Vingt ans après
Entretien entre Jean-Claude Chevalier et Pierre Encrevé, mars 2005
p. 361-381
Texte intégral
1Au moment de publier l’ensemble de ces entretiens, il nous a semblé intéressant, à Pierre Encrevé et à moi, de jeter un regard distancié et sur le mouvement 1958-1968 et sur l’interprétation que nous en proposions en 1984. Voici le texte de ce nouvel entretien, réalisé en mars 2005, tel qu’il a été décrypté par Olivier Baude.
Pierre Encrevé — D’abord essayons de dire l’objet. Ce livre est constitué de deux ensembles inégaux : le premier c’est une suite de transcriptions, présentées et commentées chacune dans leur contexte historique par Jean-Claude Chevalier ; elles reprennent des interviews que nous avons réalisées à deux, il y a plus de vingt ans ; le second reproduit l’analyse que nous avions proposée à partir de ces interviews ; elle a été publiée dans Langue française. C’est une analyse de champ, une reconstitution des différentes formes du champ de la linguistique en France, qui se sont succédé de l’avant Deuxième Guerre mondiale jusqu’à la fin des années 60 et un peu au-delà. Quelle était l’idée de départ ? Nous avions rencontré Pierre Bourdieu qui venait de publier ses premiers articles sur le champ scientifique. Il nous avait dit deux choses. D’une part, il faut absolument interviewer les témoins ; il y a en France un bon nombre de spécialistes qui ont participé aux débuts de l’histoire de la linguistique comme linguistique scientifique en France, un mouvement qui démarre dans l’après Saussure et surtout après les congrès de La Haye (1928) et de Genève (1931), dans les années 30. Leurs témoignages intéressaient Bourdieu. Mais, deuxièmement et surtout, son idée était qu’il ne fallait pas les prendre, selon son expression habituelle, dans « l’illusion biographique », dans les récits de vie, mais, au contraire, qu’il fallait « monter » ensemble ces témoignages pour essayer de faire apparaître que chacune de ces vies de linguistes était en fait une « trajectoire », qu’elle était située dans un champ qui se transformait sans cesse et qu’elle contribuait à changer.
Nous avons donc tous les deux tenté cette analyse, et ce qui est frappant quand on relit ce que nous avons fait, et c’est sans doute une des sources de la suite, c’est que nous avons réagi différemment : pour les parties que j’ai rédigées moi-même, je donne de grands morceaux des interviews, et je me suis occupé principalement de ce qui précédait les années 60 et de la conclusion ; et toi, tu traites précisément des années 60, auxquelles tu avais participé de très près, en particulier pour la naissance des revues, et tu les traites en ne donnant pratiquement jamais de longs extraits, mais en isolant de courtes déclarations. C’est peut-être cela qui a produit chez toi une certaine frustration, en tout cas toujours est-il que vingt ans après, tu as eu envie de faire plus : « En réalité, disais-tu, nous n’avons pas donné complètement ce que nous avions en archives à notre public de linguistes. Pour l’histoire de la linguistique cela vaut la peine de reproduire tout ce que nos témoins avaient raconté et de le présenter. » Et tu as décidé de transcrire l’ensemble et de présenter lisiblement cet ensemble. Et de l’introduire par une reconstruction de l’histoire du champ selon ta vision actuelle.
Et maintenant, nous avons devant nous cet objet qui présente les deux visions conjointement et ma première idée est de te demander comment toi, tu reçois, aujourd’hui, cette coexistence de deux projets épistémologiques aussi distincts sur les mêmes interviews ?
Jean-Claude Chevalier — Je la reçois très bien, mais, si j’ai pris ce second parti, qui était de suivre la vie des gens, c’est que j’y étais conduit par l’idée qu’il serait intéressant de reproduire l’interview entière de nos questionnés et donc par là de transcrire l’idée qu’ils se faisaient de leur vie. En premier point, peut-être était-ce privilégier la vieille illusion biographique, certes, une vision sans doute un peu sartrienne (universitaire aussi) du destin, Sartre dont je m’étais gorgé dans ma jeunesse ; mais, pour moi, cela avait quelque chose de fascinant de voir cohabiter, se retrouver, s’opposer, s’affronter tous ces gens qui avaient suivi d’étranges destins en une époque exceptionnelle, au milieu de qui j’avais cherché ma voie. Cette particularité des destins apparaissait beaucoup moins tant qu’ils étaient inclus, fragmentés à l’intérieur d’un champ, c’était bien davantage comme facteurs de champ plutôt que comme l’aventure de gens prestigieux qui s’appelaient Martinet, Straka, Stéfanini, Gross ou Julia Kristeva. Deuxième point, la reconstruction de cet ensemble de destins rendait en quelque sorte contestable le choix du champ que nous avions décidé, car il conduisait nécessairement à pratiquer des discriminations, en ce sens que nous n’avions retenu, pour la commodité de la démonstration, que des gens qui avaient dirigé des revues ; et qui, par ailleurs, étaient tous des professeurs d’université ; cela conduisait à un certain type de représentation d’ensemble à qui – et c’était un énorme avantage – il donnait une valeur démonstrative, mais, ce faisant, nous éliminions un certain nombre de linguistes qui apparaissaient coincés dans des interstices ou à la marge.
Au passage, je peux dire que cela éliminait au premier regard toutes sortes de chercheurs importants, aussi bien Jean-Claude Milner que Claude Hagège, qu’Oswald Ducrot, etc., qui opéraient déjà à cette époque, mais qui n’étaient pas visibles – sans doute aussi étaient-ils plus jeunes – parce qu’ils n’étaient pas proprement des responsables de cette espèce de coalition – qu’on appelle cela comme on voudra – que constituaient les créateurs de revues. S’est imposée aussitôt à moi l’idée qu’il fallait construire d’autres champs dans le même domaine. Quelques années plus tard, en 1989, j’ai profité d’une enquête lancée par le CNRS pour son cinquantenaire : je suis allé interviewer des linguistes notoires, qui avaient le rattachement au CNRS comme lien institutionnel ; j’ai rencontré d’abord le plus ancien, le plus étonnant, André Haudricourt, élève de Martinet, spécialiste, entre autres, de langues d’Extrême-Orient, puis Nina Catach, spécialiste de l’histoire de l’orthographe, Gilbert Lazard, iranologue, Jacqueline Thomas et Luc Bouquiaux, africanistes, Marie-Rose Simoni-Aurembou, dialectologue. Ces spécialistes, dépendant uniquement du CNRS, suivaient des démarches différentes de celles de nos interviewés. Les membres des deux groupes se rencontraient obliquement ; à leur façon, Greimas, Pottier, Gross, Kristeva avaient émargé au CNRS. L’enquête au CNRS changeait les perspectives et me donnait de l’air pour revenir aux directeurs de revues.
P. E. — C’est vrai que Bourdieu nous mettait devant une tâche infinie. Des témoins il y en avait tant et plus, et qu’on pouvait joindre aisément. Mais on n’avait pas le temps, et surtout, inventorier tout ce monde, le contacter ne correspondait pas à un projet intellectuel précis. Nous avons tenté de nous limiter à un type de témoins et de constituer un échantillon qui ait une certaine cohérence, en sélectionnant un phénomène remarquable, la création de nombreuses revues dans les années 60, et la personnalité des responsables. Les revues sont confiées en général à des gens qui sont dominants dans les champs et cela nous permettait d’identifier des chercheurs qui avaient précisément eu des trajectoires qui les avaient menés à cette position de pouvoir : diriger des revues. À notre sens, c’était ces trajectoires qui probablement avaient valeur explicative pour construire les phases antérieures du champ ; l’entreprise n’était donc pas absurde. D’autre part, nous faisions le pari, qui est probablement un pari perdu, mais cela on ne pouvait pas le savoir, que ces revues seraient très importantes pour structurer le destin à venir de la linguistique.
En réalité, il se trouve que les revues créées à ce moment-là n’ont pas vraiment atteint leur but ; on ne peut pas dire qu’elles ont structuré fondamentalement l’état de la linguistique en France aujourd’hui, ni surtout le destin de la linguistique comme science, parce que ce sont essentiellement les revues en langue anglaise qui assument ce rôle. Il n’empêche que notre projet avait un certain sens. Mais, bien entendu, et c’est pour moi tout à fait décisif, il y a énormément de gens dont on nous parlait, ou dont nous savions très bien qu’on aurait pu nous parler, qui étaient déjà présents, déjà actifs en 84, pas forcément dans les années 60, mais au moment où nous faisions notre enquête, qui étaient même déterminants en France comme, tu l’as dit, Oswald Ducrot, Gilles Fauconnier, Claude Hagège, Jean-Claude Milner, Jean-Roger Vergnaud, beaucoup d’autres et surtout… Jean-Claude Chevalier, puisque certes tu es là dans notre champ : Bourdieu et moi t’avions interviewé, mais comme on a, depuis 1984, perdu cet enregistrement, tu n’apparais plus dans l’ensemble des témoignages que tu as retranscrit récemment, mais seulement dans notre article de 1984 ; où on lira aussi des fragments des déclarations de Martinet et Perrot qui ne se trouvent pas dans ta transcription « intégrale », car pour le premier la bande s’est brisée à ton écoute récente, et, pour le second, la cassette transcrite en 1984 est, elle aussi, égarée.
On peut ajouter que, dans les années 60-70, Langages, Langue française, et aussi La linguistique sont des revues dans lesquelles l’ensemble des linguistes français publient, et que tout ce qui est moderne en France passe par là. Ensuite ce ne sera plus le cas, puisque l’orientation vers les États-Unis fera que tous les plus importants linguistes français publieront leurs meilleurs articles ailleurs. Mais nous n’avions pas tort sur le moment : si le champ tel que nous l’avons établi n’est pas prédictif, du moins, est-il assez descriptif, même avec les « trous » ; on présente les personnes qui étaient dominantes dans les années 60 ; et l’échec même de la prédiction est significatif.
Mais ce que je voudrais dire, c’est qu’au total, à cause de ton obstination à retranscrire l’ensemble des interviews, le lecteur sera devant un double objet qui, je crois, est plutôt original. Je ne pense pas qu’il existe d’objet équivalent actuellement dans l’histoire de la linguistique ni probablement dans l’histoire des sciences, puisque les lecteurs vont découvrir les mêmes interviews traitées de deux façons complètement différentes. Au point que, au lieu de répartir des morceaux de transcriptions que nous avions insérés dans notre construction du champ, tu as refait entièrement les transcriptions. En sorte que si quelqu’un essayait de comparer ce que dit le même témoin dans ta transcription des entretiens et dans les citations données dans notre article commun, il ne trouverait pas exactement les mêmes phrases ; et cela me semble d’un grand intérêt épistémologique : cette variation pointe le doigt non seulement sur l’illusion biographique, mais aussi sur l’illusion du lecteur de biographie, et l’illusion du positivisme de témoignage. Un des cas étonnants que nous avons volontairement conservés : dans ta transcription de 2004 de notre entretien avec Julia Kristeva, on lit dans ma bouche (p. 289), à propos de Roland Barthes, une phrase qui, avec quelques variantes, était attribuée à Julia Kristeva en 1984 (p. 357) ; c’est-à-dire que, dans un des deux cas, sa voix et la mienne ont été confondues à la transcription. Cela devrait guérir les naïfs. Non, le transcrit, ce n’est jamais directement le témoignage, ce n’est jamais directement l’oral, c’est toujours édité, toujours interprété (ne serait-ce que dans l’attribution à tel ou tel locuteur), toujours transformé.
Nous sommes en outre devant un paradoxe : les « transcrits » tels que nous les avions montés, les morceaux de témoignage que nous avons publiés en 84, avaient été relus et authentifiés comme il se doit par leurs auteurs et en tant que tels ce sont eux qui font foi et non pas les bandes, puisque c’est le transcrit, c’est l’écrit, et non pas l’oral qui est authentifié par l’auteur ; et c’était d’ailleurs un pacte entre eux et nous. Mais il s’est trouvé qu’un certain nombre d’auteurs, vingt ans après, ayant disparu nous n’avons pu les solliciter pour revoir leurs textes respectifs ; les autres les ont repris, comme ils l’entendaient. Résultat : quand on a le discours que tu as transcrit tel que tu l’as entendu, il n’est pas authentifié, et quand il est réécrit (par l’interviewé, vingt ans plus tard), il est authentifié. Ça me paraît intéressant pour le statut épistémologique du témoignage et du transcrit. En tant que tel, cet objet étrange, qui obligera un lecteur sérieux et consciencieux à faire des allers-retours d’un texte à l’autre, aura aussi cette espèce d’effet d’incertitude qui aurait certainement plu à Bourdieu. Tu te souviens que le premier article de Bourdieu dans Les temps modernes s’appelle « Champ intellectuel et projet créateur » ; il y oppose sa vision du champ au projet créateur sartrien. Ici, dans ce livre, proposant pour les mêmes interviews les deux lectures, nous avons suivi le programme du titre de l’article de Bourdieu ; on a à la fois le champ et le projet créateur. Et parce que les deux fonctionnent ensemble, le lecteur, s’il a la patience d’aller de l’un à l’autre, déchiffrera beaucoup mieux le champ tel que nous l’avions décrit en disposant de tout ce que tu apportes en plus et de tes propres analyses, et il lira autrement que dans l’illusion biographique les récits que tu proposes, parce qu’il pourra les relier à ce que Bourdieu appelait une « trajectoire de position en position », où chaque fois la position est déterminée par l’ensemble des autres positions dans un champ qui se modifie et se restructure sans cesse.
J.-C. C. — Juste une phrase pour dire que ce que tu développes me semble extrêmement intéressant, parce que ce n’est pas seulement le cas posé par les biographies, mais aussi par la pratique du chercheur. Tout chercheur vit au milieu de modèles, de rivaux qui le fascinent ou le rebutent parce que, dans sa trajectoire à lui, ils lui apparaissent comme continûment différents. Il doit se situer entre ses interprétations successives.
P. E. — Ce qui est troublant quand on repasse aux bandes et qu’on se reporte à nos diverses transcriptions, c’est le fait que, quand les personnes ont disparu, se pose le statut du témoignage. Il se trouvait, par exemple, qu’un de nos témoins nous avait dit : « Je vous fais cette confidence, mais je vous demande de ne pas la retranscrire. » Or on pouvait considérer que cette demande était une requête de modestie parce que la confidence était entièrement à son avantage, et il ne souhaitait pas se mettre en valeur. Nous nous sommes demandé si on pouvait maintenant lever l’interdit. Finalement nous avons décidé de rester fidèles à notre engagement envers lui de sorte que sa modestie perdure au-delà de sa mort : c’était un trait de son personnage.
J.-C. C. — L’anecdote permet, du moins, de souligner que les hypothèses intellectuelles sont étroitement liées à l’aventure morale et humaine. Précisons qu’il s’agit de Straka et que nous avons préféré laisser les choses en l’état. De même que nous avons gardé évidemment intacte sa position ambiguë à l’égard du cercle de Prague.
P. E. — Avec Martinet, il est le seul de nos témoins qui ait rencontré Troubetzkoy. Martinet avait été fasciné par Troubetzkoy. Étrangement, Straka, lui, disait : « Ah non, cela ne m’a pas impressionné. »
J.-C. C. — C’est surtout l’existence du cercle de Prague qui le rebutait. Il avait été formé par son maître Chlumský dans l’admiration des maîtres de la Sorbonne. Et il était jeune. Cela dit, on touche ici un phénomène important : le prestige d’un maître n’est pas un absolu qui s’impose à tous ; le prestige, l’influence reposent sur une rencontre de circonstances, de structuration des champs. C’est un fragment d’histoire. Ici encore on voit l’importance de l’analyse historique.
P. E. — Pour aller dans le même sens, je remarque que nos témoins sont très inégaux à l’égard d’une présentation de l’histoire. Il en est, comme Martinet, pour qui le champ est entièrement dessiné : il racontait le champ avant guerre, après guerre, tout était en place déjà pour lui, il s’était constitué non seulement un récit biographique, mais au-delà, une image de lui dans le champ. On peut discuter la vision qu’il en avait, mais en tout état de cause, elle était très ferme. Alors que d’autres interviews, celle de Nicolas Ruwet, par exemple, il ressort que le témoin n’a pas de vision du champ : il est dans le parcours individuel, avec toute sa fantaisie, le bonheur des rencontres, etc.
J.-C. C. — Oui, mais peut-être est-ce un trait d’époque. Martinet appartient encore à un temps dans lequel se détachent, très tôt, quelques grands linguistes pour lesquels on peut prévoir un grand destin, Nicolas appartient à un temps beaucoup plus désordonné, où les hiérarchies sont mises en cause, bouleversées, les théorisations les plus solides contestées. Et, je le crois, cette adhésion au désordre du champ est, chez lui, délibérée ; et ça a été une force.
P. E. — Ce n’est pas sûr ; je pense qu’au même moment quelqu’un comme Julia Kristeva a une vraie vision du champ. Julia, elle est comme Martinet, elle a construit son monde, elle a aussi ses grands hommes, c’est Benveniste et c’est Barthes ; elle se déplace dans un monde organisé où elle a ses repères. Tandis que Nicolas, il se déplace dans un monde musical comme on sait, où les harmonies jouent autrement ; ce n’est pas quelqu’un qui cherchait à dégager une vision structurée du monde de la linguistique.
J.-C. C. — Nicolas était sensible aux grandes lignes du monde, aux grandes machines ; il s’est passionné pour Leo Strauss ; pour Julia, elle a eu tout de même d’assez nombreux écarts à droite, à gauche. Pour se justifier, elle avait un refrain : « On a bien le droit de s’amuser. » Mais je reconnais que quand on regarde toute sa carrière, sur une quarantaine d’années, elle a une ligne assez claire, une interprétation de la linguistique et plus généralement de la réflexion scientifique qui d’emblée propose une structuration valide pour le champ français.
P. E. — Julia est aussi une personne dont l’interview révèle la personnalité au-delà de ce qu’on peut en saisir de l’extérieur. Martinet, si on l’a lu, on sait que sa lecture du monde linguistique est organisée comme cela. Chez Julia Kristeva c’est moins évident ; et là, la transcription entière de l’interview qu’elle a eu le temps de revoir, et c’est bien mieux, puisqu’elle peut authentifier cette interview, donne vraiment un accès à la manière dont elle a vu le monde à cette époque.
Pour en revenir au problème de départ et tenter d’aller plus loin, au fond on propose aux lecteurs un objet original avec trois types de récits. Ceux qui concernent des originaux, le plus souvent d’origine étrangère, qui, tout en cherchant à s’inscrire dans le système français, ont suivi des parcours très peu classiques, comme Quemada ou Greimas ou Julia Kristeva. Et puis, très différents d’eux, des khâgneux français qui deviennent peu à peu normaliens, agrégés, profs de fac. Ils n’ont pas les mêmes histoires à raconter. En outre, il y a ceux qui vont se former à l’étranger, aux États-Unis, comme Gross ou Ruwet. Il me semble que dans la constitution du champ nous n’avons peut-être pas suffisamment indiqué l’importance de l’international, qui aurait permis de marquer plus fortement les axes de regroupement. Tu te souviens qu’en 83, nous avons fait ensemble une année de séminaire à Paris-8 sur notre projet ; Gilles Fauconnier y participait et a activement contribué à l’analyse du champ avec nous. Or il parlait déjà de repartir aux États-Unis, ce qu’il fera en 87. Nous aurions dû l’interviewer ; mais le parti pris de nous centrer sur les revues nous en a retenus.
J.-C. C. — Dans les années 80, si tournés que nous ayons été vers l’étranger, nous étions encore très franco-français. Peut-être est-ce seulement peu à peu, grâce à ces entretiens, que nous avons découvert l’importance de l’international qui se dégage dans la décennie 60-70 et qui se met à conditionner la vie des intellectuels français. Un fait saillant : on a raté des gens comme Milner parce qu’ils étaient aux États-Unis au moment des événements majeurs de 68.
P. E. — En Mai 68, il me semble, Milner était encore au MIT. Mais, en tout état de cause, il n’était pas de ceux qui créaient alors les revues de linguistique.
J.-C. C. — Il était jeune ; et néanmoins, il faisait partie des Cahiers pour l’analyse édités par l’ENS ; mais enfin, c’était une revue de normaliens qui ne gonflera son importance que quand elle voguera sur les flots de 68, halée par Culioli, en outre.
La présence des étrangers, le prestige de leur culture a bouleversé le champ ; et quand je parle des « étrangers », je pense aussi bien à ceux qui ont débarqué de Polytechnique, ce qui était une nouveauté tout à fait surprenante. Mais il est bien certain que Greimas, Gross ou Kristeva – et aussi Ruwet, venu de la proche Belgique – ont bouleversé notre monde intellectuel ; et cela se voit dans le style même de leurs interventions. Nous, nous avions notre univers, bien ordonné, bien scientifiquement correct ; et c’est une tornade qui nous est tombée dessus, une tornade qui, au reste, nous enchantait. Et qui avait son style.
P. E. — On l’a dit, le champ français était notre objet propre, construit sur les pas de Bourdieu qui, à l’époque, pense en termes de champs nationaux. Et donc l’international, dans notre analyse, n’est pas toujours assez pris en compte, en effet. Ou bien c’est par l’intermédiaire d’individus, mais pas comme champ par rapport auquel notre champ national se situe.
Nous avions interrogé Todorov, qui est venu de Bulgarie comme Julia et qui a joué un rôle important dans le démarrage de Langages. Il n’a pas souhaité que tu publies l’ensemble de son interview pour des raisons très contingentes ; mais il est présent dans notre article de 84. Ajoute que nous parlons de la dimension internationale quand la France est attractive comme pour Straka ou pour Julia, qui veulent y vivre, mais non pour ceux qui s’en vont. Nicolas Ruwet est venu en France, puis est allé au MIT, pour revenir quand même s’installer en France. Nous n’avons pas interrogé ce type de déplacement. Et moins encore ceux de Vergnaud et de Fauconnier qui, polytechniciens comme Gross, partent comme lui aux États-Unis, reviennent en France, où ils ont une place reconnue (Gilles Fauconnier est à la fois professeur à Paris-8 et à l’EHESS) et repartent définitivement aux États-Unis. C’est ce type de détermination du champ français par le champ international que notre analyse ne prédit pas : après la guerre, Martinet quitte son poste à l’EPHE, devient professeur à Columbia, revient à la Sorbonne et y reste ; le départ de Fauconnier et de Vergnaud, qui sont en poste en France et font autorité, est un symptôme de la dépendance de plus en plus forte du champ français à l’égard des États-Unis, après 68, du moins pour la partie du champ qui conserve l’idéal de la science, l’illusio mariée à la libido sciendi, comme disait Bourdieu.
J.-C. C. — Il faut noter qu’à partir de 66 interviennent des événements étonnants qu’il était impossible de prévoir quand la plupart des revues sont créées, avant cette date. En 66-67, la réforme des universités dite « réforme Fouchet », du nom du ministre de l’époque, bouleverse les cursus. La linguistique entre en force dans les programmes ; des centaines d’étudiants, des milliers même vont tenter de devenir linguistes, sans savoir très bien ce que c’est que cette nouvelle science. Et puis, c’est 68 et la création du centre expérimental de Vincennes, auquel nous sommes affectés tous les deux. La création de Vincennes est le triomphe de la linguistique, grâce à Barthes, grâce à Gross aussi. En 67, quand nous discutions entre nous des possibilités de création, personne n’envisageait une telle révolution.
P.E. — Autre nouveauté imprévue : on peut dire que, de 1969 à 1979, Vincennes, en linguistique, est presque une colonie américaine…
J.-C. C. — Ce qui était une curieuse conséquence de 68…
P. E. — À Vincennes, le département de linguistique est quasiment une annexe du MIT : Ted Lightner, Joe Emonds, Sanford Schane, Harlan Lane, Jacques Mehler, Richie Kayne, et j’en oublie, l’ensemble de ceux qui donnent la ligne ne sont pas les chomskyens français ; ce sont des chomskyens « américains » qui, pour un ou deux ans ou pour beaucoup plus longtemps, vivent en France. Bien qu’ils soient hors de notre objet au sens strict, nous aurions pu esquisser leur place dans le champ français à la fin des années 60. Et interroger ceux qui étaient encore là en 82, comme Kayne ou Mehler…
J.-C. C. — Cela dit, les Américains ont disparu, tous ces gens ont disparu de l’horizon français. Sauf peut-être Jacques Mehler.
P. E. — Jacques Mehler ? Il est resté au CNRS et à l’EHESS jusqu’à sa retraite. Depuis, il poursuit ses travaux en Italie.
J.-C. C. — Et il venait d’où, Mehler ?
P. E. — Je ne pense pas qu’il ait jamais été de nationalité américaine. Après une enfance et des études en Argentine, il a été formé en psycholinguistique au MIT. Jacques Mehler est un élément fondamental à mes yeux d’aujourd’hui de l’évolution du champ français. Lui est resté en France, mais, comme autrefois Martinet dirigeant une revue américaine, Word, depuis Paris, il a fondé et dirigé la revue internationale de référence en psycholinguistique, Cognition, anglophone évidemment. Il manque plus que d’autres dans nos entretiens, d’autant qu’il est là dès 69, sinon avant. Jacques – qui a beaucoup compté pour moi à Vincennes et que j’ai été vraiment heureux de retrouver à l’EHESS dans la suite – est le seul, dans notre champ, à avoir vraiment réussi ce qu’ont raté la plupart des revues françaises de linguistique. C’est un cas exceptionnel.
J.-C. C. — En effet… aucune des revues dont nous avons interrogé les responsables n’a pu avoir ce destin international. Et je te rappelle que, dans nos interviews, on voit Ruwet proposant à Dubois, au retour d’un voyage aux USA, d’introduire en masse des linguistes américains dans la revue et Dubois refuse, arc-bouté sur l’idée, essentielle pour lui, que ça fera une revue illisible, que les Français ne l’achèteront pas. Il n’avait peut-être pas tort.
P.E. — Cette exclusion me rappelle que Martinet nous a raconté, après d’autres, que quand on lui a proposé, pour Word, un article de Chomsky, qui était une première version de Syntactic Structures, il l’a refusé.
J.-C. C. — Au moins, Martinet avait l’avantage qu’il pouvait vanter Bloch, Trager, etc., enfin tous ces phonologues.
P. E. — C’est pour cette raison qu’étudiant je n’avais pas la même impression que toi, le francisant, de vivre privé de la culture de l’étranger. Je n’ai pas du tout été formé aux États-Unis, mais, Martinet, la première chose qu’il m’avait fait lire comme étudiant, c’est le livre de Zellig Harris, l’aujourd’hui fameux Structural Linguistics (à l’époque Methods in Structural Linguistics) ; c’était obligatoire pour Martinet, ça faisait partie du programme de lectures de tout étudiant. Pour les étudiants qui, comme moi, préparaient généralement le certificat de grammaire et philologie en même temps que celui de linguistique, et trouvaient en général le manuel de Fouché ardu, l’idée de lire le Harris, qui reste un livre particulièrement difficile, ça n’allait pas de soi. Puis c’était le Weinreich, Languages in contact. Mais surtout il nous demandait de lire les revues, Language et Word… et non le BSL. Il faisait lire tout autant les Américains que Saussure, même davantage parce qu’il voulait surtout former des phonologues. Et, bien sûr, il nous faisait lire Troubetzkoy, et Hjelmslev.
J.-C. C. — Les philologues classiques de la Sorbonne n’avaient qu’une mini-érudition française, à la rigueur allemande, mais nullement américaine ; il suffit de regarder la bibliographie de l’Introduction à la linguistique française de Wagner (1947) ; Wagner était patron à la Sorbonne ; et un esprit ouvert ; il n’y a à peu près rien du côté anglo-saxon. À la soutenance de Gross, il avait avoué qu’il parlait un très médiocre anglais. Ignorance pire chez Antoine, l’autre patron. Et chez nous, tout autant. Problème de formation qui nous ramène à l’agrégation et aux œillères qu’elle nous mettait sur les yeux. C’était le domaine de la tradition. Affrontant la découverte de l’Amérique, on revenait de loin, de très loin.
P. E. — Comme je le disais tout à l’heure, Fauconnier et Vergnaud ont suivi le chemin de Gross ; c’est lui qui les envoie aux États-Unis. Ils sont allés voir, indépendamment l’un de l’autre, « le polytechnicien-français-qui-est-devenu-linguiste » et Gross leur a dit d’aller là-bas. Milner y va en 67-68 ; il est, à ma connaissance, le premier normalien agrégé de grammaire qui décide d’aller parfaire sa culture linguistique aux États-Unis. De ce point de vue, il est vraiment original : si l’ensemble des agrégés de grammaire avait suivi le même chemin, la linguistique française aurait une autre allure aujourd’hui.
J.-C. C. — Inversement, des gens comme Fauconnier auraient pu transmettre en Amérique le bon côté français, l’importance de la réflexion française sur la phrase, le texte, sur la sémantique ; et, en un sens, il l’a fait ; tu t’en souviens, nous avions interrogé Fauconnier en lui demandant comment il en était venu à la linguistique quand il était élève de l’X ; nous lui avions suggéré le nom de Ruwet, qui faisait des cours à l’École à ce moment-là, il nous avait dit : « Mais non, pas du tout, c’est Barthes ; j’ai écouté Barthes, j’ai été illuminé et j’ai pensé qu’il fallait regarder le langage comme il le faisait. » Ici nous avons rejoint notre Julia pour qui Barthes avait été la grande porte d’ouverture aux sciences du langage. Par l’un et l’autre, on retrouve ce qui aurait pu être en Amérique un destin fabuleux de la linguistique française, la glorification du texte, fondée sur des siècles de culture française. À leur façon, Foucault et Derrida l’ont parfaitement compris ; comme Kristeva.
Mais tout cela, ma génération l’a saisi bien après. Nous étions fascinés par Harris, Chomsky et leurs élèves, sur un mode magique, car nous n’avions pas la formation qui nous aurait permis de les intégrer et de prendre nos distances. Et c’est ce blocage que nos entretiens dévoilent assez nettement, je crois. Si nos interlocuteurs n’ont pu tout prévoir, ils définissent des conditions.
P. E. — Barthes, pour moi aussi, aura beaucoup compté. J’avais assisté au débat à la Sorbonne entre Martinet et Barthes, vers 63, et c’est une des expériences qui m’a orienté vers la VIe section des Hautes Études ; si je suis maintenant à l’EHESS, c’est en partie parce que Barthes disait que la linguistique, sous la forme du structuralisme, permettait de faire communiquer les sciences humaines entre elles ; comme disait Lévi-Strauss depuis longtemps. J’ai conservé cette idée. Bizarrement Roland Barthes, je ne crois pas que Julia le dise ici, Barthes, ce sémiologue, avait aux Hautes Études une chaire de sociologie : « sociologie des signes, symboles et représentations ». Mon orientation sociolinguistique, je l’ai prise chez Weinreich et chez Labov ; mais, j’ai gardé présente cette conception, aujourd’hui presque abandonnée, de la linguistique au cœur des sciences sociales ; et ce n’est pas par hasard que je me suis retrouvé proche de Bourdieu.
J.-C. C. — Barthes n’est pas constamment présent dans nos entretiens. Qui en parle ? Greimas évidemment, le vieil ami inséparable.
P. E. — Et Julia, bien sûr aussi ; et Ruwet, quand il évoque la création de Langages.
J.-C. C. — Oui, parce que Barthes s’intéressait beaucoup à la linguistique. Il était venu parler à la SELF, amené par Greimas, avec sa bonne grâce coutumière, et sa discrétion. C’est lui qui gommait le côté médiatique de ses apparitions, puisque comme on l’a dit à l’occasion de ces entretiens, il était présent dans les premières réunions de Langages et c’est même lui, dit-on, qui a rédigé la préface de la revue ; mais son nom n’apparaît nullement sur la couverture.
P. E. — Dans l’entretien avec Greimas, on a évoqué leur amitié. En fait, c’est Barthes et Greimas qui vont constituer la base de la linguistique aux Hautes Études. Dans notre article, on parle de Barthes, ici et là, mais au fond, il n’est pas présent dans le champ tel que nous le constituons, à raison, je pense : il ne s’est jamais situé vraiment comme linguiste, même lorsqu’il est vacataire à Saint-Cloud pour le « français fondamental ».
J.-C. C. — Il fait partie de ces fantômes organisateurs qui sont partout sans chercher à s’imposer.
P. E. — Je me souviens d’un séminaire que nous avions en commun où tu avais souligné que quand on pensait à la linguistique à l’EPHE, on oubliait toujours la VIe section. La VIe section, elle existe dès 47 et, en réalité, c’est un des trous de notre analyse : elle n’y apparaît pas comme telle. Assurément nous aurions dû la regarder de plus près…
J.-C. C. — Elle apparaît à la marge dans les discours de Greimas ou de Dubois. Mais c’est un peu mystérieux, même pour eux, apparemment secondaire. Il faut dire que ce qu’on appellera l’Eprass est en voie de formation ou d’improvisation, comme on veut.
P. E. — Greimas en parle, mais dans les discours, cette partie du champ est assez floue. Ces gens ne nous apparaissent pas clairement situés, en grande partie parce qu’ils n’ont pas mis dans leur moteur le tigre chomskyen qui, tout d’un coup, est à la mode. Le chomskysme va évacuer du champ propre ces linguistes à la française, en France même. Il n’y a que Julia qui va se lier à Barthes et à Greimas. Et assumer son indépendance, loin des départements de « linguistique générale ».
J.-C. C. — Son Chomsky, c’est Saumjan dont la machinerie est beaucoup plus souple, beaucoup plus puissante et se prête à l’analyse des textes aussi bien qu’à celle des phrases ou des mots.
P. E. — Šaumjan, parce qu’elle pratiquait le russe ; c’était lointain pour les linguistes français, qui avaient déjà du mal à lire les Américains. En réalité, pour la plupart d’entre eux, Julia était « une littéraire » qui ne se situait pas vraiment dans le champ linguistique. En fait, en se rapprochant de Barthes, elle sortait du champ de la linguistique technique, formaliste, qui à l’époque était essentiellement piloté par les représentants en France de Harris et Chomsky.
J.-C. C. — Un point m’a frappé. Nos interlocuteurs n’identifiaient pas bien les cours qu’ils suivaient ou qu’ils professaient ; nous avons dû expliquer à Greimas la signification du sigle Eprass ; il n’en n’avait qu’une idée très vague. Dans cette période de trouble, les institutions étaient souvent provisoires et mal définies ; la fréquentation se faisait par la méthode du bouche-à-oreille. C’était une faiblesse, mais aussi une force : des évolutions très rapides, modelées sur les besoins immédiats, étaient possibles. Cette situation se dégage bien du récit que Julia Kristeva fait de son arrivée à Paris en 1966. Ici le dialogue est très supérieur à l’inventaire historique.
P. E. — Julia est un cas particulier : elle est prise au sérieux, mais pas véritablement comme linguiste ; et elle-même ne se situe qu’en marge d’un champ dont elle ne définit pas clairement les limites. Pour elle, la linguistique, c’est un ensemble d’individus bien plus que d’institutions.
J.-C. C. — Donc quand on a tenté de dessiner un champ linguistique, on avait tendance à réduire la part de Julia ; mais, dès le moment où on l’isolait, où on en faisait un destin, une biographie, à ce moment-là, sa carrière apparaissait dans toute son ampleur et pouvait être déployée. Et, par une singulière dialectique, cette analyse éclairait le champ d’un jour nouveau. D’ailleurs je crois qu’elle-même s’en est aperçue quand elle a relu tout récemment le texte qui reproduisait l’entretien qu’elle avait eu avec nous ; elle a eu tendance à l’étoffer pour en dégager plus nettement les lignes de force.
P. E. — Oui, parce qu’au départ ça ressortissait du récit de vie ; or, instruits par Bourdieu, nous ne cherchions pas le récit de vie ; tous nos questionnements tendaient à construire avec elle sa vision du champ ; et elle a été de plus en plus volontiers dans ce sens. Elle est probablement celle qui as fait le plus, avec Straka, pour construire le champ avec nous. Avec Martinet également qui, lui aussi, prend toute sa place. Autrement dit, cela va de soi, ta présentation complète donne plus de place à chacun et leur rend davantage leur dû.
Venons-en à un autre point. Un certain nombre de témoins potentiels sont absents de notre échantillon. Hagège est, je crois, typique d’une partie des gens que nous avions, du fait de notre centrage sur les créateurs de revues, laissés de côté, alors même que nous avions d’excellents rapports avec eux. Comme si sa position réelle, ce « capital spécifique » qui le conduira quelques années plus tard à occuper la chaire de théorie linguistique au Collège de France, nous était alors indiscernable.
Cette position de linguiste du Collège nous apparaissait pourtant totalement centrale avant et après la guerre, quand elle était tenue par Benveniste ; et encore, Benveniste n’avait pas su garder toute la place tenue par Meillet : Meillet nommait partout, Benveniste ne nommait nulle part. Claude Hagège occupe depuis des années cette position centrale et il est certainement aujourd’hui pour le grand public le plus connu des linguistes français. Si nous ne le « voyons » pas alors, c’est d’abord un problème institutionnel ; Hagège, dans les années 70, est professeur à Poitiers. Il apparaît dans l’ombre de Martinet, et les « martinetiens » sont alors tous occultés par ce qu’il faut bien appeler l’impérialisme des « transformationalistes » de Vincennes. Pourtant, Hagège jouait un vrai rôle au début de La linguistique : son interview aurait été normale.
Il n’y a pas Hagège, il n’y a pas Frédéric François, il n’y a pas Henriette Walter, tous ces disciples de Martinet qui sont tout à fait reconnus aujourd’hui : Henriette Walter, avec Claude Hagège, c’est la linguiste française la plus connue dans la francophonie. Cette reconnaissance, ils la doivent en bonne partie à leurs travaux de grande diffusion, et parfois à leurs dons médiatiques, mais aussi à leur œuvre proprement scientifique, souvent négligée par les linguistes des autres écoles. Même remarque pour les disciples de Culioli. Culioli joue un rôle central dans nos entretiens, mais toute son école reste dans l’ombre, une école qui va prendre pourtant énormément de place et de places, puisque Culioli a formé beaucoup de gens dans les années 70-80 : on rencontre partout des culioliens. Pourquoi cette censure ? Peut-être parce que Culioli n’avait pas de second, mais peut-être aussi parce que notre enquête, de principe même, était centrée sur des personnalités définies par leur rôle institutionnel ; et par les amitiés d’un groupe.
Martinet, je le connaissais, toi aussi ; et évidemment Dubois, Antoine et autres, et puis les gens de Vincennes. Certes, c’était eux qui avaient créé les revues, mais on aurait pu adjoindre ces personnages qui, sans être majeurs dans les revues, s’y trouvaient quand même. L’idée ne nous en est pas venue. Notre manière de saisir le champ ne le permettait pas. Mais qui aurait pu prédire, en 1982, que ce serait Hagège qui obtiendrait, en 1988, la chaire de Meillet et Benveniste ? Tel que nous est apparu le champ, c’était imprédictible. Parmi ceux que nous présentons, on pouvait penser à Ruwet ou Gross, ou, à la limite, mais on ne le cite que pour le rôle qu’il a joué dans Langages, cela pouvait être Ducrot, qui fut effectivement le concurrent malheureux de Hagège. Mais, vue de 2005, l’absence d’Hagège est surprenante : l’institution Collège de France, cet ensemble de sommités chargées de discerner les plus éminents savants pour les chaires du Collège, a élu quelqu’un dont personne ne nous avait même cité le nom en 84. Il y a quelque chose là qui fait problème. Leçon d’humilité…
J.-C. C. — Moi, je trouve ça très réconfortant, de voir qu’à tout moment tout peut arriver et qu’en sciences la prédictibilité est une donnée très flottante. L’institution universitaire a énormément changé en quelques années, depuis le début des années 60, début même de notre enquête propre : afflux de chercheurs, de postes, d’étudiants, développement du CNRS, création de groupes de recherche. Les moyens de communication ont beaucoup changé ; une émission de TV modifie les données aussi bien et mieux qu’une campagne de presse, autant et mieux qu’un corpus savant. Les causalités existent, mais elles font partie d’un système sous-jacent ; elles autorisent en surface des changements spectaculaires.
P. E. — Surtout en sciences humaines. Le Verrier avait pu prédire l’existence d’une planète, mais en sciences humaines, c’est difficile de prédire même le futur occupant d’un poste prestigieux. Notre lunette était un peu voilée : nous nous situons dans une phase où nous surestimons le lien à la seule Amérique, et particulièrement au MIT et à Philadelphie, pour Harris et, quand même, Labov, et un peu à la Californie à cause de personnalités comme Schane, Klima, Fauconnier, Kuroda.
Hagège se déplace pourtant beaucoup ; il a été traduit aux États-Unis. Il est aussi directeur d’études à l’EPHE : de fait, il a une carrière de successeur de Martinet – lequel a surtout raté le Collège pour une question d’âge : à la mort de Benveniste, il est près de la retraite.
J.-C. C. — Alors là je dirais que peut-être que quelqu’un nous a induits en erreur – ou que peut-être nous n’avons pas écouté et à qui nous n’avons pas posé les bonnes questions –, c’est Martinet. Il ne nous a nullement conduits vers Hagège d’une part, mais pas plus vers Haudricourt, vers toutes sortes de gens qui ont fait des enquêtes. Car Martinet ne parle pas des enquêtes bien qu’il en ait fait lui-même, particulièrement dans son camp de prisonniers ; son travail sur la prononciation du français contemporain, c’est tout à fait fondamental ; et aussi son bouquin sur l’Économie des changements phonétiques.
P. E. — … qui ne comprend pas d’enquêtes. Sa seule enquête sur l’oral, c’est sur le parler de sa mère, le parler franco-provençal d’Hauteville (Savoie). Mais il y a aussi cette grande enquête par questionnaire écrit, à laquelle tu fais allusion, auprès des officiers français prisonniers dans le même camp que lui.
J.-C. C. — Parce qu’enfin je considère que toutes ces enquêtes, qu’elles soient signées Haudricourt, Hagège, Martinet, etc., nous permettent de les regrouper avec les travaux d’autres linguistes, comme Benveniste qui a aussi fait ses enquêtes auprès des Indiens en Amérique du Nord, mais qui ne les a pas publiées. On rejoint ici un problème français qui est celui de la constitution des corpus : comment se fait-il qu’en France il n’y ait pas de sort privilégié fait aux corpus, tout au moins qu’ils soient laissés en marge ? Le problème n’apparaît pas sur le devant de la scène ; on préfère théoriser sur la langue (ou la lalangue, comme disait Milner, évoquant Lacan).
P. E. — Dans nos interviews, on apprend quand même qu’il y a eu des gens qui enquêtaient. qu’il y a eu plusieurs types d’enquêtes, à commencer par la fameuse équipée de Brunot et Bruneau dans les Ardennes en 1912 ; qu’il y a eu des enquêtes individuelles, mais aussi collectives avec les atlas régionaux, etc. Ce qu’on ne voit pas du tout, c’est qu’il y a eu une école de gens formés à l’enquête phonologique, essentiellement par Martinet, notamment des africanistes qui vont se regrouper au Lacito.
J.-C. C. — C’était eux que je visais vraiment en m’entretenant avec Haudricourt pour l’article des Cahiers pour l’histoire du CNRS, 1990, puisque Haudricourt était plus ou moins leur maître à penser ; par exemple, il avait formé Jacqueline Thomas qui lui disait sa reconnaissance. Tous ces gens, je les ai rencontrés dans mon enquête sur le CNRS ; ils avaient besoin de crédits, de plans d’ensemble ; l’Université leur était plus ou moins fermée ; et le seul CNRS pouvait leur fournir une organisation adéquate.
P.E. — En 1963, je suivais les cours de Jacqueline Thomas. Et j’ai connu Haudricourt qui était un personnage étonnant et bizarre. Entre nous soit dit, on ne pouvait guère être formé par Haudricourt : on pouvait être introduit par lui à quelque chose, mais « formé », ce n’est pas vraiment le mot. Mais on était ébloui. Mais Haudricourt précisément, nous aurions pu nous souvenir qu’il avait publié avec Hagège La phonologie panchronique, qui est une tentative tout à fait étonnante et complètement mésestimée ; c’est le point, je pense, où cette école s’est avancée le plus loin dans une théorie originale. Et, dans cet ordre d’idées, Hagège, on aurait pu aussi le signaler parce qu’il avait eu l’audace de publier un livre anti-chomskyen fort impertinent, ce que peu de structuralistes ont fait.
J.-C. C. — Nous étions obsédés par la structuration de notre champ.
P. E. — Haudricourt manque. Ducrot aussi manque, qui jouait pourtant un rôle très important en pragmatique, en logique du discours, en sémantique. S’il avait été élu au Collège comme il a failli y parvenir, nous serions en train de nous dire que nous l’avons raté…
J.-C. C. — C’était un esprit curieux qui se tenait volontiers en retrait ; il publiait dans de petites revues. Dans les cours, je m’en servais beaucoup. Et d’ailleurs, nous avons dialogué avec lui, Simone Delesalle et moi, sur le rôle de « mais » dans les dialogues.
P. E. — Mais notre autocritique scientifique doit garder des limites… Cette enquète était une première. Nous avons quand même obtenu beaucoup d’interviews révélatrices, d’informations, de postures, etc. Après tout, rien n’empêchait nos collègues, après notre article, d’aller interroger les autres témoins ; si certains sont morts sans laisser ce genre de traces, c’est parce que personne n’a poursuivi ce que nous avions commencé. Lecteurs, à vos magnétophones désormais numériques : Ducrot, Fauconnier, François, Hagège, Milner, Vergnaud, Henriette Walter et bien d’autres sont heureusement là pour témoigner…
Mais c’est vrai que ces manques font que notre tableau, qui reste très descriptif, ne peut pas être prédictif. Il l’aurait été néanmoins si les revues que nous mettions en valeur avaient vraiment été le moteur de la suite ; elles ne l’ont pas été.
J.-C. C. — Peut-on considérer que ce que nous notons, c’est un échec de la linguistique en France, qui n’a jamais réussi à entamer les positions dominantes, c’est-à-dire la philologie et le type d’explication de textes qu’elle entraîne ? La persistance de l’agrégation, dans ses formes traditionnelles, n’est certainement pas pour peu dans cet échec. Ce qui n’a pas empêché, pour encadrer les dizaines de milliers d’étudiants qui s’inscrivaient dans les universités, les milliers qui choisissaient la linguistique, de recruter des centaines d’enseignants qui s’affichaient comme « linguistes » dans d’étonnantes conditions d’improvisation.
P. E. — Il faudrait noter aussi le fait qu’aujourd’hui, dans les cinq cents personnes qui sont considérées comme linguistes à la section idoine du CNU, une partie non négligeable relève du français langue étrangère (FLE). Et ceci est certainement lié à ce que tu viens de dire. C’est un autre point troublant : tentant de dessiner le tableau des conditions de fonctionnement des linguistes de 1958 à 1968, on n’a pas pu prévoir qu’au début des années 80, on allait officialiser le français langue étrangère comme une des disciplines des sciences du langage. D’ailleurs, il faudrait commenter longuement le lent passage de la linguistique des lettres aux sciences humaines, puis aux sciences du langage et aux sciences cognitives : cet ensemble de déplacements lexicaux signale aussi les restructurations du champ.
Ce que nous montrons bien, pourtant, dans l’analyse du champ dans les années 60, il me semble, c’est que ce qui a été tenté à ce moment-là à Besançon, dans tous ces séminaires d’été, dans les centres de recherche, un peu partout, c’est de scientificiser la discipline, d’arrêter cette chaîne infernale de la reproduction par les concours, pour brasser les nouveaux venus et les orienter vers une linguistique de recherche. Toi, Dubois, Mitterand, Pottier, Culioli, et tant d’autres, vous avez été happés par la linguistique pure et dure, celle qui ne vise pas à reproduire des professeurs de lycée en refaisant éternellement de la grammaire et de la littérature, mais à faire de la recherche fondamentale.
Les milliers d’étudiants en linguistique qui arriveront à partir de 1966-1968 recevront souvent une formation improvisée. Trop d’étudiants liront à toute vitesse des traductions récentes et, finalement, la greffe n’aura pas pris. Il y avait deux possibilités quand on regarde le champ : ou la linguistique absorbait, transformait, remâchait, reproduisait des linguistes avec des agrégés, pourquoi pas, ou bien l’Université, la préparation de l’agrégation, les concours de ce type absorbaient la linguistique en en prenant les postes, et c’est, au moins partiellement, cette deuxième branche de l’alternative qui l’a emporté. Dans toutes les universités ou presque, il y a maintenant des linguistes qui préparent à l’agrégation et au Capes et les contraintes des concours n’ont pas grand-chose à voir avec la façon dont on pense la linguistique non seulement au MIT, mais partout dans le monde, où on la pense comme science autonome qui n’a absolument pas à se trouver des débouchés du côté de l’enseignement de la grammaire scolaire, ou de la formation d’enseignants du français comme langue étrangère, mais à garder pour objectif, au contraire, de faire de la recherche.
Par ailleurs une des choses qui vont déterminer l’évolution de la linguistique pure et dure, surtout dure, impure parfois mais dure toujours, c’est l’émergence des « sciences cognitives », dont la linguistique s’est trouvée partie prenante. On pouvait dans une certaine mesure le prévoir en remarquant que c’est avec Chomsky que va redémarrer le mentalisme en linguistique, la réintroduction du sujet cognitif, par où s’ouvre la porte du cognitivisme.
J.-C. C. — Il faudrait parler de la discussion avec Piaget.
P. E. — … N’empêche que les sciences cognitives modernes avec toutes leurs implications sont allées beaucoup plus loin, avec des effets durables sur l’évolution de la sémantique-pragmatique, de la syntaxe mais aussi de la phonologie. On pouvait dès la fin des années 70 en avoir l’intuition.
Enfin, il y a un dernier point qu’on n’a pas du tout abordé, c’est que, sans faire de bruit, s’est dégagée depuis le début des années 80 une école linguistique française qui a pleinement réussi, et qui semble internationalement en avance : l’histoire de la linguistique, qui germinait déjà depuis longtemps dans ton œuvre propre et à laquelle, avec tes élèves, tu as su donner une assise remarquable. À partir de ta grande thèse de 1968 quelque chose va se développer en France qui n’existait pas. Julia l’avait bien vu dans le grand article qu’elle a publié sur ce livre dans Critique [1971]. Cette discipline va prendre une place considérable, avec une pléiade de chercheurs trop jeunes pour avoir été cités en 84, mais qui ont largement occupé le terrain depuis : Sylvain Auroux, Gabriel Bergounioux, Jean-Louis Chiss, Bernard Colombat, Christian Puech, Irène Rosier-Catach, beaucoup d’autres, parfois de la génération précédente comme Simone Delesalle ; et beaucoup d’étrangers comme Jürgen Trabant ou Brigitte Schlieben-Lange…
J.-C. C. — Je me suis souvent demandé pourquoi l’histoire de la linguistique apparaît si tard, alors même qu’elle est une tentation permanente, que la nécessité en est décrite par un certain nombre des acteurs. Wagner y attachait une grande importance, Greimas lui-même a participé à des colloques d’histoire de la linguistique, et à partir des années 70-75 on voit apparaître toutes sortes de gens qui se disent : tout mouvement pour se développer a besoin de se penser comme une histoire. Mais cette pente se dessine très, très lentement ; et là c’est un problème à examiner.
Je me souviens que lorsque Julia Kristeva préparait son numéro de Langages sur L’épistémologie de la linguistique, qu’elle voulait essentiellement historique, elle peinait pour trouver des participants convaincants. Ce n’était pas vraiment une discipline constituée. Pourquoi ? Parce qu’aucun concours universitaire n’incluait l’histoire de la discipline. Et ici encore c’est le CNRS qui a sauvé la mise, en même temps que le travail acharné de Sylvain Auroux qui venait de la philosophie. Un complexe original que nous avons plusieurs fois rencontré. Mais on en reparlera plus longuement une autre fois.
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