Chapitre 4
Une expérimentation impossible en ville
p. 101-114
Texte intégral
1C’est par l’élaboration d’une société modèle que les socialistes, pour la plupart, proposent de résoudre la question sociale. Les communautés sont à la fois le lieu et le moyen de la régénération sociale. Inscrite dans l’air du temps1, la thématique de la communauté formule de façon implicite un refus des socialistes de se situer dans le cadre urbain.
La communauté contre la ville
2De toute évidence, il y a incompatibilité entre l’expérimentation socialiste et le cadre urbain. « Le Phalanstère s’élève au centre des cultures2 » précise Victor Considerant, reprenant fidèlement le schéma de Fourier qui précise à de multiples reprises la nécessité d’une implantation rurale : « Que le pays soit pourvu d’un beau courant d’eau, qu’il soit coupé de collines et propre à des cultures variées, qu’il soit adossé à une forêt3. »
3Jacques Valette, lorsqu’il estime que « le Phalanstère est déjà, vers 1848, un bâtiment du passé », appuie en particulier son analyse sur le caractère rural et agricole de la communauté fouriériste, perçue comme un avatar ultime de la physiocratie : « La notion de grande ferme dotée de logements confortables est celle d’un économiste du xviiie siècle comme La Rochefoucauld-Liancourt4. »
4Même s’il peut sembler réducteur de ne voir dans le Phalanstère qu’une grande ferme5, il est évident que c’est dans un décor rural que doit se mettre en place la nouvelle organisation sociale, économique et morale qu’appellent de leurs vœux les socialistes britanniques et français. L’on pourrait multiplier à l’envi les descriptions bucoliques des communautés socialistes : le propagandiste Robert Cooper, qui fut l’un des « social missionaries », ces militants appointés à plein temps pour diffuser le discours owéniste, raconte dans un de ses ouvrages le rêve qu’il aurait fait d’être arrivé dans une communauté owénienne : « Elle était située dans une vallée magnifique, entourée du plus pittoresque et du plus charmant des paysages6. »
5En témoignent toutes les représentations iconographiques, particulièrement riches chez les owénistes, qui présentent les projets architecturaux entourés de jardins et environnés d’une nature policée et cultivée, de champs et de forêts. On se situe ainsi dans une problématique qui est celle de « l’invention du paysage », où les bâtiments, nettement distingués, valorisent la campagne. Dès 1817, c’est ainsi que Robert Owen présente le cadre de ses villages7. La gravure plus élaborée, dessinée par Stedman Whitwell, bien souvent reproduite8 voire détournée9 de la communauté owénienne offre un panorama « en plongée » : ainsi, c’est le plus souvent nichés au fond d’un vallon verdoyant, à l’instar d’un monastère cistercien, que l’on découvre les bâtiments. Fourier prévoit d’ailleurs la possibilité, pour lancer une « phalange d’essai », expérience phalanstérienne sur une petite échelle, d’utiliser les bâtiments d’un château ou d’un monastère10.
6Pourtant, tout en préconisant une installation à la campagne, l’on souligne fréquemment la nécessité de situer l’expérience à proximité d’une grande ville. Le « communiste » anglais Goodwin Barmby11, tout comme le « mystical socialist » James Pierrepont Greaves12, ou Fourier13 tiennent ce genre de discours.
7La phalange d’essai pourrait vendre des produits à la ville voisine ; cependant, l’essentiel, pour un socialisme fondé sur l’émulation, est de ménager une possibilité de faire connaître ses réalisations. En effet, ces théoriciens, éloignés de toute perspective révolutionnaire, pensent, par la démonstration de leur réussite, « convertir » leurs contemporains. Si l’expérimentation se fait à la campagne, ce sont les populations urbaines qu’il faut convaincre, dont on prévoit les modalités de visite14. Exemple ultime de cette cible : Fourier précise qu’il faut éviter de s’installer près d’un village, ce qui pourrait occasionner des conflits avec les autochtones.
« Village of Unity & Mutual Co-operation » in R. Owen, New State of Society. Mr Owen’s Second Address Delivered at The City of London Tavem on Thursday, August 21, 1817, London, 1817, 4 p.

8Un ruralisme à nuancer, donc, surtout si l’on rappelle les multiples antécédents anti-urbains qui constituent l’armature idéologique des socialistes du premier xixe siècle. Sans même citer Rousseau, les analyses menées sur les penseurs des Lumières, sur Mably15 par exemple, insistent sur leurs préoccupations rurales, leurs dénonciations de la ville et de ses vices. Le babouvisme constitue également une source idéologique fondamentale, que diffuse très largement Buonarroti. Thomas Spence, William Godwin, Charles Hall ou William Ogilvie auxquels se référent fréquemment les socialistes britanniques n’ont pas une attitude différente.
9William Ogilvie publie anonymement en 1781 An Essay of the Right of Property in Land16. Pour lui, le problème principal est la crise agricole et la question de la propriété rurale ; il privilégie le travail de la terre, beaucoup plus profitable à la richesse publique que le travail industriel ou artisanal : « De deux nations égales par la superficie et la population, on peut considérer que la plus heureuse est celle dans laquelle le nombre de cultivateurs indépendants est le plus fort17. » Aussi est-il significatif de noter l’absence de la thématique urbaine chez cet auteur, dont l’audience sera forte, notamment parmi les chartistes. William Godwin, plus connu, préconise dans son Enquiry Concerning Political Justice and its Influence on Modern Morals and Happiness une structure sociale fondée sur une communauté de paroisses rurales, qui seraient les seules institutions politiques, et dans lesquelles tout le monde travaillerait la terre18.
10Thomas Spence, quant à lui, préconise une collectivisation de la propriété du sol, qui serait remise entre les mains des communes. Il n’envisage pas non plus le problème urbain, même si comme le souligne H.T. Dickinson, ce « radical » vécut toute sa vie dans un environnement urbain19. À partir de 1812, et de la création de la « Society of Spencean Philanthropists » (le premier mouvement socialiste britannique selon G.D.H. Cole20), son influence est certaine, et un bon nombre de militants socialistes des années 1820 et 1830, voire 1840, furent marqués par ce milieu. Ainsi, Allen Davenport, spencéen, coopérateur, militant laïque, chartiste et poète, fut un « compagnon de route », certes parfois critique, de l’owénisme, tout en restant fidèle à ses premières convictions.
11C’est John Minter Morgan, disciple d’Owen dont il s’est séparé pour des motifs essentiellement religieux, qui réédite en 1850 l’ouvrage de Charles Hall, paru en 1805 et largement passé inaperçu alors, intitulé The Effects of Civilisation on the People in European States21. Selon Hall, plus les sociétés sont industrialisées, plus la pauvreté y règne, aussi faut-il inciter au travail de la terre, en imposant des taxes très lourdes sur les manufactures.
12Cet héritage agraire et ruraliste se retrouve de façon particulièrement nette dans les efforts de définition du travail qui sont au centre de la réflexion des socialistes, souvent – pour les Anglais – en réaction aux définitions ricardiennes.
Le travail, c’est l’agriculture
13Il est paradoxal, au cœur de la révolution industrielle, de voir une famille idéologique, qui incarne elle aussi la modernité du xixe siècle, privilégier le travail agricole sur le développement de l’industrie. Même Saint-Simon, auquel se référeront pourtant de nombreux industrialistes, écrit dans L’Industrie que « l’industrie agricole est, à elle seule, infiniment plus importante que toutes les autres branches de l’industrie prises ensemble22 ». Dameth, dissident du fouriérisme « officiel », ne diffère pas dans ses réflexions : « C’est l’agriculture, mère nourricière de l’humanité, source première de la vraie richesse, qui doit être la base de la solidarité sociale23. »
14Dans le phalanstère, en effet, les manufactures ne sont prévues « qu’à titre d’accessoires et compléments du système agricole24 », ce qui ne va pas sans poser des problèmes pour l’installation des populations urbaines25. Avec sa mauvaise foi coutumière, Fourier reproche d’ailleurs à Owen d’avoir trop voulu développer l’industrie, ce qui expliquerait ses échecs. Or, « les fabriques sont nécessaires dans les trois modes d’Association, mais elles n’y interviennent qu’en relais des fonctions agricoles, qui sont l’aliment principal des rivalités et intrigues industrielles26 ».
15Pourtant, l’agriculture a le même statut privilégié dans le socialisme anglais. Dans le journal owéniste The Crisis, une lettre de G. Simkins, « To the working classes, by one of themselves », pousse au développement du « Labour Exchange », cette « monnaie du travail » qui eut un temps un succès27. Il espère ainsi que l’on dégage des bénéfices pour acheter de la terre – meilleur garant de stabilité et seule possibilité d’échapper à des pressions extérieures – et ainsi réaliser le modèle owéniste. À ce propos, il déplore l’ignorance des urbains par rapport aux choses de l’agriculture, faisant le vœu qu’ils « découvrent que ce n’est que par la possession de la terre, et la pratique d’un échange équitable de travail qu’ils pourront s’émanciper de la servitude et de la misère. Où est la terre, sera le pouvoir ; et tant que la terre et le travail seront possédés par des individus différents, le travailleur sera toujours opprimé et dégradé28 ».
16Dans le pays qui fut celui de la révolution industrielle, on pourrait s’attendre à une attitude différente de celle qu’adoptent les socialistes de cette France si rurale. Force est de constater qu’il n’en est rien. Et Owen ? À en croire de nombreuses histoires du socialisme, ce « self-made man », cet industriel prestigieux serait le seul à avoir pris la mesure de la révolution industrielle, à avoir intégré ce bouleversement économique, à en avoir saisi la signification. Dans les faits, il propose des villages agricoles, selon des modalités qui sont largement fixées dès les années 1810 et qui n’ont que fort peu à voir avec son expérience industrielle à New Lanark, sauf peut-être par l’environnement rural. Ces villages – c’est le terme qu’emploie Owen – ont une base agricole, ne laissent que fort peu de place à l’industrie. Pour J.F.C. Harrison, il faut imputer aux origines philanthropiques du mouvement cette inclination rurale. Et les tentatives communautaires (ce n’est pas le lieu ici d’en faire l’histoire) ont toutes une base agricole et rurale, se situent toutes dans une région rurale29.
17Dans les milieux socialistes, si l’on ne s’intéresse pas systématiquement aux problèmes urbains, on discute toujours de la question agraire. Ainsi Goodwyn Barmby n’hésite pas à publier – en 1842 – que « la question de la condition de l’Angleterre est la question de la terre30 ». Owen critique vigoureusement le « cottage System31 », en l’opposant à son système qui offre des commodités bien supérieures. Le mode de vie communautaire est présenté comme plus économique (économies « d’échelle »), plus convivial (pas de solitude même en cas de veuvage...), plus adapté à l’éducation des enfants... Le travail en commun de la terre, enfin, garantit une sécurité et un niveau de vie inégalable dans un système individualiste.
18Dans La Phalange, Raoul Boudon consacre un long article à un aspect crucial de l’économie urbaine : la réforme de l’octroi et des contributions indirectes. Il intitule son article « La réforme des octrois et des contributions indirectes. Question vinicole. Question des bestiaux ». La lecture ne manque pas d’être surprenante : Boudon constate une croissance de l’industrie vinicole mais aussi une crise de consommation. C’est la faute de l’octroi, perçu dans les agglomérations urbaines (depuis les lois de 1830 et 1832 dans les villes de plus de 4 000 habitants). L’accusée, ici, c’est la ville qui, du fait de sa croissance démographique, doit faire face à de nouveaux investissements et « a recours à l’octroi pour faire face à toutes ces dépenses32 ». Ainsi, la croissance urbaine n’est vue qu’au travers des problèmes ruraux, il faut réformer l’octroi, non pas pour développer la consommation en ville et pour améliorer les conditions de vie des urbains mais pour soutenir la production agricole et viticole.
19Par-delà cette attention poussée aux problèmes ruraux, les socialistes tiennent un discours parfois nettement anti-urbain, nourri de nostalgie ruraliste, de refus d’envisager le problème urbain.
Nostalgie rurale et anti-urbanisme
20The Revoit of the Bees, de John Minter Morgan, est probablement l’ouvrage qui popularisa le plus la pensée d’Owen. Paru en 182633, ce livre montre les vices de la société et les moyens d’y remédier à travers une allégorie fort transparente de la ruche et de l’abeille. L’enjeu et le lieu de cette histoire : une vallée déserte près d’Edimbourg, havre de paix et de sérénité troublé par l’introduction de la propriété privée et de l’économie politique. Cette allégorie campagnarde n’est qu’un des multiples exemples de la prégnance du modèle rural dans l’imaginaire des socialistes vivant dans un pays en pleine urbanisation. La nostalgie qu’expriment ces auteurs est plus « culturelle » que personnelle : il s’agit d’une représentation idéalisée de la vie rurale, par des gens dont l’horizon est urbain. Ainsi Robert Buchanan fut l’un des six premiers « social missionaries » en 1838 ; c’est lui qui fut en charge de la propagande dans la ville de Manchester, symbole même de la croissance urbaine. Pourtant, lorsqu’en 184034, il publia dans cette ville The Past, the Present, and the Future. A poem, le « canto I », consacré au passé est tout empreint d’images bucoliques35. L’Écossais Buchanan, successivement travailleur du textile, maître d’école et journaliste illustre à merveille ce sentiment nostalgique, dont on ne trouve guère l’équivalent dans le socialisme français. Mais n’est-il pas finalement logique que la réaction soit à la mesure du bouleversement social et culturel ? La nostalgie rurale, on le sait, est beaucoup plus forte chez les Anglais du xixe siècle – que l’on songe aux radicaux, à Cobbett – que chez des Français moins « traumatisés ». Et ce sont toujours des urbains qui proposent des modèles ruraux, qui prêchent pour un « retour à la terre », vers un monde qu’ils connaissent peu ou mal.
21C’est donc souvent défavorablement que s’établissent des comparaisons entre les modes de vie urbain et rural. Pour Zoé Gatti de Gamond, la concentration de la population sur certains points du globe, alors que des régions sont dépeuplées, est un symptôme de la crise sociale36. Dans le même ordre d’idées, Fourier valorise les femmes de la campagne, qui mangent une nourriture frustre, un pain grossier, mais qui sont toutes fécondes, alors que les femmes de la ville, mieux nourries, sont stériles37. On pourrait aussi évoquer Proudhon opposant le dimanche urbain, qui « n’est guère qu’un jour de fériation sans motif et sans but, une occasion de parade pour les enfants et les femmes, de consommation pour les restaurateurs et marchands de vins, de fainéantise dégradante, et de surcroît de débauche » au dimanche dans les campagnes, qui « conserve encore quelque chose de son influence sociale38 ».
22Chez Owen, la référence à New Lanark – sa réussite industrielle – est récurrente. J.F.C. Harrison associe cela à la position de New Lanark, petite cité industrielle en milieu rural, isolée. Il souligne que « New Lanark offrait une alternative à la chaotique Manchester comme modèle d’une organisation industrielle et sociale paternelle, orientée vers la communauté et uniquement semi-urbaine. New Lanark était une répudiation de la ville ; c’était l’industrie en milieu rural ; et cela constitua ce qui allait devenir le prototype des villages de coopération dans le nouveau monde moral39 ».
23De retour d’un « tour d’inspection » dans le nord de l’Angleterre et en Écosse, Robert Owen fait un compte rendu de l’évolution du mouvement au début de l’année 1837, dans le New Moral World. En particulier, il valorise la situation de deux établissements industriels en milieu rural, New Lanark et Catrine : on y respire un air plus pur, et les propriétaires des usines y résident, et connaissent donc les « désirs » des ouvriers40.
24Owen fait de la disparition des villes l’une des conséquences bénéfiques de son système, avec la croissance de la connaissance, l’essor de l’éducation, la suppression de la monnaie.
25C’est dans la nébuleuse fouriériste que le sentiment anti-urbain est le plus net. Cela tient bien sûr à la personnalité de Fourier, dont on pourrait dresser un portrait psychologique centré sur le complexe du provincial. Les habitants des villes sont des « villains41 », l’éducation y est déplorable ; on pourrait citer à l’infini les défauts des grandes villes et en particulier de Paris42. Quand les « civilisés » auront mesuré l’efficacité du phalanstère, ils changeront leurs conceptions : « Ils prendront en aversion ce ménage, ces villes, cette Civilisation, qui sont les objets de leur affection présente43. »
26On retrouve ce sentiment chez Victor Considerant qui s’exclame : « Est-ce Dieu qui a fait le choléra, ou les hommes ? Est-ce Dieu qui a fait Paris, Londres, Saint-Pétersbourg, Madrid ? Est-ce Dieu ou les hommes44 ? »
27La ville est donc le plus souvent perçue très négativement, au moins dans le cadre d’un discours général. Le fouriérisme va parfois si loin dans sa critique de la « Civilisation » qu’il en vient à refuser toute réflexion sur les problèmes contemporains. Ainsi, Jean Czynski, chef de file des « fouriéristes dissidents », dit-il lors d’un banquet à Cluny :
« Vous savez ? Messieurs que Fourier n’a pas voulu guérir la civilisation ; il regarde cette phase de la vie humaine comme incompatible avec le bonheur, et tous les efforts de sa vie tendaient à la réalisation d’une société radicalement nouvelle45. »
28Partant de ce principe, cette branche « dure » du fouriérisme s’interdit par avance toute réflexion sur le « réel », en particulier sur les problèmes urbains. En cela, elle est probablement plus « fidèle » à l’esprit de Fourier que l’école sociétaire emmenée par Victor Considerant, qui par l’ampleur que prennent le mouvement, la diversité de ses membres, son insertion dans les milieux artisanaux parisiens, a dû évoluer par rapport au modèle initial. Fourier dans La Réforme Industrielle ou le Phalanstère évoque ainsi, parmi trente-six « nouveaux germes de dégénération » le trente-quatrième :
« Simplisme en projets utiles, comme celui d’assainir Paris, donner aux quartiers populeux le courant d’air qui leur manque. Eh ! qu’imagine-t-on sur ce sujet ? une rue qui coûterait cent millions en devis, et cent-cinquante en définitive ; rue qui n’assainirait pas le vingtième des quartiers privés d’air ; il faut un procédé de salubrité intégrale, applicable à tout l’ensemble de Paris et des autres villes. Ce moyen, qui n’emploierait qu’un million avancé et non dépensé, est de fonder la petite phalange d’épreuve sociétaire46. »
29Le raisonnement est tautologique : la seule solution au problème social, c’est le phalanstère ; aussi, toute tentative autre d’améliorer la situation ne constitue-t-elle qu’une nouvelle « erreur » de la Civilisation, pour reprendre une expression fouriériste.
30Le débat ville/village est, en France, médiatisé par un échelon intermédiaire, celui de la commune. Ici, l’histoire nationale joue de toute évidence un rôle non négligeable dans la constitution des références et des interrogations. L’héritage révolutionnaire et impérial, l’application indifférenciée d’une même législation – celle de la commune – à tous les types d’agglomération, le poids de la centralisation à la française... autant d’« acquis » qui conditionnent fortement les expériences et les réflexions des socialistes français – comme de leurs contemporains47. L’expérimentation communautaire, dans son principe même, n’a pas la même signification dans les deux pays. Dans le monde anglo-saxon, la tentative owéniste s’inscrit dans une tradition communautaire construite sur une base religieuse, et constitue une expérience privée à laquelle l’État central n’a finalement que fort peu à voir. Au contraire, le socialisme expérimental français constitue très largement une nouveauté : affirmer que la résolution du problème social se trouve dans une petite communauté rurale, c’est très largement tourner le dos à la tradition centralisatrice monarchique et jacobine.
31Si l’on consent à évoquer une réforme de la société, c’est à la campagne qu’on envisage de se consacrer : Fourier critique ainsi toute tentative de réforme urbaine :
« On fait à Paris une tentative d’extinction de la mendicité, tentative et non pas moyen réel : le comité ignore qu’il faut opérer sur la campagne avant d’opérer sur la ville ; effectuer la réforme industrielle en agriculture, fabriques, commerce et ménage48. »
32L’objectif de déconcentrer les régions urbaines est un leitmotiv que l’on retrouve même à un moment où le fouriérisme a largement pris la mesure des débats contemporains, s’est inscrit dans le paysage politique national. Présents dans la campagne des banquets, le fouriérisme et son leader Victor Considerant se situent, la Seconde République proclamée, dans le camp de l’extrême gauche républicaine, de ceux qui formeront ultérieurement les « démo-socs ». Eugène Bonnemère proclame pourtant en 1850 : « Alors, on le comprend, le paysan ne désertera plus le village pour la ville ; alors l’ouvrier pourra quitter la cité, ses vices et ses misères, pour le séjour enivrant de la campagne régénérée49. »
33Et Considerant lui-même introduit en 1848 dans les « formules principales du socialisme phalanstérien » la proposition suivante : « Désencombrement des grandes villes ; retour volontaire à l’agriculture, des masses prolétaires qui les obstruent50. »
34La mouvance socialiste se place singulièrement dans le débat contemporain. Ce refus de la ville, cette hostilité au fait industriel conduisent à faire l’apologie de la ruralité et de l’agriculture. Ils rejoignent sur ces points d’autres opposants au libéralisme. Il est frappant de noter la proximité qui s’établit sur ces questions avec la pensée réactionnaire contemporaine. On pourrait lire des analyses semblables à celles des socialistes chez des économistes chrétiens comme VilleneuveBargemont ou des légitimistes « politiques » comme Bonald. Contre le développement du capitalisme industriel et de ses conséquences, ces deux courants pourtant opposés utilisent sensiblement les mêmes arguments. Cela est particulièrement net chez Fourier, qui épouse aussi largement l’analyse contre-révolutionnaire de ces auteurs51. L’évolution vers une prise en compte de l’urbain, et corrélativement vers une vision démocratique de la politique, n’est pas inscrite dans les fondements de la pensée fouriériste.
Notes de bas de page
1 J.F.C. Harrison (Robert Owen and the Owenites in Britain and America. The Quest for the New Moral World, London, Routledge and Kegan Paul, 1969, xi-392 p.) souligne que le thème de la communauté prend ses racines dans différentes situations : nostalgie de la communauté rurale, tradition communautaire dans la culture ouvrière mais aussi origine religieuse, marquée au moins chez les Anglais par les références aux shakers, aux rappites, voire aux jésuites du Paraguay. S’ajoute à cela l’image de l’Amérique comme terre du possible, de l’expérimentation.
2 Victor Considerant, Destinée sociale, Paris, Librairie phalanstérienne, 1848, 2’ édition, t. I, p. 419
3 Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle. Troisième volume. Paris, 2e édition, Bossange, 1841, p. 427. Réimpression anastatique, Paris, Anthropos, 1966.
4 In Victor Considerant, Description du Phalanstère et Considérations sociales sur l’Architectonique. Réimpression de l’édition de Paris, Librairie sociétaire, 1848, présentation de Jacques Valette, Paris-Genève, Slatkine, 1980, p. xi.
5 Cf. à ce propos le chapitre 5.
6 Robert Cooper, A Contrast Between the New Moral World and the Old Immoral World ; a Lecture Delivered in the Social Institution, Salford, Manchester, Heywood, 1838, p. 3.
7 New State of Society. Mr Owen’s Second Address, si, 1817, np, cf. illustration 1.
8 Notamment dans le New Moral World, vol. X, n° 16, saturday, october 16, 1841, p. 121. Cf. illustration 2, chapitre 5.
9 Par exemple, par John Minter Morgan, Hampden in the Nineteenth Century ; or, Colloquies on the Errors and Improvements of Society. London, Edward Moxon, 1834, xvi-389-vi-431 p.
10 Charles Fourier, Le Nouveau Monde industriel, Paris, Flammarion, Nouvelle Bibliothèque romantique, 1973, p. 145 : « Si le terrain contient quelque grand bâtiment, château ou monastère qu’on aura loué, on y installera d’abord le noyau ou premier essaim d’environ 300, plus la régence. »
11 Dans ses New Tracts for the Times : or, Warmth, Light, and Food for the Masses, London, B.D. Cousins (1842 ?), n° 1, p. 13, G. Barmby propose un établissement situé « in a pleasant part of the country, not far distant from a large town ».
12 J.P. Greaves, A Prospectus for the Establishment of a concordium ; or an Industry Harmony College, London, Strange, 1841, p. 4 : « For convenience and usefulness the Concordium may be situated not far distant from a considerable town in an agricultural country. »
13 C. Fourier, Le Nouveau Monde industriel, op. cit., p. 161 : « Il faut fonder près d’une grande capitale ; peu importera qu’on en soit éloigné de 10 lieues, pourvu que les curieux puissent arriver de cette ville à la phalange sans coucher en chemin. Si l’on s’éloignait trop des grandes villes, la phalange, au printemps, aurait de la peine à engager les familles riches qui devront y entrer à cette époque. »
14 Nous aborderons cet aspect particulièrement dans le chapitre 8.
15 Mably (1709-1785) insiste particulièrement dans ses ouvrages (Des droits et des devoirs du citoyen, 1758, Entretiens de Phocion, 1763, Doutes proposés aux philosophes économistes sur l’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, 1768, De la législation, 1776, sur la question de la propriété, et de la propriété de la terre. Si ses préoccupations sont surtout morales, les seules réformes qu’il préconise relèvent des lois agraires.
16 William Ogilvie, An Essay of the Right of Property in Land, with Respect to its Foundation in the Law of Nature ; Its Present Establishment by the Municipal Laws of Europe and the Regulations by which it might be Rendered more Beneficial to the Lower Ranks of Mankind, London, J. Walter, 1781, xii-232 p.
17 Ibid., p. 31.
18 William Godwin, Enquiry Concerning Political Justice and its Influence on Modem Morals and Happiness, 1re édition 1793 ; fac-similé de la 3e édition (1798), édition établie par F.E.L. Priestley, Toronto, University of Toronto Press, 1969, 463-554-344 p.
19 The Political Works of Thomas Spence. Edited by H.T. Dickinson. Newcastle Upon Tyne, Avers Publications, 1982, xviii-154 p. Dickinson souligne notamment dans sa préface (p. xiii) : « Spence lived all his life in an urban environment, in Newcastle and London, but he never seriously considered the social and economic problem created by large towns, national and international commerce, and manufacturing industries. » Cela est très net dans son texte le plus connu, The Real Rights of Man (1795).
20 Cité par François Bédarida, in Histoire générale du socialisme, sous la direction de Jacques Droz, Paris, PUF, t. 1, 1982, p. 270.
21 Charles Hall, The Effects of Civilisation on the People in European States, 1re édition 1805, London, Charles Gilpin, 1850, xv-252 p.
22 Claude Henri de Saint-Simon, L’Industrie ou discussions politiques morales et philosophiques dans l’intérêt de tous les hommes livrés à des travaux utiles et indépendants, t. IV, in Œuvres, réédition de l’édition de Paris, E. Dentu, 1869, Paris, Anthropos, 1966, p. 108.
23 Henri Dameth, Agitation socialiste. Propagation et réalisation de la science sociale, Paris, imp. de Lacombe, 1848, p. 19-20.
24 Charles Fourier, Le Nouveau Monde industriel, op. cit., p. 185.
25 Ibid., p. 149 : « Si chacun de ces ouvriers, tirés de la ville, amenait une famille considérable, on aurait presque moitié de pères et enfants non habitués à l’agriculture, ce qui fausserait le mécanisme sociétaire où l’agriculture doit tenir le haut rang. »
26 Charles Fourier, Théorie de l’Unité universelle, op. cit., t. III, p. 4-5.
27 Voir à ce propos, J.F.C. Harrison, Robert Owen..., op. cit., notamment p. 201-207.
28 G. Simkins, « To the Working Classes, by one of themselves », The Crisis, vol. 2, n° 33, saturday august 17, 1833, p. 261-262.
29 Dennis Hardy, dans Alternative Communities in Nineteenth Century England, London, Longman, 1979, 268 p., décrit précisément le site de chacune des communautés owénistes (et autres). Toutes rurales, elles sont en général situées à l’écart même des villages. Cf. chap. 5, ainsi que Edward Royle, Robert Owen and the Commencement of the Millenium. A Study of the Harmony Community, Manchester University Press, 1998, xi-274 p.
30 Goodwyn Barmby, « The outlines of Communism », The Promethean, or Communitarian Apostle, n° 2, february 1842, p. 32.
31 Notamment dans un article de The Crisis, vol. 3, n° 26, saturday, february 22, 1834, p. 211-214.
32 Raoul Boudon, « La réforme des octrois et des contributions indirectes. Question vinicole. Question des bestiaux », La Phalange, journal de la science sociale, t. VI, 3e série, n° 109, vendredi 10 mars 1843, p. 1778.
33 John Minter Morgan, The Revoit of the Bees, London, Longman, 1826, 272 p.
34 Robert Buchanan, The Past, the Présent, and the Future. A Poem, Manchester, Heywood (1840), 72 p. Souvent daté de 1841, dans le catalogue de la British Library et dans la bibliographie de J.F.C. Harrison, ce poème fit l’objet d’un long compte-rendu dans The New Moral World, vol. VII, n° 79, saturday, april 25, 1840 et est donc antérieur.
35 Ibid., p. 5-6 : « Il est plaisant de voir
Les collines et les vallées d’un pays fertile,
Baignées dans la gloire du corps céleste du jour,
Mais il est bien plus sublime de contempler, tout alentour,
Les maisons des hommes libres et vertueux, où l’abondance,
Avec son bras qui ne faillit jamais, sème généreusement
Les meilleurs dons de la terre, pendant que l’Amour véritable,
Avec la Paix et la Sagesse, main dans la main, cherchent
À accorder tous les cœurs en sympathie et en joie. »
36 Zoé Gatti de Gamond, dans Fourier et son système, Paris, Librairie sociale, 1839, p. 98, explique ainsi la supériorité du système fouriériste : « La terre est peuplée partout également : on ne voit plus des populations amoncelées sur un point, et tout à côté de vastes campagnes sans habitants. »
37 Charles Fourier, Traité de l’Unité universelle, t. III, op. cit., p. 372. Une fois de plus, Fourier démontre ici sa méconnaissance des questions démographiques.
38 Pierre-Joseph Proudhon, De la célébration du Dimanche, considérée sous les rapports de l’hygiène publique, de la morale, des relations de famille et de cité (1839), Œuvres complètes, vol. IV, réimpression de l’édition de Paris, M. Rivière, 1923-59, Genève-Paris, Slatkine, 1982, p. 46.
39 J.F.C. Harrison, Robert Owen and the Owenites, op. cit., p. 153.
40 « Mr Owen to the Editor », The New Moral World, vol. III, n° 115, saturday, january 7, 1837, p. 81.
41 Charles Fourier, La Fausse Industrie, reproduction de l’édition de 1835, Paris, Bossange, Paris, Anthropos, 1966, p. 187 et sq.
42 Ainsi, dans Le Nouveau Monde industriel, op. cit., p. 511, il écrit à propos des « contre-moules » en harmonie tels que l’anti-rat, l’anti-punaise : « Le beau Paris, si richement meublé de punaises, de rats et autres beautés, trouverait bien son compte à cette création. »
43 Charles Fourier, Théorie des quatre mouvements et des destinées générales (1808), Paris, Librairie de l’école sociétaire, 1841, p. 17.
44 Victor Considerant, Destinée sociale, op. cit., p. 405.
45 Emmanuel Chevalier, Les 27 et 28 août à Cluny, Cluny, Lyon, centre de l’Union phalanstérienne, 1841, p. 29.
46 Charles Fourier, « Décadence de la civilisation », La Réforme industrielle ou le Phalanstère, 1.1, n° 22, 25 octobre 1832, p. 186.
47 Cf. bien sûr à ce propos, Bernard Lepetit, Les Villes dans la France moderne (1740- 1840), Paris, Albin Michel, L’évolution de l’Humanité, 1988, 490 p.
48 Charles Fourier, Le Nouveau Monde industriel, op. cit., p. 33.
49 Eugène Bonnemère, Histoire de l’association agricole et solution pratique, Paris, Dusacq, Librairie agricole, Librairie sociétaire, 1850, p. 147.
50 Victor Considerant, Le Socialisme devant le vieux monde ou le vivant devant les morts, 1re édition, Paris, Librairie phalanstérienne, 1848, vii-264 p ; 3e édition, ibid., 1849, réimprimée Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1981, p. 56. Malgré cette attention au problème rural, la conquête fouriériste des campagnes françaises ne fut jamais ni une réalité, ni même un objectif : militantisme urbain, références urbaines, encadrement urbain...
51 Cf. à ce propos les analyses de Jonathan Beecher, Fourier, le visionnaire et son monde, Paris, Fayard, 1993, 618 p.
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