Amour, digestion et puissance selon Descartes
p. 55-65
Note de l’éditeur
« Amour, digestion et puissance selon Descartes », Revue philosophique, n° 4, octobre-décembre 1988.
Texte intégral
1On sait en quoi consiste l’amour pour Descartes : l’article 79 des Passions le définit comme « une émotion de l’âme causée par le mouvement des esprits, qui l’incite à se joindre de volonté aux objets qui paraissent lui être convenables ». On sait aussi ce que c’est que « se joindre de volonté » à une chose : selon l’article 80, c’est se considérer comme formant avec elle un tout dont on n’est soi-même qu’une partie ; ce qui a pour conséquence, comme l’indique la lettre à Chanut du 1er février 1647 – où Descartes, consciemment ou non, reprend plus ou moins le vocabulaire juridique du contrat de société –, « qu’on transfère […] les soins qu’on a coutume d’avoir pour soi-même à la conservation de ce tout »1. On sait également ce que signifie « nous être convenable » : l’article 79 l’oppose à « nous être nuisible » et l’assimile donc à « nous être utile » ; l’article 56 lui donne pour synonyme « être bon à notre égard » ; et le « bien à notre égard » est défini dans la lettre à Christine du 20 novembre 1647 comme étant « ce qui nous appartient en quelque façon » (c’est-à-dire, apparemment, ce qui nous est accessible) « et qui est tel que c’est perfection pour nous de l’avoir »2. Enfin, en ce qui concerne la notion de perfection, j’ai essayé de montrer dans un article déjà ancien3 qu’elle équivalait à celle de puissance – non pas au sens qu’aura cette notion chez Hobbes, ni non plus au sens qu’elle aura chez Spinoza, mais au sens de capacité de résister victorieusement aux agressions venues de l’extérieur : cela vaut, je crois, aussi bien pour les perfections du corps que pour celles de l’union de l’âme et du corps et pour celles de l’âme seule. Dans ces conditions, il semblerait que la nature et les effets de l’amour soient très clairs : nous nous joignons de volonté avec les choses – ou nous aimons les choses – qui, pour une raison ou pour une autre, nous semblent susceptibles d’augmenter notre puissance, ou tout simplement de nous donner l’occasion de l’exercer ; en conséquence, comme l’indique l’article 86, nous désirons ces choses que nous considérons comme convenables ; et lorsque nous les avons obtenues, comme l’indique l’article 91, nous sommes joyeux.
2Or voilà qui semble entièrement remis en question par l’article 82 des Passions. Dans cet article, en effet, Descartes a l’air de dire que, par rapport à un objet donné, l’amour et le désir s’excluent l’un l’autre. L’ambitieux, explique-t-il, éprouve du désir pour la gloire, l’avaricieux pour l’argent, l’ivrogne pour le vin, le « brutal » pour la femme qu’il veut violer ; mais ils n’ont, les uns comme les autres, aucun amour pour les objets respectifs de leur désir : ce qu’ils aiment, en réalité – et ce à quoi ils s’unissent donc de volonté – ce ne sont pas les objets eux-mêmes, mais c’est la possession de ces objets. Au contraire, ajoute Descartes, le bon père qui, lui, aime véritablement ses enfants – et qui s’unit donc véritablement à eux de volonté –, « les aime d’un amour si pur qu’il ne désire rien avoir d’eux ». Quant aux deux autres amours dont il est question dans le même article, ils sont impurs, eux, mais au sens chimique du mot, car chacun d’eux consiste en réalité en un mélange de deux amours : l’homme d’honneur aime son ami et sa maîtresse, il les aime dans leur personne même, et, dans cette mesure, il n’éprouve pour eux aucun désir ; mais il aime aussi la possession de son ami (jouissance de sa conversation, etc.) et de sa maîtresse (possession sexuelle), et, dans cette mesure, il désire en obtenir ou continuer d’en obtenir quelque chose. On doit donc, de toute façon, affirmer universellement que, pour tout x, l’amour envers x, en tant que tel, n’implique aucun désir pour x, alors qu’au contraire ce désir est toujours impliqué dans l’amour pour la possession de x. Est-ce vraiment compatible avec ce que Descartes nous dit par ailleurs, dans les articles 79 et 86, des rapports entre amour et désir ?
3En fait, c’est compatible. Et pour le comprendre, il nous suffira d’une remarque et d’une convention linguistique. La remarque est la suivante : Descartes, dans l’article 87, récuse l’opposition traditionnelle entre désir et aversion et insiste sur le fait que le désir n’a pas de contraire ; le désir de richesse, par exemple, n’est pas une passion différente de l’aversion pour la pauvreté, mais c’est un seul et même désir qui m’incite à m’enrichir et, de ce fait même, à m’abstenir de m’appauvrir. Or cela n’a de sens que si le véritable objet du désir n’est pas une chose, mais la production d’un événement : la richesse et la pauvreté sont deux choses différentes, et les passions dont elles font l’objet (amour et haine, ou joie et tristesse) sont donc deux passions différentes, mais mon enrichissement et ma cessation de pauvreté sont bien un même événement qui fait l’objet d’une même passion. Il faut donc admettre, par une convention linguistique assez conforme à l’usage courant, que « désirer une chose » signifie en réalité « désirer posséder cette chose » – ou, plus précisément, « désirer faire se produire cet événement qu’est la possession par moi de cette chose ». Mais alors, pourquoi ne pas généraliser ? Pourquoi ne pas dire que, pour tout x, l’amour envers x a pour conséquence le désir de faire exister x dans les meilleures conditions possibles pour x ? De cette façon, le rapport entre amour et désir sera sauvegardé dans tous les cas ; et lorsque « x » signifiera « la possession par moi de telle chose », nous retomberons sur le sens ordinaire de l’expression « désirer cette chose ». C’est ce dont témoigne d’ailleurs l’article 81, où Descartes récuse la distinction thomiste entre amour de concupiscence et amour de bienveillance : cette distinction, nous dit-il, concerne les effets de l’amour, non son essence ; car lorsque nous aimons une chose, nous lui voulons du bien, nous lui joignons de volonté tout ce que nous jugeons lui être convenable, et nous désirons donc (même si Descartes ne le dit pas ici, cela va de soi) la voir exister dans les meilleures conditions possibles pour elle ; et si nous jugeons en même temps que ce soit un bien de la posséder, c’est-à-dire si nous aimons en même temps sa possession – ce qui est tout de même le cas le plus fréquent –, nous la désirons tout simplement au sens déjà indiqué. La bienveillance envers la possession par nous de la chose est concupiscence envers la chose.
4Dans ces conditions, l’amour pour la possession d’une chose ne pose plus aucun problème. Nous pouvons même comprendre, à présent, un point en apparence un peu bizarre. Dans la lettre à Chanut du 1er février 1647, en effet, Descartes nous dit que, si l’âme « s’apercevait qu’il y a beaucoup de choses à connaître […], sa volonté la porterait infailliblement à aimer la connaissance de ces choses, c’est-à-dire à la considérer comme lui appartenant »4 ; et il ajoute : « si elle remarquait, avec cela, qu’elle eût cette connaissance, elle en aurait de la joie »5. Or on ne voit pas du tout en quoi aimer une chose équivaudrait à la considérer comme nous appartenant, et l’on ne voit pas non plus d’emblée comment une chose pourrait « nous appartenir » sans que nous « l’ayons » nécessairement. Mais ce rapport un peu surprenant entre amour et appartenance, puis entre joie et « avoir », devient limpide à partir du moment où l’on admet que l’amour dont il s’agit n’est pas l’amour de la connaissance prise en elle-même (ce qui n’aurait d’ailleurs aucun sens), mais l’amour de la possession par nous de la connaissance. Car « nous joindre de volonté à la possession d’une chose » – c’est-à-dire aimer la possession de cette chose, non cette chose elle-même – équivaut effectivement à nous considérer comme le possesseur de cette chose ; d’où il résulte que nous aurons par la suite envers elle le comportement d’un propriétaire usant de son bien, ou, selon les cas, en abusant : comportement dont l’éventuel succès nous réjouira, de même que son éventuel échec nous attristera. Il y a donc bien, dans cet amour-là, une sorte de prise de possession anticipée, antérieure à la possession effective qui nous donnera ensuite de la joie – un peu comme l’acquisition d’un titre de propriété sur une chose précède le moment où on entrera de facto en possession de cette chose. Et ce rapport entre amour et joie, s’il faut en croire la même lettre à Chanut6 ainsi que les articles 107 et 109 des Passions, est celui-là même qui régnait lors de la vie intra-utérine : lorsque Descartes, dans l’article 107, associe à la digestion le premier amour du fœtus – celui qu’il éprouvait pour l’aliment qui entrait dans son cœur –, il ne s’agit pas vraiment, en réalité, d’un amour pour l’aliment lui-même, mais d’un amour pour la possession de cet aliment, qui anticipe sur cette possession ; et cet amour sera suivi, selon l’article 109, de la joie d’avoir digéré cet aliment, c’est-à-dire de la posséder effectivement. De même, donc, que, pour le fœtus, aimer la possession de l’aliment consistait littéralement à le digérer, de même, par la suite, aimer la possession d’une chose reviendra toujours à digérer métaphoriquement cette même chose.
5Tout s’éclaire donc, pour ce qui concerne l’amour possessif, si l’on distingue radicalement entre aimer une chose ou une personne et aimer sa possession7. Mais alors, c’est l’amour pour la chose ou pour la personne, abstraction faite de sa possession, qui semble poser un problème insoluble. Car cet amour, d’après ce que l’on vient de voir, a bien l’air d’être, par définition, totalement désintéressé. Faut-il en conclure qu’il est en réalité impossible ? Certes non, puisque Descartes dit le contraire. Serions-nous alors en présence d’une doctrine du « pur amour » ? Et pourtant, Descartes a bien dit que, d’une façon générale, les choses que nous aimons sont celles qui nous sont « convenables » et par conséquent utiles. Il doit donc y avoir un autre intérêt (une autre digestion métaphorique) à la base de cet amour. Mais de quelle sorte ? La bienveillance envers un être, de quoi est-elle concupiscence ?
6Qu’un tel intérêt existe, c’est ce que montrerait déjà une lecture plus attentive de l’article 82. En effet, après avoir dit dans cet article que le bon père aime ses enfants d’un amour désintéressé, sans rien désirer avoir d’eux, Descartes ajoute aussitôt qu’il « ne veut point les posséder autrement qu’il fait ». Ce qui implique évidemment qu’il les possède déjà d’une certaine façon, qu’il en retire donc des avantages, et qu’il les aime à cause de ces avantages qu’il en retire. Que signifie donc cette affirmation qui, au premier abord, semble entrer en contradiction avec la précédente ? Deux interprétations sont ici possibles, qui, bien loin de s’exclure, se complètent.
7La première interprétation est la plus simple. Le bon père, pourrait-on dire, est celui à qui, dans un premier temps, ses enfants ont donné beaucoup de joies. Il a donc d’abord aimé, non pas ses enfants à proprement parler, mais la possession de ses enfants ; en conséquence, il a d’abord éprouvé pour eux du désir : il a désiré continuer de les posséder, c’est-à-dire continuer d’en tirer les mêmes joies qu’auparavant. Mais, contrairement à ce qui se passait dans le cas de la femme violée ou du vin, la possession des enfants a pour condition nécessaire l’existence et le bien-être de ces enfants tels qu’ils sont en eux-mêmes. De la possession de ses enfants, par transfert du conditionné à la condition, le bon père a donc reporté son amour sur ses enfants eux-mêmes, et il a fini par identifier totalement leurs intérêts aux siens ; si bien qu’à présent, les satisfactions qu’il pourrait encore en retirer lui paraissent si insignifiantes qu’il n’y pense même plus : il ne désire plus rien d’eux pour l’avenir, il ne leur demande plus rien, parce qu’il ne fait plus de différence entre eux et lui.
8Il y a, certes, quelque chose de vrai dans cette explication : comme nous allons le voir, il faut effectivement qu’il y ait un minimum d’intérêt au départ, ne serait-ce que pour amorcer le processus. Mais cela ne suffit pas. Car, comme chacun sait, les bons parents ne sont pas nécessairement ceux à qui leurs enfants ont donné beaucoup de sujets de contentement. Comment, dans ces conditions, rendre compte du passage d’une satisfaction peut-être minime à un dévouement total ? Et comment expliquer la persistance de l’amour lorsque les enfants ne donnent plus aucune satisfaction ?
9C’est ici qu’intervient la seconde interprétation. Elle consiste, s’agissant de la manière dont le bon père possède ses enfants, à prendre le verbe « posséder » en un sens très spécial : au sens d’une possession dans la non-possession. Cela n’a rien d’absurde, puisqu’il en allait déjà ainsi dans le cas de l’amour pour la possession d’une chose, qui impliquait, on l’a vu, une prise de possession anticipée de la chose elle-même. Il est vrai que, dans le cas de l’amour non possessif pour une chose ou pour une personne, il ne peut s’agir d’un simple décalage dans le temps, analogue à celui qui existe entre l’acquisition juridique d’un bien et la livraison de ce bien, puisqu’un tel amour, considéré en lui-même, est censé ne jamais devoir déboucher sur une possession effective de l’être aimé. Mais, au lieu d’un décalage dans le temps, ne pourrait-il s’agir ici d’un décalage dans l’espace, analogue à celui qui existe entre une possession directe et une possession par procuration ? L’amour pour une personne n’impliquerait-il pas une sorte de prise de possession par procuration des perfections qui appartiennent à l’être aimé ?
10 Or c’est bien là ce que dit Descartes dans sa lettre à Élisabeth du 6 octobre 1645, où il explique à sa correspondante que, pour cette raison-là très précisément, on a intérêt à aimer. « Si nous ne pensions qu’à nous seuls, écrit-il en effet, nous ne pourrions jouir que des biens qui nous sont particuliers ; au lieu que, si nous nous considérons comme parties de quelque autre corps, nous participons aussi aux biens qui lui sont communs, sans être privés pour cela d’aucun de ceux qui nous sont propres. »8 Ce qui revient bien à dire que, dès lors que nous nous sommes joints de volonté à autrui, nous possédons par son intermédiaire toutes les perfections qui sont les siennes – ou, si l’on admet cette équivalence, toute sa puissance : tout se passe pour nous comme si c’était vraiment la nôtre. Et cela nous procure infiniment plus de joies que si nous en étions réduits à notre seule puissance individuelle, puisque, de ce seul fait, toutes les joies de l’être aimé sont également partagées par nous.
11Mais l’on pourrait objecter, et Descartes s’objecte à lui-même, que, s’il en est ainsi, nous devrons aussi partager toutes les tristesses de l’être aimé. À cela Descartes répond en deux temps, et sa réponse relève d’un machiavélisme éthique assez remarquable. Premièrement, déclare-t-il, c’est faux en droit. Car, explique-t-il, « le mal n’est rien de réel, mais seulement une privation ; et lorsque nous nous attristons, à cause de quelque mal qui arrive à nos amis, nous ne participons point pour cela au défaut dans lequel consiste ce mal »9. Autrement dit, même si dans ces cas-là nous nous affligeons superficiellement (à cause des mouvements de nos esprits animaux), nous n’avons pas, au fond, de véritable raison d’être triste ; et si une réflexion sur la non-positivité du mal n’est guère apte à nous consoler lorsque ce mal nous affecte personnellement, elle devrait y parvenir beaucoup plus facilement lorsque nos amis sont seuls frappés : il nous suffirait en principe de remarquer que, notre puissance personnelle n’ayant pas été diminuée, nous sommes simplement ramenés au statu quo ante. Cependant, déclare en second lieu Descartes, il reste vrai qu’en fait nous nous attristons du mal qui arrive à nos amis. Mais cette tristesse, ajoute-t-il, est elle-même une occasion de joie ; car « elle ne saurait être si grande qu’est la satisfaction intérieure qui accompagne toujours les bonnes actions, et principalement celles qui procèdent d’une pure affection pour autrui qu’on ne rapporte point à soi-même »10. Nous sommes donc joyeux, d’une joie qui est une pure émotion intérieure de l’âme, lorsque nous nous affligeons passionnellement du sort d’autrui, parce que cette affliction témoigne de la puissance avec laquelle nous avons réussi à maîtriser nos passions en les orientant volontairement vers autre chose que vers les biens purement personnels auxquels elles tendaient d’elles-mêmes à nous attacher.
12Donc, en définitive, l’amour envers autrui nous procure une double satisfaction : d’une part, il nous permet de considérer la puissance d’autrui comme étant la nôtre, et de nous réjouir de tous ses succès ; et d’autre part, lorsque cette puissance est mise en échec, il nous laisse au moins la joie d’avoir été, sans aucun dommage pour nous-mêmes, à la hauteur de ce que la situation exigeait de nous. C’est pourquoi Descartes peut écrire, dans sa lettre à Chanut du 1er février 1647 : « L’amour, tant déréglée qu’elle soit, donne du plaisir, et bien que les poètes s’en plaignent souvent dans leurs vers, je crois néanmoins que les hommes s’abstiendraient naturellement d’aimer, s’ils n’y trouvaient plus de douceur que d’amertume »11. Ainsi s’explique l’absence totale de possessivité qui caractérise, par définition, ce genre d’amour : nous ne demandons rien d’autre à la personne aimée que d’être elle-même et d’être heureuse, puisque c’est précisément cela qui nous réjouit. Car lorsque nous aimons, indépendamment de tous les avantages que peut ou non nous procurer par ailleurs l’être aimé, nous participons idéalement à sa puissance.
13Mais cette participation n’est pas possible à n’importe quelles conditions. Descartes n’est pas très explicite sur ce point, mais il nous indique tout de même, à propos du cas le plus défavorable, les conditions maximums qui doivent être réunies ; et il est facile de généraliser à partir de là. Il nous dit en effet, dans l’article 83 des Passions : « Il n’y a pas d’homme si imparfait » c’est-à-dire si impuissant « qu’on ne puisse avoir pour lui une amitié très parfaite lorsqu’on pense qu’on en est aimé et qu’on a l’âme véritablement noble et généreuse ». Il s’agit bien du pire des cas possibles : celui d’un homme dont la perfection ou la puissance est réduite au minimum. Dans les cas plus favorables, les deux conditions indiquées ne sont donc pas nécessairement aussi draconiennes. Mais il y a bien, d’une façon générale, deux conditions.
14La première condition, sous sa forme maximale, est que nous pensions que notre partenaire nous aime ; d’où nous pouvons conclure qu’il consentirait, le cas échéant, à mettre toute sa puissance à notre disposition. Lorsque sa puissance est infime, c’est en effet indispensable. Mais lorsqu’elle est plus importante, point n’est besoin d’aller aussi loin : il suffit qu’il nous ait manifesté, d’une façon ou d’une autre, qu’il était susceptible de nous vouloir quelque bien, et donc de mettre à notre disposition une petite partie au moins de sa puissance, si réduite fût-elle. Mais cette condition suffisante est aussi une condition nécessaire ; car lorsque nous pensons qu’une certaine personne est incapable de toute bienveillance à notre égard, rien ne nous garantit qu’elle ne tournera pas sa puissance contre nous ; nous ne pouvons donc pas considérer sa puissance comme la nôtre, ni par conséquent l’aimer. Tel est le minimum d’intérêt indispensable pour que puisse s’amorcer l’amour.
15La seconde condition, sous sa forme maximale, est que nous ayons l’âme « véritablement » noble et généreuse, l’adverbe « véritablement » ayant ici manifestement le sens d’un superlatif. Lorsque notre partenaire est dépourvu de toute puissance « mondaine » (de tout pouvoir, de toute richesse, de toute beauté, de toute subtilité d’esprit, etc.), cette condition maximum est en effet indispensable ; car, dans ce cas, la seule puissance qu’il nous soit possible de lui attribuer est celle que possède tout homme : la capacité de faire bon usage de son libre arbitre ; et pour apprécier à sa juste valeur cette puissance-là chez autrui, il nous faut, comme l’indique l’article 154 des Passions, être absolument et totalement généreux ; si nous ne l’étions pas, nous n’aurions donc aucun motif de nous unir de volonté avec lui. Mais il y a des degrés dans la générosité, et nous avons d’autant moins besoin d’en avoir que notre partenaire est plus puissant par ailleurs. Une certaine générosité, toutefois, sera de toute façon nécessaire ; car, pour que nous puissions en arriver à considérer la puissance d’autrui comme la nôtre, et par conséquent le bonheur d’autrui comme aussi important ou plus important pour nous que celui dont nous jouissons personnellement, il faut que nous cessions de surévaluer nos biens propres ; et ce n’est possible, d’après l’article 153, que si nous sommes déjà généreux. Mais, d’une façon générale et toutes choses égales d’ailleurs, plus autrui est puissant, plus nous avons de motifs pour nous approprier idéalement sa puissance et par conséquent pour l’aimer.
16Or voilà qui est vérifié de façon exemplaire par l’analyse de l’amour de Dieu que nous donne Descartes dans sa lettre à Chanut du 1er février 1647. La genèse de cet amour, nous dit-il, doit se dérouler en quatre temps :
- Il nous faut d’abord considérer que Dieu est, comme nous, une chose qui pense. La seule différence entre lui et nous, de ce point de vue, vient de ce qu’il est omniscient. Mais l’on pourrait penser que nous sommes capables d’accéder progressivement à cette omniscience, ne serait-ce qu’au bout d’un temps infini. L’omniscience de Dieu est donc une perfection qui semble convenir à notre nature, un bien qui ne nous est pas inaccessible en droit. En conséquence, dit Descartes, « si nous ne considérons rien davantage, nous pouvons venir à l’extravagance de souhaiter d’être dieux, et ainsi, par une très grande erreur, aimer seulement la divinité au lieu d’aimer Dieu »12. Nous pouvons, autrement dit, en arriver à aimer la possession par nous des attributs de Dieu et, en conséquence, à désirer ces attributs, c’est-à-dire à désirer les posséder. Désir qui, s’il faut en croire la Troisième Méditation, n’a peut-être pas été tout à fait étranger à Descartes lui-même. Mais nous n’en restons pas là. En effet,
- Descartes poursuit : « Mais si, avec cela, nous prenons garde à l’infinité de sa puissance […], à l’étendue de sa providence […], à l’infaillibilité de ses décrets […], à notre petitesse, et […] à la grandeur de toutes les choses créées… »13 Si nous laissions cette phrase inachevée en demandant à un lecteur qui ne connaîtrait rien à Descartes de la compléter, sa réponse ne ferait aucun doute ; la conclusion logique serait : « La possession des attributs de Dieu nous paraît finalement inaccessible, et nous renonçons donc à vouloir être Dieu. » Et c’est certainement ce qu’a pensé Descartes, car cela va de soi. Mais, justement parce que cela va de soi, Descartes saute cette transition et passe immédiatement à l’étape suivante. En effet,
- Ce que Descartes conclut explicitement de ce qui précède, c’est que « la méditation de toutes ces choses remplit un homme qui les entend bien d’une joie […] extrême »14. En soi, cela se comprend : il y a selon Descartes, une joie de connaître, et cette joie est d’autant plus grande que l’objet connu a plus de réalité ou de perfection, c’est-à-dire de puissance. Mais ce qui étonne au premier abord, c’est que Descartes nous dise de cette joie, qui est pourtant infiniment éloignée de la béatitude, qu’elle est « si extrême » que celui qui l’éprouve, bien loin de désirer s’approprier les attributs de Dieu, « pense déjà avoir assez vécu de ce que Dieu lui a fait la grâce de parvenir à de telles connaissances »15. Le simple fait de comprendre que Dieu est tout-puissant peut-il vraiment nous réjouir à ce point-là ? Et pourtant cette jubilation apparemment démesurée devant le spectacle de la puissance s’explique fort bien. Car la joie, en elle-même assez modérée, que nous procure notre idée claire et distincte de Dieu, nous savons que c’est à Dieu lui-même que nous la devons, puisque c’est Dieu lui-même qui a mis cette idée dans notre esprit ; nous avons donc là la preuve que Dieu nous veut du bien, et par conséquent la première condition de possibilité de l’amour est remplie. Mais la seconde l’est aussi, puisque cette même idée nous apprend, précisément, que la puissance de celui qui l’a mise dans notre esprit est infinie. On comprend alors que cette joie devienne à ce point « extrême » : elle passe toute mesure, non pas simplement à cause du contenu de la connaissance dont elle découle, mais parce que, sachant que cette connaissance nous vient de Dieu, nous savons par là-même que nous pouvons, en nous unissant de volonté avec Dieu, nous approprier idéalement la puissance infinie de Dieu. Dès lors,
- En conséquence de cette connaissance et de cette joie, nous ne demandons rien de plus à Dieu. Une fois unis de volonté avec lui, nous ne désirons plus qu’une chose : que sa volonté soit faite, parce qu’elle est devenue la nôtre. Et comme sa volonté est toujours faite par définition, nous sommes « parfaitement heureux »16 : nous possédons par procuration cette toute-puissance divine que nous ne pouvions nous approprier directement.
17En définitive, donc, l’amour est le moyen inventé par les hommes pour s’approprier idéalement la puissance qu’ils ne peuvent pas s’approprier réellement. Lorsque nous rencontrons quelqu’un de puissant, notre premier mouvement est de vouloir nous approprier sa puissance, au besoin en la lui enlevant. Mais comme c’est impossible, une seule solution nous reste : nous considérer, par une sorte de contrat de société que nous conclurons unilatéralement dans notre seul esprit, comme formant avec lui un tout dont les deux parties mettront en commun leurs puissances respectives. Un contrat cependant, même aussi imaginaire que celui-là, requiert quelque chose qui ressemble à l’acceptation du partenaire. Cet équivalent d’acceptation, ce peut être un signe quelconque de bienveillance – un petit service, par exemple, qu’il nous rend – par lequel il nous fait savoir qu’il n’a pas l’intention de tourner sa puissance contre nous, mais qu’il peut éventuellement la mettre à notre disposition. Et cela nous suffit : nous pouvons considérer sa puissance comme la nôtre, nous la considérons donc comme la nôtre en même temps que nous mettons la nôtre à son service, nous nous joignons de volonté avec lui et nous l’aimons. Après quoi, chaque fois que sa puissance aura l’occasion de s’exercer avec succès, nous serons joyeux parce que ce succès sera le nôtre. Et c’est pour cela, finalement, que nous avons décidé de l’aimer, et non pas à cause du petit service qu’il a pu nous rendre au départ et qui était peut-être insignifiant.
18On comprend, dans ces conditions, que, dans la même lettre du 1er février 1647, Descartes passe immédiatement de l’amour de Dieu à l’amour des rois17 – pour terminer rhétoriquement sur l’amour que Chanut doit éprouver pour la reine Christine18. Et de fait, de Dieu au roi, la transposition est facile : le roi, pouvons-nous nous dire, est, comme nous, une chose qui pense ; nous serions donc parfaitement capables d’exercer le pouvoir à sa place, comme le font chez eux les régents néerlandais qui s’en passent fort bien ; si nous ne considérions que cela, nous en arriverions à l’extravagance d’aimer la possession par nous de la souveraineté plutôt que le souverain lui-même ; mais nous sommes bien obligés de constater que, chez nous, le rapport des forces exclut absolument que nous nous emparions du pouvoir ; et pourtant, le roi est bon pour nous, il nous accorde certains avantages qui prouvent qu’il nous veut du bien ; nous pouvons donc l’aimer, nous l’aimons donc, et, en l’aimant, nous nous approprions idéalement sa puissance : c’est comme si nous étions nous-mêmes souverains !… Risquons alors une hypothèse qui, aujourd’hui, paraîtra sans doute très « vulgaire » : cette attitude, par-delà Descartes, ne serait-elle pas celle-là même des couches supérieures de la bourgeoisie française du xviie siècle par rapport au pouvoir monarchique ? Moins vulgairement peut-être, l’amour du roi ne serait-il pas ici l’équivalent d’un contrat social auquel Descartes ne veut pas penser ? Et ce contrat social refoulé, dans la mesure où il consiste en ce que nous reconnaissons la puissance du souverain comme étant la nôtre, ne passerait-il pas par quelque chose d’analogue – moyennant transposition du registre juridique au registre psychologique – à ce que sera chez Hobbes l’acte d’autorisation ?
19Quoi qu’il en soit, le rapport entre l’amour pour une chose et l’amour pour la possession d’une chose est maintenant clair. Ils relèvent d’un genre commun dans la mesure où tout amour a pour objet un bien, et où tout bien consiste toujours – ce qui se comprend si l’on admet l’équivalence entre puissance et perfection – en une certaine possession de puissance. Mais à partir de là, deux cas peuvent se présenter : une possession de puissance peut être, soit la possession par moi de ce facteur de puissance que serait pour moi une certaine chose à supposer que je la possède, soit au contraire la possession par une chose ou par un être de sa propre puissance – c’est-à-dire la chose même, ou l’être même, qui possède une certaine puissance. Aimer la possession par moi d’une chose, on l’a vu, c’est me joindre de volonté avec cette possession, c’est décider que je suis le possesseur de la chose ; c’est donc digérer réellement ou métaphoriquement cette chose. L’amour d’un être, au contraire, consiste à me joindre de volonté avec la possession de puissance qu’est cet être, à décider que sa puissance – que je laisse par ailleurs se déployer librement et pour elle-même – est aussi la mienne. Aimer quelqu’un, c’est donc, sans absorber en rien sa personne, digérer métaphoriquement sa puissance.
Notes de bas de page
1 Œuvres, C. Adam, P.Tannery éd., Paris, Vrin, 1996 (désormais AT), IV, p. 611.
2 AT V, p. 82.
3 « Psychologie et politique ; Descartes et la noblesse du chatouillement ».
4 AT IV, p. 602.
5 Ibid.
6 AT IV, p. 605.
7 Cette distinction, précisons-le, est entièrement indépendante de celle qu’établit Descartes à l’article 83 entre affection, amitié et dévotion. Les six cas logiquement possibles le sont aussi psychologiquement (l’ivrogne pathologique, par exemple, qui sacrifie sa santé et finalement sa vie à sa passion, aime avec dévotion la possession de son vin), bien qu’ils ne soient pas tous conformes à la raison.
8 AT IV, p. 308.
9 Ibid.
10 AT IV, p. 308-309.
11 AT IV, p. 614.
12 AT IV, p. 608.
13 AT IV, p. 608-609.
14 AT IV, p. 609.
15 Ibid.
16 Ibid.
17 AT IV, p. 610-611, 612.
18 AT IV, p. 611.
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