Le corps et la chair dans la troisième partie de L’Être et le Néant
p. 279-296
Résumés
L’objet de la troisième partie de L’Être et le Néant est de rendre compte de la dimension de l’incarnation qui, en tant qu’objectité pure, demeure étrangère à l’essence du pour-soi. Celui-ci étant synonyme d’intériorité absolue, la corporéité ne pourra reposer que sur l’existence d’autrui. Or, cette entreprise de constitution peut-elle aboutir ? Les raisons pour lesquelles Sartre est conduit à faire appel à autrui, à savoir le refus d’une incarnation du pour-soi, ne sont-elles justement pas celles-là mêmes qui lui interdisent de le constituer ? N’est-il pas alors contraint, de manière en quelque sorte circulaire, de reconnaître en cours de route la validité phénoménale de la chair, c’est-à-dire une inscription essentielle du pour-soi dans l’extériorité, qu’il avait commencé pourtant par récuser ?
The third part of Being and Nothingness explains the dimension of embodiment which remains, as pure objectness, extraneous to the essence of the for-itself. The for-itself is synonymous to absolute interiority, so corporeity must repose on the existence of the others. Can this attempt to constitute succeed? The reasons for Sartre to refer to the others, that is, the denial of the embodiment of the for-itself, aren’t they just the same which prevent him from constituing it? Isn’t he forced, in some circular way, to acknowledge in the further course the phenomenal validity of the flesh, that is to say an essential insertion of the for-itself in the exteriority he had yet refused at first?
Der dritte Teil von Das Sein und das Nichts befaßt sich mit der Dimension der Verkörperung, welche als reine Objektheit dem Wesen des Für-sich fremd bleibt. Da letzteres synonym ist mit absoluter Innerlichkeit, kann die Leiblichkeit nur in der Existenz des Anderen gründen. Kann nun dieser Konstitutionsversuch gelingen? Die Gründe, die Sartre dazu führen, sich auf den Anderen zu berufen, nämlich die Zurückweisung der Verkörperung des Für-sich, sind sie es nicht gerade, die es ihm verbieten, dieses zu konstituieren? Ist er nicht in gewissermaßen zirkulärer Weise gezwungen, im weiteren Fortgang die phänomenale Gültigkeit des Leibs anzuerkennen, d.h. ein wesentliches Sich-Einfügen des Für-sich in die Exteriorität, welches er doch zunächst zurückgewiesen hatte?
Texte intégral
1L’objet de la troisième partie de L’Être et le Néant est de rendre compte de la dimension de l’incarnation, entendue comme objectité ou extériorité, dimension qui est phénoménologiquement irrécusable mais qui n’appartient pas à l’essence du pour-soi, du moins telle qu’elle a été définie dans les deux premières parties. Dans la mesure où le pour-soi est intériorité absolue, la corporéité reposera tout entière sur autrui et le pour-autrui apparaîtra dès lors comme une structure essentielle de l’existence. Or – telle est la question à laquelle nous voudrions nous confronter – cette entreprise de constitution de ma corporéité objective à partir de l’expérience d’autrui peut-elle aboutir ? Sartre parvient-il à rendre compte de l’existence d’autrui dont dépend l’incarnation ? Les raisons pour lesquelles il est conduit à faire appel à autrui ne sont-elles justement pas celles-là mêmes qui lui interdisent de le constituer ? N’est-il pas alors contraint, de manière en quelque sorte circulaire, de se donner en cours de route la chair, c’est-à-dire une inscription essentielle du pour-soi dans l’extériorité, qu’il avait commencé pourtant par récuser ? La troisième partie de L’Être et le Néant serait alors décisive en ce que la confrontation au problème du corps et, partant, une certaine proximité vis-à-vis de la phénoménalité, mettraient à l’épreuve, jusqu’à les ébranler, les concepts et les oppositions mis en place dans les deux premières parties.
2Sartre conclut la seconde partie de L’Être et le Néant en évoquant le problème du corps, qui est absent des deux premières parties, où il est seulement question de la conscience, des structures du pour-soi, des modes de temporalisation qui leur correspondent et, enfin, de la connaissance. Mais il importe, en ontologie, d’observer un ordre rigoureux : le corps apparaît comme du connu et son étude ne pouvait donc précéder celle de la connaissance. Cependant, si le corps est, comme tout objet, de l’ordre du connu, il s’en distingue en tant que corps propre : c’est pourquoi, écrit Sartre, notre corps « a pour caractère particulier d’être essentiellement le connu par autrui : ce que je connais c’est le corps des autres et l’essentiel de ce que je sais de mon corps vient de la façon dont les autres le voient1 ». Ainsi s’élabore la transition entre la seconde et la troisième partie : accorder son attention au problème du corps, c’est découvrir, à côté de l’être pour-soi, l’être pour-autrui comme mode d’existence fondamental. Le recours au pour-autrui vient concilier le respect phénoménologique du corps avec le système d’oppositions mis en place dans la première moitié de L’Être et le Néant. Ainsi, selon Sartre, c’est pour n’avoir pas su distinguer le point de vue du pour-soi et celui du pour-autrui que la tradition philosophique rencontre d’insurmontables difficultés lorsqu’elle veut résoudre le problème de l’union de l’âme et du corps. En voulant rapporter un objet physique doué d’organes à une conscience, elle tente absurdement d’unir le pour-soi à son corps pour-autrui, c’est-à-dire finalement ma conscience au corps des autres.
3Cette transition appelle d’emblée une remarque. Le corps, dit Sartre au terme de la seconde partie, apparaît d’abord comme du connu, il est essentiellement le connu par autrui. Il ne faudrait pourtant pas prendre ces expressions à la lettre et en conclure que c’est là le seul ni même le premier mode d’être du corps : il y a, selon Sartre, un corps pour-soi, un corps vécu qui précède ontologiquement le corps connu par autrui ; mais il n’en fait pas mention ici, réduisant le corps à son être pour-autrui. Cette précipitation est sans doute révélatrice : le corps, au sens obvie du terme, ne peut être étranger à l’objectité, à l’étendue et, à ce titre, il renvoie bien au pour-autrui. Le corps pour-soi, quant à lui, n’est rien d’autre, comme nous le verrons, qu’une dimension de la conscience irréfléchie elle-même et c’est sans doute pourquoi Sartre tend à le passer sous silence.
4L’analyse de Sartre repose donc tout entière sur l’opposition tranchée entre une conscience irréfléchie qui est définie par l’immanence pure et une objectité qui ne saurait appartenir au pour-soi comme tel, qui relève du connu et, partant, renvoie à autrui. Le pour-soi n’a pas de corps et, loin que son être pour-autrui procède de son appartenance à l’extériorité, c’est cette appartenance qui repose tout entière sur autrui. Le pour-soi s’incarne, mais ce n’est pas en tant que pour-soi qu’il s’incarne ; s’il est capable de passer dans l’extériorité, ce passage n’appartient cependant pas à l’essence de la présence à soi. En effet, la présence à soi de la conscience irréfléchie implique, selon Sartre, un distance qui est nulle puisque le pour-soi n’est séparé de lui-même que par un néant, distance qui est donc en même temps proximité ou coïncidence : en tant que néantisation ou translucidité, le pour-soi ne peut qu’être étranger à toute extériorité. Autant dire que le concept de chair, tel que Merleau-Ponty notamment le thématisera, est étranger à la démarche sartrienne : l’affirmation d’une inscription essentielle de la conscience au registre de l’extériorité, d’une appartenance originaire de la conscience au monde qu’elle fait paraître, ne peut avoir de sens pour lui.
5Il s’en explique au seuil du chapitre consacré au corps. Il est incontestable que je suis capable de saisir mon propre corps comme objet. Mais comment interpréter cette expérience ? S’agit-il, précisément, de mon propre corps ? La réponse de Sartre est la suivante :
« Rien ne m’empêche de concevoir un dispositif sensible tel qu’un être vivant pourrait voir un de ses yeux pendant que l’œil vu dirigerait son regard sur le monde. Mais il est à remarquer que, dans ce cas encore, je suis l’autre par rapport à mon œil : je le saisis comme organe sensible constitué dans le monde de telle ou telle façon, mais je ne puis le “voir voyant”, c’est-à-dire le saisir en tant qu’il me révèle un aspect du monde. Ou bien il est chose parmi les choses, ou bien il est ce par quoi les choses se découvrent à moi. Mais il ne saurait être les deux en même temps2. »
6Ainsi, lorsque je vois mon corps, œil ou main, je ne peux saisir en lui, à même l’objet qu’il est, l’activité de conscience qui y est à l’œuvre : je ne perçois que l’œil organe ou la main instrument. Dans une telle expérience, où il est saisi comme objet, mon corps est le corps d’un autre car j’y suis autre à moi-même. L’appréhension d’une « mienneté » dans l’extériorité est contradictoire : entre l’intériorité absolue de la conscience et l’extériorité de l’objet, il ne saurait y avoir de mélange ; le corps est dépourvu de conscience et la conscience est étrangère à l’extériorité puisqu’elle en est la condition de dévoilement. Sartre retrouve donc ici, à la substantialité près, la distinction cartésienne de la pensée et de l’étendue. Bref, l’extériorité et la corporéité sont massivement opposées à l’intériorité pure de la conscience irréfléchie et ont par conséquent un sens strictement univoque. Il n’y a d’extériorité qu’objective, de corporéité que comme objet d’une physique ou d’une biologie et rien ne distingue finalement mon corps des autres choses du monde. Il ne saurait y avoir de degrés dans l’extériorité ; la distinction entre une extériorité non objective et une extériorité proprement physique, entre un « ici » charnel et une place au sens géométrique ne peut avoir de sens.
7Il n’est pas indifférent que Sartre fonde son analyse sur l’exemple de l’œil, c’est-à-dire du regard. Comme Husserl l’avait montré aux paragraphes 36 et 37 des Ideen… II, il y a une différence radicale entre la vision et le toucher quant à l’incarnation. Dans le moment même où il atteint l’objet, le toucher s’éprouve lui-même à la surface du corps touchant, ou plutôt, il fait surgir le corps propre comme son champ de localisation. Lorsque je touche un objet, je peux orienter mon attention sur les qualités tactiles de l’objet, mais il m’est également possible de saisir des sensations tactiles, de froid, de douceur, etc. à la surface de la main. Le phénomène de double sensation ou de réversibilité est un cas particulier de cette propriété générale : alors que je touche une partie de mon corps comme une chose, cette partie s’avère à son tour sensible, des sensations tactiles naissent sur elle, « elle devient chair » dit Husserl. C’est pourquoi la constitution du corps propre s’effectue au niveau du toucher : en lui, une extériorité spatiale advient comme mienne, un sentir déploie son propre espace, s’incarne. Or, ce n’est pas le cas de la vision. Les couleurs de l’objet vues par l’œil ne sont pas simultanément localisées visuellement à la surface de l’œil : l’œil n’est pas un champ de localisation pour la vision mais seulement pour le toucher. Et à supposer même, comme le fait précisément Sartre ici, que je puisse voir mon œil, il serait impossible de le voir voyant, d’appréhender la vision à même l’objet œil. Le propre de la vision est qu’elle est tout entière ouverte sur l’objet, absente d’elle-même : en tant que vision, elle est désincarnée, elle n’est nulle part, sinon là où se trouve l’objet qu’elle donne à voir. La vision n’étant rien, rien ne vient s’interposer entre la conscience voyante et son objet et c’est pourquoi elle rejoint les choses en leur lieu : la vision n’est elle-même qu’en étant hors d’elle-même, posée sur ce qu’elle voit. On montrerait sans peine que les concepts majeurs de L’Être et le Néant – et notamment la distinction entre un en-soi massif et un pour-soi néantisant – correspondent à une philosophie de la conscience totalement subordonnée au modèle de la vision. C’est en tout cas ainsi que peut se justifier le refus de la chair. En effet, au niveau de la vision, il n’y a pas de constitution possible du corps propre ; comme l’écrit Husserl, « un sujet qui ne serait doté que de la vue ne pourrait avoir absolument aucun corps propre apparaissant3 ». Au niveau visuel, mon corps est nécessairement autre, y compris les yeux eux-mêmes : en tant que voyant, je ne puis avoir de corps, en tant qu’il est vu, mon corps cesse d’être mien. Il est alors cohérent que l’intervention d’autrui, dès lors qu’elle donne naissance au corps-objet, soit caractérisée comme regard.
8Il reste cependant qu’il faut reconnaître la spécificité du toucher, et Sartre n’évite pas la difficulté, ce qui ne signifie pas qu’il la résolve. Tout d’abord, il transpose au toucher ce qu’il vient d’affirmer de la vue : après avoir dit de l’œil qu’il est soit chose parmi les choses, soit ce par quoi les choses se découvrent à moi, il ajoute que « c’est la raison de principe pour laquelle la fameuse “sensation d’effort” de Maine de Biran n’a pas d’existence réelle. Car ma main me révèle la résistance des objets, leur dureté ou leur mollesse et non elle-même4 ». Chez Maine de Biran, en effet, c’est dans et à partir de l’effort que se déploie la double polarité du terme résistant et de l’ego comme sujet de l’effort. Mais si l’effort donne lieu à la dualité du pôle résistant et du je, où plutôt, est cette dualité, cette dualité n’est pas encore une séparation : la résistance du corps à l’effort, qui se confond avec les mouvements dociles du muscle, n’exclut pas une certaine intériorité. L’effort révèle donc d’abord la résistance relative du corps propre. C’est précisément ce que Sartre ne peut accepter : la seule résistance que l’effort puisse rencontrer, c’est-à-dire la seule extériorité qu’il puisse constituer est celle, absolue, du monde. Ou bien cette main est mienne, mais elle ne révèle alors que les qualités de l’objet et non elle-même, ou bien elle est éprouvée comme main corporelle mais alors l’éprouvant et l’éprouvé ne peuvent être le même ; expérience et corporéité sont exclusives l’une de l’autre. Il faut relever ici l’étrangeté de la démarche de Sartre : s’il refuse l’existence même de la sensation d’effort c’est, dit-il, pour une raison de principe. Or, ce passage suit exactement celui qui concerne la vision où Sartre affirme à propos de mon œil que je ne puis « le voir voyant », où, par conséquent aucun principe à proprement parler n’est évoqué. Sartre ne pouvait mieux reconnaître que ce qui ne se donne que comme un exemple, à savoir la vision, est en réalité le principe, c’est-à-dire le modèle qui guide toute l’analyse et justifie le refus de l’originalité du toucher.
9L’analyse du toucher se poursuit cependant. De manière cohérente, Sartre affirme qu’il n’y a aucune différence de nature entre la perception visuelle que j’ai du corps du médecin et celle que j’ai de ma propre jambe. Mais il doit reconnaître qu’il n’en est pas de même du toucher :
« Sans doute, quand je touche ma jambe avec mon doigt, je sens que ma jambe est touchée. Mais ce phénomène de double sensation n’est pas essentiel : le froid, une piqûre de morphine peuvent le faire disparaître ; cela suffit à montrer qu’il s’agit de deux ordres de réalité essentiellement différents5. »
10Le phénomène de double sensation n’est ici évoqué que pour être aussitôt révoqué. Mais, là encore, la démonstration ne manque pas de surprendre. Sartre veut montrer que ce phénomène de double sensation est inessentiel en arguant de la nécessité qu’il y a à recourir à un artifice pour le faire disparaître ; or, qu’il faille avoir recours au froid ou à la morphine pour faire cesser ce phénomène montrerait plutôt qu’il s’agit là d’un phénomène normal et, pour ainsi dire, constitutif. Curieusement, l’intervention de l’artifice révèlerait le statut véritable du toucher, l’anesthésie dévoilerait la vérité de la sensation. Notons, d’autre part, que l’argument se retourne une seconde fois contre Sartre. En effet, l’anesthésie ne fait cesser la double sensation que si elle est pratiquée de manière sélective, c’est-à-dire précisément conforme à ce que Sartre veut mettre en évidence. Une telle anesthésie consisterait à insensibiliser la partie du corps qui est touchée tout en laissant intacte la sensibilité de celle qui touche. Mais une anesthésie qui ne serait pas tributaire d’un présupposé, d’une décision préalable concernant ce qui est mien et ce qui est objet, montrerait le contraire de ce que Sartre veut mettre en évidence : dans une anesthésie générale, c’est à la fois le toucher actif des qualités d’un objet et la sensibilité passive à la surface du corps qui se trouvent annulés, ce qui montre précisément que les deux types de sensations sont solidaires. Pouvoir toucher signifie pouvoir être touché, c’est-à-dire être incarné, et c’est pourquoi la disparition de l’un entraîne celle de l’autre. Pour Sartre, au contraire, il est clair que le pour-soi, et d’abord le sentir, ne saurait être incarné, c’est-à-dire s’objectiver et que, par conséquent, l’incarnation ne peut que renvoyer à autrui. Saisir mon corps comme objet, ce n’est pas saisir mon corps : c’est appréhender son être pour-autrui. Cette possibilité que nous avons de nous apparaître comme objet n’est pas conforme à l’essence du pour-soi et elle est donc qualifiée par Sartre de « type aberrant d’apparition », de « curiosité de notre constitution6 ». Curieuse phénoménologie qui rejette d’emblée des phénomènes universels, tels l’effort ou la double sensation, au lieu de tenter d’en rendre compte ! Quoi qu’il en soit, la différence entre Sartre et Merleau-Ponty est ici aussi radicale que possible : alors que l’un tente de comprendre la vision même à partir du toucher, comme une « palpation du regard », l’autre refuse la singularité du toucher au nom du modèle exclusif de la vision. Alors que l’un part du phénomène de double sensation tactile et lui donne une signification ontologique, l’autre en fait un type aberrant d’apparition.
11En vertu de ce refus d’une incarnation essentielle du pour-soi, Sartre doit fonder la corporéité sur une nouvelle modalité de l’existence, celle du pour-autrui. Le chapitre consacré à l’existence d’autrui commence par une longue discussion historique qui a pour fonction de mettre en évidence les conditions essentielles du problème. Le réalisme comme l’idéalisme pensent le rapport à autrui sur le mode d’une négation d’extériorité : autrui et moi, en tant que chacun est la négation de l’autre, sont séparés par un néant qui leur est extérieur, qui est donné entre eux et dont la négatité n’affecte donc pas leur être respectif. Dans une telle perspective, le rapport à autrui ne peut être qu’un rapport de connaissance, ce qui veut dire que tout accès à l’autre est impossible puisque, par définition, un pour-soi ne peut prendre connaissance d’un autre pour-soi. C’est pourquoi, et telle est la première condition, la relation à autrui doit relever d’une négation interne, qui est caractérisée par ceci que chaque terme est affecté par la négation que l’autre exerce à son égard : le rapport à autrui est un rapport d’être, ce qui signifie que c’est en son être même que chaque pour-soi est concerné par autrui. En cela consiste, selon Sartre, la force de la perspective hégelienne : l’apparition d’autrui y est indispensable à l’être même de la conscience comme conscience de soi. Cependant, le tort de Hegel est de se situer du point de vue du Tout, c’est-à-dire de la vérité, point de vue depuis lequel la différence entre les consciences n’est plus qu’un moment, voué à être dépassé. D’où la seconde condition du problème : le seul point de départ possible, c’est l’intériorité du cogito ; de ce point de vue, en effet, la différence entre les consciences demeure irréductible et le problème d’autrui conserve un sens. Sartre peut donc écrire que « chacun doit pouvoir, en partant de sa propre intériorité, retrouver l’être d’autrui comme une transcendance qui conditionne l’être même de cette intériorité7 ». Il semble alors que la perspective de Heidegger souscrive aux conditions du problème puisque, pour lui, le rapport à autrui est bien un rapport d’être et non de connaissance – le Mitsein est une modalité existentiale du Dasein – et que ce rapport s’établit d’autre part depuis le point de vue indépassable, la « mienneté », de chaque Dasein. Seulement, note Sartre, l’être-avec comme structure ontologique du Dasein ne peut servir de fondement à un être-avec ontique, concret, c’est-à-dire à une rencontre. Autrement dit, si Heidegger dépasse le psychologisme, il ne surmonte pas l’idéalisme solipsiste. La relation avec autrui étant un « a priori » (le terme est de Sartre), elle ne peut concerner aucun autrui transcendant, c’est-à-dire effectif : la fuite hors de soi est encore une fuite vers soi. De là la troisième condition du problème : le rapport à autrui ne saurait être de constitution, ne peut relever d’une structure ontologique, d’un a priori. Comme l’écrit Sartre : « L’existence d’autrui a la nature d’un fait contingent et irréductible. On rencontre autrui, on ne le constitue pas8. » On le voit, les conditions du problème sont extrêmement rigoureuses : bien qu’autrui fasse l’objet d’une rencontre, la relation à lui n’est pas de négation externe ni, par conséquent, de connaissance ; le rapport à autrui est donc interne, mais il n’y a pas pour autant de lien structurel de la conscience à autrui. Ainsi se résume le problème :
« Il faut que le cogito me jette hors de lui sur autrui, comme il m’a jeté hors de lui sur l’en soi ; et cela, non pas en me révélant une structure a priori de moi-même qui pointerait vers un autre également a priori, mais en me découvrant la présence concrète et indubitable de tel ou tel autrui concret9. »
12On le sait, cette triple condition se trouve respectée dans l’expérience de la honte, fil conducteur de l’analyse sartrienne. En tant qu’autrui est un alter ego, un autre sujet, il ne peut être saisi comme objet dans le monde : une telle expérience est nécessairement seconde par rapport à l’appréhension d’autrui-sujet. Or, dans la mesure où un sujet se définit par son aptitude à déployer devant lui des objets, c’est dans et par la révélation de mon être-objet pour autrui que je dois pouvoir saisir la présence de son être-sujet. C’est cet événement que Sartre qualifie de Regard, s’autorisant de la dimension désincarnée et objectivante de la vision. Sartre peut donc écrire que « l’être-vu-par-autrui est la vérité du voir-autrui10 ». Ainsi, l’expérience d’autrui-sujet n’a lieu qu’à travers une transformation radicale de mon être : c’est du sein de l’immanence, en tant qu’elle subit une modification, que je suis renvoyé vers autrui comme opérateur concret de cette modification. En quoi consiste cette transformation ? Alors même qu’il n’y a de moi qu’en vertu d’un acte de réflexion, comme le montre Sartre dans La Transcendance de l’Ego, l’expérience d’autrui correspond au surgissement d’un moi au sein de la conscience irréfléchie, et ce moi indique autrui comme le sujet de la négation réflexive qui le soutient en tant que moi. L’expérience d’autrui revient donc à une sorte de solidification de la conscience irréfléchie : celle-ci se sent devenir objet, elle a soudain un dehors ou une nature, elle s’éprouve exposée à un pôle transcendant vers lequel sa substance s’écoule. Quel est alors le mode de présence d’autrui en cette expérience ? Naturellement, il n’est pas un objet. Mais il n’est pas pour autant, selon Sartre, une catégorie abstraite, la condition générale de mon être-objectivé : la présence d’autrui est concrètement éprouvée dans la honte, l’être-regardé est un événement pour le pour-soi, événement qui en modifie la structure et requiert, à ce titre, une présence concrète. Dès lors, cette présence est nécessairement transmondaine : en tant qu’autrui est l’envers de mon être-objectivé, j’en suis séparé non par une distance mesurable au sein du monde mais par l’infini de sa subjectivité, qui est d’un autre ordre que le monde, qui vient de par-delà le monde se poser sur moi.
13Cette description de la révélation d’autrui dans le Regard semble de prime abord convaincante et conforme aux conditions évoquées plus haut. Un problème se pose cependant : peut-on vraiment, comme Sartre l’affirme, concilier l’extramondanéité d’autrui, qui lui convient en tant que sujet, avec le caractère concret de sa présence, c’est-à-dire avec le fait que la honte est un événement ? En effet, si la honte est bien un événement, n’implique-t-elle pas d’être rapportée à un objet du monde ? Mais ne faut-il pas alors admettre une incarnation première de l’autre subjectivité, ce qui contredirait sa transmondanéité et, par voie de conséquence, l’équilibre de l’édifice sartrien ? Sartre ne contourne pas la difficulté. Il reconnaît que « tout regard dirigé sur moi se manifeste en liaison avec l’apparition d’une forme sensible dans notre champ perceptif11 » : en tant que l’être-regardé est un événement concret, il doit être en effet motivé par une perception singulière. Pourtant, tout l’effort de Sartre va consister à distendre le lien qui unit l’être-regardé au surgissement d’une forme sensible dans le champ perceptif, à accentuer l’autonomie de l’être-regardé – révélation d’autrui-sujet – vis-à-vis du regard empirique, c’est-à-dire de la présence d’un homme devant moi, bref, à creuser un abîme en autrui entre le transcendantal et l’empirique. Il note d’abord que si le regard se manifeste en liaison avec une forme sensible, « contrairement à ce que l’on pourrait croire, il n’est lié à aucune forme déterminée12 ». Le regard, surgissement d’un moi dans la conscience irréfléchie, ne doit pas être confondu avec les yeux empiriques : un craquement de branches ou une maison éclairée sont des regards. En tant que l’expérience d’autrui est épreuve d’une autre subjectivité, elle ne peut pas être suscitée par une forme objective déterminée : si c’était le cas, il faudrait admettre qu’une subjectivité se donne au sein du monde objectif, sous forme objective, ce qui est absurde. Mais il faut aller plus loin : non seulement le regard n’est pas suscité par une forme objective déterminée, mais il ne dépend pas du tout de l’ordre objectif : « L’être-regardé, écrit Sartre, ne saurait dépendre de l’objet qui manifeste le regard13. » Il s’agit de deux ordres de réalité radicalement différents : il y a, d’un côté, la perception d’un objet et, de l’autre, un changement de structure de la conscience qui révèle autrui-sujet. Toute relation de dépendance, au sens mécanique du terme, est donc bien exclue : l’expérience d’autrui-sujet ne peut être déterminée par la perception d’un objet, sauf à admettre que cet objet est précisément autrui-sujet ; si autrui est transmondain, son apparition n’a rien à voir avec un événement du monde.
14Cependant, l’extramondanéité d’autrui comme sujet implique-t-elle que l’événement d’autrui soit absolument indépendant de l’apparition d’un objet dans le monde ? En d’autres termes, s’il est vrai que l’ordre du sujet ne peut être confondu avec celui de l’objet, que la distinction a un sens, faut-il en conclure pour autant que l’ordre objectif exclut toute dimension subjective, que celle-ci est incapable de s’objectiver, bref qu’aucun objet ne peut manifester ou exprimer une subjectivité ? La distinction de droit doit-elle nécessairement entraîner une indépendance de fait ? À s’en tenir à ces conclusions, on s’expose au risque d’être incapable de comprendre l’expérience d’autrui, c’est-à-dire l’événement concret d’une présence tranchant sur une absence. En effet, qu’est-ce qui peut bien susciter le sentiment de honte, sinon l’apparition d’autrui dans le champ des objets, sinon le regard d’un homme, en tant qu’il exprime la menace de mon objectivation ? La condition à laquelle l’expérience d’autrui demeure bien une épreuve concrète, c’est qu’autrui se donne d’abord comme objet, ou plutôt, qu’il y ait une manifestation objective de son existence subjective. Pourtant, Sartre conclut ainsi cette première phase de son analyse :
« Si donc l’être-regardé, dégagé dans toute sa pureté, n’est pas lié au corps d’autrui plus que ma conscience d’être conscience, dans la pure réalisation du cogito, n’est liée à mon propre corps, il faut considérer l’apparition de certains objets dans le champ de mon expérience, en particulier la convergence des yeux d’autrui dans ma direction, comme une pure monition, comme l’occasion pure de réaliser mon être-regardé, à la façon dont, pour un Platon, les contradictions du monde sensible sont l’occasion d’opérer une conversion philosophique14. »
15L’usage de la notion d’occasion est significatif : il concentre la difficulté plutôt qu’il ne la résoud. Il vise à établir une corrélation entre une perception objective et autrui-sujet qui soit la plus lâche possible, c’est-à-dire qui ne soit pas de dépendance. Il permet de concilier l’hétérogénéité radicale des plans avec l’effectivité d’une corrélation : rien, parmi les propriétés de l’objet, ne peut, par principe, indiquer autrui, et pourtant certaines perceptions suscitent occasionnellement, c’est-à-dire inexplicablement, un passage au plan de l’être-regardé. Le problème demeure donc entier : comment l’expérience d’autrui peut-elle être à la fois l’expérience d’un autre sujet et un événement concret, c’est-à-dire motivé au sein du champ perceptif ? Nous sommes en face d’une alternative que le concept d’occasion ne parvient pas à masquer. Ou bien l’expérience d’autrui est vraiment et seulement celle d’un autre sujet mais elle devient alors absolument indépendante de toute apparition objective : on n’a plus alors affaire à une expérience, à une rencontre, mais à une dimension permanente de l’existence, de telle sorte qu’il n’est même pas besoin d’une occasion. Ou bien on reconnaît que l’expérience d’autrui est un événement concret qui, à ce titre, est motivé par une apparition objective, mais alors, l’occasion est plus qu’occasion, elle est raison ou motif et il faut donc admettre qu’il y a un mode d’apparition d’autrui au sein du monde perçu.
16Il semble que Sartre emprunte la première voie, prenant ainsi la mesure de la difficulté. Il montre en effet que, loin de n’être qu’un événement psychologique, le pour-autrui est une dimension fondamentale, qui renvoie au fait de mon humanité :
« L’être-pour-autrui est un fait constant de ma réalité humaine et je le saisis avec sa nécessité de fait dans la moindre pensée que je forme sur moi-même. Où que j’aille, quoi que je fasse, je ne fais que changer mes distances à autrui-objet, qu’emprunter des routes vers autrui. M’éloigner, me rapprocher, découvrir tel autrui-objet particulier, ce n’est qu’effectuer des variations empiriques sur le thème fondamental de mon être-pour-autrui15. »
17Sartre radicalise donc la dimension transcendantale du pour-autrui, au risque de ne pas satisfaire à la troisième condition du problème, en vertu de laquelle autrui doit relever d’une rencontre et non d’une structure a priori. Le pour-autrui est au cœur du pour-soi en tant que pour-soi humain et c’est sur fond de cette humanité qu’une rencontre concrète est possible : « Il ne serait peut-être pas impossible de concevoir un pour-soi totalement libre de tout pour-autrui et qui existerait sans même soupçonner la possibilité d’être un objet. Simplement, ce pour-soi ne serait pas un “homme”16. » Cependant, en toute rigueur, la position de Sartre ne se confond pas avec celle de Heidegger et elle semble ainsi respecter la troisième condition du problème. Alors que, pour Heidegger, le Mitsein est un existential et n’est donc subordonné à aucune contingence, si ce n’est celle du Dasein lui-même, pour Sartre au contraire, l’humanité – en laquelle le pour-autrui se fonde – demeure contingente et est qualifiée de « nécessité de fait ». Parce qu’il est lié au fait de mon humanité, « mon être-pour-autrui, dit Sartre, a le caractère d’un événement absolu17 » : autrui relève d’une rencontre car mon humanité elle-même survient, est un fait absolu. Cette disjonction que Sartre semble opérer entre l’existence d’une part, qui est conscience, et le caractère humain de cette existence, est difficile à admettre et on est tenté de donner raison à Heidegger. Quoi qu’il en soit, Sartre met l’accent sur le caractère a priori du pour-autrui, même si cette a priorité demeure elle-même subordonnée à une facticité originaire.
18Il n’en reste pourtant pas là et, sans doute soucieux de préserver l’expérience d’autrui en sa phénoménalité, il admet qu’un « être-là » d’autrui vient réaliser concrètement le pour-autrui, creusant ainsi définitivement l’abîme entre l’être-regardé a priori, inhérent à l’humanité, et son actualisation empirique. Finalement, la tension non maîtrisée entre l’être-regardé et son occasion objective se mue en une distinction thématique entre un pour-autrui transcendantal et ses occurences empiriques. Comme l’écrit Sartre : « L’épreuve de ma condition d’homme […] je la réalise concrètement à l’occasion du surgissement d’un objet dans mon univers, si cet objet m’indique que je suis probablement objet présentement à titre de ceci différencié pour une conscience18. » En distinguant autrui de son être-là, Sartre rend notamment compte du phénomène de l’erreur dans la reconnaissance d’un autre : lorsque la honte demeure alors qu’en réalité il n’y avait personne, il faut admettre qu’autrui est présent alors même que son être-là est douteux, voire manquant. Mais, on le voit, cette distinction entre deux plans est abstraite et met à nouveau en relief la difficulté au lieu de la résoudre. En effet, même si l’erreur est possible, il reste à comprendre comment l’être-là d’autrui peut se donner comme être-là d’autrui, c’est-à-dire comment l’autre subjectivité peut se manifester au sein du monde perçu et, comme Sartre le reconnaît finalement lui-même, afin que ma condition d’homme soit concrètement éprouvée, il faut qu’un objet m’indique que je suis objet pour lui, c’est-à-dire s’indique comme sujet. Bref, si l’être-regardé est bien une expérience, il faut admettre qu’autrui paraît dans le monde ; comme le note Merleau-Ponty,
« il faut donc que quelque chose dans le regard d’autrui me le signale comme regard d’autrui, loin que le sens du regard d’autrui s’épuise dans la brûlure qu’il laisse au point de mon corps qu’il regarde […]. Au lieu que ma honte fasse tout le sens de l’existence d’autrui, l’existence d’autrui est la vérité de ma honte19. »
19L’analyse sartrienne d’autrui révèle ainsi une double tension. Tension, tout d’abord, entre les conditions mêmes du problème : on peut se demander si l’exigence que la relation à autrui relève d’une négation interne (première condition) est conciliable avec sa dimension de rencontre concrète (troisième condition). Tension, d’autre part, entre les présupposés sartriens et le respect phénoménologique d’autrui. À s’en tenir à ces présupposés, il semble qu’on s’interdise de respecter la révélation concrète d’autrui dans le monde. Si l’on reconnaît, à l’inverse, que la honte a sa motivation au sein du monde, il faut remettre en question la distinction affirmée par Sartre entre le pour-soi comme pure intériorité et son corps, c’est-à-dire sa visibilité pour-autrui. Il faut alors admettre qu’il y a une chair d’autrui, que l’apparition d’autrui dans le monde, loin d’être la négation de sa subjectivité, peut en être l’expression, que, par conséquent, l’extériorité ne se confond pas avec l’extériorité physique des purs objets. Alors même que le refus de la chair conduit Sartre à recourir au pour-autrui pour fonder la corporéité, il apparaît que l’expérience d’autrui, quant à elle, n’est pensable qu’en ayant recours à la chair, qu’en récusant tout au moins les dualités qui interdisaient d’en élaborer le concept.
20Après avoir, dans un premier chapitre, déployé la dimension du pour-autrui, Sartre aborde ce qui en motivait l’examen, à savoir la question du corps. Cependant, comme nous l’avons noté en commençant, si le corps proprement dit, c’est-à-dire le corps en tant qu’objet, relève du pour-autrui, il y a cependant un sens du corps qui renvoie au pour-soi et précède le pour-autrui. Le corps, note Sartre, subit les mêmes avatars que le pour-soi lui-même : il doit exister comme corps pour-soi et comme corps pour-autrui. En d’autres termes, le corps lui-même est traversé par la dualité fondamentale entre le sujet et l’objet : il n’a, en tant que pour-soi, rien de corporel, et, en tant que pour-autrui, il apparaît comme un objet physique, pure extériorité. Le corps est donc d’emblée divisé et ignoré en sa spécificité de corps propre : en tant que pour-soi, il est dépourvu d’extériorité ; en tant que pour-autrui, il est dépourvu d’intériorité. Pourtant, si tel est bien le point de départ de la démarche sartrienne, nous allons constater que la rigueur phénoménologique le conduit à sortir de ce cadre préalable, à brouiller les oppositions qui inaugurent son analyse. Une tension se fait jour entre la description du corps et les présuposés qui l’animent : la chair, qui était implicitement requise par l’expérience d’autrui, fait explicitement son apparition.
21Respectons l’ordre sartrien en commençant par le corps pour-soi. Sartre l’identifie d’emblée à la facticité qui, dans la seconde partie, était décrite comme une structure fondamentale du pour-soi, correspondant à la dimension temporelle du passé. En effet, si le pour-soi est arrachement absolu à l’en soi, l’en soi le ressaisit ou le hante en cet arrachement même, ce qui signifie que le pour-soi est engagé, situé. Le corps n’est autre que cet être-situé du pour-soi et il apparaît par conséquent comme une nécessité ontologique. Sartre le définit comme « la forme contingente que prend la nécessité de ma contingence20 ». Il est contingent que je sois, il est également contingent que je sois ici plutôt que là, mais, si je suis, il est nécessaire que je sois ici ou bien là, bref que je sois situé. En tant qu’être situé du pour-soi, le corps pour-soi est finalement ce centre de référence indiqué de manière indirecte par les choses du monde, qui se donnent d’abord comme des ustensiles. Ce corps qui n’est pas objet, qui est toujours dépassé et présent de manière seulement implicite, ne peut naturellement être connu. Cependant, « puisque je ne puis être rien sans être conscience de ce que je suis, il faut qu’il soit donné en quelque manière à la conscience21 ». Or, la modalité selon laquelle le corps est donné à la conscience est affectivité originelle, c’est-à-dire affectivité pure, non intentionnelle. Par exemple mes yeux, c’est-à-dire la contingence de mon acte de lecture, me seront révélés par la douleur sourde qui accompagne cette lecture. De même, en l’absence de douleur ou de plaisir, ma conscience ne cesse pas d’avoir un corps ; il y a, dit Sartre, « saisie perpétuelle par mon pour-soi d’un goût fade et sans distance qui m’accompagne jusque dans mes efforts pour m’en délivrer et qui est mon goût22 » : cette saisie n’est autre que la nausée. Nous l’avons dit, le propre du pour-soi est que rien ne le sépare de lui-même, qu’il est translucide, et c’est pourquoi Sartre refusait le sentiment d’effort mis en évidence par Maine de Biran. Or, on peut se demander dans quelle mesure cette analyse de l’affectivité, empruntée pour l’essentiel à Heidegger, peut se concilier avec la définition sartrienne de la conscience. Cette affectivité originaire, qui est surgissement d’une passivité au cœur de la conscience, ne vient-elle pas en brouiller la translucidité ? Sartre va en effet jusqu’à parler, de manière significative, d’une « matière translucide de la conscience », d’une « texture » de la conscience.
22À l’analyse du corps pour-soi fait suite celle du corps pour-autrui, à la fois terme et motivation de cette troisième partie. Puisqu’il revient au même d’étudier la façon dont mon corps apparaît à autrui et celle dont le corps d’autrui m’apparaît, il est plus commode d’opter pour la seconde solution. Sartre rappelle d’abord ce qu’il a établi dans le chapitre consacré à autrui. La relation à l’autre relevant d’une négation interne, autrui ne peut m’être d’abord donné dans l’extériorité : je dois saisir autrui comme ce pour quoi j’existe comme objet, de sorte que l’expérience du corps d’autrui est un épisode secondaire de mes relations à lui. Conformément à ce que l’analyse du corps pour-soi a révélé, il faut remarquer que le corps d’autrui peut d’abord se donner à moi indirectement, sous la forme d’une décentration du monde, c’est-à-dire d’une fuite des objets de mon monde vers un pôle de référence secondaire, d’une orientation de mes ustensiles vers un instrument autre que mon corps. Toutefois, note Sartre, nous n’avons pas encore là l’être-là d’autrui « en chair et en os23 ». L’être-là d’autrui, qui se dévoilait à lui dans l’affectivité originaire et, en particulier, dans la nausée, doit pouvoir être saisi directement. Seulement, le goût d’autrui ne peut m’être donné tel qu’il est vécu par lui : dès lors, « ce qui est goût de soi pour-autrui, écrit Sartre, devient pour moi chair de l’autre. La chair est contingence pure de la présence24 ». La chair désigne le corps d’autrui en tant que centre de référence d’une situation s’organisant synthétiquement autour de lui, c’est-à-dire en tant que corps actif, expressif, signifiant, mouvement figé de transcendance. Ainsi, le corps d’autrui n’est jamais saisi en lui-même, ou à partir de lui-même, mais bien à partir d’une situation qui l’indique comme son centre. D’autre part, il n’est pas saisi analytiquement comme une addition de parties ou un ensemble d’organes : chaque partie se fait au contraire indiquer à partir de la totalité de la chair. La chair est le corps vivant et le corps-objet procède d’une dégradation de cette vie ; il n’est autre que le cadavre. Il s’ensuit, dit Sartre, que « ma perception du corps d’autrui est radicalement différente de ma perception des choses25 ». Enfin, autrui est donné immédiatement dans ou comme son corps ; le psychisme d’autrui s’identifie purement et simplement avec sa chair. Le raisonnement analogique qui avait été posé par Sartre comme l’unique moyen d’accéder à autrui dans le cadre de la négation d’extériorité, c’est-à-dire de la relation de connaissance, est maintenant considéré comme inutile. Le corps n’est pas un pur objet dissimulant un psychisme qu’il faudrait alors inférer, il présente le psychisme lui-même : les gestes de colère ne sont pas un signe objectif à déchiffrer, ils sont la colère elle-même, « l’objet psychique est entièrement livré à la perception, et il est inconcevable en-dehors des structures corporelles26 ».
23Cette analyse ne peut que laisser perplexe. Au début du chapitre consacré au corps, Sartre caractérisait le corps-pour-autrui comme un corps purement objectif et il prenait l’exemple du corps pour le médecin, ensemble de tissus ou d’organes. C’est précisément parce qu’un tel corps ne pouvait qu’être étranger au pour-soi que Sartre invoquait la nécessité du pour-autrui, c’est-à-dire d’un regard objectivant. Or il écrit, au terme de l’analyse de la chair : « Il y aurait donc une erreur énorme à croire que le corps d’autrui qui se dévoile originairement à nous, c’est le corps de l’anatomo-physiologie27. » Alors qu’il était auparavant défini comme négation de toute intériorité, le corps-pour-autrui apparaît maintenant comme la présence même d’une intériorité psychique. Certes, le pour-soi comme tel ne peut appartenir à l’ordre de l’extériorité, mais le corps propre d’autrui n’apparaît plus pour autant comme un pur objet. L’analyse phénoménologique conduit donc Sartre à assouplir l’opposition simple et radicale qui inaugurait la troisième partie de L’Être et le Néant : alors que, au seuil de cette troisième partie, Sartre entendait l’objectité en un sens univoque, il met ici au jour une corporéité qui n’existe pas sur le mode, objectif, du corps physique, c’est-à-dire finalement du corps connu. Par-delà l’opposition de la res cogitans et de la res extensa, il pressent, sous le nom de « chair », la possibilité d’un psychisme incarné, distinct du pour-soi mais aussi de la pure extériorité des objets spatiaux. Le rejet initial de la chair se voit ainsi infirmé par le développement de l’analyse phénoménologique. Mais, d’autre part, dans la mesure où cette analyse semble remettre en cause les catégories d’abord établies, elle met par là même en question toute l’analyse du pour-autrui, c’est-à-dire la nécessité de fonder l’expérience d’autrui sur l’être-regardé. Si vraiment autrui est donné lui-même dans sa chair, si l’objet psychique est inconcevable en dehors des structures corporelles, on se demande pourquoi l’expérience d’autrui devrait relever d’une négation interne, c’est-à-dire finalement de mon objectivation. Il faut en effet se souvenir que la négation externe n’était refusée que parce qu’elle conduisait à une relation de connaissance, relation qui interdisait d’accéder à autrui lui-même dans la mesure où celui-ci y était saisi comme une chose du monde dont tout psychisme était absent. Inversement, dès lors que Sartre reconnaît l’expérience d’un psychisme incarné, la relation de connaissance n’interdit plus l’accès à autrui et le recours à une négation interne devient inutile. Ou plutôt, comme l’analyse même du Regard nous avait conduit à le suggérer, la négation interne – l’être-regardé – ne peut être que précédée par l’appréhension d’autrui au sein du monde, c’est-à-dire par la découverte d’une chair. Enfin, il s’ensuit que la relation interne est non seulement inutile mais qu’elle est inadéquate. Si autrui ou moi pouvons apparaître comme chair à une autre conscience, celle-ci ne saurait être caractérisée comme pur sujet, c’est-à-dire comme regard objectivant : dans la mesure même où l’être-pour-autrui peut ne pas être pure objectité, le sujet peut cesser d’exister comme immanence subjective. Loin d’être constituante, la relation de Regard apparaît comme un cas-limite d’une relation plus originaire entre un sujet qui n’est pas transparent et un autre dont le corps peut alors échapper à l’opacité de l’objet.
24Force est pourtant de reconnaître que Sartre ne revient pas sur cette analyse du Regard ni sur la précession de l’être-regardé vis-à-vis de l’expérience d’autrui-objet. C’est que, en effet, si le corps d’autrui est « corps-plus-que-corps28 », il ne se confond pas pour autant avec une subjectivité. Conformément à ce qu’il avait établi dans La Transcendance de l’Ego, Sartre maintient une différence radicale entre le psychisme et la subjectivité transcendantale : il est nécessaire de recourir au regard pour fonder l’expérience d’autrui parce que celui-ci est une pure présence à soi et non ce psychisme donné dans une chair. Ce qui est donc ultimement en question, c’est la validité de la coupure entre le psychisme et la subjectivité transcendantale, entre psychologie phénoménologique et phénoménologie.
25Nous voudrions faire deux remarques en guise de conclusion. Tout d’abord, cette exigence – qui sous-tend toute l’analyse du Regard – d’une expérience d’autrui qui soit ouverture à un autre sujet, à un alter ego, est-elle légitime ? Le propre d’autrui, en tant qu’autre, est que sa présence à soi m’est inaccessible : vouloir donc ressaisir une expérience d’autrui comme sujet n’est-ce pas finalement empiéter sur sa transcendance et en nier l’altérité ? Inversement, caractériser autrui comme un psychisme incarné que je rencontre au sein du monde et qui me présente à sa façon ce qui me sera toujours inaccessible, ne serait-ce pas justement là respecter la transcendance de l’autre ? L’expérience de la chair préserverait l’altérité précisément dans la mesure où le pour-soi comme tel en est absent.
26D’autre part et enfin, la distinction même entre le pour-soi et le psychisme, donné dans la chair, est-elle pertinente ? On l’a vu, si Sartre décomprime l’opposition massive de l’intériorité absolue et de l’extériorité objective et esquisse ainsi un concept de la chair, il n’en reste pas moins que cette chair laisse subsister hors d’elle-même la dimension de la présence à soi, et c’est la raison pour laquelle Sartre ne peut revenir sur sa critique de la double sensation. Or, une phénoménologie du corps qui serait conséquente ne devrait-elle pas, en prenant appui sur ce phénomène que Sartre refuse, contester la pertinence même de la distinction entre la présence à soi et l’appartenance à l’extériorité, entre conscience et psychisme incarné ? Une phénoménologie conséquente du corps ne devrait-elle pas aboutir à porter au premier plan une chair comprise comme « identité de l’entrer en soi et du sortir de soi », pour emprunter une expression de Merleau-Ponty ? Sartre fait un pas dans cette direction et c’est pourquoi la troisième partie de L’Être et le Néant est traversée par de telles tensions ; mais sa métaphysique implicite, « hypercartésienne », lui interdit finalement de reconnaître la chair comme un sens d’être original et originaire.
Notes de bas de page
1 L’Être et le Néant (noté EN), Paris, Gallimard, 1943, p. 271.
2 EN, p. 366.
3 Phänomenologische Untersuchungen zur Konstitution, tr. fr. E. Escoubas, Paris, PUF, 1982, p. 213.
4 EN, p. 366.
5 EN, p. 366.
6 EN, p. 425.
7 EN, p. 300.
8 EN, p. 307.
9 EN, p. 308.
10 EN, p. 315.
11 EN, p. 315.
12 EN, p. 315.
13 EN, p. 336.
14 EN, p. 336.
15 EN, p. 339.
16 EN, p. 342.
17 EN, p. 342.
18 EN, p. 340.
19 Le Visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 102-103.
20 EN, p-371.
21 EN, p. 393.
22 EN, p. 404.
23 EN, p. 407.
24 EN, p. 410.
25 EN, p. 412.
26 EN, p. 413.
27 EN, p. 415.
28 EN, p. 418.
Auteur
Professeur à l’université de Clermont-Ferrand.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Lectures de Michel Foucault. Volume 1
À propos de « Il faut défendre la société »
Jean-Claude Zancarini (dir.)
2001
Pierre Estève
Nouvelle découverte du principe de l’harmonie avec un examen de ce que M. Rameau a publié sous le titre de Démonstration de ce principe, 1752
Pierre Estève André Charrak (éd.)
1997
Curiosité et Libido sciendi de la Renaissance aux Lumières
Nicole Jacques-Lefèvre et Sophie Houdard (éd.)
1998
Géométrie, atomisme et vide dans l’école de Galilée
Egidio Festa, Vincent Jullien et Maurizio Torrini (éd.)
1999