléter l’analyse purement contrastive et intraculturelle de chacun des deux autres corpus.
8La recherche a affronté cette double problématique : quels sont les invariants du type « interaction dans un petit commerce » ? et comment appréhender les différences qui s’y manifestent selon les cultures ? Un des objectifs de la recherche était de distinguer dans les interactions ce qui est relatif à l’activité engagée par les participants, et qui constitue donc en propre le type de l’interaction, de ce qui est soumis à la variation culturelle. L’hypothèse de départ était que l’activité commune, celle de commercer, engendre un noyau de comportements langagiers spécifiques à l’interaction commerçant-client et que les variations observées dans les modes de réalisation de cette même activité viennent renseigner à la fois sur la conception de cette activité par les participants et sur les modes langagiers plus vastes de leurs communautés socioculturelles. Dans le cadre de cette contribution, nous ne présentons que deux aspects de cette recherche : les formulations de la requête principale et les termes d’adresse.
9L’interculturel est un vaste champ de recherche qui, comme celui de l’analyse des interactions, est de nature transdisciplinaire. L’étude de la variation culturelle répond à des objectifs divers, allant de la didactique des langues étrangères à la formation des commerciaux expatriés. C’est dire combien les méthodologies varient quant à l’approche de l’interculturel, les disciplines concernées étant nombreuses : anthropologie, sociologie, psychologie, psychiatrie, etc. Dans le domaine de l’analyse interculturelle des interactions, on s’intéresse aux traces de la culture dans le discours5.
10L’analyse des variations culturelles dans la communication (verbale ou non) peut relever de trois types d’approches. Ces trois types, présentés par Christine Béal (2000), doivent, selon elle, être combinés par l’analyse afin d’obtenir les meilleurs résultats. Pour mieux comprendre l’orientation comparative, il convient de resituer notre approche parmi les méthodologies et approches existantes :
- L’approche dite comparative ou contrastive, qui est la nôtre et dont nous présenterons la méthodologie et les implications théoriques ;
- La deuxième approche dite « interlangue », qui consiste à observer les discours de locuteurs s’exprimant dans une deuxième langue et à repérer les phénomènes d’« empiètement » d’une langue sur l’autre, lesquels permettront d’établir les différences pragmalinguistiques et socio-pragmatiques ;
- La troisième approche, qui consiste en une analyse de situations interculturelles, et qui est dite « interactive ». C’est lors de la rencontre de locuteurs de différentes langues que l’on va observer, au travers des malentendus ou des ratés de la communication, les différences de fonctionnement interactionnel.
11Toujours d’après Christine Béal, « un “bon” corpus interculturel est un triple corpus constitué d’un corpus en langue maternelle 1, d’un corpus en langue maternelle 2 et d’un corpus dans la langue de communication choisie (1, 2 ou 3). » (2000, p. 17). Le principal problème que pose cette conception du « bon » corpus tient essentiellement au fait que le troisième corpus, par les contraintes de comparabilité d’âge, d’origine sociale et de niveau d’éducation des participants ainsi que des types de situations, restreint très fortement les possibilités de récolte, et s’il est très approprié comme elle le note dans le cas des grandes succursales s’implantant à l’étranger, il ne semble pas pouvoir convenir aux situations les plus quotidiennes.
12Comme il a été indiqué ci-dessus, l’interaction commerciale dans une boucherie paraît propice pour mettre au jour ce qui, au-delà de l’aspect banal de cette situation, relève de fonctionnements propres aux cultures. En ce sens, nous rejoignons Véronique Traverso quand elle note à propos de l’intérêt de cette situation :
Banale, quotidienne, ordinaire, l’interaction dans un commerce représente rarement un événement pour qui s’y est trouvé. Elle fait plutôt partie des « évidences invisibles » dont parle Caroll (1987), et pour qu’elle acquière la visibilité d’un événement, il faut au moins qu’un client de mauvaise humeur s’en prenne au vendeur, qu’une dispute éclate avec un resquilleur, ou toute autre circonstance inattendue venant briser l’enchaînement routinier des échanges. Sa fréquence et sa banalité en font une situation idéale pour la comparaison interculturelle, à travers laquelle on peut faire apparaître combien cet « ordinaire » recèle de complexités de tous ordres, complexités se transformant en difficultés pour qui ne partage pas les mêmes évidences. (Traverso 2001b, p. 5)
13Un corpus d’interactions en langue française et l’autre constitué d’interactions en arabe tunisien constituent l’objet de l’approche comparative et répondent bien aux critères posés par Christine Béal. Par contre, le troisième corpus n’est pas représentatif de l’approche dite « interactive » puisqu’il n’est pas composé d’interactions se déroulant dans une langue seconde mais dans les deux langues 1 et 2 (français et arabe). Ce choix répond entre autres au caractère trop restrictif des critères imposés par la constitution d’un « bon » troisième corpus selon Christine Béal. Le troisième corpus (celui de la place du Pont, quartier maghrébin de Lyon) offre une perspective d’observation nouvelle et différente puisqu’il permet de mettre au jour la spécificité des comportements interactionnels de locuteurs s’exprimant dans l’une et/ou l’autre des deux langues face aux comportements de locuteurs s’exprimant exclusivement dans une seule d’entre elles. Il apparaît que la mixité culturelle partagée des participants à ce corpus (il s’agit très majoritairement de Maghrébins installés en France) réduit quelque peu les risques de distorsions possibles d’un corpus interculturel, pour lequel on peut toujours se poser la question : « Face à un interlocuteur originaire d’une autre culture, est-ce que nous nous contentons d’être nous-mêmes ou sommes-nous affectés par des préjugés ou par les difficultés de l’échange lui-même ? » (Béal 2000, p. 22).
14Cette approche contrastive n’est donc pas intrinsèquement interculturelle puisqu’elle vise, par la description de l’organisation globale des interactions de chaque corpus, à dégager les caractéristiques communes, récurrentes et partagées du type particulier d’interactions se déroulant autour de l’activité de commerce dans les milieux urbains. Ce but, celui de la description d’invariants d’un type, permet de saisir à la fois les différences possibles entre les éléments constitutifs du type et du script des interactions et les procédures langagières particulières de chacun des groupes de participants.
1.3. Les données
15Les corpus d’étude, recueillis dans des boucheries, sont les suivants6 : le premier, en français, enregistré à Villefranche, est qualifié de « caladois7 » ; le second en arabe tunisien, enregistré à Tunis, est qualifié de « tunisois » ; et enfin le dernier, en français et dans différents dialectes arabes, enregistré à la place du Pont, quartier maghrébin de Lyon, est appelé « pontois ».
16Ce troisième corpus permet non seulement d’observer comment se déroulent les interactions entre un locuteur bilingue et un locuteur monolingue (c’est le cas quand l’un des commerçants a affaire à un client monolingue) mais aussi de décrire en quoi les comportements interactionnels peuvent se voir modifiés non seulement par le filtre de la langue mais aussi par celui de la culture d’accueil (la France pour les immigrés maghrébins) en même temps que par la culture partagée des locuteurs (en l’occurrence la culture arabe). En ce sens le corpus de la place du Pont se définit comme le lieu d’observation des divergences culturelles dégagées dans les comportements interactionnels des locuteurs dans deux autres corpus, mais aussi comme le lieu d’observation des réajustements, appropriations ou modifications de ces comportements du fait de la double référence culturelle des locuteurs. Nous lui réservons ici une place à part. Il nous permettra de montrer, à partir de quelques phénomènes de code-switching (alternance de langues) dans l’utilisation des termes d’adresse, comment ces phénomènes sont spécifiques de ce type de communauté mais aussi d’éclairer les deux autres corpus.
17Bien que l’analyse contrastive vise à dégager des tendances relatives, elle procède avant tout à la description de chacun des types de comportements langagiers en les considérant comme faisant partie d’un tout. Par cette démarche particulière, on cherche surtout à ne pas tomber dans le piège des interprétations trop « exotiques » ou ethnocentriques.
2. Quelques résultats
2.1. La requête principale
18La requête dont il s’agit ici est l’acte énoncé par le client à destination du commerçant explicitant la nature du désir du premier, et par là même la tâche du second : il permet alors l’accomplissement de la transaction. C’est cet acte que nous nommons « requête principale » par opposition aux pré-requêtes, requêtes subordonnées et particulières que nous n’aborderons pas ici.
19Afin de mieux comprendre en quoi consiste cet acte dans le contexte particulier des petits commerces, il faut décrire précisément ce que fait le client en énonçant sa requête. Tout d’abord, en formulant sa requête, le client se définit en tant que tel, c’est-à-dire comme un participant s’engageant dans une interaction de transaction. Il valide en même temps le rôle défini a priori du commerçant. La formulation de cette requête constitue l’acte distinctif et constitutif de l’interaction de commerce. Il est en effet peu concevable qu’une interaction de commerce se passe de cet acte. Dans l’ensemble des corpus aucune interaction n’en est dénuée8. Il pourrait cependant arriver qu’une personne pénètre dans l’enceinte d’un commerce pour demander son chemin par exemple et, dans ce cas, la seule entrée dans le commerce ne suffirait pas à faire d’un participant un client. Pour que ce soit le cas, il faut qu’il énonce une requête, et celle d’un produit susceptible d’être présent dans le site. Le passant égaré s’adresse au commerçant non du point de vue de son rôle mais plutôt en faisant appel à son statut particulier qui lui vaut d’être un connaisseur des lieux dans lesquels il exerce. La requête permet donc au client de se constituer comme tel, en explicitant la raison de sa présence et en s’engageant dans une interaction de commerce.
20Dans ce qui suit, on ne présentera que les résultats de l’observation des formulations de la requête, et ce dans les seuls corpus de Villefranche et de Tunis9 dans un premier temps, les résultats de l’analyse de la requête principale dans le corpus de la place du Pont apparaissant par la suite. Les tableaux ci-dessous inventorient les différents types de formulations10 relevés dans chacun des deux corpus.

Tableau 1 : Récapitulation des stratégies directes et indirectes de la requête à Villefranche et à Tunis
21Les deux catégories majeures (directes et indirectes) de la réalisation de l’acte de requête sont constituées d’un nombre relativement restreint de formulations. Il est difficile d’attribuer cette relative stabilité des réalisations aux seules possibilités offertes par les deux langues. En français par exemple, langue pour laquelle on dispose d’un certain nombre d’études, les types de formulations de la requête sont fort nombreux comme le montre Catherine Kerbrat-Orecchioni (2001) et dépassent largement l’inventaire dressé ici. Cette constatation ne remet pas en cause la représentativité du corpus mais s’explique par le fait que la plupart des études menées jusqu’ici sur la requête11 l’ont été dans des situations diverses. Il faut donc conclure que les interactions de commerce constituent, en France comme en Tunisie, une situation suffisamment particulière pour que les possibilités de réalisations de la requête soient restreintes à un paradigme stable et réduit.
22Deux observations surgissent immédiatement. D’une part, il y a quatre types en français mais deux seulement (tous directs) en arabe. D’autre part, la fréquence d’utilisation des différents types est très inégale. Ces premières observations sur les différences dans les types de formulations et donc dans les conceptions de la requête à Tunis et à Villefranche sont renforcées par l’étude des modifications internes de la requête ainsi que par celle des spécificateurs de la requête.
1.1.1. Les modifications internes de la requête
23Sur ce point également, de nettes tendances se dégagent dans chacun des corpus.
24(1) Les requêtes du corpus caladois ont une tendance très nette à être suivies d’un adoucisseur (morphème de politesse, utilisation du conditionnel présent comme dans l’exemple suivant ou plus rarement du conditionnel passé), ce qui n’est absolument pas le cas des requêtes à Tunis.
CL5 | bonjour madame... je voudrais deux escalopes s’il vous plaît |
25(2) À l’inverse, les requêtes du corpus de Tunis sont très souvent suivies d’un durcisseur et/ou de critiques et d’ordres subsidiaires. C’est notamment le cas dans l’exemple ci-dessous avec l’interjection (traduite par « allez »).
CL24 | hajja ʔɛni:s ʔaʕṭ i:ni : ʃwajja kɛbʃ wu ʃwajja hɛḍɛka hakkɛlli: |
CL24 | allez Anis donne-moi un peu d’agneau et un peu de ça là |
1.1.2. Les spécificateurs de la requête
26L’observation comparative des spécificateurs de la requête (spécifications de divers types – quantité, prix, etc. – qui viennent détailler l’objet de la requête) mène aux conclusions suivantes :
27(1) Une partie des requêtes tunisoises peuvent apparaître sans mention explicite de l’objet de la requête, au moins dans un premier temps, et constituent alors des alerters12 plutôt que de véritables requêtes :
CL15 | ʔɛni:s ʔaʕṭi:ni: ʃwajja |
CL15 | Anis donne-moi un peu |
28Ces premières interventions, qui sont ensuite reprises et formulées comme des requêtes accessibles et acceptables – puisqu’elles mentionnent le référent –, ne peuvent être considérées comme des requêtes à part entière. Elles fonctionnent plutôt comme des pré-requêtes, ou des « sommations » (summons), visant à capter l’attention des commerçants et à se faire servir ensuite.
29(2) Dans toutes les requêtes du corpus caladois, l’objet demandé est explicité. Les spécifications le concernant peuvent être de deux types : (a) spécification de la nature (souvent accompagnée d’un geste déictique) et (b) spécification de la quantité :
CL3 | hein... ouais..et pi donne-moi euh deux tranches d’agneau... euh celle-là |
Br | celle-là |
CL3 | euh j’en sais rien celle qui est plus longue... voilà celle-là... ouais p’têt’ qu’un p’tit coup de jaja ça peut m’faire du bien (rires) un p’tit coup d’jaja ça peut faire du bien.. |
30(3) Les référents de la requête dans le corpus tunisois, lorsqu’ils apparaissent, sont, eux, systématiquement spécifiés du point de vue :
31(a) de la quantité
CL23 | ʔaʕṭi:ni: rtal baqri |
CL23 | donne-moi une livre d’agneau |
32(b) du prix
CL31 | ʔaʕṭi:ni: dina:r lḥam mafru:m |
CL31 | donne-moi un dinar de viande hachée |
33(c) ou de la qualité
CL18 | ʔaʕṭi:ni: rtal hɛbra be:hja |
CL18 | donne-moi une livre de bonne viande sans os |
34Il est possible face à ces observations d’avancer quelques réflexions et hypothèses interprétatives. D’une part, même si les types de formulations sont plus nombreux dans le corpus de Villefranche que dans celui de Tunis, il nous est apparu que le site commercial semblait opérer une sélection dans le paradigme plus large des formulations observées et répertoriées en français pour l’acte de requête. Il n’est cependant pas possible d’avancer que cette sélection situationnelle opère également en tunisien, aucune étude à notre connaissance ne dressant un inventaire exhaustif des formulations de la requête dans quelque autre situation. Cependant, sur la base de notre propre connaissance de la langue et des observations faites sur le terrain, on peut avancer que les types répertoriés dans cette situation sont ceux qui se retrouvent très généralement dans l’ensemble des usages à Tunis.
35D’autre part, il est aisément repérable qu’un faisceau d’indices convergents révèle deux conceptions différentes de l’acte de requête dans un site commercial dans les deux corpus :
- Les requêtes dans le corpus de Villefranche : la profusion des requêtes indirectes conventionnelles13 ainsi que l’adjonction de plusieurs types d’adoucisseurs montrent que l’acte de requête reste ressenti comme menaçant14 par les participants, même si le site efface a priori et en partie ce caractère.
- Les requêtes dans le corpus de Tunis : les formulations directes et elliptiques, l’adjonction de durcisseurs ainsi que celle de spécificateurs concernant la (bonne) qualité des produits désirés montrent que l’acte de requête n’est absolument pas ressenti ici comme menaçant. Au contraire, il semble assez naturel, d’après la fréquence de ces comportements et les réactions du commerçant, de produire une requête brutale.
36Nous avons proposé plus haut plusieurs interprétations possibles de cette divergence dans la formulation de la requête, notamment en reliant ces derniers au concept de politesse. Il serait cependant imprudent de vouloir, à tout prix, dresser les comportements langagiers de chacune des cultures envisagées sur une échelle de politesse. De ce point de vue, nous rejoignons la conception d’Anna Wierzbicka (1985) qui défend l’idée que les actes de langage drainent d’importantes valeurs et normes culturelles. Contrairement à Bruce Fraser (1985) qui avance que la politesse et la « mitigation » des actes de langage se réalisent à travers des stratégies très semblables à travers les langues et les cultures, Anna Wierzbicka affirme que les différences dans la production des actes de langage sont dues à des ethos culturels différents. Concernant l’étude de la requête dans nos corpus, il nous paraît en effet plus judicieux de ne point aborder cet acte sous le seul angle de la politesse, mais plutôt d’adopter un point de vue plus global. Considérer l’acte de requête sous le seul angle des procédés d’adoucissement mis en œuvre par les participants revient nécessairement à placer chacun des comportements observés dans une sorte de relation compétitive, et à en conclure qu’ils sont plus ou moins polis ; or une telle conclusion ne possède aucun pouvoir descriptif ni explicatif des situations en question. C’est pourquoi nous considérons avec Wierzbicka15 qu’il existe, pour chacune des deux cultures, deux conceptions distinctes qui correspondent à deux conceptions du même acte de langage permettant d’effectuer une requête en site commercial.
37En s’appuyant sur le modèle du « métalangage sémantique » proposé par Anna Wierzbicka (1991), on peut élaborer des paraphrases de chacun des actes de langage, actes qui correspondent à deux « contrats de parole » distincts, selon la définition proposée par Dominique Maingueneau de cette notion de contrat :
On utilise la notion de contrat pour souligner que les participants d’une énonciation doivent accepter tacitement un certain nombre de principes rendant possible l’échange, et un certain nombre de règles qui le gèrent ; ce qui implique que chacun connaît ses droits et ses devoirs ainsi que ceux de l’autre. (1996, p. 23)
38Ainsi, en considérant que chacun des modes de production de l’acte de requête correspond à un contrat de parole, on rend mieux compte des divergences dans la conception même de cet acte de langage dans chacune des deux cultures. De cette manière, on élude toute tentative de comparaison de valeurs sur une échelle commune, et à l’inverse on se borne à la mise en évidence des différences observées dans le type d’acte réalisé par chacun des participants aux deux corpus.
39L’étude comparative des formulations conduit à postuler que si le caractère menaçant, ou plutôt dérangeant, de l’acte de requête n’est pas totalement neutralisé par la situation communicative et le contexte commercial dans les interactions du corpus de Villefranche, il en va différemment dans les interactions de Tunis16. Dans ces dernières, soit les participants considèrent que le site efface totalement le caractère intrinsèquement menaçant de la requête, soit cet acte ne possède pas dans cette culture ce caractère et constitue un acte distinct de celui produit ailleurs. De plus, il apparaît que les participants tunisois produisent des durcisseurs lors de la requête, ce qui laisse à penser que, au moins dans le cas des échanges commerciaux, ils se doivent de préserver leur face prioritairement à celle de leur interlocuteur. En effet, nous avons vu que les modifications internes de la requête ainsi que les types de formulations étaient surtout au profit du client.
40Schématiquement, l’acte de requête correspond, pour le client, aux conceptions suivantes :
- Conception de l’acte en France : Je vais formuler un acte menaçant pour ma face et celle d’autrui. La situation communicative particulière dans laquelle nous nous trouvons fait que je risque d’être insatisfait. De son côté, mon interlocuteur est menacé par ma situation de demandeur. Je formule donc cet acte de manière à préserver ma face et celle de l’autre.
- Conception de l’acte en Tunisie : La situation communicative dans laquelle nous nous trouvons, mon interlocuteur et moi, rend l’acte de requête non menaçant et/ou l’acte de requête n’est pas un acte intrinsèquement menaçant. Je formule donc cet acte sans user de procédés coûteux pour ménager la face de l’autre. Au contraire, du fait de la situation particulière, j’use de procédés visant à ce que mon interlocuteur exécute la requête de manière à ce qu’elle me soit totalement profitable.
2.2. La requête principale dans le corpus de la place du Pont
41Nous n’observons pas une grande spécificité des formulations de la requête dans ce corpus par rapport aux deux autres : nous retrouvons les mêmes types que dans la boucherie caladoise et tunisienne, mais dans des proportions différentes. La seule particularité tient à l’apparition de la catégorie libre service – les clients se servent eux-mêmes librement – qui est à prendre en considération dans ce corpus compte tenu de sa récurrence, faible mais significative17. En comparant ce tableau à ceux établis pour les deux autres corpus, il apparaît à l’évidence que, du point de vue des formulations de la requête principale, ce corpus est une forme d’entre-deux. Car contrairement à ce qui se passe dans le corpus de Tunis, il comporte des formulations indirectes. Celles-ci sont toutefois bien moins fréquentes que celles attestées dans le corpus de Villefranche. Cette position particulière, intermédiaire, est renforcée, comme le montre la colonne des « réalisations », par les formulations indirectes qui ne sont énoncées qu’en langue française. Étant donné le faible taux de ces formulations, elles ne seront pas analysées longuement mais la corrélation systématique entre type et langue de formulation de la requête est frappante. À première vue, il serait permis d’avancer que c’est la langue qui engendre une conception différente des relations interpersonnelles entre client et commerçant, et donc les conceptions de l’acte de requête pour les participants. Il est cependant impossible de dire si ce n’est pas, à l’inverse, cette conception qui engendre l’utilisation de cette langue ou si les interactants ont véritablement la conscience d’exprimer une conception particulière. C’est pourquoi il est préférable de parler de conception affichée par la formulation plutôt que d’avancer des hypothèses non vérifiables. D’autre part il est également possible de considérer que la langue française étant privilégiée dans l’interaction et dans l’énonciation de la requête, les locuteurs utilisent, tout comme ceux du corpus de Villefranche, les formulations les plus fréquentes de la requête dans cette même langue, c’est-à-dire les formulations indirectes. Cette explication est quelque peu validée par le faible taux de requêtes directes (impératives) énoncées en langue française (37,5 % contre 62,5 % en arabe).

Tableau 2 : Récapitulation des formulations de la requête place du Pont18
3. Le système de l’adresse
42La décision de présenter quelques résultats de l’analyse des termes d’adresse dans les différents corpus n’est pas arbitraire. L’étude détaillée du système d’adresse vient en quelque sorte contrebalancer les conclusions auxquelles aboutit l’analyse de la requête. On présentera dans un premier temps les principales conclusions issues de l’étude des termes d’adresse dans les corpus de Villefranche et de Tunis. Le système d’adresse du corpus de la place du Pont offrant en effet des particularités, notamment du fait de l’alternance de langues arabe/français, nous proposons de l’aborder à part (voir tableau page suivante).
3.1. Les usages de l’adresse à Villefranche et à Tunis
43La première impression donnée par l’étude des termes d’adresse dans chacun des deux corpus est celle d’un écart entre les comportements langagiers, les Caladois paraissant plutôt distants (avec une majorité de termes d’adresse neutres dans les interactions tels que « monsieur », « madame ») et les Tunisois plutôt proches (termes d’adresse de parenté, affectueux, etc.). Il est cependant trop schématique d’en rester à cette première analyse générale. Le système complexe de l’adresse obéit à des règles qui ne peuvent pas être immédiatement cernées. Les usages sont très variables et les valeurs relationnelles de chacun des termes dépendent fortement de la situation19.
44L’étude ne reste cependant pas inféconde puisqu’elle permet d’aboutir à plusieurs remarques générales dont nous ne présenterons ici que les principales.
45– En ce qui concerne les pronoms d’adresse : il existe en français une opposition entre « tu » et « vous » qui permet d’afficher deux grands types de relations, opposition inexistante en tunisien (et en arabe en général) où un seul pronom existe, l’équivalent du « tu ». Dans une visée comparative, cette dissymétrie entre les deux langues crée un premier obstacle : une interaction en « vous » en français ne doit pas nécessairement être interprété comme une relation plus distante qu’une interation en « tu » en tunisien.

Tableau 3 : Récapitulation des paradigmes de termes d’adresse dans les trois corpus. (* En arabe tunisien, seule la forme féminine du pronom de la 2e personne du singulier est utilisé, quel que soit le sexe de l’interlocuteur.)
46– En ce qui concerne les noms d’adresse : le paradigme des noms d’adresse utilisés dans les interactions tunisiennes est beaucoup plus étendu que celui des interactions caladoises. Il permet notamment d’exprimer de multiples paramètres (non seulement l’âge et le sexe du destinataire mais aussi, souvent par des usages métaphoriques, la parenté, le respect, la familiarité, l’affection, etc.). Ce n’est pas le cas en français où, le plus souvent, seuls le sexe et l’âge semblent pertinents dans le choix de l’adresse. Les termes d’adresse utilisés dans les interactions de Tunis sont donc plus variés et plus chargés de signification (ils informent plus sur le désigné et sur la relation) que ceux relevés dans les interactions caladoises.
47La complexité du système tunisien illustre le fait qu’il peut parfaitement exister une sorte d’ambiguïté entre la signification littérale du terme d’adresse utilisé et ce qu’il exprime en réalité dans l’interaction (usages métaphoriques ou encore ironiques de termes hiérarchiques par exemple). Par ailleurs, si les termes d’adresse sont des marqueurs de la relation, ils ne sont que l’une des manifestations possibles de cette relation dans l’interaction et c’est pourquoi il est particulièrement délicat de conclure à une quelconque adéquation systématique entre le type de système d’adresse et la perception des relations sociales20.
48La fréquence relative ainsi que la localisation des termes d’adresse sont très différentes dans les corpus, ce qui constitue une piste de réflexion intéressante pour qui veut mieux comprendre le système d’adresse. Par exemple, la localisation systématique des noms d’adresse dans les séquences encadrantes dans le corpus de Villefranche conduit à s’interroger sur leur valeur de « simple » routine ; les emplois plus diversifiés (formes et localisation) attestés dans les interactions de Tunis conduisent au contraire à leur attribuer des valeurs (sociales et affectives) qui vont au-delà de la routine.
3.2. Le système d’adresse dans le corpus de la place du Pont et le code-switching
49L’analyse des interactions du troisième corpus, le corpus « pontois », a montré que le code-switching était un choix non marqué, un mode communicationnel spécifique à cette communauté21. Pour les participants des interactions de ce corpus en effet, les identités maghrébine et française apparaissent toutes deux comme pertinentes dans le type d’interaction en question22. Pourtant, il reste possible de dégager des fonctions du code-switching dans ces interactions, d’une part parce que ce choix non marqué n’est pas celui de tous les participants et d’autre part parce que la récurrence de certains phénomènes est significative.
3.2.1. Les pronoms d’adresse
50Une partie des interactions se déroulant en langue française, on observe de manière attendue une alternance entre le pronom de deuxième personne du singulier et celui du pluriel de politesse. Parmi les interactants de Villefranche, le tutoiement est très rare et réservé aux relations de grande proximité ; le vouvoiement est, lui, très largement attesté, pour les relations purement commerciales mais également dans les cas où client et commerçant se connaissent davantage. Place du Pont, il se produit le phénomène inverse : le « tu » est le pronom qui est le plus généralement de mise, le vouvoiement étant réservé à une petite partie de la clientèle pour laquelle il est évident, soit qu’elle ne fait pas partie des habitués, soit que les relations restent de nature commerciale et distante. En regardant de plus près les usages des pronoms, on peut identifier la corrélation qui s’établit entre langue de l’interaction et choix de l’adresse. Ainsi le vouvoiement, généralement réciproque, n’apparaît que lors des interactions en langue française. On peut alors penser que ces interactions sont celles qui se déroulent avec des clients exclusivement francophones. À l’inverse, le tutoiement est de mise avec les clients qui maîtrisent la langue arabe et que l’on peut donc supposer d’origine maghrébine. Ces remarques reliant langues (et donc identités23) des interactants et choix des pronoms d’adresse amènent à considérer que le tutoiement dans les interactions avec les clients maghrébins (ou d’origine maghrébine) est en quelque sorte la transposition – si ce n’est la traduction – non seulement du pronom d’adresse arabe mais également des valeurs sous-jacentes qu’il comporte.
3.2.2. Les noms d’adresse
51Nous ne pouvons présenter ici que quelques observations relatives aux noms d’adresse. Sur ce plan, le fait le plus remarquable est que, dans les interactions comportant des alternances, on trouve de façon régulière des termes d’adresse en arabe insérés dans des énoncés en français, mais jamais de terme d’adresse français inséré dans un énoncé en arabe.
52Les termes d’adresse qui connaissent ce phénomène sont tous des termes qui relèvent de la catégorie de la parenté (exemples 1 et 2) ou encore du domaine religieux (exemple 3) :
Exemple 1
M (à CL1) | laquelle Xa : lti : ↑ | M (à CL1) | laquelle ma tante ? |
Exemple 2
M | hajja : … il a l’temps Xu : ja : .. | M | allez il a le temps mon frère |
Exemple 3
Bre | ʔaʃra lɛf wu gutlɛk ʔandɛk trois kilos voilà hajja j’le coupe en deux haȝȝa ↑ | Bre | dix mille cinq cents et je t’ai dit tu as trois kilos (30s) voilà allez je le coupe en deux pèlerine ? |
53Lorsque les interactions sont de nature bilingue, les interlocuteurs usent exclusivement des termes d’adresse en langue arabe, et ce même dans les interactions qui se déroulent majoritairement en français (exemple 2). Ces termes ne sont jamais traduits ou transposés en français. De la même manière, il apparaît que les appellatifs français (madame, monsieur) – c’est-à-dire les termes d’adresse dits neutres qui sont spécifiques aux interactions dans cette langue – ne sont jamais traduits en langue arabe et n’apparaissent pas dans les interactions où le code-switching apparaît. Les termes neutres sont donc réservés aux seules interactions se déroulant exclusivement en français ; ces dernières ayant généralement lieu avec des clients français. On peut faire l’hypothèse que les termes d’adresse sont trop fortement porteurs de valeurs culturelles pour être aisément transposables.
3.2.3. Conclusion comparative
54La distribution des termes d’adresse sur l’ensemble de l’interaction varie selon les corpus : s’ils sont cantonnés aux échanges de salutations à Villefranche, ils peuvent apparaître tout au long des interactions tunisoises et place du Pont. La caractéristique commune dans l’usage des termes d’adresse dans ces deux corpus tient donc à leur localisation diffuse ainsi qu’à la langue dans laquelle ils sont énoncés, l’arabe. Cette différence frappante souligne que la conception affichée de la relation dans les commerces tunisois et place du Pont est quelque peu différente de celle de Villefranche. Les termes d’adresse, plus variés et moins neutres que ceux de Villefranche, viennent contrebalancer la mise en sourdine possible des échanges de civilités en début et en fin d’interaction. En ce sens, la reconnaissance mutuelle et l’assurance de la relation se tissent fondamentalement dans ces interactions par un système d’adresse fin et complexe et dans le noyau de l’interaction (la transaction) alors qu’à Villefranche ces mêmes visées relationnelles sont prioritairement remplies par des actes rituels en marge de l’échange commercial. Cette remarque est surtout vraie pour les interactions tunisoises dans lesquelles la fréquence des termes d’adresse est beaucoup plus forte que dans le corpus de la place du Pont.
4. Conclusion
55Malgré sa brièveté, cette présentation met en évidence, à travers les deux points qu’elle aborde, l’étendue et la richesse potentielle d’un tel sujet. Les travaux d’analyse contrastive et interculturelle viennent avant tout confirmer l’idée selon laquelle la description du langage oral dans son usage le plus commun constitue une véritable porte d’entrée vers la compréhension des langues, des cultures (que ce soit pour les différencier ou au contraire pour mieux comprendre leurs similitudes) et des liens entre les langues et les cultures.
56La place particulière réservée au corpus de la place du Pont dans cet article montre combien l’approche comparative peut être une étude éclairante. La triple comparaison permet de mieux lire et comprendre chacun des corpus en langue française et arabe. Elle constitue également une méthodologie extrêmement précieuse pour l’analyse des phénomènes de code-switching en soulignant l’inextricable relation entre les usages de la langue et les valeurs qui les sous-tendent.
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Conventions de transcription
: allongement simple
:: allongement plus marqué
↑ intonation montante
en gras sons ou mots accentués
. petite interrpution dans le débit de parole
.. pause légère
… pause moyenne
(4s) pauses de plus de trois secondes, le chiffre indiquant le temps de la pause en seconde
[ chevauchement de parole
Désignation des participants : le boucher (Br), la bouchère (Bre), puis, dans le corpus pontois, le boucher auxiliaire (M).
Pour chacun des deux corpus, les traductions apparaissent en face des tours de parole concernés. Les termes empruntés sont notés, pour les deux corpus, entre crochets. Ils ne font pas l’objet d’une traduction de même que les particules (« ah », « hein ») qui sont reprises telles quelles. D’une manière générale, il ne s’agit pas d’une traduction littérale mais d’un équivalent pragmatique.
Dans le corpus de la place du Pont, les termes traduits de l’arabe sont indiqués en italique. Dans le corpus Tunis, les termes français sont indiqués en italique.
Notes de bas de page
1 Sur ce point nous nous appuyons essentiellement sur les travaux de Véronique Traverso (1998, 1999, 2001a, 2006). Les études de Charles Ferguson (1967), Moshe Piamenta (1983) et Dilworth Parkinson (1985) constituent pour leur part des références importantes bien que les études proposées ne soient pas strictement inscrites dans le champ de l’analyse des interactions.
2 L’approche comparative ou contrastive consiste en une étude comparative de situations intraculturelles. Cette approche comporte donc deux étapes successives : (1) décrire les comportements interactionnels de deux ou plusieurs groupes culturels donnés et (2) comparer leurs fonctionnements. Cette approche est notamment très productive pour qui cherche à mettre en évidence des règles universelles comme celles de la politesse dégagées par Penelope Brown et Stephen Levinson (1987).
3 Cette étude comparative s’inscrit dans le cadre d’un travail de thèse au sein du projet Commerces dirigé par Catherine Kerbrat-Orecchioni et Véronique Traverso à l’Université Lyon 2.
4 On trouvera dans l’introduction de cet ouvrage une présentation des études contrastives menées autour de la réalisation des actes de langage.
5 Dans cette perspective on considère le langage comme révélateur car constructeur de sens : « Le langage est donc ce système symbolique par lequel l’identité accède au sens et lui assigne une place dans la constellation familiale, dans le milieu social, dans la culture et la stratification de la société globale. Il est cette structure, le plus souvent inconsciente, qui ordonne et organise les relations et les échanges. » (Lipiansky 1992, p. 31)
6 Chacun de ces corpus a fait l’objet d’une transcription rigoureuse ainsi que d’une traduction pour les énoncés en arabe. Ces mêmes énoncés sont, comme on pourra le voir au travers des exemples ci-dessous, transcrits préalablement à l’aide d’une police phonétique pour une plus grande accessibilité de lecture.
7 C’est ainsi que sont nommés les habitants de Villefranche.
8 L’analyse d’un corpus enregistré dans une épicerie de village dans le Sud tunisien (Hmed 1998) a montré que les interactions où la requête n’apparaissait pas étaient en fait des conversations, dans lesquelles les participants se définissaient comme ayant des rôles non pas complémentaires mais symétriques.
9 Une analyse approfondie de la transaction (formulations et objets de la requête, séquence autour de la requête, etc.) est présentée dans Hmed 2003.
10 À la lecture des tableaux récapitulatifs des formulations, on peut être étonné de ne pas voir figurer celle de la formulation indirecte consistant en une question sur la disponibilité du produit. Ces formulations sont présentes dans les corpus mais une analyse plus fine montre qu’il existe une très grande corrélation entre ce type de question et la probabilité de réponse négative du commerçant. En ce sens, on doit donc considérer ces énoncés comme constituant de véritables questions préliminaires à la requête et non comme des requêtes indirectes.
11 Notamment par le projet CCSARP (Cross-Cultural Speech Act Realization Project), voir Blum-Kulka, House et Kasper éd. 1989.
12 Blum-Kulka, House et Kasper 1989, p. 1-36. Dans cette étude, trois composantes majeures de la requête se dégagent. La première est constituée des alerters qui sont définis comme les éléments de l’énoncé permettant de capter l’attention du destinateur. Prototypiquement les alerters sont réalisés par les termes d’adresse.
13 Sur cette notion, voir notamment Searle 1975 et Kerbrat-Orecchioni 2001. Ici les questions portant sur la disponibilité du produit sont des requêtes indirectes conventionnelles.
14 Sur le caractère menaçant de la requête dans certaines cultures, voir notamment Goffman 1973, Blum-Kulka 1987 et Kerbrat-Orecchioni 2001.
15 Tout comme elle, on considère que ces actes de langage, bien que très proches, ne sont que partiellement équivalents. Elle note : « As soon as we abandon the notion of absolute equivalents and absolute universals, we are free to investigate the idea of partial equivalents and partial universals » (1991, p. 10).
16 Dans son travail de thèse portant sur les interactions dans les petits commerces en France et au Vietnam, Duc Thai Trinh aboutit à des conclusions similaires concernant les formulations de la requête principale. Pour mieux rendre compte de la différence entre les formulations françaises et vietnamiennes, il introduit la notion de « zone d’action » : « Nous pouvons dire que la zone d’action de la formulation de la requête principale a des différences dans les deux corpus : dans le corpus français, cette zone se décale plus vers la politesse (le taux des requêtes adoucies est plus élevé) et dans le corpus vietnamien, elle se décale plus vers l’impolitesse (le taux des requêtes non adoucies et surtout celui des requêtes durcies sont plus élevés que celui des requêtes adoucies) et cette zone est plus large dans le corpus vietnamien (dans le corpus français, la plupart des requêtes se regroupent dans la catégorie des adoucies). Cela veut dire que les clients français se donnent moins de liberté dans la formulation de leur requête » (2002, p. 154).
17 Dans le corpus de Tunis ce comportement ne s’observe qu’une fois et n’a pas été répertorié.
18 Tout comme nous l’avions fait pour les corpus de Tunis et de Villefranche, nous prenons en compte toutes les réalisations des requêtes principales en excluant toutefois les réitérations de la même formulation (répétitions à l’identique). Cela explique que le chiffre global correspondant au nombre des requêtes ne soit pas 37 (ce qui correspondrait aux 37 clients) mais 49 (total qui prend en compte les 2e, 3e, etc. requêtes principales dans une même interaction).
19 Il est difficile de dire d’emblée si une interaction tunisienne, dans laquelle les participants s’adressent l’un à l’autre à l’aide de termes d’adresse de parenté, met en scène des personnes véritablement plus proches que dans une interaction française dont les participants usent du « monsieur »/ « madame ». Les normes interactionnelles sont tellement différentes dans chacune des communautés linguistiques qu’une telle conclusion paraît impossible à avancer.
20 « … forms of address are not the only means of expressing and referring to social relationships. There are other linguistic devices with the same function – terms of reference and of self-reference, honorific prefixes and other morphological markers, speech levels and lexical substitution, intonation patterns, etc. Even if one of these were employed, there is still the wide area of nonverbal behavior as a potential of signaling interpersonal relationships. One of these devices will certainly be made use of and will reflect, as well as have its effects on, speakers’ perception of relationships » (Braun 1988, p. 65).
21 Si l’on décrit les phénomènes de code-switching comme prédictibles et marqueurs d’épisodes ou d’intentions interactionnelles particulières, et si l’analyse ne permet de mettre en évidence ni régularités ni fonctions interactionnelles particulières des alternances, alors les alternances en question sont un simple mode interactionnel. Carol Myers-Scotton (1997) parle d’alternances non marquées (« switching as an overall unmarked choice »), c’est-à-dire un mode dans lequel les alternances n’ont pas de fonctions particulières mais dont l’ensemble forme un ton, un mode interactionnel spécifique.
22 On notera que les données du corpus ne permettent pas ici de faire apparaître un éventuel écart entre la langue majoritaire du discours des jeunes ou moins jeunes comme l’ont mis en évidence Abdelâli Bentahila et Eirlys Davies (1992). Leur étude, portant sur deux groupes de bilingues franco-marocains, révèle que les locuteurs les plus âgés ayant reçu une éducation scolaire en langue française ont tendance à user du français de manière quantitativement et qualitativement (structures grammaticales matrices) plus significative que le groupe des plus jeunes.
23 Non que nous considérions ici qu’il s’agisse d’une équivalence mais dans les interactions qui nous intéressent la langue utilisée renseigne inévitablement sur une partie de l’identité des clients, ici l’appartenance à une communauté langagière.
Auteur
ICAR, Université Lumière Lyon 2
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