Le corps dans la première philosophie de Sartre
p. 225-277
Résumés
En prenant le corps comme fil conducteur, on peut reconstituer les différents aspects de la première philosophie sartrienne jusqu’à la parution de L’Être et le Néant : littérature à visée métaphysique, éidétique des vécus, ontologie phénoménologique avec ses implications anthropologiques. Dans les récits de fiction rédigés entre 1922 et 1943, le corps – comme corps de chair et corps d’action – constitue une pièce essentielle du travail de mise en intrigue et de métaphorisation visant à figurer la spontanéité contingente que nous sommes. Dans les œuvres d’inspiration phénoménologique des années trente, d’une part l’essence pure de la conscience est libérée par réduction du somato-psychique, tout en restant foncièrement relative à ce dernier ; d’autre part la conscience comme spontanéité transcendantale constitue le psychique (l’ego) et le corps en « s’emprisonnant » en eux. Dans L’Être et le Néant, l’ontologie phénoménologique du corps est déployée selon trois dimensions successives : d’abord comme centre de référence quasi objectif des renvois ustensiles et corps que j’existe ; ensuite comme corps pour autrui, avec son aspect charnel ; enfin comme corps objet-pour-moi – je m’échappe réellement vers un au-milieu-du-monde. Cette ontologie phénoménologique fonde à son tour une anthropologie où prend place un corps concret et existentiel qui renoue avec les premiers travaux métaphysico-littéraires.
By taking the body as leading concept, it is possible to reconstruct the different aspects of Sartre’s early philosophy up to the publication of Being and Nothingness, namely: literary works with metaphysical vision, eidetics of experiences, phenomenological ontology with its anthropological implications. In the fictional narratives written between 1922 and 1943, the body – as fleshly and acting body – is an essential part of the elaboration of the plot and the metaphorization intended to figure the contingent spontaneity we are ourselves. In the works of phenomenological inspiration written in the thirties, on the one hand the pure essence of consciousness is liberated by a reduction of the somato-psychical, while nevertheless remaining deeply related to the latter; on the other hand, consciousness, as transcendental spontaneity, constitutes the psychical (the ego) and the body by imprisoning itself in them. In Being and Nothingness the phenomenological ontology of the body unfolds in three successive dimensions: at first, as quasi-objective centre of reference for the tools and the body I exist; then, as body for the others with its fleshly aspect; finally, as body as object-for-me – I really escape myself to an in-the-midst-of-the-world. This phenomenological ontology founds on its part an anthropology making place for a concrete and existential body which links up with the early metaphysical literary works.
Nimmt man den Leib als Leitfaden, kann man die verschiedenen Aspekte der frühen sartreschen Philosophie bis hin zum Erscheinen von Das Sein und das Nichts rekonstruieren, nämlich: literarische Arbeiten metaphysischer Ausrichtung, Eidetik der Erlebnisse, phänomenologische Ontologie mit ihren anthropologischen Implikationen. In den zwischen 1922 und 1943 verfaßten Romanerzählungen, stellt der Leib – als fleischlicher und handelnder Leib – einen wesentlichen Bestandteil der Arbeit am Handlungsablauf und an der Metaphorisierung dar, durch welche die kontingente Spontaneität, die wir selbst sind, dargestellt werden soll. In den Werken phänomenologischer Inspiration der dreißiger Jahre ist einerseits die reine Essenz des Bewußtseins durch Reduktion des Somatisch-psychischen befreit worden, behält jedoch zugleich einen grundlegenden Bezug zu letzterem; andererseits konstituiert das Bewußtsein, als transzendentale Spontaneität, das Psychische (das Ego) und den Leib, indem es sich in diese « einsperrt ». In Das Sein und das Nichts wird die phänomenologische Ontologie in drei sukzessiven Dimensionen entfaltet: zunächst als quasi-objektives Bezugszentrum der Verweisungen der Gebrauchsgegenstände und des Leibs, den ich existiere; dann als Leib für den Anderen, mit seinem fleischlichen Aspekt; schließlich als Leib als Objekt-für-mich – ich entfliehe mir wirklich in ein Inmitten-der-Welt. Diese phänomenologische Ontologie begründet ihrerseits eine Anthropologie, in der ein konkreter und existentieller Leib Platz findet, der wieder an die frühen metaphysisch-literarischen Werke anknüpft.
Texte intégral
1L’étude du statut du corps dans les premiers textes de Sartre jusqu’à L’Être et le Néant (nous admettrons l’unité de ce « corpus », en dépit de son apparente hétérogénéité, qui va d’un essai d’ontologie phénoménologique à un récit, des nouvelles, en passant par des travaux de psychologie phénoménologique), a pour but d’esquisser schématiquement la vérification, sur un problème privilégié, d’une interprétation polysémique et génétique de cette première pensée sartrienne. S’y entrecroisent en effet : des récits de fiction contenant une métaphysique inchoative ; des échantillons d’éidétique descriptive ; une ontologie phénoménologique ouvrant elle-même des perspectives sur des analyses existentielles à forte teneur métaphysique (selon le programme d’une « psychanalyse existentielle »). Sans pouvoir ici justifier ici radicalement cette interprétation par une analyse précise de tous les éléments du corpus (pour y montrer qu’effectivement ces différents fils s’y entrecroisent), l’élucidation du sens de la corporéité dans la première philosophie sartrienne nous fournira à tout le moins une confirmation partielle de notre hypothèse.
2Quatre points seront examinés successivement : 1 / le corps figuré et son envers métaphysique ; 2 / la réduction éidétique du corps existentiel ; 3/ l’ontologie phénoménologique du corps ; 4/ le retour au corps existentiel dans les perspectives de l’anthropologie (ce dernier point n’étant qu’esquissé).
3Nous voulons clarifier le statut du corps dans ces textes littéraires à visée métaphysique que Sartre rédige entre 1922 et 1943 : « écrits de jeunesse1 », romans, nouvelles2. Notre point d’appui principal sera constitué par La Nausée, sans négliger pour autant, le cas échéant, des mises en parallèles avec d’autres œuvres, ni des confirmations empruntées aux textes (auto)-biographiques3. Nous faisons l’hypothèse suivante : dans ces textes le corps serait figuré au sein d’un dispositif d’écriture original, fondamentalement littéraire – mais prétendant à une certaine « vérité » (dévoiler le statut ontologique de l’existant que nous sommes, comme spontanéité contingente et niant cette contingence pour s’absolutiser), mobilisant toutes les ressources de la mise en intrigue et de la métaphorisation propres au récit de fiction 4. Dispositif si singulier que Sartre, au cours des ces vingt années, n’a cessé ni d’hésiter quant au sens même du projet, ni de tâtonner dans la mise en œuvre de ce dernier. Risquons alors une seconde hypothèse : la compréhension adéquate de ce projet singulier où se conjoignent écriture littéraire et philosophique – qui semble se faire jour à la fin des années trente en liaison probable avec la lecture de Heidegger5 – suppose que deux conditions soient réalisées.
41 / En premier lieu, que l’on ne pense l’œuvre littéraire ni comme pur jeu de langage ni comme confession pathétique, mais plutôt comme configuration d’un monde imaginaire, émergeant par rupture d’avec notre monde environnant, pour in fine refigurer le monde que nous habitons6. À condition de ne pas oublier cette dernière capacité – essentielle – de réouverture de l’être-au-monde, le récit de fiction7 peut être rapproché d’un processus d’interprétation du sens de l’existant que nous sommes, tel que la tradition herméneutique nous permet de le penser8, c’est-à-dire selon les trois moments : précompréhension, libération du projet de sens, accomplissement du sens dans la référence à la chose. Si tel est bien le sens téléologique de l’entreprise romanesque du jeune Sartre – élaborer des récits de fiction comme des propositions d’herméneutique concrète (pré-conceptuelle) du sens de l’étant que nous sommes –, reconnaissons qu’une partie non négligeable des textes effectivement rédigés est restée au niveau d’une simple illustration du discours philosophique (l’allégorie9), dans un gauchissement simultané du sens natif de la métaphysique (la rigueur conceptuelle et systématique), et de la littérature (la figuration d’un monde irréel). En même temps nous devons reconnaître par ailleurs que Sartre a possédé assez tôt une intuition relativement sûre des exigences propres à l’écriture littéraire à visée d’élucidation philosophique ; à savoir que l’auteur s’y met en jeu dans sa personnalité singulière, tandis que son imagination créatrice porte la mise en intrigue concrète, où le désordre des interactions et la contingence des caractères, laisse affleurer le sens totalisant permettant la jonction avec le philosophique. Trois brèves remarques empruntées aux « Mémoires » de S. de Beauvoir suffiront pour s’en assurer.
5Concernant l’implication « existentielle » du romancier, aux antipodes du pur regard du sujet philosophant, voici comment la rédaction de La Légende de la vérité y est évoquée : « Refusant tout crédit aux affirmations universelles, [Sartre] s’ôtait le droit d’énoncer même ce refus sur le mode de l’universel ; au lieu de dire, il lui fallait montrer. » Par rapport à la question de la libération du monde irréel, voici quelle fut la réaction de Sartre à la lecture de V. Woolf qui dans Mrs Dalloway tentait d’abolir la distance entre vivre et raconter : « Même si le conteur s’applique à l’incohérence, s’il s’efforce de ressaisir l’expérience toute crue, dans son éparpillement et sa contingence, il n’en produit qu’une imitation où s’inscrit la nécessité. » Enfin pour ce qui a trait à l’unité de sens et la réouverture d’une référence ontologique, voici comment S. de Beauvoir décrit Sartre au tournant des années trente : il « vivait pour écrire ; il avait mandat de témoigner de toutes choses et de les reprendre à son compte à la lumière de la nécessité10 ».
6La présence insistante au sein même des premiers récits des ressources expressives de la métaphore – où s’atteste l’originalité d’un style –, doit s’analyser de façon analogue. D’un côté la première tendance de Sartre a été d’inscrire son projet dans une conception assez traditionnelle (et contestable) du symbole comme figuration sensible d’un contenu intelligible11. De l’autre son travail effectif d’écriture l’a conduit très tôt au voisinage d’une compréhension plus adéquate – il est vrai restée peu thématisée jusqu’à la quatrième partie de L’Être et le Néant –, du symbolisme comme effet de sens original (recréation d’une pertinence sémantique figurée à travers l’effondrement d’un sens littéral contradictoire) susceptible à son tour, tout comme le récit (mais dans un registre qui est moins celui de « l’action et des ses valeurs temporelles » que de la sensibilité12), de rouvrir une référence à l’étant que nous sommes. « La conscience, affirme l’Esquisse d’une théorie des émotions, se constitue en symbolisation13. » Cette formule suggère que le travail de la métaphore répond de façon particulièrement appropriée à cette équivocité fondamentale de l’étant que nous sommes (spontanéité contingente), qui affleure sans jamais cristalliser, dans un cours concret de vie qui s’historialise14.
72/ La seconde condition réside dans une refonte herméneutique des perspectives de la philosophie classique. Ici encore nous devrons admettre que les premières œuvres littéraires laissent entrapercevoir une pensée philosophique peu assurée qui cherche ses points d’appui simultanément dans une thématique, disons pour aller vite : post-kantienne, où s’opposent la libre spontanéité (cause première) et la nature (causes secondes, détermination en extériorité, inertie) – et dans une distinction, disons pour simplifier encore excessivement : néo-scolastique, de l’essence nécessaire et de l’existence contingente, Sartre d’ailleurs se réappropriant de façon personnelle et sans souci de rigueur conceptuelle des directions de pensée qui restent à l’état intuitif15. Mais à la fin des années trente, on voit pointer, à la fois dans les textes de critique littéraire, dans le journal de guerre et dans la correspondance, une tentative originale (encore hésitante il est vrai), d’infléchir l’élucidation du sens de l’existant humain dans le sens d’une herméneutique. « Et si la transcendance, se demande Sartre en 1938, c’était justement la structure “existentielle” de l’homme16 ? » Dès lors que l’élucidation métaphysique de l’étant humain est repensée dans le cadre d’un procès interprétatif ouvert du sens de cet étant, il devient possible de donner un contenu satisfaisant à ce singulier projet de « littérature philosophique » qui préoccupe Sartre dans les années trente17. En effet un tel projet, parce qu’il rompt avec toute tentative d’expliquer le monde ou d’en découvrir les conditions de possibilité dans un sujet de pur survol, pour renouer avec l’existence finie et facticielle – pourra s’expliciter dans les détours et les ambiguïtés du récit de fiction et de l’image poétique.
8On notera pour terminer – ce qui complique quelque peu la situation – que le projet de constituer une herméneutique de l’existence, s’il s’inscrit bien à la fin des années trente, dans des perspectives métaphysiques18, subit un infléchissement en 1943 lorsque Sartre entreprend de le refonder dans l’ontologie phénoménologique (quatrième partie de L’Être et le Néant). Nous y reviendrons plus loin.
9Dès lors, quel rôle joue le corps dans ce dispositif original d’interprétation du sens de l’étant humain qu’est l’œuvre littéraire du premier Sartre ? C’est – comme corps de chair et comme corps d’action, nous allons le voir dans un instant – une pièce majeure au sein du travail de mise en intrigue et de métaphorisation visant à figurer cette « spontanéité contingente » que nous sommes. Au premier plan dans chaque récit (comme cela a été souvent remarqué19) – à la fois comme répertoire de métaphores et comme moteur de l’intrigue (cela a été moins remarqué) – le corps est au centre de ce monde irréel où, à la fois s’investit toute une pré-compréhension « existentielle » du sens de l’existence, et où se dessine une refiguration de notre être-au-monde comme spontanéité à la fois « engluée » dans la contingence et « s’arrachant » à elle pour s’absolutiser.
10Tout en reconnaissant donc l’importance des lectures « psychocritiques » qui ont considérablement éclairé la « structure de caractère » où s’origine la figuration du corps dans l’œuvre littéraire de Sartre20, notre déchiffrement sera plus sensible à la visée d’élucidation proprement philosophique – à la proposition de refiguration ontologique – inhérente à cette image, ainsi qu’à la rupture, inaugurée par l’écriture littéraire, d’avec toute expression pathétique du vécu. Ce qui ne doit par ailleurs pas conduire à l’erreur symétrique et inverse de celle que nous reprochons aux « psycholecteurs » ; même si le contenu philosophique des premiers récits fait l’objet de convictions assez fermes, il n’est pas pensable par concepts purs et il est vain de chercher à « extraire » ce contenu de sa « gangue » littéraire, précisément parce qu’il ne s’agit pas – sauf à s’attacher à ce qu’il y a de moins réussi dans ces œuvres – « d’habiller » un sens idéal préconstitué de son vêtement d’images. Nous parlerons donc, et avec nécessité, de « spontanéité engluée », « s’arrachant » à l’inertie, « rêvant d’auto-engendrement », etc. Ces quelques métaphores laissent clairement apercevoir, dans la représentation figurée du sens symbolique de l’existant humain, la présence insistante du corps comme réservoir primordial de signifiants concrets pour l’opération de symbolisation. Nous tenons là un premier – et sans doute le plus important – rôle du corps dans la constitution du « récit philosophique ». Mais ce n’est pas le seul, comme le prouveront quelques brèves remarques sur le rôle du corps dans la mise en intrigue de ces mêmes récits.
11Il est aisé de constater, en lisant La Nausée, Le Mur ou L’Âge de raison, que l’histoire avance toujours au rythme des aventures du corps, en sorte que ce dernier peut être considéré comme l’opérateur fondamental de la mise en intrigue : alternance de crises de nausée, de ressaisissements brusques, et de rêves d’un corps de gloire, dans la première œuvre. Le recueil de nouvelles varie les péripéties : suées d’angoisse à l’approche de la mort ; dégoût irrépressible de la chair s’achevant en meurtre, ou se renversant en fascination trouble pour l’impuissance ; irruption concrète de la folie, avec son cortège d’hallucinations, de phobies, de gestes et paroles délirants qui en constituent comme l’inscription charnelle ; formation d’une structure de caractère névrotique au travers des expériences pathogènes du corps infantile. Quant au roman de 1945, il n’est pas impossible d’y repérer – d’autres interprétations sont bien sûr toujours possibles – une question qui, à travers les tours et détours des incidents, court, comme un fil rouge à travers tout le texte : la question du refus ou de l’acceptation de l’incarnation comme fait primordial d’être né. Mais arrêtons-nous un peu plus longuement sur La Nausée.
12L’œuvre est construite selon la double exigence paradoxale (qui au fond recoupe celle du récit fantastique tel que Sartre l’admire chez Kafka et Blanchot21), d’un acte configurateur de sens, inhérent à toute mise en intrigue, qui chez Sartre mobilise le corps d’action – avec ses conduites finalisées, ses gestes porteurs de sens – et d’une détotalisation permanente par la contingence, inscrite dans le désordre irréductible de la vie charnelle 22. Pris dans une sorte de « tourniquet23 » entre l’action qui ébauche une avancée de l’histoire et la chair qui défait cette dernière, le récit piétine, construisant une étrange représentation du temps. Nous sommes jetés dans ce monde foncièrement contradictoire de la contingence, où la forme (cf. « monde ») affleure, sans jamais pouvoir cristalliser, dans les hasards d’une vie informe (cf. « contingence »), quoique hantée par un sens inchoatif. Toute La Nausée est une répétition interminable d’épisodes où l’action ébauche, en réaction à l’affalement toujours recommencé de la chair, un rassemblement des puissances motrices du corps, avant de retomber à l’informe (et infâme) dispersion. Il peut s’agir – c’est souvent le cas – du geste de prendre la plume (comme après l’incident du galet ou du loquet de porte24), parfois aussi de brusques secousses de colère (suite au surgissement d’une « idée volumineuse et fade », écœurante, ou d’un dégoût devant la nourriture), d’accès de violence destructrice (envers soi-même ou envers autrui), d’agitation plus ou moins désordonnée (comme lorsque Roquentin, en proie à l’angoisse, saute dans un tramway avant de le quitter précipitamment), pouvant se renverser dans son contraire (tétanisation, paralysie25).
13En contrepoint, l’écroulement toujours menaçant de l’expérience de la chair, qui empâte l’avancée du récit et défait son ordonnance aussitôt qu’esquissée. Le temps configuré par cette singulière mise en intrigue est bien celui que Sartre explicite approximativement et de façon imagée dans plusieurs passages : temps de la décision, téléologiquement orienté, affleurant, quoique insaisissable, dans les cycles de la vie organique où il s’abolit. Temps ambigu de l’être que nous sommes, s’arrachant sans cesse à l’incarnation menaçante par l’action projetante (au premier rang desquelles : l’écriture), pour y retomber inéluctablement. (La méconnaissance de cette retombée alimente la polémique sartrienne contre les illusions des historiens, des aventuriers, des romanciers, des « hommes d’expérience ».) Le temps participe à la secrète faiblesse de la chair, la futurisation ne s’accomplit jamais en projet mais reste soulèvement ébauché ; la passéification demeure en suspens26.
14Dominant cette équivocité indépassable, le rêve irréalisable de l’étemel présent, moteur de l’arrachement toujours repris et abandonné, figuré dans un énigmatique corps de gloire, symbole d’une spontanéité purifiée de toute puissance et de toute indétermination. Fantasme dont Roquentin fait lucidement l’analyse à la fin de l’œuvre :
« Au fond de toutes ces tentatives qui semblaient sans lien, je retrouve le même désir : chasser l’existence hors de moi, vider les instants de leur graisse, les tordre, les assécher, me purifier, me durcir, pour rendre enfin le son net et précis d’une note de saxophone27. »
15Mais le corps joue un second rôle dans les premières tentatives littéraires, celui de « réservoir » de signifiants concrets où puise le travail de métaphorisation du sens de l’être que nous sommes. Contradictoire, cet être (à la fois spontanéité et inertie, essence et existence, nécessité et contingence), est manifesté par le jeu de la référence brouillée de la métaphore – et ne peut être manifesté que par lui (du moins dans les œuvres littéraires28). La chair constitue un premier répertoire fondamental – qui domine dans la plupart des œuvres de jeunesse – de signifiants concrets où s’unifient de façon imagée les déterminations contradictoires de l’étant que nous sommes. Ce qui s’explique aisément : la nébuleuse d’images – mollesse, tiédeur, affalement, empâtement, etc. – dont elle est le centre, a pour point commun d’unifier, de conjoindre la forme et l’informe, le spontané et l’inerte et, par ce singulier effet de sens qui restaure une cohérence concrète, imagée, sur fond d’incohérence conceptuelle latente, d’ouvrir une référence (poétique, non philosophique29) à la « spontanéité engluée ».
16D’une façon analogue, le corps d’action va constituer un répertoire d’images – moins riche que le premier – pour signifier la « spontanéité d’arrachement », selon le même procédé rhétorique de la métaphorisation : des mouvements spontanés comme « bondir », « jaillir », « s’élancer », « surgir », dominent au niveau de l’unité de sens concrète et imagée cette seconde manière pour la spontanéité d’être contradictoirement contingente. Le tourniquet des métaphores (du corps de chair au corps d’action et inversement) manifeste l’instabilité foncière de l’être que nous sommes, renvoi structurel d’une contradiction à l’autre. (Contradiction de la spontanéité engluée par position de la spontanéité d’arrachement ; contradiction de la spontanéité d’arrachement, par position de la spontanéité engluée.)
17En insistant comme nous le faisons ici sur l’aval de l’écriture littéraire – l’ouverture de la référence qui ouvre des perspectives ontologiques –, nous n’oublions pas la présence en amont du texte d’un rapport de l’individu Sartre à son propre corps, qui constitue une sorte de « matrice existentielle » où se configure une image très singulière de la corporéité, support de toute l’invention métaphorique, et sans laquelle l’œuvre littéraire ne serait pas ce qu’elle doit être (refiguration d’une expérience concrète). Ce rapport s’est constitué dans les expériences de la plus lointaine enfance, comme Sartre l’a admis soit explicitement (dans les textes autobiographiques), soit de façon plus voilée dans les biographies fictives (« L’enfance d’un chef ») ou réalistes (du Baudelaire au Flaubert) – sans d’ailleurs avoir jamais accepté les schémas d’interprétation psychanalytiques. Chez Sartre hérméneute de l’existence humaine – et nous avons admis que l’œuvre littéraire était chez lui comme une hérméneutique concrète et pré-conceptuelle – le fondement de l’histoire des rapports interpersonnels qui finissent par se fixer en « structure de caractère » c’est d’abord le psycho-charnel, où éventuellement ensuite viennent s’inscrire les significations sexuelles ; ça n’est pas d’abord une sexualité – a fortiori inconsciente – qui investirait certaines parties du corps30. Négligeant par souci de simplification les perspectives génétiques sur cette proto-histoire, nous porterons simplement notre attention sur son résultat : l’image du corps où, dans les premières œuvres, « cristallise » à la fois une forme psychique et une intuition de l’être que nous sommes. Avant d’en entamer l’élucidation, faisons quelques remarques préliminaires.
18En premier lieu, nous limiterons l’analyse, par souci de simplification – et en présentant une sorte d’échantillon de recherches à poursuivre sur l’autre versant de l’existence (symbolisé dans le « corps d’action ») –, au registre « charnel » de la métaphorisation31. En second lieu, nous prendrons l’essentiel de nos références dans La Nausée, ne mobilisant d’autres textes que pour confirmation. En troisième lieu, nous essayerons de mettre un certain ordre dans le foisonnement des allusions au corps (il y a chez cet écrivain prétendûment « intellectuel » une prodigieuse obsession de l’incarnation), en allant du plus fondamental au plus dérivé : du signifiant primordial de l’être que nous sommes (pour la dimension de contingence de ce dernier : la chair « nue ») – à des signifiants plus déterminés (phobies, fantasmes, sensations obsessionnelles, etc.), exprimant des modalités plus spécifiées de cet être. Rappelons enfin que la référence de ces signifiants métaphoriques ne peut être que brouillée, hésitante (à la différence de ce qui se passe pour les significations conceptuelles).
19Le plus fondamental, donc, dans l’œuvre que nous avons retenue, c’est la figuration d’une épreuve nauséeuse de la pure chair, à la fois fascinante et repoussante, et où se symbolise, dans la désagrégation radicale du modèle postural, la participation de notre spontanéité à la secrète faiblesse des choses. S’investit dans cette représentation-limite (comme cela à été fortement souligné par la « psychocritique »), tout un rapport existentiel singulier à la sexualité féminine – Sartre l’a lui-même a reconnu (tout en n’accordant qu’un rôle dérivé à l’aspect proprement sexuel de cette image du sens de l’exister). Quoique incontestablement « féminine32 », cette chair atteste surtout de la primordiale passivité de l’étant que nous sommes. « La chair, c’est le pur pâtir », écrit Sartre à propos de Flaubert33. Plusieurs séquences de La Nausée, parfaitement superposables, et qui reviennent comme un leitmotiv, attestent d’une présence obsessionnelle de la chair nue, comme expérience-limite où jaillit le sens symbolique de la contingence. Citons ces quelques lignes, moins connues que la (trop) célèbre description du jardin public, dans lesquelles Sartre, en multipliant les images sensorielles, tente d’exprimer dans sa radicalité cette épreuve quasi indisable de l’incarnation pure. La conscience, aspirée par la chair comme un buvard, s’éteint en s’engorgeant34.
« J’existe. C’est si doux, si doux, si lent. Et léger : on dirait que ça tient en l’air tout seul. Ça remue. Ce sont des effleurements partout qui fondent et s’évanouissent. Tout doux, tout doux. Il y a de l’eau mousseuse dans ma bouche. Je l’avale, elle glisse dans ma gorge, elle me caresse – et la voilà qui renaît dans ma bouche. J’ai dans la bouche à perpétuité une petite mare d’eau blanchâtre – discrète – qui frôle ma langue. Et cette mare, c’est encore moi. Et la langue. Et la gorge, c’est moi35. »
20Il faudrait ensuite examiner comment cette hantise fondamentale se « monnaye » dans des conduites plus déterminées : phobies de contact36 ; appréhension de son image dans le miroir37 ; fascination-répulsion pour les aspects les plus végétatifs de la vie corporelle (somnolences, bâillements, besoin alimentaire38) ; attitudes et postures où s’investit une sexualité singulière à forte coloration perverse (exhibitionnisme, masochisme, homosexualité passive39) et régressive40.
21Enfin, il ne serait pas difficile de montrer comment, au-delà des comportements plus où moins structurés, la hantise de la chair se diffuse jusque dans le registre de la sensorialité primaire. L’idée sera reprise et thématisée conceptuellement dans l’Être et le Néant : le sens symbolique de la contingence jaillit de certaines constellations qualitatives privilégiées, tactiles principalement41 (mou, tendre, doux, flasque, liquide, pâteux, épais, tiède, mouillé…) – mais pas seulement : sont mises aussi à contribution les sensations visuelles (flou, flottant, certaines couleurs comme le violet42…), gustatives (sucré, fade…). Toujours il s’agit d’inventer de nouvelles métaphores dans lesquelles le sens figuré, puisé dans le répertoire de la chair, « fait tenir » dans une unité « sensible » des déterminations littéralement contradictoires (spontanéité-inertie).
22Peu de temps (vers 1933-1934) après s’être engagé dans la voie de l’écriture romanesque, Sartre ouvrait le chantier de la philosophie phénoménologique43. Je voudrais maintenant examiner quelle place occupe le corps dans le cycle de ces œuvres des années trente. L’épreuve existentielle du corps propre continue de soutenir les propositons d’interprétation ontologique de l’œuvre littéraire, qui se poursuit comme en parallèle avec la nouvelle activité philosophique. « En parallèle » car, nous allons le voir, l’acceptation de la démarche phénoménologique allait entraîner non pas la négation, mais bien la neutralisation (par la réduction éidétique des textes de psychologie phénoménologique), ou la re-constitution (par la réduction transcendantale qui porte un texte comme La Transcendance de l’Ego) de l’élucidation ontico-ontologique du corps. Explicitons ce point.
23Deux groupes de textes se partagent le cycle phénoménologique des années trente. D’une part des œuvres de « psychologie éidétique » – encore qu’elles ne soient pas totalement « pures44 » : L’Imagination, L’Imaginaire, L’Esquisse d’une théorie des émotions45. D’autre part, des œuvres de « philosophie phénoménologique », comme La Transcendance de l’Ego.
241 / Je voudrais comprendre comment le premier groupe prolonge, mais en le modifiant, le projet qui porte chez le premier Husserl, l’éidétique descriptive des vécus, tel qu’on peut le reconstituer à partir des deux éditions successives des Recherches logiques et de l’article sur « La philosophie comme science rigoureuse ». Seul en effet ce rappel d’horizon permet de bien percevoir l’entreprise sartrienne de réduction de ce psycho-charnel si envahissant dans l’œuvre littéraire (puisque, nous l’avons vu, il y est considéré comme le socle pour ainsi dire de toute vie humaine). Ce que Sartre retient de Husserl, c’est le mouvement d’exclusion du champ d’investigation phénoménologique, de tout ce qui ne relève pas de l’essence pure de la visée d’un quelque chose dans toutes ses formes imaginables ; essence libérée par la réduction réflexive de toute « réalité psycho-physique » au milieu du monde. Radicalisant, dans la seconde édition de ses Recherches, la prise de distance par rapport à toute approche naturaliste de la vie de conscience que la première édition n’avait fait qu’amorcer trop timidement, Husserl écrit :
« […] La phénoménologie n’est […] pas psychologie descriptive, la description “pure” qui la caractérise, c’est-à-dire l’intuition d’essence effectuée sur le fond d’intuitions singulières de vécus [fussent-ils des vécus fictifs imaginés librement] à titre d’exemples, et la description des essences intuitionnées les fixant dans des concepts purs – cette description pure n’est pas une description empirique [au sens des sciences de la nature] ; elle exclut [ausschliessen] au contraire l’effectuation naturelle de tout acte aperceptif ou positionnel empirique [naturaliste]46. »
25Or dans cette opération « réductrice », c’est toute la corporéité psycho-physique qui s’annule. « La phénoménologie, précise Husserl, ne parle pas d’états d’êtres animés [animalischer Wesen]47. » De fait, on chercherait vainement au sein du sens pur de la conscience, tel que le libère par exemple la réflexion phénoménologique dans la « Cinquième Recherche », la moindre trace d’une présence non seulement de la corporéité, mais encore de la vie psychique48. Voici comment Husserl présente le dégagement du sens phénoménologique du flux des vécus :
« Si nous séparons le moi corporel [Ichleib] du moi empirique – c’est-à-dire ici : du moi psychique –, et qu’ensuite nous limitons le moi purement psychique [rein psychische Ich] à son contenu phénoménologique, il se réduit [reduziert sich] à l’unité de conscience, donc à la complexion réelle (reale, que la deuxième édition aurait dû corriger en : reelle) de vécus que nous trouvons en partie donnée avec évidence et que, pour la partie restante, nous avons de bonnes raisons d’admettre49. »
26De façon analogue, Husserl nous invite à penser le sens pur de l’intentionnalité comme acte de conscience et capacité d’identification idéalisante50 – même si l’appréhension du sens d’objectité s’appuie sur une « matière figurative » qui empêche que la ligne de l’idéalisation soit tirée jusqu’au bout.
27C’est ce mouvement de « libération » de la conscience par dé-naturalisation, très présent dans l’article de 191151, qui a frappé Sartre et qu’il a cherché à se réapproprier de façon personnelle. Dans la première partie de cet article, Husserl, dans le droit fil de ses Recherches, critique les prétentions de la psychologie expérimentale à s’ériger en unique science des vécus ; contre quoi est réaffirmée la primauté indestructible de la réflexion proprement phénoménologique qui dégage l’essence (le sens pur) de l’avoir-conscience comme a priori pour toute connaissance de la vie psycho-physique. (La leçon sera retenue par Sartre dans tous les textes phénoménologiques des années trente.)
28Mais l’article nous conduit par ailleurs un peu plus loin que ces considérations méthodologiques : jusqu’à des suggestions sur l’absoluité de la vie de la conscience « pure » (réduite) par opposition à la relativité de sa vie « naturelle » (psycho-chamelle). Cette opposition fonde la dénivellation radicale entre les sciences psycho-physiques – sciences pleinement naturelles au même titre que les sciences physico-chimiques – et la phénoménologie, qui seule mérite le titre de science de la conscience. D’un côté le « monde spatio-temporel des corps » (incluant le psycho-physique) : la « nature » où des « choses » se constituent, avec leurs « propriétés », dans le jeu de la causalité52 ; de l’autre, le « monde du psychique » – il faut entendre : du psychique réduit et absolutisé :
« Un phénomène “de conscience pure” n’est donc pas une unité “substantielle”, il n’a pas de “propriétés réelles”, il ne connaît ni parties réelles ni transformations réelles, ni causalité [tous ces termes étant pris au sens qu’ils ont dans les sciences de la nature]. C’est une pure absurdité que d’attribuer une nature aux phénomènes, de rechercher quels sont leurs éléments déterminants réels et leurs connexions causales […]. C’est le contresens que l’on commet lorsqu’on veut transformer en nature ce dont l’essence exclut l’être comme nature53. »
29Jusqu’à un certain point, Sartre reprend ces analyses. Ce qu’il prolonge pour son propre compte, c’est le projet de libérer l’essence pure de la conscience par « désincarcération » de la naturalité somato-psychique. La psychologie phénoménologique est, chez Sartre comme chez Husserl, fondatrice pour toutes les sciences naturelles du psycho-physique54. Toutefois Sartre – et là commencent les divergences – refuse vigoureusement tout glissement qui ferait subrepticement passer d’un sens d’irréalité (et donc d’absoluité relative) de la conscience, à un sens d’absoluité pour ainsi dire absolue. Et ce glissement, il en perçoit les prémisses avant même l’épanouissement de l’idéalisme transcendantal, à l’intérieur même des perspectives l’éidétique descriptive. (Notre interprétation de l’article husserlien de 1911 lui donnerait raison.) En maintenant en effet au sein même de l’essence de la conscience des « contenus hylétiques » (cf. p. ex. la cinquième Recherche55), Husserl se préparait déjà selon Sartre à mésinterpréter l’intentionnalité constitutive en perdant de vue son caractère foncièrement irréel et son incapacité à constituer autre chose qu’un sens irréel de l’étant ; au fond du point de vue sartrien tout se passe comme si l’éidétique husserlienne, ayant correctement amorcé le mouvement adéquat de saisie de la conscience par dénaturalisation, était restée finalement « au milieu du gué ». Alourdir la conscience phénoménologique-éidétique d’une sensibilité passive, c’est peut-être se préparer à lui conférer une capacité constitutive radicale, c’est surtout pour Sartre commencer à la mésinterpréter en perdant de vue son statut de radicale spontanéité (et, corrélativement, sa relativité foncière au psycho-charnel et plus généralement à la nature56). L’infléchissement par rapport à Husserl est perceptible dès les premières lignes de L’Imagination, lorsque Sartre, fixant sur un exemple le sens de l’intentionnalité imageante, décide, contre les indications les plus constantes de l’éidétique husserlienne, de penser cette intentionnalité comme « spontanéité pure57 » (pure et assignée faudrait-il ajouter). Tout le dernier chapitre explicite cette prise de distance par rapport à la critique husserlienne – selon Sartre insuffisamment radicale – de la psycho-physique de l’image. L’intentionnalité imageante continue chez Husserl de comporter une composante hylétique (sorte « d’impression sensible renaissante58 »), qui la fait retomber dans la naturalité.
30Prolongeant ces perspectives, L’Imaginaire dans son premier chapitre dégage l’essence de l’image par une réflexion qui scinde l’intention de toute vie psycho-chamelle (cette dernière n’étant réintroduite qu’avec le retour de la psychologie expérimentale au début de la seconde partie). Auto-détermination strictement « désincarcérée » de la masse psychique, telle est la conscience selon son essence phénoménologiquement purifiée. Certes Sartre inclut dans sa théorie de l’image une doctrine de « l’analogon », que l’on pourrait tenter de mettre en contradiction avec ces perspectives (retour à la doctrine husserlienne des contenus de sensation, rechute dans une semi-naturalisation de la conscience). Il n’en est rien. La sensibilité psycho-physique demeure exclue du sens pur de l’image, comme le montre par exemple le statut de « l’analogon » dans l’image mentale (deuxième partie de l’ouvrage) : l’étude de cet « analogon » suppose qu’on ait repris pied dans le champ d’investigation des sciences psychologiques, et quitté par là même l’essence pure de la conscience imageante59, qui ne comporte pas la moindre trace d’incarnation psycho-physique ; « l’analogon » est bien (comme sensation kinesthésique ou affective) le « point d’appui » de l’intention imageante, mais il lui demeure « transcendant » – même si cette transcendance n’est que celle du « psychique » et non celle d’une chose purement matérielle60. Et lorsque l’on dit61 de l’image – mentale ou autre – qu’elle est un « acte qui vise dans sa corporéité un objet absent ou inexistant », ou qu’il y a une « chair » de l’objet imagé (tout comme d’ailleurs de l’objet perçu), cela n’oblige nullement à revenir aux contenus figuratifs présents dans l’immanence à la façon de Husserl ; cela implique simplement de reconnaître d’une part ce trait de l’intentionnalité qu’elle s’efforce – vainement d’ailleurs – de donner l’objet comme « étant-là » (dégradation de la visée de pur savoir), d’autre part que cet effort « s’appuie » sur de l’impressionnel psychique (dans le cas de l’image mentale : sensations kinesthésiques, impressions affectives). Dans ces formes de conscience appartenant à la « famille » de l’image mentale que sont la conscience de portrait, d’imitations, de dessins schématiques, etc., le point d’appui est en revanche, pour la visée imageante, non seulement transcendant (comme l’est le psychique), mais extérieur (c’est une « simple chose »).
31Sartre nous invite donc à penser, dans le prolongement de l’éidétique dénaturalisante de la phénoménologie husserlienne, mais en la radicalisant, la conscience comme surgissant d’une véritable néantisation d’un au-milieu-du-monde (incarné au premier chef par la corporéité). Telles sont bien les perspectives qui s’ouvrent dans la conclusion de L’Imaginaire et on peut supposer que si le manuscrit de la Psyché était parvenu jusqu’à nous, on y aurait vu Sartre décliner cette néantisation selon tous les types d’intentionnalités concevables, l’imagination constituant seulement un cas particulièrement favorable pour saisir correctement cette essence de la conscience.
32Il convient ici de bien souligner (cf. supra, n° 56), pour prévenir toute mésinterprétation, que si Sartre tient à « radicaliser » le geste par lequel chez Husserl le sens pur de la conscience est libéré, c’est pour mieux préserver l’irréductibilité de l’engagement de la conscience dans le monde réel (donc pour préserver un réalisme et non pour « surenchérir » sur l’idéalisme latent de l’éidétique descriptive). Les perspectives ultimes de L’Imaginaire ne laissent aucun doute sur ce point ; nous y reviendrons, mais il suffit de citer ces quelques lignes de la conclusion : « […] une image, étant négation du monde d’un point de vue particulier, ne peut jamais apparaître que sur un fond de monde et en liaison avec le fond62. » (Ce « point de vue », c’est au premier chef, le corps). Encore qu’il s’agisse d’un texte d’inspiration assez différente63, L’Esquisse d’une théorie des émotions confirmerait notre interprétation. Le programme d’étude de l’émotion fixé dans l’introduction ne nous éloigne pas trop – en dépit de l’infléchissement herméneutique –, du cadre de l’éidétique husserlienne radicalisée que nous avons identifié. La psychologie phénoménologique que nous projetons, explique Sartre,
« ne doit pas tant viser à récolter les faits qu’à interroger les phénomènes, c’est-à dire précisément les événements psychiques dans la mesure où ils sont significations, et non dans celles où ils sont faits purs. Par exemple elle reconnaîtra que l’émotion n’existe pas en tant que phénomène corporel, puisqu’un corps ne peut pas être ému, faute de pouvoir conférer un sens à ses propres manifestations. Elle recherchera tout de suite un au-delà aux troubles vasculaires ou respiratoires, cet au-delà étant le sens de la joie ou de la tristesse64 ».
33Sartre précise que cela place cette psychologie phénoménologique dans le champ des « sciences éidétiques » et de leur démarche réflexive purifiante65. En un premier temps donc, mise entre parenthèses radicale – et par le fait même paradoxale – de la corporéité, refus de documenter l’élucidation dans les travaux des psychologues expérimentaux – fussent-ils ceux de Janet, Wallon, ou de la « psychologie de la forme », qui surent apercevoir à des degrés divers le caractère organisé de l’émotion, marquant ainsi un progrès sur les théories de l’émotion-désordre physiologique. Libération d’une pure conscience se faisant émue66 en se scindant (néantisation) de toute l’inertie des processus corporels et en visant de façon spécifique ; cherchant à instaurer avec l’objet émouvant des rapports « magiques », autres que les rapports « de manipulation et de déterminisme pratique qui assujettissent notre action aux exigences d’un monde difficile67 ». Nulle initiative du corps ne vient ici peser sur la conscience, qui demeure spontanéité. L’analyse intentionnelle devant bien entendu intégrer ici (sinon elle ne serait plus paradoxale, mais fausse) une composante de non-liberté : la conscience, tout comme dans le rêve, le sommeil ou l’hystérie, se prend pour ainsi dire à son propre jeu (se captive), et perd toute capacité de se reprendre sur le mouvement qui l’arrache à elle-même et la dépose sur l’objet émouvant. Façon de souligner le phénomène de croyance inhérent à une intentionnalité foncièrement irréfléchie68.
34Mais le « sérieux de l’émotion » ne s’arrête pas là.
« Pour que nous saisissions vraiment l’horrible, il ne faut pas seulement le mimer, il faut que nous soyons envoûtés, débordés par notre propre émotion, il faut que le cadre formel de la conduite soit rempli par quelque chose d’opaque et de lourd qui lui serve de matière. Nous comprenons ici le rôle des phénomènes purement physiologiques […]69. »
35Comment interpréter ce retour au premier plan du corps réduit ? C’est que la libération de la conscience se faisant émue va de pair avec la ferme position de son assignation à l’étant (contre toute dérive vers l’absolutisation d’une « spontanéité spirituelle »).
36Assignation donc de la conscience irréfléchie – mais non pas, reconnaissons-le : « incarnation »–, attestée au premier chef dans la relativité de l’intention à un corps point de vue. (Nous laissons ici de côté les aspects de l’analyse débordant manifestement les considérations d’éidétique phénoménologique – au premier rang desquels ceux qui abordent l’herméneutique du corps « symbolique70 ».) Le corps en effet, précise Sartre, n’est que le « point de vue sur l’univers immédiatement inhérent à la conscience », en sorte que le phénomène total – spontanéité captive et assignée – doit finalement se décrire ainsi : « Obscurcissement du point de vue de la conscience sur les choses en tant que la conscience réalise et vit spontanément cet obscurcissement71. » Tout comme l’imagination, l’émotion se néantise comme point de vue sur le monde et à partir d’un lieu du monde (le corps troublé), auquel, comme « facticielle » (l’expression apparaît dans les dernières lignes de l’article), elle est irréductiblement assignée.
372/ Quelques mots concernant la percée effectuée par Sartre dès les années trente, au-delà de la « psychologie phénoménologique », vers une véritable philosophie phénoménologique des rapports de la conscience et du corps, qui entre en débat avec la phénoménologie transcendantale de Husserl (secondairement avec Heidegger). L’article sur La Transcendance de l’Ego nous servira de guide. Deux lignes de pensée y organisent le rapport critique de Sartre à Husserl. D’une part, estime Sartre, l’affaire s’engage relativement bien dans les Ideen… I, avec le dégagement réflexif d’un ego transcendantal purifié de toute composante somato-psychique ; mais elle finit par tourner court, avec le virage qu’il voit se dessiner dans les textes postérieurs (essentiellement dans les Méditations cartésiennes).
38Sur la première ligne, Sartre salue la façon dont les Ideen… I réduisent – dans une fidélité certaine au geste cartésien originel – la conscience naturelle présente à son Umwelt par toutes les puissances de son corps (« je vois ceci si je me déplace comme cela », etc.)72, à l’ego réfléchissant pur, et pour ainsi dire exilé de la corporéité : « Il est certain qu’on peut penser une conscience sans corps (leibloses) et, aussi paradoxal que cela puisse paraître, sans âme (seelenloses), une conscience non personnelle (nicht personales)73. » Conséquemment à cette désincarnation de l’ego transcendantal, le psycho-charnel est précipité au milieu du monde : c’est une quasi-réalité transcendante constituée – encore que sur ce point certaines hésitations soient perceptibles chez Husserl dès les Ideen… 174 : une « partie intégrante de la nature ». La vie psychique, précise Husserl, « est appréhendée comme “quelque chose” » ; dans cette appréhension « se constitue une transcendance originale : ce qui apparaît maintenant c’est un état de conscience appartenant à un sujet personnel identique et réel, qui dans cet état de conscience annonce ses propriétés réelles individuelles ; ce sujet réel […] la conscience le saisit dans son unité avec le corps75 ». Nous tenons là une des sources majeures d’inspiration de la philosophie sartrienne du corps des années trente.
39La radicalité avec laquelle La Transcendance de l’Ego se réapproprie de façon originale la réduction transcendantale husserlienne, jusqu’à libérer (contre les intentions explicites de Husserl), une spontanéité irréfléchie rigoureusement non substantielle (légère, translucide) et impersonnelle76, a pour contrepartie l’expulsion stricte, désormais sans ambiguïté, hors de la conscience pure, d’une part de l’ego psychique (constitué via la réflexion impure-objectivante), d’autre part de l’ego psycho-physique (indiqué à vide par les actions de la vie irréfléchie).
40On voit donc ici se dessiner une seconde ligne de pensée, nettement critique par rapport à Husserl. Si l’on doit selon Sartre rendre hommage au geste husserlien de réduction du somato-psychique, seul capable de libérer la conscience constituante, encore faut-il ne pas retomber dans les fausses interprétations de la constitution comme « vie monadique », ni corrélativement oublier l’irréductible assignation de la conscience à l’étant contingent (en premier lieu : au corps). Examinons très brièvement ces deux points.
41Concernant le premier, notons d’abord que Sartre fonde son diagnostic critique sur la seule lecture des Méditations cartésiennes77 ; les orientations incriminées apparaitraient à notre avis plus clairement dans une une œuvre antérieure comme les Ideen… II, certes restée inédite, mais dont Sartre aurait pu après tout consulter le manuscrit (ce que, à la différence de Merleau-Ponty, il n’a pas fait). On y voit en effet, dans la seconde section, émerger une compréhension de l’ego pur sensiblement différente de celle qui domine dans les Ideen… I (cette dernière n’étant d’ailleurs pas abandonnée) : vie monadique impressionnelle fluente, où le présent vivant s’enlève sur fond d’horizons d’inactualité, de profondeurs sédimentées quoique toujours réactivables. D’un point de vue sartrien, il n’y a là qu’un fléchissement condamnable du geste réducteur qui arrachait la conscience pure à la naturalité, dont la conséquence est d’incorporer fautivement à cette conscience des traits d’incarnation qui n’y ont absolument pas leur place (parce que relevant justement de la nature78). Dans le droit fil de cette dérive, on pourrait repérer dans ces textes des tendances à remettre en cause le statut de transcendance quasi chosique de la réalité psycho-physique. C’est ainsi qu’au § 32 des Ideen… II, Husserl interrompt le mouvement de pensée qui l’avait conduit à affirmer la « communauté de forme ontologique79 » entre réalité matérielle et psychisme, pour expliciter tous les traits par lesquels le psycho-physique échappe irréductiblement à cette lecture naturalisante. Tandis que l’ego pur s’alourdit illégitimement en s’incarnant, le psycho-charnel se surélève – tout aussi illégitimement – vers l’immanence80.
42Concernant le second point. Comprendre correctement la conscience constituante dans son statut de radicale non-naturalité, c’est se préparer à penser son assignation tout aussi radicale à la nature. En rappelant sans cesse le caractère primordialement irréfléchi de cette conscience, La Transcendance de l’Ego le laisse déjà deviner (irréfléchie, la conscience ne peut que jaillir d’un point de vue sans survol possible81), mais il faut attendre l’Esquisse et surtout la conclusion de L’Imaginaire (donc la fin des années trente) pour avoir l’affirmation explicite et sans équivoque d’une transcendance finie et située. (Aussi bien Sartre amorce-t-il sur ce point un rapprochement avec Heidegger.)
43Nous allons examiner maintenant ce que devient le corps dans « l’ontologie phénoménologique » de la transcendance facticielle et finie.
44Plaçons-nous d’entrée de jeu au cœur de cette ontologie : au milieu exact (chap. 2) de la troisième partie de l’Être et le Néant, qui précisément a pour titre : « Le corps82. » Moyennant bien entendu les infléchissements inhérents au virage d’une simple « psychologie phénoménologique » (à échappées philosophiques encore incertaines83), à une « ontologie phénoménologique », la démarche « réductrice » initiale (libération de la conscience pure par dénaturalisation ; radicalisation de cette dénaturalisation jusqu’au néant ; assignation stricte du néant ainsi libéré à un point de vue – facticité – qui au premier chef s’atteste dans le corps), reste source d’inspiration pour la nouvelle démarche : dégagement progressif et méthodique des structures existentiales de l’ipse mondanéisant (de la transcendance factielle), y compris dans ses implications intersubjectives, par reconduction des conduites et attitudes existentielles à leurs conditions ontologiques de possibilité84. Ce dégagement est déjà fort avancé lorsque le corps entre en scène, ce dont il faut en premier lieu chercher les raisons. Nous aurons ensuite à nous interroger sur la distinction soutenant toute l’élucidation sartrienne du corps propre (l’être-au monde et l’au milieu-du-monde). Enfin nous parcourrons rapidement les principales étapes de l’analyse elle-même (selon le parcours suggéré par Sartre : première, deuxième, troisième dimensions ontologiques du corps).
451 / Place du corps dans l’édifice de l’ontologie phénoménologique. Une première remarque d’ordre très général doit d’abord être faite. Chez Sartre, à la différence de ce qui se passe chez Husserl et Merleau-Ponty, le sort du corporel et celui du psychique sont, du point de vue de leurs constitutions respectives, tout à fait distincts. Le psychique est constitué dès la seconde partie, via la « réflexion impure » qui transforme l’ipséité temporalisante en cours de vie psychologique85. À ce moment, il faut envisager l’existence d’un pour-soi certes doté d’un psychisme, mais pas encore d’un corps86. Ce que pour leur part ni Husserl, ni Merleau-Ponty n’envisagent : dans les Ideen… II, comme dans la Phénoménologie de la perception, on suit les avatars de la constitution du psycho-charnel.
46Le caractère très dérivé de la corporéité dans l’enchaînement des structures existentiales constitue un trait original de l’ontologie sartrienne (qui nous place aux antipodes par exemple de la phénoménologie de la perception d’un Merleau-Ponty). Non seulement la présence-à-soi facticielle, élargie à l’ipse, avec ses horizons temporels, mais encore la transcendance mondifiante, et même le pour-autrui, ont été élucidés sans référence explicite au corps. Le pari peut sembler difficile à tenir, mais il est engagé très consciemment.
« On s’étonnera peut-être, explique Sartre à la fin du chapitre trois de la seconde partie (consacré à la mondanéisation), que nous ayons traité le problème du connaître sans poser la question du corps et des sens ni sans nous y référer une seule fois. Il n’entre pas dans notre dessein de méconnaître ou de négliger le rôle du corps mais il importe avant tout, en ontologie comme partout ailleurs, d’observer dans le discours un ordre rigoureux87. »
47Et d’autre part, un peu plus loin Sartre, lors de l’étude du rapport ontologique premier entre mon ipséité facticielle et celle d’autrui (au fil conducteur d’une description existentielle du regard), tient à préciser que le corps n’est pas impliqué au niveau proprement existential-ontologique88 : « […] l’être-regardé, dégagé dans toute sa pureté, n’est pas lié au corps d’autrui plus que ma conscience d’être conscience, dans la pure réalisation du cogito, n’est liée à mon propre corps […]89. »
48En premier lieu, donc, si la « facticité » est bien une structure nécessaire de tout pour-soi concevable – elle est constituée au niveau le plus originaire, en deçà même de l’ipse, au niveau de la structure nucléaire « reflété-reflétant » (comme impossibilité pour la présence à soi d’être fondement de son être), la corporéité en revanche – d’action et a fortiori de chair – n’appartient pas à ce noyau absolument originaire et nécessaire, si l’on se fie à sa position relativement dérivée au sein des existentiaux. En particulier la mondanéisation est déployée sans référence au corps ; c’est un point de contact avec l’analytique existentiale heideggerienne du phénomène de monde, qui est bien une analytique du Dasein facticiel, mais nullement du Dasein incarné90, et un point de divergence avec la problématique du Lebenswelt telle qu’elle se développe par exemple dans Expérience et jugement ou dans la Krisis (et encore plus avec les prolongements merleau-pontiens de cette problématique91).
49Il n’est d’ailleurs pas très facile de déterminer exactement où finit la facticité « pure » du transcender – surtout quand on prend ce dernier au niveau de la constitution des renvois ustensiles – et où commence la facticité « corporelle », même si l’on voit bien que l’intention de Sartre est de séparer l’étude de leurs constitutions respectives, comme si pour lui « transcendance agissante » signifiait un peu plus que « transcendance facticielle ». Mais ce « surplus de sens » n’est pas aisé à identifier. Bien entendu, il n’y a aucune ambiguïté en ce qui concerne le corps de chair : il ne peut apparaître qu’avec le pour-autrui et ne saurait donc affleurer dans la mondanéisation « pré-intersubjective92 ». Mais pour le corps d’action, il sans doute plus difficile de ne pas en pressentir la présence au moins implicite au sein du transcender, comme le laisse d’ailleurs entendre l’analytique de l’ustensilité, dès lors qu’elle mobilise l’engagement de l’ipse dans un « point de vue93 », et comme le confirmerait le statut particulier du corps d’action dans l’analyse des trois dimensions ontologiques du corps : c’est la seule dimension dont la constitution ne mobilise pas autrui, ce qui suggère bien qu’elle a été constituée avant ce dernier (donc lors de l’examen de la mondanéisation). Et pourtant, il doit y avoir, comme nous le disons, enrichissement de sens, lorsqu’on passe de la transcendance « mondifiante » à la transcendance « agissante et corporelle », faute de quoi on ne comprendrait pas que l’élucidation de la seconde soit placée si loin après l’élucidation de la première. Risquons l’hypothèse que cet enrichissement porte sur deux points : une explicitation du côté facticiel, lequel demeurait à l’arrière-plan dans tout le chapitre consacré à la transcendance94. Et une accentuation du côté agissant du pour-soi, là où l’étude de la mondanéisation pure et simple maintenait la transcendance pour ainsi dire en suspens entre agir et « simplement percevoir95 ».
50En second lieu, et de façon analogue, le pour-autrui, s’il prépare bien incontestablement « l’incarnation » (au sens précis de « donner chair ») du pour-soi, peut et doit être élucidé sans référence explicite à la chair (alors que chez Husserl et Merleau-Ponty la relation à autrui est toujours incarnée). Il la prépare, puisque c’est avec lui seulement que se constitue la dimension d’aliénation de la transcendance qui conditionne la constitution de la chair (corps au-milieu-du-monde). Voici par exemple comment Sartre décrit l’impact du regard d’autrui sur ma transcendance vécue. « Je m’écoule hors de moi ; le regard d’autrui me fait être par-delà mon être dans ce monde, au milieu d’un monde qui est à la fois celui-ci et par-delà ce monde-ci. » Et plus loin : « […] j’ai un dehors, j’ai une nature ; ma chute originelle c’est l’existence de l’autre […]. Ce n’est pas, à proprement parler, que je me sente perdre ma liberté pour devenir une chose, mais elle est là-bas, hors de ma liberté vécue, comme un attribut donné de cet être que je suis pour l’autre. Je saisis le regard de l’autre au sein même de mon acte, comme solidification et aliénation de mes propres possibilités 96. » En même temps, nous l’avons dit, la chair ne fait l’objet d’une thématisation explicite que beaucoup plus loin, comme « seconde dimension ontologique » de la corporéité (« contingence pure de la présence » d’autrui97), issue de l’objectivation-aliénation du corps point de vue par un autre ipse lui-même doté d’un tel corps. Ce qui nous amène à un second groupe de remarques.
512/ Dans l’Introduction au chapitre sur le corps, Sartre souligne le caractère directeur pour les analyses à venir, de trois principes essentiels : principe de transcendance (c’est au niveau de la transcendance facticielle que le phénomène du corps doit être attaqué) ; principe de distinction de « l’être-au-monde » et de « l’au-milieu-du-monde » ; principe d’ordre : l’étude du premier doit précéder l’étude du second. Le premier principe signifie une prise de distance par rapport à l’approche cartésienne98.
« Le problème du corps et de ses rapports avec la conscience est souvent obscurci par le fait qu’on pose de prime abord le corps comme une certaine chose ayant ses lois propres et susceptible d’être définie du dehors, alors qu’on atteint la conscience par le type d’intuition intime qui lui est propre99. »
52Le second principe restaure un dualisme, mais d’une tout autre nature. Ou bien le corps « est chose parmi les choses, ou bien il est ce par quoi les choses se révèlent à moi100 » ; il faut entendre : ou bien il s’agit de « cet objet vivant, constitué par un système nerveux, un cerveau, des glandes, des organes digestifs, respiratoires et circulatoires, dont la matière même est susceptible d’être analysée chimiquement en atomes d’hydrogène, de carbone, d’azote, de phosphore, etc. », autrement dit « de mon corps au milieu du monde et tel qu’il est pour autrui ». Ou bien il s’agit de « mon corps tel qu’il est pour moi » qui, lui, « ne m’apparaît pas au milieu du monde101 ».
53Cette distinction, sur laquelle repose tout l’édifice théorique sartrien, est originale tant par rapport à Husserl que par rapport à Merleau-Ponty. Husserl, dans les Ideen… II, distinguait bien une expérience, disons avec P. Ricœur, « solipsiste102 », du corps propre, et une expérience « intersubjective » de la réalité psycho-chamelle103. Mais le contenu husserlien de ces deux expériences ne recoupe pas le contenu sartrien : la sphère du propre est celle d’une immanence incontestablement équivoque (immanence conscientielle pure constitutive du psycho-physique comme quasi-réalité matérielle ou immanence « chamelle » s’auto-constituant comme vie), mais dans tous les cas de figure non superposable à la notion sartrienne de transcendance facticielle propre : facticielle, l’ipséité est « corps » (elle ne le constitue pas « à distance » de sa soi-disant « intériorité absolue104 ») ; projetante, elle n’est nullement « chair », c’est-à-dire intimité sensible. Les divergences s’atténuent semble-t-il au niveau de la compréhension de l’expérience du corps d’autrui : pour Husserl comme pour Sartre, cette expérience précipite la corporéité au milieu du monde en la détachant de l’expérience vécue en propre. Toutefois Sartre est seul à penser que ce mouvement d’objectivation est celui par lequel se constitue la chair (puisque pour Husserl à ce niveau la chair est déjà constituée et il ne s’agit plus que de l’objectiver pleinement). Le mode d’organisation de l’étude sartrienne du corps, avec sa distinction entre transcendance facticielle (au-monde) et objectivation au-milieu-du-monde, est bien original par rapport à Husserl.
54Il ne serait pas difficile de montrer qu’il est aussi original par rapport à la Phénoménologie de la perception. Merleau-Ponty n’y apparaît nullement préoccupé de distinguer éidétiquement le corps « au-milieu-du-monde » et le corps « pour-soi », au contraire. Bien plutôt prétend-il aborder le phénomène du corps à un niveau si originaire que cette distinction y est pour ainsi dire tenue en suspens. Au sein même de l’expérience du corps-objet (qui ouvre chez lui l’analyse, à la différence de ce qui se passe dans L’Être et le Néant) et de sa théorisation par les sciences psycho-physiques, Merleau-Ponty fait affleurer littéralement le corps sujet, en sorte que la distinction sartrienne perd toute validité105. Et l’étude de la spatialité du corps propre conduit à un « fond existentiel » où se brouille irréductiblement la distinction entre spatialité d’extériorité et projection de sens en intériorité.
55Le phénomène des « doubles sensations106 », précise Sartre, ne s’oppose qu’en apparence à la distinction du corps au milieu-du monde et du corps pour-soi. De quoi s’agit-il ? Sartre, à la différence de Husserl (et de Merleau-Ponty107), décrit la chose dans sa généralité et sans privilégier le touchant-touché : je vois que je touche mes jambes ou mes mains ; je touche ma jambe avec mon doigt ; et même on pourrait envisager que moyennant un dispositif technique ingénieux, je puisse voir mes yeux pendant que je regarde. Chez Husserl, le phénomène de double sensation avait pour fonction – mais alors il ne pouvait être que tactile – d’orienter l’élucidation de la constitution du psychique vers un mouvement d’auto-affection impressionnelle qui spécifiait irréductiblement le Leib par rapport au Körper 108. Mais Sartre, refusant cette suggestion, affirme posément : c’est ici comme partout, « aussi ne vois-je pas ma main autrement que je ne vois cet encrier109 ». S’il y a chair véritable (au milieu-du-monde), elle est essentiellement pour autrui (et accidentellement pour moi lorsque par les hasards de la situation je puis apercevoir ma chair comme une quasi-réalité) ; s’il y a corps pour-moi, il n’est par essence pas au-milieu-du monde (mais bien au-monde). Le phénomène des « doubles sensations » n’est qu’une curiosité qui ne remet absolument pas en cause le principe cardinal distinguant dans l’étude du corps l’être-au-monde de l’au-milieu-du-monde. Voir son corps ou le toucher ne constitue nullement une expérience primordiale où s’annulerait cette distinction. Lorsque par exemple je regarde ma jambe, je la perçois comme chair inerte au milieu-du-monde, par mes organes des sens qui, eux, continuent de participer à l’essor du transcender. C’est bien toute la problématique de l’auto-affection qui est récusée, comme le confirme par ailleurs l’allusion critique à la fameuse « sensation d’effort », impression subjective d’où Maine de Biran prétendait illusoirement tirer toute la vie intentionnelle et qui n’a aucune « existence réelle. Car ma main me révèle la résistance des objets, leur dureté ou leur mollesse et non elle-même110 ».
56Le troisième principe est un principe d’ordre111 : l’étude devra commencer par « le corps comme être pour-soi » (première dimension ontologique du corps), avant de passer au corps précipité au-milieu-du-monde par le regard d’autrui (seconde dimension ontologique du corps). La raison en est simple : la démarche inverse (celle par exemple de la Phénoménologie de la perception) est impraticable : à commencer par le corps objet, jamais on ne pourrait rejoindre le corps pour soi. En revanche, du corps pour-soi au corps au-milieu-du-monde, la dérivation est possible, grâce à « l’opérateur » fondamental d’objectivation-aliénation qu’est le pour-autrui.
573/ Nous allons maintenant suivre – uniquement dans ses grandes lignes – l’étude successive des trois dimensions ontologiques du corps.
58Première dimension ontologique du corps. L’idée directrice apparaît dès les premières lignes du chapitre : il faut attaquer le phénomène du corps d’abord au niveau de la transcendance factielle et, plus précisément : engagée. Repartir donc de la seconde partie de l’ouvrage qui fixait les principaux traits « de notre être-dans-le-monde112 », mais comme nous l’avons suggéré, a) en explicitant désormais le côté facticiel du projeter et b) en prenant ce dernier comme fondement ontologique de l’action (au sens large, i. e. incluant la perception). Nous voici alors ramenés au déploiement des renvois ustensiles, mais en tant que ce dernier est désormais engagé dans un « point de vue ».
59Les analyses, assez sinueuses et complexes, s’organisent cependant semble-t-il autour de deux thèmes principaux qui se répondent symétriquement113. Après trois pages introductives fixant le sens fondamental de la corporéité comme unité contradictoire d’une nécessité et d’une contingence, Sartre développe un premier groupe d’analyses – étude de la connaissance sensible, puis du corps d’action – dans lesquelles le corps est abordé principalement comme centre de référence quasi objectif des renvois ustensiles, qui me « hante » sans que je puisse véritablement l’éprouver comme mien (EN, p. 368-393) ; sur cette première ligne (qui, on va le voir, n’est jamais suivie jusqu’au bout), le corps demeure pour moi quelque chose d’étranger : je ne puis jamais véritablement m’éprouver comme partie du monde, mais seulement comme transcendance facticielle.
60Un second ensemble de remarques redresse l’analyse, au fil conducteur du phénomène de la douleur et des avatars de son objectivation réflexive (EN, p. 393-404) : ce corps, il faut bien qu’un certain sens je le sois pourtant, que je l’éprouve comme mien, et que s’annule ainsi jusqu’à un certain point son statut de quasi-objet au milieu du monde. Chacune des lignes de pensée est pour ainsi dire minée par l’autre : sans cesse les analyses du corps-centre de référence laissent apercevoir le corps inobjectivable que je suis, tandis qu’inversement les analyses du corps que je suis ramènent bon gré mal gré au corps-centre de référence inéprouvable. Suivons d’abord les remarques introductives.
61Il faut souligner le caractère paradoxal de l’approche sartrienne : ce corps « propre » dont on entame l’élucidation, on ne va pas en chercher d’abord le sens du côté d’une quelconque « chair » intimement présente, mais plutôt du côté de l’éclatement du projet mondifiant vers les ustensiles. « Loin que le corps soit pour nous premier, écrit Sartre en une formule décisive, et qu’il nous dévoile les choses, ce sont les choses-ustensiles qui, dans leur apparition originelle, nous indiquent notre corps114. » Le sens premier du corps – sans préjuger bien entendu de ses significations ultérieures plus riches, et intégrant une composante « d’incarnation » – c’est en effet l’engagement du transcender dans les renvois-ustensiles, son assignation à ce point de vue quasi objectif que les renvois ustensiles dessinent comme leur centre. Cet aspect de la mondanéisation avait été insuffisamment souligné dans la seconde partie, et Sartre décide d’y revenir à l’entrée de l’étude du corps d’action. Dès lors qu’il s’agit de penser les conditions ontologiques de l’agir115, il n’est plus possible de laisser dans l’ombre le caractère facticiel – au sens de : engagé dans les renvois ustensiles – de la transcendance. Le connaître n’est pas la relation d’un sujet de survol à une objectivité pure.
« […] Lorsque nous disons que le pour-soi est-dans-le-monde, que la conscience est conscience du monde, il faut se garder de comprendre que le monde existe en face de la conscience comme une multiplicité indéfinie de relations réciproques qu’elle survolerait sans perspective et contemplerait sans point de vue116. »
62On peut dire aussi : il n’y a de connaissance qu’engagée. L’essor du transcender s’effectue nécessairement à partir d’une certaine place et comme un certain « point de vue » ; c’est cette assignation (et non une quelconque chair) qui constitue la racine la plus originaire de la corporéité du pour-soi.
« Ainsi la connaissance ne peut être que surgissement engagé dans un point de vue déterminé que l’on est. Être pour la réalité humaine, c’est être-là ; c’est-à-dire “là sur cette chaise”, “là à cette table”, “là au sommet de cette montagne” […]. C’est une nécessité ontologique117 ».
63Cette dernière formule, en suggérant que l’engagement dans un point de vue au milieu du monde fait partie des conditions absolument essentielles à tout pour-soi concevable (par opposition aux nécessités « de fait » qui sont relatives à un fait contingent) réenchaîne sur la « facticité ». C’est bien le concept de « facticité » (élaboré dans la deuxième partie pour désigner l’impossibilité pour la « présence-à-soi » d’être fondement de son être, mais quasi absent de l’étude de la mondanéisation), qui est ici réinvesti dans l’élucidation de l’ipse projetant. On pouvait s’y attendre : après tout il s’agit ici comme antérieurement de la « nécessité ontologique » d’une dimension de contingence dans le pour-soi ; qu’il s’agisse (dans le cas de la présence-à-soi), de la contingence primordiale du surgissement du pour-soi au milieu du proto-étant ; ou qu’il s’agisse (dans le cas de la projection des renvois ustensiles), de la contingence seconde du point de vue et de sa place au milieu-du-monde. La facticité atteste paradoxalement de la présence nécessaire dans le pour-soi d’un double point de fuite vers le contingent118 :
« D’une part en effet, s’il est nécessaire que je sois sous forme d’être-là “sur cette chaise, à cette table, etc.”, il est tout à fait contingent que je sois, car je ne suis pas le fondement de mon être ; d’autre part, s’il est nécessaire que je sois engagé dans tel ou tel point de vue, il est contingent que ce soit précisément dans celui-ci, à l’exclusion de tout autre119. »
64Cette « double contingence “être ici plutôt que là, et comme celui-ci plutôt que comme celui-là” enserrant une nécessité », ou « facticité du pour-soi120 », installe l’équivoque au cœur même de ce dernier, désormais tendu entre une contingence insurmontable et la reprise de cette contingence en nécessité. « Ainsi le pour-soi est soutenu par une perpétuelle contingence qu’il reprend à son compte et s’assimile sans jamais pouvoir la supprimer121 ». On voit comment l’analyse progresse par rapport à l’étude de l’ustensilité de la seconde partie, sans toutefois rompre franchement avec elle (la véritable dénivellation suppose le pour-autrui). Désormais on confère explicitement au pour-soi projetant une dimension d’assignation à une place contingente au milieu du monde, d’engagement dans les renvois ustensiles par l’intermédiaire d’un « point de vue » (le corps) d’où s’organisent les renvois. L’équivocité foncière de la situation consistant en ceci que tant que le regard d’autrui n’est pas posé sur moi, je ne suis que virtuellement au milieu-du-monde (je le suis donc sans l’être). Seul ce regard me précipitera effectivement au milieu-du-monde (constitution de la troisième dimension ontologique du corps).
65Sartre précise que le pour-soi projetant peut bien être « hanté » par sa contingence, elle ne lui est pas à proprement parler « saisissable » ou « connaissable ». Comment faut-il le comprendre ? Deux aspects du problème doivent à notre avis être distingués. D’abord il y a l’épreuve de la facticité, sur laquelle Sartre vient de réenchaîner, et à laquelle il pense donc certainement au premier chef ; elle est bien expérience d’un insaisissable échappement à soi. C’est elle qui va fonder « l’affectivité cœnesthésique » comme relation existentielle du pour-soi à son corps point de vue dans une proximité si absolue qu’elle interdira l’objectivation de ce dernier. (D’où le leitmotiv : mon corps point de vue est pour moi est insaisissable122.) Le pour-soi, explique Sartre, ne « trouve jamais en lui-même » la contingence qui le soutient ; « nulle part il ne peut la saisir et la connaître, fût-ce par le cogito réflexif, car il la dépasse toujours vers ses propres possibilités et il ne rencontre en soi que le néant qu’il a à être123 ».
66D’autre part, le corps point de vue est, comme on le verra, dessiné en creux par les renvois ustensiles comme leur centre de référence quasi objectif ; il y a comme une place dans le monde vers quoi le pour-soi facticiel s’échappe. Est-il, lui, saisissable ? En premier lieu, il l’est par autrui qui me « saisit » toujours comme quasi-objet au milieu-du-monde. Pour moi en revanche, la saisie de mon propre corps comme centre de référence quasi objectif, si elle est tout à fait possible, ne peut être qu’indirecte et non intuitive (à partir des renvois mondains et comme indiquée en creux par eux). On voit apparaître une autre forme d’insaisissabilité (qui éclatera dans la troisième dimension ontologique du corps) : non plus de ce qui serait inobjectivable, mais de ce qui serait non éprouvable comme mien (l’étranger). Voici comment Sartre esquisse la description du corps point de vue quasi objectivé. Le monde, dit-il, me « renvoie l’image » de ma contingence
« sous la forme de l’unité synthétique de ses rapports univoques à moi. Il est absolument nécessaire que le monde m’apparaisse en ordre. Et en ce sens, cet ordre, c’est moi, c’est cette image de moi que nous décrivions dans la seconde partie. Mais il est tout à fait contingent qu’il soit cet ordre. Ainsi apparaît-il comme agencement nécessaire et injustifiable de la totalité des êtres. Cet ordre absolument nécessaire et totalement injustifiable des choses du monde, cet ordre qui est moi-même, en tant que mon surgissement le fait nécessairement exister et qui m’échappe en tant que je ne suis ni le fondement de mon être, ni le fondement d’un tel être, c’est le corps tel qu’il est sur le plan du pour-soi124 ».
67Sous cet aspect de quasi-objet du monde, mon corps n’est pas « éprouvé ». Ce que je ressens à proprement parler en revanche, c’est ma facticité, comme imperceptible échappement vers un au-milieu-du-monde. C’est cette épreuve qui vient contester constamment la « saisie » de moi-même comme quasi objet, rappeler que mon corps, je le suis sans pouvoir jamais prendre de vrai point de vue sur lui. « Saisie » qui, on le voit, n’est pas tant pour moi « impossible » (comme pourraient le faire croire certaines expressions de Sartre) que « contredite aussitôt que posée ».
68Le statut du corps point de vue est donc foncièrement équivoque : à la fois déjà au milieu-du-monde, dessiné par les renvois ustensiles comme leur « centre de référence rigoureusement objectif125 », et dès lors quasiment étranger au pour-soi (c’est la ligne qui domine dans le premier groupe d’analyses que nous allons suivre) – mais en même temps repris par le pour-soi à son compte, et éprouvé comme « facticité » (c’est la ligne que tirera le second groupe d’analyses). En ce sens, écrit Sartre dans une formule décisive, le corps peut se définir « comme la forme contingente que prend la nécessité de ma contingence 126». Il n’est possible en conséquence ni de donner raison au dualisme traditionnel (d’inspiration platonicienne ou cartésienne), puisque « le corps est une caractéristique nécessaire du pour-soi », ni de lui donner absolument tort :
« Le corps manifeste bien ma contingence, il n’est même que cette contingence : les rationalistes cartésiens avaient raison d’être frappés par cette caractéristique ; en effet, il représente l’individuation de mon engagement dans le monde. Et Platon n’avait pas tort non plus de donner le corps comme ce qui individualise l’âme127. »
69Quittant ces pages introductives, nous pouvons maintenant entrer dans ce que nous avons appelé le « premier groupe d’analyses », consacrées au corps-centre de référence quasi objectif des renvois constitutifs du monde. Nous ne les suivrons que dans leur première partie, qui traite de la « connaissance sensible128 ». (La seconde partie confirme les résultats de la première en les généralisant : le corps percevant est promis téléologiquement au corps agissant129.)
70La critique de la notion classique de « sensation » ne nous arrêtera pas, son sens est suffisamment clair. (Schématiquement Sartre pense que c’est une notion contradictoire et mal fondée, qui conjoint absurdement l’intériorité inaliénable du vécu et l’aliénation-objectivation du subjectif sous le regard d’autrui.) « Mais si la sensation n’est qu’un mot, que deviennent les sens130 ? »
71En fait la sensibilité n’est que l’assignation du transcender à un point du monde contingent depuis lequel le pour-soi projette le sens des étants. C’est le paradoxe de cette doctrine du sentir qu’elle en efface tout aspect d’auto-affection. Par exemple la dimension « sensible » de l’intention visuelle qui me donne cet encrier sur la table ne signifie pas plus que son engagement dans les renvois objectifs qu’elle déploie, engagement qui assigne l’intention au point de convergence de tous ces renvois. Ce point est une quasi-objectité contingente au milieu du monde (l’œil), vers laquelle le pour-soi sent qu’il s’échappe, mais que comme telle il ne peut pas « saisir » – du moins directement et intuitivement131. (La saisie directe et intuitive de mon au-milieu-du-monde est réservée à autrui.) En tant qu’elle atteste de ma quasi-insertion dans l’étant intramondain contingent, ma sensibilité m’échappe. Si je réfléchis sur moi-même, je m’apparais non pas dans le monde, mais bien au monde (comme transcendance facticielle). Si je me laisse aller dans l’irréflexion à la conscience thétique du monde, j’ai bien un sentiment concret de l’assignation de mon projeter à un point de vue (de ma facticité), mais ce point de vue comme tel me demeure « insaisissable », sauf indirectement et à vide (à partir de la contingence de la disposition des renvois perceptifs). Autrui, lui132, est par rapport à ma sensibilité dans une situation très différente : il connaît immédiatement et intuitivement ma dimension d’au-milieu-du-monde, mais ne peut certainement pas éprouver ma facticité comme je l’éprouve : il perçoit comme chair, nous le verrons, ce que je ressens comme cœnesthésique.
72Le caractère « sensible » du transcender, négligé par l’étude de la mondanéisation de la seconde partie133, se ramène donc finalement à ce fait qu’il jaillit d’un point du monde contingent, où viennent converger les lignes d’orientation de ce dernier. La mondanéisation, avec ses nécessités ontologiques-formelles134 (schématiquement : celles qui règlent le jeu des horizons perceptifs et pratiques), possède désormais son envers de contingence : les horizons se déploient ainsi « de tel point de vue » choisi par le pour-soi ; ils auraient pu se déployer autrement « d’un autre point de vue », selon un autre choix du pour-soi. Soit un ceci apparaissant sur fond de monde. La structure fond-forme qui règle cette apparition est nécessaire d’une nécessité formelle.
« Mais la liaison matérielle d’un tel ceci au fond est à la fois choisie et donnée. Elle est choisie en tant que le surgissement du pour-soi est négation explicite et interne d’un tel ceci sur fond de monde : je regarde la tasse ou l’encrier. Elle est donnée en ce sens que mon choix s’opère à partir d’une distribution originelle des ceci, qui manifeste la facticité même de mon surgissement135. »
73La sensibilité du transcender atteste finalement de sa corporéité équivoque (contingente et nécessaire, quasi saisissable et insaisissable-éprouvée). « L’objet qu’indiquent les choses du monde et qu’elles cernent de leur ronde est pour soi-même et par principe non-objet136. » D’un côté, en percevant, je me perds véritablement au milieu du monde et je me fais annoncer ce que je suis par les renvois objectifs – selon la ligne de pensée qui a été plutôt accentuée jusqu’ici. Le spectacle objectif que je regarde définit
« un centre de référence rigoureusement objectif […] : c’est l’œil […] en tant que, sur un schéma de perspective, il est le point vers lequel toutes les lignes objectives viennent converger. Ainsi, le champ perceptif se réfère à un centre objectivement défini par cette référence et situé dans le champ même qui s’oriente autour de lui137. »
74Mais cette ligne ne peut être tirée jusqu’au bout ; « […] ce centre, comme structure du champ perceptif considéré, nous ne le voyons pas : nous le sommes. Ainsi, l’ordre des objets du monde nous renvoie perpétuellement l’image d’un objet qui, par principe, ne peut être objet pour nous138 ». D’un côté mon corps est un objet visible, strictement au milieu du monde (parfaitement perceptible en particulier par autrui), « donné par surcroît avec n’importe quel groupement d’objets », « défini par l’orientation de ces objets » ; de l’autre – c’est maintenant ce qui doit venir au premier plan – il est « surgissement contingent d’une orientation parmi l’infinie possibilité d’orienter le monde ; il est cette orientation élevée à l’absolu139 ». Et alors il n’est plus comme tel et au sens strict « saisissable » (objectivable) : « […] sur ce plan, cet objet n’existe pour nous qu’à titre d’indication abstraite : il est ce que tout m’indique et ce que je ne puis saisir par principe, puisque c’est ce que je suis140 ». C’est-à-dire que mon corps percevant n’est pas seulement ce quasi-objet au-milieu-du-monde auquel je suis assigné, il est aussi facticité éprouvée concrètement dans une proximité qui décourage toute « saisie ». Nous voici conduits au « cœnesthésique » et à la « relation existentielle au corps propre » (second groupe d’études selon notre interprétation141).
75Ce qui relance l’analyse, c’est la prise de conscience d’un manque à décrire. Le corps propre est bien ce qui a été dit, mais il n’est pas que cela.
« En un sens, certes, il est ce qu’indiquent tous les ustensiles que je saisis et je l’appréhende sans le connaître dans les indications mêmes que je perçois sur les ustensiles. Mais si nous nous bornions à cette remarque, nous ne saurions distinguer, par exemple, le corps de la lunette astronomique à travers laquelle l’astronome regarde les planètes142. »
76Aussi bien, l’étude du corps propre n’avait jamais pu tout à fait occulter ce fait que le pour-soi est son corps en quelque façon, dans une quasi-identité qui empêche l’objectivation. Toutefois ce fait, désormais, doit venir au premier plan. Le corps doit apparaître alors moins comme quasi-point de vue et quasi-instrument, que comme
« l’instrument que je ne puis utiliser au moyen d’un autre instrument, le point de vue sur lequel je ne puis plus prendre de point de vue. […] Le corps ne saurait être pour moi transcendant et connu ; la conscience spontanée et irréfléchie n’est plus conscience du corps. Il faudrait plutôt dire […] qu’elle existe son corps. Ainsi la relation du corps point de vue aux choses est une relation objective et la relation de la conscience au corps est une relation existentielle 143. »
77Comment faut-il entendre cette dernière relation ?
78Et tout d’abord, ce nouvel aspect du corps est-il donné dans une expérience ? Certainement, mais il faut aussitôt ajouter que, le plus souvent, c’est-à-dire sauf dans certaines situations rares et privilégiées, cette expérience n’est pas « pure », autrement dit reste prise dans l’auto-donation du transcender. Il faut noter ici un certain décalage entre l’intention explicite de Sartre (le projet est bien de décrire l’« affectivité originelle144 ») et son résultat (description de l’épreuve de la facticité du transcender). D’une part on vise bien « l’affectivité cœnesthésique » cette
« pure saisie non positionnelle d’une contingence sans couleur, pure appréhension de soi comme existence de fait. Cette saisie perpétuelle par mon pour-soi d’un goût fa de et sans distance qui m’accompagne jusque dans mes efforts pour m’en délivrer et qui est mon goût, c’est ce que nous avons décrit ailleurs sous le nom de Nausée145 ».
79D’autre part (la difficulté est exactement symétrique de celle qui avait été repérée dans le corps point de vue quasi objectif : là, l’apparition du corps existé empêchait l’assignation du transcender à un au-milieu-du-monde de cristalliser ; ici la résurgence du transcender assigné au corps quasi-objet empêche l’émergence d’une épreuve existentielle « pure » du corps), « le cœnesthésique paraît rarement sans être dépassé vers le monde par un projet transcendant ; comme tel, il est fort difficile de l’étudier à part146 ». De fait, Sartre ne parvient nullement à l’étudier à part, comme le prouve cette formule décisive, sur laquelle s’appuie toute l’analyse, et qui définit l’affectivité en question :
« Il s’agit simplement pour nous de la façon dont la conscience existe sa contingence ; c’est la texture même de la conscience en tant qu’elle dépasse cette texture vers ses possibilité propres, c’est la manière dont la conscience existe spontanément et sur le mode non thétique, ce qu’elle constitue thétiquement mais implicitement comme point de vue sur le monde 147. »
80Nous voilà ramenés à la première ligne d’analyses, c’est-à-dire à l’assignation du projet mondanéisant à un point contingent du monde d’où il jaillit et que les renvois perceptifs et pratiques indiquent en creux.
81Une seconde difficulté, liée à la première, porte sur la possibilité de dire cette expérience affective. Comme telle et dans sa pureté elle semble « ineffable148 » – et la métaphore du « goût de soi » (empruntée à Claudel) irait dans ce sens – mais précisément, Sartre ne l’envisage qu’intégrée à la donation du transcender.
82L’étude du phénomène de la douleur physique149 ne parvient pas véritablement, malgré les intentions de Sartre, à dépasser ce point de vue. Telle qu’elle est en effet menée, elle ne nous conduit pas vraiment à l’affectivité pure entrevue et recherchée, mais bien plutôt réenchaîne sur la transcendance assignée. L’exemple choisi est significatif : il ne s’agit pas d’un malaise diffus, mais de la pertubation de l’acte de lire un livre par une douleur oculaire. Certes, Sartre reconnaît bien que la douleur peut demeurer sourde, c’est-à-dire ne pas être clairement indiquée par les objets du monde (dans l’exemple choisi : par le tremblement des mots, le fait qu’ils se groupent difficilement en ensembles signifiants, etc.). C’est bien une sorte d’expérience-limite de la facticité primordiale qu’il cherche à exemplifier. Et pourtant toute la description est aimantée irrésistiblement par l’affirmation que ma douleur « ne se distingue pas de ma façon de saisir les mots transcendants150 », dont elle n’est donc au fond que la perturbation ; ce qui nous ramène à la douleur indiquée par les objets du monde (je lis plus lentement, les mots sont perçus dans un certain trouble, etc.), bref à l’engagement du transcender dans un point de vue contingent. L’épreuve quasi ineffable de l’être que je suis est contenue dans les bornes d’une expérience de l’assignation du projeter, qui réintroduit la césure entre l’au-monde et l’au-milieu-du-monde. Cette tension est clairement perceptible dans les quelques lignes par lesquelles Sartre conclut de façon synthétique sa description de la douleur.
83La douleur, comme douleur pure, exemplifie pour ainsi dire « la matière translucide de la conscience, son être-là, son rattachement au monde […] par-delà toute attention et toute connaissance […] ». Mais elle atteste tout autant de la reprise de cette contingence dans un dépassement, puisqu’elle est contingence de l’acte même de lire, « en tant qu’il est sans être fondement de son être ». L’épreuve de l’être que je suis ramène donc à l’expérience de l’assignation à l’étant que je ne suis pas : je dépasse perpétuellement ma douleur en la laissant au milieu du monde.
« […] Même sur ce plan d’être pur, la douleur comme rattachement contingent au monde ne peut être existée non thétiquement par la conscience que si elle est dépassée. La conscience douloureuse est négation interne du monde ; mais en même temps elle existe sa douleur – c’est-à-dire soi-même – comme arrachement à soi. La douleur pure, comme simple vécu, n’est pas susceptible d’être atteinte151. »
84L’exemple de la douleur – qui n’a sans doute pas été choisi au hasard152 – nous reconduit à l’être-au-monde assigné à l’au-milieu-du-monde.
85Le destin de cette douleur physique que le pour-soi ne parvient jamais à vivre pleinement et sans réserves comme sienne, c’est d’être objectivée. Il n’est donc pas si surprenant que l’étude de la douleur s’achève par celle de la constitution du « corps psychique » dans la réflexion153. La « qualité conscientielle pure de douleur » devient un « objet-douleur […]. Cet objet psychique appréhendé à travers la douleur, c’est le mal 154». Notons que le « psychique » comme tel a été en principe déjà constitué dans la deuxième partie de l’ouvrage. À la différence donc de Husserl dans les Ideen… II, Sartre procède en deux temps : constitution du « psychique » par rélexion (impure) sur l’ipse mondanéisant ; puis du psychique « localisé », après la constitution de la première dimension ontologique du corps ; pour Sartre il n’est pas essentiel au psychique d’être localisé dans un corps puisque sa constitution précède largement celle du corps. Mais lorsque la première dimension ontologique du corps est constituée et objectivée réflexivement, elle peut fournir une « matière » aux phénomènes psychiques purs155.
86Seconde dimension ontologique du corps. Le « corps pour-autrui156 ». Le corps possède-t-il d’autres dimensions que son statut de point de vue quasi objectif sur le monde et de facticité vécue originairement ? La réponse est positive, à condition de quitter l’expérience que le pour-soi fait de lui-même et d’examiner la manière dont autrui le saisit. À strictement parler, ce déplacement du regard étant impossible, Sartre décide d’user d’un artifice : on décrira la façon dont le corps d’autrui m’apparaît, en faisant l’hypothèse qu’il « revient au même d’étudier la façon dont mon corps apparaît à autrui ou celle dont le corps d’autrui m’apparaît157 ».
87Il faut en tout état de cause repartir du chapitre précédent qui, rappelle Sartre, avait soigneusement évité de mobiliser le corps pour élucider la relation des pour-soi (la fameuse description du regardant-regardé n’ayant pour fonction que de faire signe vers un pur rapport de consciences158).
« L’apparition du corps d’autrui n’est […] pas la rencontre première, mais, au contraire, elle n’est qu’un épisode de mes relations avec autrui et, plus spécialement, de ce que nous avons nommé l’objectivation de l’autre ; ou, si l’on veut, autrui existe pour moi d’abord, et je le saisis dans son corps ensuite159. »
88Comment comprendre cette saisie « secondaire » ? Deux moments la constituent. Le corps d’autrui est d’abord saisi comme présence virtuelle dessinée au sein de mon monde par certains renvois secondaires. À ce niveau, il acquiert son corps point de vue, tout comme j’ai le mien. Ensuite – c’est le moment décisif – le corps d’autrui est réellement rencontré (dans son affectivité primordiale), et en conséquence effectivement précipité au milieu du monde (aliéné-objectivé160). Cette distinction s’appuie sur la description de deux situations existentielles concrètes : dans la première, j’attends une personne absente dans son salon (exemplification d’un point de vue sur le monde comme virtuelle présence dans le monde) ; dans la seconde, le maître de maison paraît « en personne » (exemplification d’une présence réelle dans le monde). Tirons successivement ces deux fils.
89Sartre commence par rappeler brièvement ce qui a été dit au chapitre précédent de « l’objectivation de l’autre », lorsqu’il « m’apparaît comme transcendance transcendée » dans la mesure où « je me projette vers mes possibilités161 ». C’est bien en effet ce côté de la structure ontologique métastable fondatrice de toutes les relations avec autrui162 qu’il faut convoquer puisque nous élucidons le corps d’autrui pour moi. Mais comment le corps s’introduit-il dans cette structure ? Si l’on admet que dès qu’il y a transcendance facticielle, il y a un corps implicite (comme point de vue du projet), il doit être possible de pointer cet implicite dans la situation en question et de l’expliciter, tant du côté de ma transcendance que de celle d’autrui.
90L’explicitation du corps d’autrui en tant que je le saisis par mon corps se présente dans ces pages, comme nous l’avons dit, comme un processus qui va d’une présence implicite à une présence explicite. Que signifie pour moi en premier lieu la présence virtuellement dans le monde du corps d’un autre-pour-soi ? Essentiellement pour Sartre la présence (réelle) d’un autre « point de vue » que le mien. (Sartre donc ne convoque pas ici encore la cœnesthésie.) La présence du corps d’autrui signifie en ce point que le monde que je perçois indique en creux non seulement mon corps point de vue mais aussi, secondairement, celui d’autrui (et sans nécessairement que le corps de ce dernier se présente effectivement dans mon monde).
« Je saisis cette transcendance “d’autrui” dans le monde et, originellement, comme une certaine disposition des choses-ustensiles de mon monde, en tant qu’elles indiquent par surcroît un centre de référence secondaire qui est au milieu du monde et qui n’est pas moi163. »
91Moi, corps point de vue « en tant que je me fais indiquer par les choses », je perçois le corps d’autrui indiqué par les « dispositions latérales et secondaires164 » de ces mêmes choses.
92Bien que mon corps point de vue et celui d’autrui aient un contenu de sens analogue (centre de référence quasi objectif indiqué par les renvois perceptivo-pratiques), le contraste est vif entre leurs modes de donation respectifs : mon corps point de vue est pour moi fuyant (parce qu’au fond jamais totalement objectivé) et non intuitif (indiqué « en creux ») ; au contraire, je saisis le corps point de vue d’autrui et éventuellement (si autrui se présente réellement à moi), je le perçois. Mon corps d’action, explique Sartre, est
« le point de vue sur lequel je ne peux prendre aucun point de vue, l’instrument que je ne peux utiliser au moyen d’aucun instrument. […] Au contraire, du seul fait que je ne suis pas l’autre, son corps m’apparaît originellement comme un point de vue sur lequel je peux prendre un point de vue, un instrument que je peux utiliser avec d’autres instruments165 ».
93De la même façon, le corps d’autrui comme corps percevant (doté d’une connaissance sensible166) est fondamentalement différent du mien : alors que je ne puis jamais percevoir mon corps percevant (cf. supra l’analyse du phénomène des « doubles sensations »), je puis bien saisir son corps percevant. Bien entendu, sa transcendance comme telle continue de m’échapper.
« Je ne connaîtrai jamais l’acte de connaître : cet acte étant pure transcendance ne peut être saisi que que par lui-même sous forme de conscience non thétique ou par la réflexion issue de lui. Ce que je connais, c’est seulement la connaissance comme être-là ou, si l’on veut, l’être-là de la connaissance167. »
94Mais il faut tirer un second fil. Autrui n’est pas seulement corps implicitement présent dans mon monde en tant « qu’indiqué latéralement par les choses ustensiles de mon univers168 ». Si on s’en tenait là, il y aurait comme un manque à décrire : autrui est aussi constamment rencontré « en chair et en os ». Que se passe-t-il par exemple lorsque Pierre que j’attendais entre effectivement dans ma chambre ? Comment décrire la présence « en chair et en os » de son corps ? Il doit s’agir d’un nouveau mode de donation de sa facticité ; pour ainsi dire il était, comme transcendance située (assignée à un point de vue), virtuellement au milieu du monde et désormais il y est effectivement ; il acquiert en quelque sorte une dimension (ontique) de factualité effective et non plus de simple facticité ontologique (factualité virtuelle). C’est la raison pour laquelle, nous semble-t-il, Sartre en ce point de sa réflexion cesse de parler du corps d’autrui comme « point de vue » au profit de sa caractérisation comme « corps de chair ». Cette dernière expression signale que la transcendance est dotée d’un corps qui est plus qu’un « point de vue sur les choses » : un corps quasi-chose lui-même. Avec la chair, la transcendance ne s’échappe plus seulement à elle-même vers l’étant, elle est effectivement précipitée au-milieu-du-monde et cela suppose que son essor soit paralysé par une autre transcendance qui la dépasse.
95Ce dernier point éclaire ce fait frappant : chez Sartre la corporéité qui plonge « réellement » le pour-soi dans le monde, est chair et non pas corps d’action169. Pour que le pour-soi chute véritablement dans le monde, il faut que, sous l’impact du regard d’autrui, en premier lieu sa transcendance se fige, et en second lieu son « affectivité cœnesthésique » s’objective et s’aliène comme chair. On voit la distinction entre les deux moments de la constitution du corps d’autrui : dans le premier (être-dans-le-monde possible), autrui est encore transcendance (assignée à un point de vue) ; dans le second (être-dans-le-monde effectif), autrui voit s’effacer sa dimension de transcendance (et avec elle celle d’assignation à un point de vue), il tend à se réduire à sa « cœnesthésie ».
96Dès lors donc qu’autrui paraît véritablement dans mon monde, « en chair et en os », je perçois en lui une nouvelle dimension ontologique de corporéité : la « chair », constituée par l’appréhension de la relation « existentielle » qu’il entretient à son corps (de l’épreuve fade et sans distance qu’il fait de sa facticité).
« Cette facticité, c’est précisément celle qu’il existe dans et par son pour-soi ; c’est celle qu’il vit perpétuellement par la nausée comme saisie non positionnelle d’une contingence qu’il est, comme pure appréhension de soi en tant qu’existence de fait. En un mot, c’est sa cœnesthésie. L’apparition d’autrui est dévoilement du goût de son être comme existence immédiate170. »
97La perception que j’ai de cette affectivité (c’est une véritable connaissance) contraste avec l’expérience qu’autrui en a (c’est une affection aussi primordiale qu’insaissable). Sartre réserve le terme de « chair » à la contingence perçue sur autrui et précipitée au milieu du monde. « Ce qui est goût de soi pour autrui devient pour moi chair de l’autre. La chair est contingence pure de la présence171. »
98Comme c’était déjà le cas lors de l’étude de la facticité originelle éprouvée en propre, Sartre se garde bien d’essayer de « sonder directement » cette contingence pure de la chair d’autrui – ce qui risquerait de nous reconduire à cette « métaphysique » symbolique (la chair image de la spontanéité engluée) et pré-phénoménologique ébauchée dans les œuvres littéraires des années trente. Il semble même se méfier tellement de cette dérive qu’il revient rapidement, à peine cette « contingence pure de la présence » entraperçue, à une étude, comme nous l’avons noté, des comportements et des gestes d’autrui, c’est-à-dire finalement à sa transcendance engagée. Une fois de plus les perspectives sur la contingence restent relatives au mouvement par lequel l’ipse se reprend radicalement en projetant un monde. La démarche recoupe celle que la conclusion de l’œuvre appelle « métaphysique » (en un sens spécifiquement sartrien) et qui consiste à désigner pour ainsi dire au sein du mouvement de constitution une sorte de point de fuite vers ce qui le conditionne sans pouvoir à proprement parler se figurer en lui.
99Négligeant les analyses par lesquelles Sartre fonde sur le corps pour-autrui, non seulement les sciences anatomo-physiologiques, mais la psychologie des caractères, nous allons droit à la troisième dimension ontologique du corps : le corps-objet pour moi.
100On a vu (première dimension ontologique) que le corps propre était existé (de façon très équivoque) comme un point de vue quasi objectif. Puis (seconde dimension ontologique) le sens du corps objectivé – cette fois-ci sans équivoque – a été déchiffré, mais seulement sur autrui. On sait toutefois que le rapport entre moi-même et autrui est parfaitement réciproque : si je l’objective en le précipitant au-milieu-du-monde, il doit en faire autant pour son propre compte. Je sais donc que j’ai moi aussi un corps-objet, même s’il n’a pas été décrit (au motif que le corps objectivé d’autrui était plus « commode » à décrire que le mien172). Il faut maintenant élucider le sens de ce corps-objet mien, non pas selon la façon dont il apparaît à autrui – ce qui nous reconduirait à la « seconde dimension ontologique » – mais selon la façon dont je l’existe. « J’existe pour moi comme connu par autrui à titre de corps. Telle est la troisième dimension ontologique de mon corps173. » Il y a là comme une tentative de synthèse des perspectives contradictoires ouvertes par la première et par la seconde études. D’un côté on s’attache à un corps objectivé pleinement et sans équivoque (dont le modèle est la chair) ; de l’autre on cherche à préserver un rapport à ce corps du type « épreuve existentielle ».
101Pour comprendre le statut ontologique de cette troisième dimension de la corporéité, il faut revenir au pour-autrui et à cette négation par laquelle la transcendance de l’autre se pose en me niant comme transcendance. Le premier résultat de cette négation (qui a été atteint au chapitre précédent), c’est d’aliéner ma transcendance. « Avec l’apparition du regard d’autrui, j’ai la révélation de mon être-objet, c’est-dire de ma transcendance comme transcendée. Un moi-objet se révèle à moi comme l’être inconnaissable, comme la fuite que je suis en autrui en pleine responsabilité174. »
102Le second résultat (qui a été obtenu dans l’étude de la « seconde dimension ontologique du corps »), c’est de précipiter au milieu du monde mon corps existé comme point de vue – du moins en principe, puisque, on l’a vu, la situation n’est décrite en fait que sous l’angle où c’est moi qui objective et aliène le corps d’autrui. Ce second résultat revient à souligner l’impact du regard d’autrui sur ma facticité (le vocabulaire de Sartre est ici quelque peu flottant175, mais c’est bien d’elle qu’il s’agit). Je ne suis plus seulement un point de vue sur le monde (première dimension ontologique de la corporéité – possibilité d’une dimension d’au milieu-du monde), je m’échappe réellement vers un au-milieu-du-monde.
« Ainsi, la rencontre d’autrui ne m’atteint pas seulement dans ma transcendance : dans et par la transcendance qu’autrui dépasse, la facticité que ma transcendance néantise […] existe pour autrui et […] je saisis ma propre facticité non plus seulement dans sa néantisation non thétique, non plus seulement en l’existant, mais dans sa fuite vers un au-milieu-du-monde176. »
103Comment ce corps-objet m’est-il donné ? L’équivoque que nous avions décelée dans la donation du corps point de vue (quasi-objet non éprouvable et non-objet éprouvable) ressurgit, mais aggravée, non seulement parce que l’objectivation est plus franche, mais surtout parce qu’il faut désormais parler « d’aliénation177 »). Il y a d’abord certainement une composante « existentielle » dans le rapport à ce corps : je ressens – Sartre un peu plus loin prend l’exemple de la timidité pour affirmer la présence au cœur du pour-soi d’un « malaise constant178 » – mon échappement vers l’au-milieu-du-monde. Ensuite ce corps-objet lui-même s’absente radicalement. « Le choc de la rencontre avec autrui, c’est une révélation à vide pour moi de l’existence de mon corps, dehors, comme un en-soi pour l’autre179. » Déjà je n’avais sur mon corps centre de référence quasi objectif qu’une prise très indirecte et fuyante (il m’était donné comme dessiné en creux par les renvois ustensiles), mais désormais le sens de mon corps-objet m’échappe bien plus radicalement puisqu’il est en suspens dans la liberté d’autrui. « Un moi-objet se révèle à moi comme l’être inconnaissable, comme la fuite en autrui que je suis en pleine responsabilité180. » Mon être-là m’est devenu fondamentalement étranger, d’une part en ce qu’il est pleinement réalité mondaine (pour l’autre, mes sens « sont comme cette table ou cet arbre sont pour moi ; ils sont au milieu de quelque monde181 ») ; d’autre part en ce qu’il est aliéné (mes sens « se donnent comme saisis ailleurs et par d’autres182 »). Mon être, explique Sartre, « se prolonge dehors dans une dimension de fuite qui m’échappe. La profondeur d’être de mon corps pour moi, c’est ce perpétuel dehors de mon “dedans” le plus intime183 ». L’ipse, radicalement dépossédé de lui-même, s’écoule jusqu’au milieu de l’étant intramondain, vers « un irrémédiable. Mon corps est là non seulement comme le point de vue que je suis, mais encore comme un point de vue sur lequel sont pris des points de vue que je ne pourrai jamais prendre ; il m’échappe de toute part184 ». Je puis bien progresser dans la détermination du sens de mon corps-objet – en dialoguant avec autrui et en apprenant ainsi de lui ce qu’il perçoit de moi – l’échange des mots ne pourra jamais que me révéler à vide 185les structures de mon corps.
104Nous voici parvenus au terme de ce que l’ontologie phénoménologique peut nous dire de l’essence de toute corporéité concevable, selon ses trois dimensions fondamentales : corps propre point de vue et éprouvé ; corps-objet d’autrui ; corps-objet vécu en propre. On observera que l’élucidation sartrienne est restée – volontairement – à un certain niveau d’abstraction. Sartre toutefois n’en reste pas là et amorce un vaste mouvement, qui va occuper tout le reste du maître-ouvrage, de retour au concret et à l’existentiel186, bien perceptible si l’on prend pour fil conducteur de la lecture la question du corps. Nous nous contenterons de faire à ce propos quelques brèves remarques puisque l’explicitation de ce mouvement nous conduirait très au-delà des limites de cet exposé : au voisinage de l’énorme chantier des « biographies d’écrivains » auquel Sartre, du Baudelaire au Flaubert en passant par le Saint Genet, a consacré une bonne partie de son énergie pendant près de trente ans.
105En dehors des travaux littéraires que nous avons étudiés dans notre première partie, le projet de fonder une philosophie concrète du corps est chez Sartre présent avant 1943 dans les esquisses d’herméneutique métaphysique (pré-phénoménologique) des Carnets de la drôle de guerre187. C’est guidés par cette règle de déchiffrement qu’il faudrait à notre avis lire cette œuvre énigmatique qui cherche une voie originale entre le discours philosophique classique du pur sujet philosophique désincarné (certains fragments appartiennent à ce registre, comme la doctrine de la volonté, l’esquisse de morale, les théories de la négation ou du temps188) et les notations purement autobiographiques des humeurs, des sensations les plus fugitives et insignifiantes189. Comme s’il s’agissait dès lors dans ces Carnets de manifester – non plus comme dans les œuvres littéraires par des images, mais par des concepts – la façon dont le mode d’installation tout à fait singulier de l’individu Sartre dans sa corporéité existentielle190 porte toute une interprétation faisant jaillir le sens symbolique de la « réalité-humaine », à partir d’innombrables descriptions de postures, attitudes, gestes, désirs, etc. – au premier chef vécus en propre, mais aussi découverts en autrui. Ces attitudes expriment toujours une manière singulière d’être-au-monde, qui à son tour manifeste le sens d’être de l’étant humain que nous sommes – un sens très proche de celui que nous avions aperçu dans les œuvres littéraires (spontanéité engluée et s’arrachant à la contingence pour être). Sartre lui-même, dans un passage décisif du douzième Carnet191 où il réfléchit son projet philosophique, suggère que sa propre existence – principalement comme rapport singulier et existentiel à l’incarnation et au désir de possession – constitue pour ainsi dire la matrice où se configure son projet d’interprétation symbolique de la réalité-humaine dans son rapport au monde. Une personnalité concrète, avec sa structure particulière de caractère, se met en jeu nécessairement dans le processus interprétatif (encore à cette époque à forte coloration métaphysique), qui par ailleurs fait surgir le sens de personnes et de situations elles-mêmes nécessairement concrètes.
106Sur cette personnalité, le passage ne s’exprime qu’à mots couverts, mais les lettres à S. de Beauvoir192 ainsi que le reste des Carnets permettent d’identifier une hantise de la possession « charnelle » où s’engluent les rapports interhumains, ainsi qu’un fantasme de possession « sublimée » par quasi-recréation de tout ce qui est.
« Je ne désire point posséder, […] par orgueil métaphysique. Je me suffis, dans la solitude néantisante du pour-soi. Je ne trouverais aucun réconfort dans ces substituts substantifiés de moi-même. […] Je suis un vrai néant ivre d’orgueil et translucide. […] Orgueilleux ou non, je suis un manque et je manque précisément de monde. Aussi est-ce le monde que je veux posséder. […] Je suis, moi, individu ; en face de la totalité du monde, et c’est cette totalité que je veux posséder. Mais cette possession est d’un type spécial : je veux le posséder en tant que connaissance. Mon ambition est de connaître à moi tout seul le monde, non dans ses détails [science] mais comme totalité193. »
107Dans cette perspective, les très nombreuses et minutieuses descriptions faites par Sartre de ses singuliers rapports au psycho-charnel – sensibilité anesthésiée, refus de la passivité, du laisser-aller, raidissement contre tout abandon, obsession du jeûne et répulsion pour les chairs grasses, défense contre « cette attraction magique qu’exercent […] les femmes obscures et noyées194 », etc. – ne doivent surtout pas être comprises comme participant d’un quelconque projet de « journal intime », elles ne valent que comme tentatives de l’herméneute pour mettre à jour la matrice existentielle de son projet d’élucidation proprement ontologique. C’est ainsi que le long fragment du troisième Carnet retraçant l’histoire des principales conceptions métaphysiques et morales de Sartre enracine ces dernières dans un « affect195 » où cristallisent toutes ces hantises ; il en va de même pour le bref essai d’herméneutique du visqueux et du creux196.
108Le maître-ouvrage de 1943 tentera d’une part d’articuler plus systématiquement les intuitions des Carnets sur le corps existentiel, mais surtout de les refonder dans l’ontologie phénoménologique en effaçant par là même l’implication du sujet biographique dans le discours philosophique (au moins au niveau des intentions explicites, car le lecteur de l’Être et le Néant peut difficilement se défendre de l’impression d’un infléchissement de la démarche à partir du chapitre 3 de la troisième partie197, comme en atteste le fait que le sujet philosophant semble perdre beaucoup de sa pureté désincarnée). Si dans les Carnets, le corps existentiel tend à porter les interprétations ontologiques, dans l’Être et le Néant, on va en principe au corps existentiel par concrétisation des structures existentiales. Le chapitre sur « les relations concrètes avec autrui » constitue le pivot de ce mouvement qui fait passer de structures signifiantes très générales (le corps-objet, le corps point de vue, etc.), à des choix198 de manières particulières de mettre en œuvre ces structures – choix élucidés dans leurs formes typiques (le désir, l’amour, le sadisme, le masochisme, etc.) et non dans leurs singularités irréductibles (la démarche demeure structurale). Dans ce nouveau contexte, le rapport – typifié – du pour-soi à son corps et à celui d’autrui devient directeur pour l’élucidation ontologique. Il n’est plus possible de penser le projet fondamental du pour-soi d’être en-soi-pour-soi autrement que comme désir de possession – avec tout le rapport à l’incarnation et à la sexualité que cela implique (nous l’avions deviné dans les Carnets et Sartre l’affirme ici explicitement). Les perspectives de la quatrième partie accentuent ce virage vers l’existant singulier, existentiellement incarné et qui se choisit concrètement – sans toutefois entrer effectivement dans des « analyses de cas » à la façon de la « psychanalyse existentielle » : en principe on se contente de jeter les fondations onto-phénoménologiques de cette dernière, dans une ultime concrétisation des existentiaux qui prend en compte des traits personnalisants du désir de posséder pour être, modelés par certains types d’objets matériels et concrets auxquels le pour-soi s’attache par toutes les fibres de son corps matériel et concret.
Notes de bas de page
1 Éd. Gallimard, 1990.
2 Œuvres romanesques, Gallimard, Pléiade, 1981.
3 Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, 1983 ; « Lettres au Castor », Gallimard, 1983 ; Les Mots, Gallimard, 1964, coll. Folio ; S. de Beauvoir : Mémoires d’une jeune fille rangée ; La Force de l’âge ; Gallimard, 1958-1960, coll. Folio ; « Entretiens avec J.-P. Sartre », 1974, Gallimard, coll. Folio, 1981.
4 Nous reconnaissons ici notre dette aux travaux de P. Ricœur ; en particulier : La Métaphore vive, Seuil, 1975 ; Temps et récit, Seuil, 1983-1985.
5 On voit en effet apparaître à cette époque, dans plusieurs articles de critique littéraire à la fois les références – plus où moins explicites – à Heidegger (« À propos de J. Dos Passos », août 1938 ; « D. de Rougemont. L’amour et l’occident », juin 1939 ; « La temporalité chez Faulkner », juillet 1939 ; « Aminadab où du fantastique considéré comme un langage », printemps 1943) et l’infléchissement herméneutique de la compréhension des œuvres littéraires. Cf. p. ex. pour ce second point : « Le roman ne donne pas les choses, mais leurs signes. Avec ces seuls signes, les mots, qui indiquent dans le vide, comment faire un monde qui tienne debout ? D’où vient que Stavroguine vive ? […] Quand je lis, je ne rêve pas, je déchiffre. Non, je n’imagine pas Stavroguine, je l’attends, j’attends ses actes, la fin de son aventure » (Sit. I, Gallimard, 1947, p. 33).
6 Cf. P. Ricœur, Temps et récit, t. I, p. 85 sq.
7 Puisque tel est le genre littéraire dans lequel Sartre a essentiellement choisi de s’exprimer jusqu’en 1943 ; mais nous allons voir que le travail de la métaphore – qu’il distingue pourtant nettement (« Qu’est-ce-que la littérature » ? Sit. II, Gallimard, 1948, p. 63 sq.), comme « poétique », du texte en prose –, joue un rôle considérable au sein des premières œuvres.
8 Nous supposons acquise la connaissance du mouvement par lequel l’herméneutique a pu quitter son sol natif d’éxégèse des textes (Schleiermacher), pour s’élargir à la compréhension de l’historicité de la vie (Dilthey), et enfin s’égaler au projet d’interpréter le sens ontologique du transcender que nous sommes – soit dans l’ontologie phénoménologique du Dasein, soit dans la métaphysique de la réalité humaine du premier Sartre, soit enfin chez P. Ricœur, dans la réappropriation interprétative du sens déposé dans les formes symboliques prises dans toute leur amplitude et leur richesse. Cf. pour cette dernière approche : Essais d’herméneutique I et II, Seuil, 1969, 1986.
9 Cf. Er l’Arménien, La Légende de la vérité, et les premières ébauches du « factum sur la contigence ». La nécessité de respecter les différences de nature entre discours littéraire et philosophique à été reconnue par Sartre lui-même (Un film, Gallimard, 1977, p. 57 ; Sit. IX, p. 13 ; Sit. X, p. 137-138).
10 Respectivement, La Force de l’âge. Gallimard, coll. Folio, t. I, p. 53-54 (37-38) ; p. 48 ; p. 19.
11 Il faudrait éclairer cet état de choses par la formation intellectuelle du jeune Sartre, qui le conduisit, par la double médiation de la culture familiale et universitaire, au « symbole et au mythe » (Un film, p. 29-30).
12 Cf. P. Ricœur, Essais d’herméneutique II, p. 24.
13 Éd. Hermann, 1948, p. 28.
14 Par où il se confirme qu’il faut tenir ensemble les deux phénomènes apparemment distincts de la mise-en-intrigue et de la métaphorisation, par leur commune appartenance à l’innovation sémantique, leur caractère imagé, et leur statut d’interprétants concrets du procès compréhensif que nous sommes. Cf. P. Ricœur, op. cit., p. 18-25. « S’historialiser » apparaît dans les CDG sous l’influence de Heidegger (p. ex. p. 366).
15 Cf. en particulier les ébauches philosophiques contenues soit dans la version publiée de La Nausée (OR. p. 150 sq.), soit dans le « Carnet Dupuis » (OR, p. 1678 sq.). On notera la possibilité, dans le contexte d’une œuvre littéraire à visée philosophique, de ne pas lever certaines équivoques ; c’est ainsi que la notion de « contingence » peut désigner à la fois le caractère hasardeux de ce qui échappe à la forme et l’inertie de ce qui est déterminé par autre chose que lui. De la même façon, le « nécessaire », c’est aussi bien ce qui se détermine par soi que l’essentiel. Le mode de constitution des réseaux de notions est de l’ordre de l’imagination schématisante et non du concept.
16 Sit. I, p. 63.
17 Cf. Merleau-Ponty, Sens et non-sens, Nagel, 1963, p. 47-49.
18 Cf. CDG p. 306 et Lettres (20 et 21-01 1940 ; 22-07 1940).
19 Le plus souvent pour s’en offusquer, comme en atteste une bonne partie des comptes rendus des romans sartriens lors de leur publication ; cf. pour l’interprétation de ce fait, Merleau-Ponty, Sens et non-sens, p. 73-84.
20 Cf. en particulier J. Pacaly, Sartre au miroir, Klincksieck, 1980 ; S. Doubrovsky, Autobiographiques. PUF, 1988.
21 Sit. I, p. 113-132. Cf. en particulier p. 118-120 : l’écriture fantastique met en scène un « monde à l’envers », présentant des « fins que leurs moyens propres écrasent et qui tentent vainement de percer des épaisseurs énormes de matière ou, si l’on veut, des objets qui manifestent d’eux-mêmes leur ustensilité, mais avec un pouvoir d’indiscipline et de désordre, une sorte d’indépendance pâteuse qui nous dérobe soudain leur fin quand nous pensons la saisir ». Cette « révolte » fuyante des moyens contre les fins, constitue la clé de la mise en intrigue dans une œuvre comme La Nausée.
22 C’est un point que S. Doubrovsky a parfaitement aperçu, il est vrai dans une perspective un peu différente de la nôtre, plus sensible à la vérité existentielle sous-jacente au texte qu’aux exigences internes à ce dernier. « Telle est, écrit-il, la logique du fantasme sartrien qui règle minutieusement le déroulement de La Nausée. On pourrait montrer en détail dans les quatre étapes successives (scène du galet ; du café ; de la petite Lucienne ; de la racine de marronnier) la progression inexorable du fantasme, vécue dans les tourniquets de l’ambivalence, “tourbillonnant” du dégoût au désir : autant de stations de croix de l’homme-femme, hanté par la substitution, subite et subie, d’un sexe féminin à un sexe masculin précaire » (Autobiographiques, p. 87).
23 Inutile de rappeler le rôle que ce concept joue dans le Saint Genet.
24 OR, p. 6 ; p. 9.
25 OR, p. 10, 145, 94, 145, 156-159, 95.
26 Le ressaisissement des extases temporelles par la chair informe constitue le contenu de sens intelligible des métaphores sartriennes ; cf. p. ex. OR. p. 27-28 : « […] Le temps est trop large, il ne se laisse pas remplir. Tout ce qu’on y plonge s’amollit et s’étire. […] Flaque visqueuse […] notre temps […] est fait d’instants larges et mous, qui s’agrandissent par les bords en tache d’huile. À peine né, il est déjà vieux […]. »
27 OR, p. 206. Cf. aussi p. 29. Le fantasme du corps de gloire soutient cet admirable passage des Mots (p. 163-164) : « Le hasard m’avait fait homme, la générosité me ferait livre ; je pourrais couler ma babillarde, ma conscience, dans des caractères de bronze, remplacer les bruits de ma vie par des inscriptions ineffaçables, ma chair par un style, les molles spirales du temps par l’éternité, apparaître au Saint-Esprit comme un précipité de langage, devenir une obsession pour l’espèce, être autre enfin, autre que moi, autre que les autres, autre que tout. Je commencerais par me donner un corps inusable et puis je me livrerais aux consommateurs. Je n’écrirais pas pour le plaisir d’écrire mais pour tailler ce corps de gloire dans les mots. »
28 Sur la compréhension de la métaphore qui est supposée ici, cf. P. Ricœur, La Métaphore vive, Seuil, 1975, qui résume par ailleurs sa position ainsi dans Essais d’herméneutique, II, 1986, p. 20 : « La métaphore est une prédication bizarre, une attribution qui détruit la consistance, […] la pertinence sémantique de la phrase, telle qu’elle est instituée par les significations usuelles, c’est-à-dire lexicalisées, des termes en présence. […] Elle est “l’effet de sens” requis pour sauver la pertinence sémantique de la phrase », à savoir la création d’un sens figuré qui restaure une cohérence surmontant l’autodestruction de la prédication littérale.
29 Il n’y a pas en effet – sauf fragmentairement – dans les œuvres de jeunesse de véritable théorisation philosophique de l’articulation possible entre « spontanéité » et « contingence ».
30 La thèse apparaît clairement dans les CDG, p. 186 sq., avant d’être reprise dans le cadre de l’ontologie phénoménologique d’EN (constitution de la corporéité non sexuée, puis du désir sexuel) et de la « psychanalyse existentielle ». Comme on le voit en lisant ces textes, elle s’oppose explicitement à Freud, et donc récuse par avance implicitement les interprétations trop strictement psychanalytiques d’une J. Pacaly ou d’un S. Doubrovsky.
31 Cf. la démarche de Sartre dans le Saint Genet (Gallimard, 1952, p. 88), lorsqu’il décide, par souci de clarté, d’organiser l’interprétation du « cas » Genet, en distinguant, au sein des métamorphoses de l’existence, deux « lignes de force » (qu’il appelle « la quête de l’être » et « la volonté de vouloir », et qui répondent à nos deux registres de symbolisation).
32 Curieusement, c’est dans l’œuvre philosophique que l’aveu est le plus explicite – il est vrai dans cette partie où elle s’infléchit en « psychanalyse existentielle », dont la règle de constitution implique que l’auteur se « mette en jeu » dans ses interprétations. Cf. EN, p. 700 : « J’écarte les mains, je veux lâcher le visqueux et il adhère à moi, il me pompe, il m’aspire ; son mode d’être n’est ni l’inertie rassurante du solide, ni un dynamisme comme celui de l’eau qui s’épuise à me fuir : c’est une activité molle, baveuse, et féminine d’aspiration, il vit obscurément sous mes doigts, et je sens comme un vertige […]. »
33 Sur cette couche primordiale de passivité s’édifie la signification sexuelle ; cf. L’Idiot de la famille, t. I, p. 685 : « L’agent désire et prend : voilà le mâle ; or, selon Gustave, la jouissance naît d’un abandon pâmé, de la passivité consentante et heureuse ; la femme jouit parce qu’elle est prise. Elle désire aussi, naturellement, mais à sa manière : sa chair s’embrase sous les manipulations de l’autre, le désir féminin est attente passive. »
Contrairement à l’idée reçue, il y a bien une doctrine de la passivité chez Sartre, mais à sa place ; non pas au niveau du pour-soi constituant, mais au niveau de la réalité humaine constituée, dont elle est une composante essentielle.
34 Renversement du cogito (Descartes, Husserl) par lequel la conscience naît à elle-même en s’arrachant à la contingence.
35 OR, p. 117. Cf. aussi un passage parallèle dans « L’enfance d’un chef », OR, p. 333.
36 OR, p. 16 (« […] une sorte de nausée dans les mains ») ; p. 15 (« […] je n’ai pas pu ramasser le papier… ») ; p. 6 (séquence du galet) ; p. 268 (« Moi je gardais toujours mes gants ») ; p. 332 (Lucien « avait quelque répugnance à toucher la main de Riri »), etc.
37 OR, p. 23 : « Je vois de légers tressaillements, je vois une chair fade qui s’épanouit et palpite avec abandon. Les yeux surtout, de si près sont horribles. C’est vitreux, mou, aveugle, bordé de rouge, on dirait des écailles de poisson. » Et Les Mots, p. 94 : je ne trouvais devant le miroir « qu’une fadeur étonnée. Sous mes yeux, une méduse heurtait la vitre de l’aquarium, fronçait mollement sa collerette, s’effilochait dans les ténèbres. La nuit tomba, des nuages d’encre se diluèrent dans la glace, ensevelissant mon ultime incarnation. »
38 OR, p. 12 (« Ça coule en moi, plus ou moins vite, je ne fixe rien, je laisse aller ») ; p. 23 ; 324 (« […] sa tête était remplie de brouillards ») ; 329 (« Lucien finit par s’endormir… ; une grosse boule d’air qu’il ne pouvait ni avaler ni cracher lui tenait toujours la bouche entrouverte : c’était son bâillement »). Dans Les Mots (p. 81), le jeune Poulou s’ennuie comme chien : « Je suis un chien : je bâille, les larmes roulent, je les sens rouler. »
Plusieurs passages de La Nausée mettent en scène un rejet répulsif de la nourriture ; cf. en particulier le déjeuner de Roquentin avec l’Autodidacte, à mettre en parallèle avec la nouvelle « Dépaysement », dont seul un fragment fut publié en 1938. Voici la phrase ouvrant ce fragment : « J’ai découvert à Naples la parenté immonde de l’amour et de la nourriture ». (Cf. Les Écrits de Sartre, Gallimard, 1970. p. 553 sq.)
39 OR, p. 72, 120-122, 146, 354 sq., etc. (pour le fantasme d’être « pris par derrière ») ; p. 328 (posture exhibitionniste) ; p. 319 (posture masochiste) ; par renversement dans le contraire on constitue l’autre dimension de l’existence (sadisme, voyeurisme, etc.) qu’il est aisé de retrouver dans les textes.
40 Sur la ligne que nous suivons, nous constatons aisément en particulier l’investissement privilégié, attesté dans tous les textes, des zones de l’oralité et de l’analité – sans qu’il soit nécessaire, nous l’avons déjà souligné, d’importer ici de la psychanalyse plus qu’une terminologie commode.
41 Ce qui n’a rien d’étonnant si l’on admet, avec Husserl (Ideen… II, § 36-37), que le toucher joue un rôle primordial dans l’auto-constitution impressionnelle du corps de chair.
42 « Emblème d’une sexualité féminine et létale » (S. Doubrovsky. op. cit., p. 91).
43 Les deux œuvres étant menées de front, comme le prouve en particulier l’étonnante « écriture à deux mains » pratiquée lors du séjour à Berlin (1933-1934) ; le matin s’élaborait, au contact des Ideen… I, de Husserl, le transcendantalisme le plus radical et le plus épuré (rédaction de la Transcendance de l’Ego) ; l’après-midi prenait forme l’expérience existentielle la plus concrète et la plus singulière (rédaction du « factum » sur la contingence).
44 L’Esquisse d’une théorie des émotions cherche ses points d’appui jusque dans l’analytique existentiale d’Être et temps. Quant à la conclusion de L’Imaginaire, elle aborde les rivages des problèmes de constitution.
45 Respect, PUF, 1969 ; Gallimard, coll. L’Imaginaire, 1971 ; Hermann, 1948.
46 Logische Untersuchungen, éd. M. Niemeyer, 1980, t. II/I, p. 18 ; tr. fr. PUF, t. II/I, p. 19.
47 Ibid.
48 C’est surtout vrai, reconnaissons-le, pour la seconde édition.
49 LU, II/I, p. 353 ; tr. fr. II/II, p. 152-153.
50 Nous empruntons la formule à E. Lévinas, En découvrant l’existence…, Vrin, 1982, p. 145.
51 Philosophie als strenge Wissenschaft, Husserliana (M. Nijhoff), t. 25 ; tr. fr. PUF, 1989.
52 Hua, 25, p. 26-28 ; tr. fr. p. 41.
53 Hua, 25, p. 28-29 ; tr. fr. p. 44.
54 Ceci est acquis dès L’Imagination (p. 142-143).
55 Husserl, comme c’est bien connu, maintient au sein même de l’essence pure de la conscience, une couche de passivité sensible qui, « appréhendée » par l’acte, constitue l’intentionnalité complète (Cinquième Recherche), et qui joue un rôle essentiel dans la « figuration » intuitive de l’objectité (Sixième Recherche). Les cours de 1904-1905 sur l’essence de la perception d’un objet temporel, ou de 1907 sur l’essence d’un objet spatial, prolongent et confirment ces vues.
56 « Corrélativement » : la relativité de la conscience au corps est proportionnelle à la pureté de sa non-naturalité (de sa spontanéité). En sens inverse, alourdie de sensibilité passive, la conscience vire à une vie monadique absolument absolue (et non plus relativement absolue, comme le désire Sartre).
57 L’Imagination, p. 1.
58 Op. cit., p. 152.
59 L’Imaginaire, p. 14.
60 Op. cit., p. 110.
61 Op. cit., p. 45, 109.
62 Op. cit., p. 356.
63 Alors que L’Imaginaire maintient assez fermement le cap sur une éidétique descriptive prolongeant Husserl, l’Esquisse repose sur un projet d’élucidation beaucoup plus équivoque, sinon confus. À la fois il s’agit encore d’un projet de « psychologie phénoménologique », mais où s’effacent les références à la démarche éidétique ; ceci sans doute parce que Sartre, précisément, s’y montre désormais attiré aussi par ce qu’on pourrait appeler une herméneutique de « l’homme en situation » (p. 12) qui se réclame explicitement de Heidegger, (mais qui en fait paraît plus « anthropologico-métaphysique » qu’existentiale).
64 Esquisse, p. 12 (nous soulignons).
65 Démarche qui croise dans le texte de Sartre, par contamination avec les perspectives herméneutiques, l’auto-interprétation de l’existant humain par lui-même. À la p. 49, « réflexion purifiante » commente la « réduction phénoménologique ».
66 Esquisse, p. 28.
67 P. Ricœur, Philosophie de la volonté, Aubier, 1949, p. 257. Cf. Esquisse, p. 33 sq.
68 Sur le caractère irréfléchi de l’émotion, cf. Esquisse p. 30. sq. ; sur la croyance, cf. p. 40 sq.
69 Op. cit., p. 41.
70 Cf. p. ex. p. 41, « Les hypotonus de la peur ou de la tristesse, les vaso-constrictions, les troubles respiratoires symbolisent assez bien avec une conduite qui vise à nier le monde ou à le décharger de son potentiel affectif en le niant. »
71 Op. cit., p. 42 (soulign. de Sartre).
72 Ideen… I, § 27-30.
73 Ideen… I, § 54 ; Hua, III/I, p. 119 ; tr fr., Gallimard, 1950, p. 182. Cette orientation de pensée se prolonge dans les Ideen… II, quoique de façon plus équivoque ; cf. p. ex. au § 24, lorsque Husserl arrache l’absoluité de l’ego pur à « l’expérience » relative que l’homme psycho-charnel a de lui-même.
74 Sartre déplore le caractère « embarrassé » du § 61 des Ideen… I (TE, p. 35) ; le contexte appellerait plutôt semble-t-il une allusion critique au § 57 et à la fameuse « transcendance au sein de l’immanence ».
75 Op. cit., p. 117 ; tr. fr. p. 180. Ici encore les Ideen… II apportent d’importants compléments ; cf. en particulier les § 30 et 31, qui tendent à aligner purement et simplement la vie psycho-charnelle sur la choséité matérielle la plus stricte. Quoique plus équivoque, le second chapitre de la section II peut être lu selon cette même orientation.
76 TE, éd. Vrin, 1965, p. 19-26.
77 Op. cit., p. 26. « Nous voilà en présence d’une monade. Et c’est bien malheureusement l’orientation de la nouvelle pensée de Husserl (voir les MC). La conscience s’est alourdie, elle a perdu ce caractère qui faisait d’elle l’existant absolu à force d’inexistence. Elle est lourde et pondérable. »
78 Il faudrait tester cette hypothèse critique en regardant de près plusieurs passages des Ideen… II, seconde section. Citons, comme allant dans le sens des suggestions sartriennes : Hua. IV, p. 105-106 (tr. fr. p. 158-159 ; analogie de l’ego pur et de l’ego charnel). Certaines orientations du chapitre trois, en particulier lors de l’analyse du toucher (qui a fasciné Merleau-Ponty) ; l’émergence d’un ego constituant charnel semble alors remettre en cause l’exil de l’ego pur par rapport à la corporéité objectivée. Cf. en particulier, Hua, IV. p. 145.
79 Hua, IV, p. 125 ; tr. fr. p. 183.
80 En reprenant la terminologie de Hua, IV, p. 135, on pourrait parler d’un mouvement qui exhausse la choséité matérielle (« aspect psycho-physique »), en l’inclinant vers l’immanence naturalisée (« aspect idiopsychique »), puis, au-delà, vers une immanence dénaturalisée (les relations « intersubjectives »).
81 L’intention de Sartre dans TE (on peut discuter de la réalisation de cette intention) est bien de fonder un réalisme de l’être-au monde (cf. p. 86). Cette intention est manifeste dans l’article sur « L’intentionnalité chez Husserl » qui, si l’on suit M. Contat et M. Rybalka. date de la même époque que TE.
82 Nous citerons le maître-ouvrage d’après la réédition de 1973 (Gallimard) ; en abrégé : EN.
83 Entre phénoménologie transcendantale post-husserlienne et herméneutique de l’être-au monde.
84 Nous ne pouvons ici rentrer dans l’analyse de la façon Sartre se réapproprie dans L’Être et le Néant certains aspects de la démarche heideggerienne d’Être et temps. Pour l’articulation chez ce dernier de « l’existential » et de « l’existentiel », cf. en particulier le § 4 de l’introduction de ce dernier ouvrage.
85 EN, p. 205-206.
86 L’idée était déjà présente dans la TE, où Sartre séparait soigneusement la constitution de l’ego psychique, donné intuitivement dans la réflexion objectivante, et le corps irréfléchi « comme remplissement illusoire du Je-concept » (cf. p. 72).
87 EN, p. 270.
88 Pour tout à fait exact, il faudrait tenir compte du fait que l’élucidation du pour-autrui n’est pas « ontologiquement pure » – cf. EN, p. 342, 358, 485 – et forger ce « monstre sémantique » : « Existential-ontico-ontologique. » (En évitant l’emploi du terme de « métaphysique », que nous préférons réserver strictement aux perspectives sur le surgissement au sein du proto-étant.)
89 EN, p. 336 (soulign. suppr.).
90 Comme le note De Waelhens (pour en faire reproche à Heidegger), dans l’introduction à son ouvrage sur Merleau-Ponty (rééd. B. Nauwelaerts, 1970, p. 1-2).
91 Cf. p. ex. Krisis, § 9 h) qui renvoie les idéalisations géométriques au vivant actif dans son monde environnant, ébauchant par sa « praxis » une compréhension anticipante de ce monde relativement indéterminée, mais en progrès constant. « C’est ce monde que nous trouvons en tant que monde de toutes les réalités connues et inconnues. C’est à lui – le monde de l’intuition qui « éprouve » effectivement – qu’appartient la forme spatio-temporelle avec toutes les figures corporelles (körperlichen Gestalten) qui s’inscrivent en elle, c’est en lui que nous-mêmes nous vivons (leben), conformément à notre mode d’être, c’est-à-dire dans toute la chair (leiblich) de notre personne. » (Hua, VI, p. 50 ; tr fr. Gallimard, 1962, p. 59.)
92 Moins lourde, l’expression mondanéisation « solipsiste » a l’inconvénient d’être plus acceptable dans un contexte husserlien que sartrien.
93 EN, p. 251-253. La critique de Heidegger (p. 251) est un reproche d’insuffisante radicalité dans la compréhension de la facticité. « Être dans le monde, ce n’est pas s’échapper du monde vers soi-même, mais c’est s’échapper du monde vers un au-delà du monde qui est le monde futur. […] Ce n’est donc pas par inauthenticité que la réalité humaine se perd dans le monde ; mais être-dans-le-monde, pour elle, c’est se perdre radicalement dans le monde par le dévoilement qui fait qu’il y a un monde […]. »
94 À la différence de ce qui se passe dans ET, chez Sartre le phénomène de mondanéisation est attaqué quasi-uniquement par son côté Entwurf et non par son côté Geworfenheit. Nous l’avons fait remarquer : la facticité n’entre vraiment en scène qu’à la fin de l’analytique de l’ustensilité. (Et bien entendu, elle est très présente dans la suite, lors de l’élucidation du passé du temps mondain).
95 C’est une autre divergence avec ET ; Sartre, dans son étude de la transcendance, ne reprend pas à son compte la polémique heideggerienne contre le « pur théorein », qui conduisait à accentuer dans le Dasein la capacité à faire lever les significations de l’étant intramondain par le maniement d’outils (et non, p. ex., par la perception) ; dans l’EN, le phénomène de mondanéisation est déployé à un niveau relativement indéterminé : l’articulation mobile des horizons qui le constitue peut aussi bien constituer le fondement ontologique d’un monde « d’ustensiles » que d’un monde « simplement perçu ». Cependant, comme on va le voir, Sartre est lui-même attiré par une sorte de « réduction » du sentir à l’agir dans l’étude de la première dimension ontologique du corps.
96 Respect EN, p. 319, 321 (soulign. modif.).
97 EN, p. 410.
98 Ce qui invalide par avance et sans équivoque possible une interprétation comme celle de De Waelhens, selon laquelle Sartre restaurerait « le dualisme cartésien de la substance-pensée et de la substance-étendue » (op. cit., p. 3). La critique du dualisme cartésien est faite explicitement à la p. 368 d’EN : il ne faut pas, explique Sartre, cliver une pure intériorité réflexive d’une extériorité corporelle transcendante.
99 EN, p. 365.
100 EN, p. 366.
101 EN, p. 365.
102 Cf. supra, n. 92.
103 Cf. P. Ricœur, « Analyses et problèmes dans Ideen… II, de Husserl », RMM, n° 4, 1951, p. 386.
104 EN, p. 368 ; p. 367.
105 Cf. p. ex. ce passage, qui d’un point de vue sartrien représente un véritable non-sens (non-respect des articulations éidétiques de l’être) : « La fonction de l’organisme dans la réception des stimuli est pour ainsi dire de “concevoir” une certaine forme d’excitation. “L’événement psycho-physique” n’est donc plus “sub audiendo : dans la physiologie contemporaine” du type de la causalité “mondaine”, le cerveau devient le lieu d’une “mise en forme”, etc. » (Ph. P., p. 89-90.)
106 Qui est au cœur de l’élucidation husserlienne du psycho-charnel dans les Ideen… II. Cf. en particulier le § 36. Sartre a peut-être eu connaissance de cette doctrine par une brève allusion des Méditations cartésiennes, § 44 ; Hua, I, p. 128 ; tr. fr. p. 81.
107 Inutile de s’attarder longuement à ce fait suffisamment connu, l’importance qu’a eu pour Merleau-Ponty la lecture d’inédits husserliens dès avril 1939 (cf. T. Geraets, Vers une nouvelle philosophie transcendantale, M. Nijhoff, 1971, p. 30). Par rapport à nos présentes analyses, c’est surtout la lecture du manuscrit des Ideen… II, qui est significative, puisqu’il contient clairement cette doctrine des « doubles sensations » qui alimentera toute la réflexion merleau-pontienne sur la chair, de la Phénoménologie de la perception au Visible et l’invisible. Le cours de 1957 sur la philosophie de la nature revient longuement sur cette œuvre de Husserl (cf. RMM, n° 3, 1965).
108 Cf. Ideen… II, § 36. Comme toute la section, ce passage est équivoque : il s’agit bien pour une part de ce que nous avons dit (l’auto-constitution archi-impressionnelle de la conscience pure) ; pour une autre de la simple constitution par la conscience pure des sensations localisées de la quasi-réalité psycho-physique (en alignant l’expérience du corps propre sur les expériences de la psycho-physique qui observent ce qui se passe « si on pince, presse, frappe, pique, etc. », une partie d’un corps étranger. L’analogie est à la page 145 de Hua, IV ; tr fr. p. 207).
109 EN, p. 366.
110 Ibid.
111 EN, p. 365.
112 EN, p. 368.
113 Cf. EN, p. 394 ; distinction entre la « relation objective » du « corps point de vue aux choses » et de la relation « existentielle » de la conscience au corps. Et p. 405 : « Ou bien “le corps” est le centre de référence indiqué à vide par les objets-ustensiles du monde ; ou bien il est la contingence que le pour-soi existe. »
114 EN, p. 390 (soulign. modif.).
115 Cet infléchissement est perceptible dans le fait que désormais (cela n’était nullement le cas dans l’étude de la transcendance de la seconde partie) la perception passe complètement dans la sphère d’attraction de l’action. Cf. en particulier p. 386 : « Ainsi le monde, comme corrélatif des possibilités que je suis, apparaît, dès mon surgissement, comme l’esquisse énorme de toutes mes actions possibles ». L’analyse vire à l’élucidation des conditions ontologiques de l’agir qui s’épanouira dans la quatrième partie.
116 EN, p. 368.
117 EN, p. 371.
118 Une des singularités de l’ontologie phénoménologique sartrienne, c’est qu’elle ouvre des perspectives sur l’étant contingent, perspectives que Sartre, dans la conclusion de l’Être et le Néant, qualifie de « métaphysiques » ; on pourrait peut-être distinguer – nous l’avons déjà suggéré – des perspectives « ontiques au sens large » et des perspectives « ontiques plus spécifiées » (= métaphysiques) ; les secondes se caractérisant par l’ouverture sur les problèmes du surgissement au milieu du proto-étant, alors que les premières ne mobilisent que le surgissement au milieu du monde.
119 EN, p. 371. Cette page contient à notre avis une équivoque : « être-là » désigne d’une part la contingence primordiale du pour-soi (cf. le passage : « Il est tout à fait contingent que je sois, car je ne suis pas le fondement de mon être ») ; d’autre part la contingence seconde de la place au-milieu-du-monde du projet (cf. les ex. concrets). La p. 409 lève l’ambiguïté en éliminant le premier sens. Cf. aussi la p. 391, qui reprend en plus confus la p. 371 (on devine que Sartre tente d’inscrire dans le corps la nécessité d’une part d’une contingence primordiale, celle du surgissement même du pour-soi à l’être ; d’autre part d’une contingence seconde, celle du point de vue d’où s’effectue le transcender. Le corps est nécessaire au pour-soi, d’une part pour être, d’autre part pour dépasser).
120 Ibid.
121 Ibid.
122 EN, p. 371, 379, 381, 386, 387, 388, 393, etc. L’idée apparaissait déjà lors de l’analyse de la facticité primordiale de la présence à soi (EN, p. 125 : le pour-soi ne peut jamais vraiment « réaliser » qu’il a surgi du proto-étant, pas plus que le garçon de café ne peut « réaliser » vraiment qu’il est garçon de café).
123 EN, p. 371.
124 Ibid.
125 EN, p. 380.
126 EN, p. 371.
127 EN, p. 372 (soulign. modif.).
128 EN, p. 372-383.
129 EN, p. 386. Voir le fond d’une tasse, c’est le faire apparaître en faisant pivoter cette dernière. « La perception se dépasse naturellement dans l’action. Mieux, elle ne peut se dévoiler que dans et par des projets d’action. »
130 EN, p. 378.
131 EN, p. 379. Sartre dit souvent, de façon un peu excessive, que mon corps point de vue m’est « insaisissable » (p. ex. ici même) ; s’il est effectivement « difficilement » saisissable, faute d’un véritable point de vue sur lui, il reste vrai qu’il est comme indiqué en creux par les renvois perceptifs ou ustensiles (et donc saisi en ce sens).
132 Et moi aussi lorsque, dans certains cas exceptionnels (lorsque par exemple je me touche), je parviens à prendre quasiment son point de vue sur mon corps en cessant de vivre mon corps en première personne.
133 EN, p. 270.
134 EN, p. 380. Sur la notion d’ontologie formelle de monde, cf. Husserl, Log. form. et Log. transcend., seconde section, chap. deux ; Expérience et jugement, « Introduction ».
135 EN, p. 380.
136 EN, p. 381.
137 EN, p. 380-381.
138 EN, p. 381.
139 Ibid. Il faudrait engager ici une confrontation avec l’équivocité du corps dans les Ideen… II : à la fois – c’est ainsi qu’il apparaît dès le § 18 – partie prenante de la constitution de la chose dans l’absolu transcendantal et dès lors origine zéro, ici et maintenant d’où je vois tout ce que je vois (op. cit., p. 56 du texte allemand ; cf. aussi, § 41) ; et quasi réalité matérielle déterminable en extériorité – en premier lieu par les sciences psycho-physiques.
140 Ibid.
141 Comme nous l’avons dit, nous laissons de côté la généralisation des analyses du corps percevant au corps tout entier, compris comme centre de référence des « complexes ustensiles » (EN, p. 383-393).
142 EN, p. 393.
143 EN, p. 394.
144 EN, p. 395 (nous soulignons).
145 EN, p. 404 ; et aussi p. 396 : « Ce peut être la douleur pure, mais ce peut être aussi l’humeur, comme tonalité affective non thétique, l’agréable pur, le désagréable pur. » En 1943, Sartre ne tient plus à privilégier ces expériences-limites – pas plus la nausée que les autres, peut-être parce qu’il craint que leur élucidation ne le réentraîne sur le terrain de la métaphysique pré-phénoménologique. La nausée dans l’œuvre de 1938 est une expérience-limite de type métaphysique (au sens traditionnel de ce terme, pré-phénoménologique), qui essaie de « sonder » directement la contingence de l’étant. Dans l’EN, il s’agit plutôt d’une expérience-limite de la contingence du surgissement du pour-soi en tant qu’éclairée par le mouvement de reprise de soi du pour-soi ; ou, si l’on préfère, il s’agit de « perspectives métaphysiques » (cette fois-ci au sens spécifiquement sartrien) ouvertes par l’ontologie phénoménologique.
146 EN, p. 396.
147 EN, p. 396 (soulign. modif.). Et aussi dans le même sens, p. 395. « La conscience non positionnelle est conscience [du] corps comme de ce qu’elle surmonte et néantit en se faisant conscience, c’est-à-dire comme de quelque chose qu’elle est sans avoir à l’être et par-dessus quoi elle passe pour être ce qu’elle a à être. » Il faudrait ici montrer combien les orientations de la Phénoménologie de la perception diffèrent de celles de Sartre parce qu’on y tente d’atteindre le « sentir » à un niveau de radicalité tel que s’y effacent les contours mêmes d’un « projeter ». Cf. p. ex. p. 246 sq. Cf. aussi la façon dont Heidegger, après Être et temps, a cherché à radicaliser la facticité en la déliant de l’Entwurf (en particulier dans Qu’est-ce que la métaphysique ?). Et, bien entendu, les propres tentatives de Sartre dans La Nausée pour – cette fois-ci dans des perspectives pré-phénoménologiques – percer en direction d’une facticité primordiale.
148 EN, p. 421. Cf. la façon dont, dans Qu’est-ce que la métaphysique ?, l’ébranlement radical du monde dans l’angoisse nous « ôte la parole » (tr. Munier, « Cahiers de l’Herne », p. 51).
149 EN, p. 397-400.
150 EN, p. 398.
151 Respect. EN, p. 398 ; ibid.
152 Cf. P. Ricœur, Philos. de la vol., p. 102 : sous l’effet de la douleur, « la tâche de la volonté n’est pas de suspendre ou d’achever une impulsion, mais au plus de se superposer de son mieux à un réflexe étranger à son empire ».
153 EN, p. 400-404.
154 EN, p. 401.
155 EN, p. 403.
156 EN, p. 404-418.
157 EN, p. 405. Cette hypothèse mériterait plus ample justification ; sans doute s’appuie-t-elle implicitement sur le caractère parfaitement symétrique du mode d’apparaître des consciences dans la relation intersubjective telle qu’elle a été analysée au chapitre précédent.
158 Nous l’avons signalé, c’est une singularité de l’approche sartrienne par rapport à celles de Husserl ou de Merleau-Ponty.
159 EN, p. 405.
160 Premier moment, p. 405-407 ; second moment, p. 407-410.
161 EN, p. 405.
162 Les deux négations symétriques et inverses par lesquelles chacun se pose en niant l’autre.
163 EN, p. 406. Cf. aussi p. 407, 408. « Le corps d’autrui, c’est sa facticité comme ustensile et comme synthèse d’organes sensibles en tant qu’elle se révèle à ma facticité. »
164 EN, p. 406.
165 EN, p. 406.
166 Rappelons que la perception est dans ces pages, bon gré mal gré, ramenée à l’action.
167 EN, p. 407.
168 Ibid.
169 Le corps « point de vue du transcender » domine les analyses de mon corps vécu en propre, tandis que le corps « de chair » domine les analyses du corps d’autrui pour moi. Ce qui n’empêche pas bien entendu, d’une part que l’élucidation du point de vue du projeter laisse affleurer l’épreuve d’une facticité primordiale ; d’autre part que l’étude de la « chair » d’autrui vire assez rapidement à celle de ses « comportements » (marcher, prendre un verre, etc.), nous ramenant ainsi à la transcendance située. Il faut attendre l’étude de « désir », au chapitre suivant, pour que l’incarnation submerge définitivement le projeter – au point que Sartre (p. 459) en vient à douter qu’il y ait vraiment incarnation avant la constitution du désir.
170 EN, p. 409.
171 EN, p. 410.
172 EN, p. 405.
173 EN, p. 419.
174 EN, p. 419.
175 EN, p. 419 : « […] mon existence de fait… mon être-là… ma facticité… »
176 Ibid.
177 Ce terme et le verbe correspondant apparaissent quatre fois dans la seule p. 420 d’EN ; cf. en particulier la formule synthétique : « Mon corps, en tant qu’aliéné, m’échappe vers un être-outil-parmi-les-outils, vers un être-organe-sensible-saisi-par-des-organes sensibles, cela avec une destruction aliénante et un effondrement concret de mon monde qui s’écoule vers autrui et qu’autrui ressaisira en son monde. » Et p. 421 : « […] le corps-pour-l’autre c’est le corps-pour-nous, mais insaisissable et aliéné. »
178 EN, p. 420. Et p. 419 : « […] je me sens atteint par autrui dans mon existence de fait. »
179 EN, p. 419 (nous soulignons).
180 Ibid, (nous soulignons). Sartre reprend le terme husserlien « d’apprésentation » pour désigner le mode de donation spécifique du corps-objet pour moi. Il l’a très probablement trouvé dans les MC § 50 (texte à confronter à Ideen… II, § 44-45). L’usage sartrien s’appuie sur cette suggestion de Husserl de ne pas réserver strictement le terme à la donation d’une subjectivité à une autre subjectivité : les parties non actuellement perçues – mais potentiellement perceptibles – d’un objet réal peuvent être dites « apprésentées ». Par ailleurs Sartre tend à transférer au corps-objet ce que Husserl réservait à la subjectivité : il ne peut jamais être donné pour moi qu’en « apprésentation » (jamais en « archi-présence ») ; cf. p. 419 : « […] je ne puis connaître ni même concevoir ce moi […]. » Et p. 421 : « […] il est par principe hors d’atteinte. »
181 EN, p. 420.
182 EN, p. 419 (soulign. modif.). La p. 420 généralise cette double étrang (èr) eté de mes sens à mon corps d’action. (Nous reprenons à M. E. Martineau le néologisme forgé dans sa traduction d’ET : mon corps m’est devenu à la fois « étranger » et « étrange », au sens où le non-monde de la contingence est pour Sartre « étrange ».)
183 EN, p. 419 (nous soulignons). Cf. aussi p. 420.
184 EN, p. 419.
185 EN, p. 421.
186 Comme dans notre première partie, nous désignons par « existentiel » toutes ces conduites concrètes qui dans les existants réels et singuliers incarnent pour ainsi dire ce qu’ils sont abstraitement dans leurs structures ontologiques nécessaires.
187 Nous ne pouvons justifier ici l’hypothèse de lecture des CDG ici proposée. Disons simplement que ce texte singulier nous paraît pouvoir être pensé comme une tentative d’auto-interprétation concrète à visée d’élucidation métaphysique. La forme originale, qui fusionne le journal intime et la réflexion philosophique, constitue un effort pour « répondre » adéquatement, dans une sorte de « tressage du vécu et du théorisé » (S. Doubrovsky, op. cit., p. 127), à ce processus auto-interprétatif concret et ouvert de la « réalité-humaine » par elle-même. (Dans cette dernière formule, le caractère « concret » et « ouvert » vient de la mise en jeu par l’herméneute, dans son interprétation, de sa personnalité singulière ; l’expression « réalité humaine » fait signe bien évidemment vers Heidegger, mais aussi vers la visée proprement métaphysique de l’entreprise.) Cf. Lettres, t. 2, p. 39 : « […] Vraiment vie et philo ne font plus qu’un. À ce propos j’ai lu une belle phrase de Heidegger qui pourrait s’appliquer à moi : “La métaphysique de la réalité-humaine n’est pas seulement une métaphysique sur la réalité-humaine ; c’est une métaphysique venant… à se produire en tant que réalité-humaine”. » L’herméneutique existentiale heideggerienne sur laquelle s’appuient une bonne partie des analyses des Carnets subit dans ce dernier texte un double infléchissement : métaphysique et existentiel.
188 CDG, respect, p. 48-58 ; 136-145 ; 217-224 ; 256-264.
189 Cf. p .27-29, 32-33, 62 sq., 89, 149-150, 155 sq., 199, 295, etc.
190 Bien entendu le projet interprétatif est aussi configuré par sa situation socio-historique, les Carnets y reviennent souvent (cf. p. ex. p. 303-305, 355-356). Dans les Carnets, « existentiel » a le plus souvent un sens plus proche de ce que nous qualifierions « d’existential » et désigne tout ce qui à trait à l’être de l’homme (à la « réalité-humaine », ou « transcendance », ou « condition humaine »).
191 CDG, p. 306-307.
192 S. Doubrovsky, op. cit., p. 139-145.
193 CDG, p. 306.
194 Ibid., p. 83.
195 Ibid., p. 92.
196 Cinquième Carnet, p. 185-193.
197 Intitulé « les relations concrètes avec autrui », il constitue le lieu où toute l’œuvre « tourne » pour reprendre pied dans l’existentiel (mouvement qui s’achève dans la quatrième partie).
198 EN, p 460 : « La conscience se choisit désir. »
Auteur
Agrégé de philosophie, lycée Corot de Savigny-sur-Orge.
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