Sartre et Husserl : une alternative phénoménologique ?
p. 77-132
Résumés
Peut-on parler d’une phénoménologie sartrienne ? Pouvons-nous trouver chez Sartre une pensée de la constitution solidaire d’une pratique de la réduction ? Le projet sartrien d’une « philosophie de la transcendance » conduit à une compréhension originale de cette pensée et de cette pratique, interrogées en fonction d’une volonté « réaliste » qu’il s’agit de déterminer. Comment Sartre légitime-t-il la double revendication problématique de la phénoménologie et du réalisme ? Pour répondre à ces questions, la présente étude porte sur les aspects fondamentaux de cette revendication : la reconsidération du projet phénoménologique, le rejet de la notion de hylè, l’idée d’une constitution dévoilante.
Is there a sartrean phenomenology? Can we find in Sartre a thinking of constitution compatible with a praxis of reduction? The sartrean project of a « philosophy of transcendence » leads to an original understanding of this thinking and this praxis, questioned in relation to a « realistic » will which is to determinate. How does Sartre legitimatize the problematic double claim of phenomenology and realism? To answer this questions, the present essay deals with the fundamental aspects of this claim: the renewal of the phenomenological project, the rejection of the concept of hyle, the idea of an revealing constitution.
Kann man von einer sartreschen Phänomenologie sprechen ? Können wir bei Sartre ein Denken der Konstitution finden, welches einem Praktizieren der Reduktion entspricht ? Das sartresche Projekt einer « Philosophie der Transzendenz » führt zu einem ursprünglichen Verstehen dieses Denkens und dieser Praxis, welche hinsichtlich eines « realistischen » Willens befragt werden, den es zu bestimmen gilt. Wie rechtfertigt Sartre die problematische doppelte Forderung der Phänomenologie und des Realismus ? Um auf diese Fragen zu antworten, behandelt die vorliegende Untersuchung die fundamentalen Aspekte dieser Forderung : die Wiederaufnahme des phänomenologischen Projektes, das Zurückweisen des Begriffs der Hyle, die Idee einer enthüllenden
Texte intégral
1S’il y a une phénoménologie sartrienne, ou du moins une contribution sartrienne à l’entreprise de Husserl qui soit accordée à ses exigences, alors nous devons pouvoir y lire une pensée de la constitution solidaire d’une pratique de la réduction. Or, loin de s’installer dans une évidence méthodique, cette pensée et cette pratique se trouvent chez Sartre interrogées et déplacées – offusquées peut-être – au nom d’une volonté « réaliste ». À titre de remarque liminaire, il faut relever que l’aspect polémique de cette inflexion vise d’abord l’idéalisme de Husserl, non la phénoménologie, laquelle demeure clairement revendiquée. La « phénoménologie » rejouerait ainsi sa signification dans une nouvelle description explicitative des phénomènes, qui se veut à la fois plus fidèle à la donnée apparaissante et plus rigoureuse dans le dégagement méthodique de celle-ci. C’est donc le respect du principe de « l’absence de présupposition1 » qu’il s’agira d’apprécier en définitive dans l’examen de la double revendication problématique par Sartre de la phénoménologie et du réalisme. La présente étude porte sur les aspects fondamentaux de cette revendication : la reconsidération du projet phénoménologique, le rejet de la notion de hylè, l’idée d’une constitution dévoilante2.
La référence phénoménologique
2L’intentionnalité husserlienne, qui brise la représentation de deux pôles étrangers, objet et sujet, ayant à entrer en contact l’un avec l’autre, semblait promettre la fin de nombre de problèmes classiques où s’empêtrait la théorie de la connaissance. L’enthousiasme initial de Sartre3 (« Husserl m’avait pris, je voyais tout à travers les perspectives de sa philosophie », Carnets, 404) traduit cette attente. La phénoménologie lui parut répondre à ses préoccupations : « Dépasser l’opposition de l’idéalisme et du réalisme, affirmer à la fois la souveraineté de la conscience et la présence du monde, tel qu’il se donne à nous4. » Ce mouvement libérateur (« dépasser l’opposition ») et intégrateur (« affirmer à la fois ») suggère néanmoins aussi que Sartre dispose d’entrée de jeu d’une question propre. L’attitude phénoménologique, dont le sens husserlien consiste en l’entier renouvellement du champ des problèmes philosophiques, ne risque-t-elle pas dès lors d’être saisie en extériorité plutôt qu’adoptée radicalement, c’est-à-dire sans présupposition ? Ou bien, la perspective initiale de Sartre enveloppe-t-elle déjà, fût-ce encore confusément, l’idée que cette attitude, dans sa radicalité même, se trouve assignée à une présupposition qu’il lui serait illusoire d’ignorer ou de suspendre ?
3La célèbre étude (rédigée en 1933-1934) que Sartre consacre à l’idée d’intentionnalité atteste sa volonté précoce d’inscrire la démarche husserlienne au sein d’une perspective novatrice. Par là même, si ces pages n’étudient en rien la structure intentionnelle de la conscience chez Husserl, elles témoignent du souci (prêté à Husserl) d’un « réalisme des choses ». Dix ans plus tard, L’Être et le Néant s’efforcera en ce sens de montrer que la visée intentionnelle consiste pour le pour-soi (cette visée même) à « adhérer à l’être aussi étroitement qu’il est possible sans identification » selon une adhérence qui « est réaliste, du fait que le pour-soi naît à soi dans une liaison originelle avec l’être » (EN, 161). C’est vers un réalisme ontologiquement conquis que Sartre oriente la phénoménologie. Le « retour aux choses mêmes » est un retour à ce qui est, au sein d’un dépassement ontico-ontologique.
4La filiation revendiquée avec Husserl s’accompagne donc d’une réinterprétation fondamentale : il s’agit d’éclaircir le « sens profond de la découverte » de l’intentionnalité (« Une idée », 33) dont Husserl lui-même « a méconnu le caractère essentiel » (EN, 28). Ce sens profond est d’ouvrir à une « philosophie de la transcendance » (« Une idée », 33). Contre Husserl, accusé de faire du noème un « irréel » (EN, § III, 17 et V, 28), et donc contre une signification idéaliste de la réduction, une philosophie de la transcendance part du fait que la conscience révèle quelque chose qu’elle n’est pas, dans son activité de constitution même. Refusant une compréhension de l’intentionnalité jugée trop dépendante de l’immanence, Sartre marque le souci de tenir compte du concret des choses, de ce qu’il appelle les « arêtes du monde » (« Une idée », 31) ou « l’absolu inconditionné » des choses (Carnets, 281), cette existence franche, irrécupérable, excédentaire, « sauvage », qui ne sera jamais homogène à la conscience. À sa manière, il ressent le call of the wild de W. James5 ou encore le Hunger nach Realität de L. Landgrebe6.
5Voilà qui, en première analyse, n’est guère encourageant pour défendre l’authenticité phénoménologique d’une telle inflexion. Chez Husserl, le retour prôné aux choses mêmes7 s’explicite par et dans un retour à l’intuition originairement donatrice, « source de droit de la connaissance8 », que rien ne précède (contrairement au credo de la « thèse générale » de l’attitude naturelle), et qui doit vérifier toute pensée dans l’évidence (comme vécu de la vérité). Pour satisfaire l’idéal scientifique de compréhension vraie, au-delà de la sphère des simples opinions9, il s’agit de s’en tenir à la donnée intuitive pour la décrire dans son « comment », pour briser le mutisme de sa concrétion muette, sans lui substituer de construction fallacieuse. À cette fin, la réduction se ménage accès à un phénomène pur, l’apparaissant, qui n’a plus aucune commune mesure avec le corrélat de l’attitude naturelle. Le retour réductif s’accomplit comme avancée exploratrice. Sartre l’a-t-il entendu ainsi ?
6Sartre s’est montré particulièrement sensible à la rupture dans la manière de penser que marquait le projet phénoménologique vis-à-vis de l’idéalisme (fût-il assoupli) d’inspiration kantienne qu’incarnait L. Brunschvicg en France dans les années trente (cela d’autant que la pensée de Bergson, alors relativement effacée, n’exerçait que faiblement son influence polémique10). Mais le retour aux choses mêmes va se voir chez lui infléchi vers une critique de l’essentialisme husserlien au profit d’une saisie de la donnée concrète de notre expérience, en son caractère contingent et facticiel. Sartre entend investir, grâce à la phénoménologie, un monde « rugueux », fait de rencontres, configuré en situations singulières, un monde d’aspérités et de contingences. Au dépliement husserlien d’horizons enchaînés les uns aux autres11 doit se substituer une « philosophie “pathétique” » (Carnets, 406), attentive à préserver au cœur de la visée donatrice de la conscience le caractère inassimilable, résistant, de son corrélat – c’est-à-dire cette part de non-sens au cœur du sens qui fait que le donné est, sans raison d’être. Cette « résistance », EN la rapprochera de ce que Bachelard appelait le « coefficient d’adversité » des objets, pour la ressaisir à la lumière de l’ustensilité : c’est l’usage qui dévoile la résistance des choses « avec toute leur indifférence, leur imprévisibilité et leur adversité » (EN, 566). Mais avant cette intégration de l’idée de résistance dans le registre de l’action (dernière partie d’EN), et avant la compréhension de sa signification ontologique (dont elle est une sorte de métaphore : l’en-soi « résiste » à toute visée) par le dégagement des caractères de l’en-soi (Introduction d’EN), Sartre a vu en elle un caractère premier de toute réalité (Carnets, 224). Aussi nous faut-il admettre que la prise en compte des thèmes husserliens n’a pas d’emblée effacé un réalisme initial proche du sens commun. En considérant que « la transcendance de Heidegger [comme] l’intentionnalité de Husserl » (EN, 373) négligent cette résistance, Sartre s’accorde avec Bachelard pour accuser la phénoménologie de ne pas suffisamment mettre en évidence les « degrés de tension » de l’intentionnalité, de la délester du poids des choses12. L’assimilation de la résistance au thème de la contingence semble sous cet aspect absorber la possibilité d’une discussion avec d’autres approches du phénomène de la résistance (celles de Maine de Biran ou de Scheler par exemple), et plus avant, de la passivité.
7Comment l’attention à la contingence a-t-elle pu penser faire son miel de la phénoménologie ? À première vue, la chose paraît peu intelligible. Chez Husserl, les rares mentions de la contingence, que Sartre découvre d’abord par le biais de l’étude d’E. Lévinas13, restent négatives puisque cette contingence inhérente à l’existence de la chose transcendante, comme possibilité pour elle de ne pas être, appartient à un mode de révélation suspendu par l’épochè phénoménologique attentive à ne recueillir réflexivement que ce qui se réfère à la vie immanente de la conscience comme sphère d’existence absolue objet de certitude apodictique. La réduction n’entend-elle pas se défaire d’une présupposition réaliste14 ? Sartre revendique l’attitude phénoménologique. Mais que devient une phénoménologie qui fait tomber la parenthèse ? Entre les guillemets phénoménologiques, le phénomène vaut purement en tant que vécu : « Faire du visé-de-chose comme tel […] l’objet de la recherche [Gegenstand der Forschung] ne veut pas dire rechercher des choses [Dinge erforschen]15. » Et si les Recherches logiques, que Sartre, au moins pour partie, a lues de près, ouvrent la phénoménologie transcendantale, le bénéfice de cette première percée consiste, aux yeux de Husserl, à libérer « les cogitata qua cogitata en tant que moments essentiels de tout vécu de conscience » avec pour conséquence une recompréhension de l’évidence comme « donation originale de soi-même [originalen Selbstgebung]16 ».
8Sartre aurait-il compris le retour aux choses mêmes dans le sens d’un retour à l’attitude et à l’évidence naturelles ? Chercherait-il à faire droit aux suggestions pré-réductives de l’expérience ? L’article sur l’intentionnalité, par exemple, approuve notre réticence spontanée aux suggestions falsifiantes de l’idéalisme : Husserl a raison de ne pas laisser « dissoudre les choses dans la conscience » (32) parce que chacun sait, au fond, que la signification de notre expérience s’y oppose. On notera le déplacement : là où Husserl (Ideen… I, § 43) refuse de penser l’accès à la transcendance de la chose par le biais d’un représentant (Bild), Sartre défend l’évidence pré-philosophique d’un accès direct aux choses. Loin de jouer sur le registre de l’étonnement pris au monde singulier auquel ouvrirait l’attitude phénoménologique, Sartre (un peu, mutatis mutandis, à la manière dont Fichte conçoit la philosophie) entend retrouver par elle la vérité sourde et muette du sens commun. La phénoménologie porte à l’élucidation expresse ce que chacun sait déjà confusément : « Est-ce que vous ne reconnaissez pas dans cette description vos exigences et vos pressentiments ? Vous saviez bien que l’arbre n’était pas vous » (32). Sartre ne fera donc pas unilatéralement sienne la conception d’une réduction s’effectuant à contre-courant des suggestions mondaines. Une telle conception exige en effet que le sens d’effectivité soit déplacé de l’existence effective des choses à leur possibilité effective tandis que sous le thème sartrien de la « transcendance », il s’agit de reconnaître qu’une dimension d’être en-soi (être « sans raison, sans cause et sans nécessité », EN, 683) pèse sur le dévoilement d’un monde, et par suite traverse, et fracture, la logique du sens qu’investit le phénoménologue.
9Sartre efface d’ailleurs toute présentation dramatisée de l’adoption de l’attitude phénoménologisante. Sa distance vis-à-vis d’une réduction présentée par Husserl, et plus encore par Fink, comme affranchissement total d’une clôture naturelle, croîtra entre 1933, où la phénoménologie husserlienne se présente comme le rempart enfin dressé devant la philosophie de l’immanence, et 1943, où cette même phénoménologie ne permet plus de répondre aux exigences d’une philosophie de la transcendance et paraît prisonnière d’une « conception idéaliste de l’existence » (EN, 148). C’est en 1940 que Sartre constate qu’un « fossé de plus en plus profond » se creuse entre lui et Husserl (Carnets, 405) et qu’il faut, pour échapper à la pente idéaliste de la phénoménologie transcendantale, plus que de simples rajustements comme ses travaux se sont bornés jusqu’à présent à faire. Cela suggère-t-il une sorte de réhabilitation du réalisme ou plutôt l’émergence d’une recompréhension du réalisme ? Oui, à condition de ne pas imaginer que l’ontologie, qui en sera l’outil, resterait conçue par Sartre de manière naïve, c’est-à-dire indexée sur l’ontique et retenue captive dans le présupposé dogmatique d’un donné déjà-là. C’est bien l’émergence d’une pensée de la constitution ouverte à la différence ontologique qui amplifie le refus d’une conception idéaliste de la réduction.
10L’ambivalence de la référence à Husserl jusqu’en 1940 traduit cette tension. L’article sur l’intentionnalité l’écrit tout net : « Husserl n’est point réaliste » (32) mais c’est parce qu’il a su, précise TE à la même époque, manifester un certain souci du réel17. Si « Husserl commence par mettre l’arbre hors de nous » (L’Imagination, 145), il ne fait pas de « cet arbre […] un absolu qui entrerait, par après, en communication avec nous » (« Une idée », 32, nous soulignons18). L’élucidation de cette transcendance, Sartre l’accomplira par le déploiement de ses propres recherches, et non par discussion exégétique de la méditation husserlienne (où serait examiné le statut « réal » de l’objet intentionnel vis-à-vis de la composante « réelle » immanente de la cogitatio). Elle aboutira à renverser le jugement sur Husserl, lequel reste finalement idéaliste pour n’avoir pas su ne pas faire « s’évanouir l’être en connaissance » (Carnets, 431), c’est-à-dire reconnaître que la connaissance n’est pas mesure de l’être, illusion entretenue ou créée par la réduction. Cependant, pas plus que l’évolution de la référence à Husserl, les jugements conflictuels portés sur lui en 33-34 (Husserl n’est pas réaliste ; Husserl se soucie du réel) ne suscitent la moindre trace d’explication ou de repentir. Aussi privilégierons-nous l’hypothèse du non-déplacement de la question sartrienne, question par laquelle la phénoménologie transcendantale husserlienne se trouve d’emblée mise en délicatesse, l’évolution de Sartre consistant à se débarrasser de ce que son « réalisme » initial empruntait au sens commun grâce à une enquête ontologique sur les modes d’être impliqués par l’intentionnalité.
11En effet, Sartre cherche ce qu’il appelle d’abord un « néo-réalisme » (Lettres II, 56 ou Carnets, 637-638). L’expression « néo-réalisme » (utilisée aussi pour qualifier une certaine littérature des années vingt, Carnets, 283) suggère que la phénoménologie pourrait reprendre à sa charge une partie de la tradition réaliste ou, inversement, se limiter à y inscrire une variante. Les Carnets (407) relèvent d’ailleurs l’importance du livre de J. Wahl, Vers le concret (1932), où on lit que « le néo-réalisme, sur plusieurs points, s’accorde avec la phénoménologie19 ». Mais Sartre, qui, malgré quelques mentions, ne discute guère avec l’école néo-réaliste américaine (qui émerge autour de Perry, Holt et Montague dans les années 1910-1912) ni avec W. James, Bradley ou Whitehead, vise par cette expression (qu’il abandonnera) à dissiper toute confusion avec le réalisme naïf qui ignore la possibilité de l’idéalisme. Elle suggère aussi qu’on n’accepte pas de dire sans plus à la suite de Heidegger20 que le réalisme finit là où la philosophie commence. Son objet véritable est cependant de montrer que l’intentionnalité permet d’échapper à l’alternative même de l’idéalisme et du réalisme (EN, 31, 211). Face à l’aporie du réalisme (penser la liaison de deux substances indépendantes), l’idéalisme affirme la relativité du monde vis-à-vis d’un sujet. Or, nous y reviendrons, Sartre thématise bien différemment une dépendance de la conscience (qu’il distingue du « sujet », voir TE et EN) vis-à-vis de l’être (qu’il distingue du « monde », voir Carnets, 443, 473, et EN, « Introduction »), et il précise que revenir « à chercher une solution réaliste » (Carnets, 405) signifie moins ruiner la phénoménologie husserlienne (« je garde tout Husserl » écrit-il en janvier 1940, Lettres II, 56) que la libérer de son orientation idéaliste. C’est l’intuition, à travers toute phénoménalité, d’une part irréductible, mais inassignable, d’être qui va fonder le « réalisme » auquel la phénoménologie offrirait d’ouvrir en propre. De 1933 à 1943, Sartre se met en quête d’un réalisme légitimé par l’exigence de ne pas laisser « s’évanouir l’être en connaissance, l’en-soi en être-pour » (431). Mais constitution et réduction peuvent-elles se trouver associées à l’affirmation d’un être irrelatif (absolu) ?
12De l’éloge au rejet, l’évolution du jugement vis-à-vis de Husserl se résume dans l’introduction d’EN. Il faut louer, dit-elle, la phénoménologie d’avoir proposé une « théorie du phénomène » (14) qui n’oppose plus l’apparaître à aucun être séparé, caché et de plus grande densité ontologique, mais reconnaître qu’il reste encore à ce « monisme du phénomène » (11) à s’interroger sur l’être du paraître et sur l’être du connaître. En effet, si échapper aux dualismes classiques conduit à un phénoménisme, alors l’épreuve d’être inhérente à tout dévoilement, l’intuition de la distinction radicale entre le sens d’être des phénomènes et celui de la visée même (le « pour-soi »), et enfin l’irréductibilité du phénomène à son être (à « l’être du phénomène », à l’en-soi), ne sont plus compréhensibles. Or, en 1943, Sartre présente comme fondatrice pour l’ontologie phénoménologique l’expérience dite du « phénomène d’être ». Dans ce type d’expérience, qui conduit à la marge du sens, l’être semble affleurer au sein du monde sous les traits de la facticité et de la contingence de ce qui est. Ainsi, dans l’ennui profond, lorsque le monde m’indiffère, s’uniformise, lorsqu’il semble se vider de son sens, alors transparaît en lui son « extériorité d’indifférence ». Dans le retrait du sens habituel des étants et la perte d’intérêt à leur égard, ce qu’il y a fait « sentir », à travers la phénoménalité même, l’être « sans raison, sans cause et sans nécessité » (683) qu’il est à titre d’en-soi. Au vrai, c’est le sens d’être des choses, non l’être brut même, qui s’offre à l’intuition (16 et 30), et une telle expérience nous livre surtout un indice intuitif pour affirmer l’en-soi. L’en-soi sera condition pour cette épreuve affective de l’indifférence de l’être auprès de laquelle l’ontologie s’instruit et se construit. Le « phénomène d’être » désigne ainsi l’expérience à vivre et à penser correspondant à ce que les textes antérieurs à 1943 appelaient « l’existentiel » ou le « métaphysique », et devient dès lors la justification intuitive de la distinction des modes d’être.
13Sartre, même s’il parle lato sensu de l’existence des choses et de la réalité humaine, ne confond donc aucunement les modes d’être de l’étant et de l’ek-sistant. Il déterminera en revanche, c’est une originalité, le mode de coexistence qui lie la conscience aux choses qu’il y a par elle, caractérisant cette liaison sous l’angle de la facticité (Carnets, 439-440) et de la contingence (EN, 117-118) : ni la conscience ni les phénomènes ne sont fondement de leur présence (la facticité désigne la reprise singulière et impalpable, traduite dans l’être « donné » que je suis, de la contingence qui assigne toute néantisation à se rapporter à l’être en-soi). Enfin, l’impossibilité de principe d’une apparition de l’être en-soi même (voir « Introduction », tout paraître est phénomène, en-soi néantisé) évite de souscrire à l’affirmation commune, dénoncée par Husserl (Ideen… I, § 55) comme la pire des absurdités, d’une réalité absolue. Le pour-soi, fondement ontologique de la conscience, et l’en-soi, l’être du phénomène, sont conditions de possibilité pour l’apparaître. En somme, une ontologie phénoménologique se propose d’éclairer la structure constitutive de toute donation. La description des modes d’être impliqués dans toute phénoménalisation (Sartre les dit « transphénoménaux »), nécessaire pour expliciter le « comment » de l’apparaître, part du fait que la conscience n’est pas constitutive de l’être de son objet, qu’elle est toujours conscience d’un objet qu’elle n’est pas. L’affirmation ontologique scelle ainsi d’entrée de jeu son lien avec une phénoménologie de la négativité.
14Tenant pour acquise la loi phénoménologique du phénomène, « n’exister que pour autant qu’on se révèle » (EN, 16), Sartre repousse expressément un « réalisme ontologique […] incompatible avec la notion même d’apparition » (ibid.), qui réduirait l’être de l’apparition à son apparaître, assimilerait donc tout « donné » au « connaître » et priverait la connaissance de fondement ontologique. Son interprétation de l’intentionnalité entend précisément ne pas sacrifier l’être des choses et montrer que toute conscience est originairement tributaire d’un rapport à l’être. Que l’esse ne soit pas équivalent au percipi, voilà l’évidence fondatrice du « réalisme » qui porte Sartre à ne pas réduire l’être à l’être intentionnel, à ne pas perdre « la résistance d’un monde » et à briser l’esse est percipi de la corrélation noético-noématique de Husserl. La « réalité » de la subjectivité husserlienne qui proclame « l’irréalité » de ce qui ne lui appartient pas devient pour Sartre l’aveu et le signe d’une perte du monde. Aussi jugea-t-il que la promesse phénoménologique, nous rendre le monde dans l’accomplissement de l’explicitation philosophique, quoique fondée, n’était pas tenue et (comme d’autres, Ingarden par exemple21) il accusa Husserl d’avoir dépassé l’alternative idéalisme-réalisme en faveur de l’idéalisme.
15Il existe dès lors une question de la réduction phénoménologique transcendantale. Autant Sartre défend la vérité phénoménologique, autant il reste silencieux sur le mode d’installation méthodique requis. S’agit-il d’une esquive ? d’une hésitation ? d’une décision ? L’élucidation du « comment » de toute donation, qui oriente la description sartrienne, suggère pourtant l’existence d’une attitude spécifique. Contrairement aux études qui lui sont consacrées22, la référence sartrienne à l’épochè et à la réduction, singulièrement discrète et progressivement effacée, nous paraît mériter qu’on l’interprète dans son absence relative d’élucidation. De cette absence résulte en première analyse une zone d’ombre dommageable pour l’auto-explicitation méthodique. Peut-être néanmoins cette ombre a-t-elle aussi une signification phénoménologique.
16Premier constat : les textes relatifs à la question préjudicielle de la réduction ne s’accordent pas, sans que la chronologie dessine une ligne évolutive franchement marquée, même si le désaveu l’emporte. Sartre reconnaît en effet, 1 / la possibilité théorique de la réduction : dans TE (18, 37), dans L’Imaginaire (343), ou dans EN (112) ; 2/ son accomplissement (Lettres I, 344) et la nécessité de sa radicalité : « Toute transcendance doit tomber sous l’épochè » (TE, 34) ; mais aussi, 3/ sa limite : « La réduction phénoménologique n’est jamais parfaite » (TE, 73) ; et, s’il s’agit de sa conception husserlienne, d’une part, 4/ son caractère hypothétique : « Que cette opération soit possible ou non en général, c’est ce qu’il ne nous appartient pas de dire ici » (EN, 319), « à supposer que la réduction phénoménologique soit possible – ce qui reste à prouver » (363) ; d’autre part, 5 / sa signification idéaliste appauvrissante : « Elle nous mettrait en face d’objets mis entre parenthèses, comme purs corrélatifs d’actes positionnels » (363), et « déréalisante » : « D’où vient que, lorsque nous faisons tomber les barrières de la réduction phénoménologique, nous retrouvions un monde réel et un monde imaginaire ? » (L’Imagination, 155). Enfin, la « réduction imageante » (L’Imaginaire, 371) qui dévoile la chose esthétique même (la symphonie) à travers l’analogon qui la présente (son exécution de fait) n’est qu’accès à l’imaginaire.
17Second constat : Sartre entend ne rien avancer « qui n’ait directement sa source dans une expérience réflexive » (L’Imagination, 3), défend le principe de « l’intuition réflexive » (143) qui nous fait sortir du « réalisme spontané » de l’attitude naturelle (139) aveugle à sa propre activité constitutive, mais refuse que la conséquence en soit un effacement de la transcendance, entendant sous ce terme, contrairement à Husserl (pour qui « toute transcendance se constitue uniquement dans la vie de la conscience », Méditations cartésiennes, § 28), un caractère non positionnel témoin du fond d’être de la constitution. La réflexion phénoménologique, loin d’ouvrir à un phénomène pur avec lequel elle s’égaliserait ontologiquement, ouvre avec le phénomène à une part irréductible et inassignable d’être qui l’excède et le traverse. L’idée de « réflexion purifiante » (Esquisse, 53) conserve cependant le sens d’arrachement de l’épochè. La précèdent en effet la mauvaise foi, l’esprit de sérieux et la réflexion impure, c’est-à-dire une existence truquée, s’auto-mystifiant, qui cherche (en pure perte) à se constituer sur le mode d’être de l’en-soi (EN, 99, 103), à se saisir « au-milieu-du-monde » à partir des choses (définition de « l’esprit de sérieux », 75), pour se libérer du caractère angoissant de son défaut d’être (124) auquel le renvoie le donné découvert, comme épreuve de son « délaissement » (Lettres I, 345 et VE, 83) et de son injustifiabilité (EN, 74-75). C’est « pour se délivrer de l’angoisse » (691) que la mauvaise foi se produit. Mais comme le notait déjà Sein und Zeit, l’esquive demeure un mode d’attestation de ce qu’elle fuit : « La mauvaise foi est, elle aussi, un aveu, puisqu’elle est un effort pour fuir l’être que je suis » (308). L’attitude de lucidité aura donc l’allure d’une « catharsis » ouvrant la réflexion pure à la pure angoisse (« l’angoisse éthique », 73), qui, comme le suggérait déjà TE (84), fournit l’équivalent ou la motivation de la réduction à titre de « saisie réflexive de la liberté par elle-même », qui « me dégage du monde » et de « l’esprit de sérieux » (EN, 75).
18Tout se passe comme si, pourtant, par une sorte d’argument a silentio, la réflexion pure (dont Sartre précise en 1934 sans jamais y revenir qu’elle ne coïncide « pas forcément » avec la réflexion phénoménologique, TE, 48) n’avait pas besoin de trancher la question de la possibilité de la réduction. En vérité, plus qu’il ne rejette toute réduction, Sartre se méfie de son incidence idéaliste. Aussi évite-t-il le mot, marqué par l’usage husserlien. Si le point de vue du cogito, gage d’apodicticité (EN, 296), n’implique pas une réduction analogue, par exemple, à celle des Ideen… I, c’est que ce cogito (lié au « il y a » et non à un ego-sujet, voir TE, 26-37) est compris dans son être, un être « rigoureusement irréductible à la connaissance » (EN, 289). Le cogito est un « fait absolu » (TE, 18), une « nécessité de fait » (26) qui « laisse toute sa facticité à ma propre pensée » (EN, 296), facticité que Husserl laissa échapper plus qu’il ne la reconnut23. Sartre refuse donc la conclusion du § 50 des Ideen… I, qui pose que la réalité « ne comporte aucune autonomie », que « son titre d’essence est celui de quelque chose qui par principe est seulement intentionnel, seulement connu » et que la réduction phénoménologique ainsi comprise « n’a proprement rien perdu ». Pour Husserl, la signification de la rigueur transcendantale exclut la contingence. Selon Sartre, la contingence désigne précisément la part impossible à exclure. Dégagée de toute confusion avec ses structures psychiques, la conscience ne se réduit pas à témoigner de son rôle constituant : elle intègre une assignation à l’être sans laquelle elle-même ne serait pas. Enfin, pour rester hostile à tout primat théorique de la connaissance, primat qualifié d’« illusion » (21), la réflexion transcendantale doit comprendre l’inéluctabilité de son enracinement dans une vie préréflexive (« Celui qui réfléchit sur moi, ce n’est pas je ne sais quel regard intemporel, c’est moi, moi qui dure, engagé dans le circuit de mon ipséité, en danger dans le monde, avec mon historicité », 192).
19Pour être différente, la façon dont Sartre comprend la spécificité de la méthode réductive n’en demeure pas moins imprécise et l’élucider exigerait de se pencher plus avant sur ces thèmes fondamentaux, mais toujours seulement esquissés, de sa pensée que sont la réflexion pure, l’épochè et l’authenticité, au sein d’une perspective interprétative (faisant droit par exemple à un rapprochement entre réduction et néantisation). Les signes d’embarras à leur endroit sont patents. EN mentionne ainsi dans des notes de bas de pages, et pour l’ajourner, l’examen à faire des conditions de naissance et d’exercice d’une conscience non dupe (voir 107, 403, 642, 692). Par ailleurs, si la « réflexion purifiante de la réduction phénoménologique […] est rare et nécessite des motivations spéciales » (Esquisse, 60), le refus d’identifier la conscience originaire à un ego sujet de ses actes rend énigmatique, sinon impossible, l’existence de motivations compatibles avec l’exigence réflexive pure de mise à distance de toute subjectivité psychologique. « Une saisie réflexive de la conscience spontanée comme spontanéité non-personnelle exigerait d’être accomplie sans aucune motivation antérieure » (TE, 73). De là une relative absence d’autojustification du projet sartrien, qui explique le caractère problématique qu’y revêt la réduction. Mais de là aussi la mise en question de la possibilité de la réduction thématisée par Husserl et Fink en tant qu’opération savante (TE, 83) puisque au regard de l’attitude naturelle « parfaitement cohérente » (83), qui nous enferme dans « un style de vie constant » (EN, 85), l’apparition d’une épochè volontaire tient du « miracle » (TE, 83).
20C’est dans l’angoisse perpétuelle de notre être, liée au caractère non substantiel de la conscience, que Sartre va trouver « un motif permanent d’effectuer la réduction phénoménologique » (83). L’attitude naturelle, comme « effort que la conscience fait pour s’échapper à elle-même », reste en effet, malgré sa cohérence, de nature réactive ou défensive. Dès lors « mal convaincue » d’elle-même (EN, 105), elle peut à tout moment laisser place à l’angoisse « constitutive de la conscience pure » (TE, 83), qu’elle s’efforce de dénier mais atteste par là même. Certes, l’angoisse (à l’instar du phénomène d’être) n’est pas instructive en elle-même. Il faut pouvoir en tirer des enseignements réflexifs. Muet sur cette capacité, Sartre semble laisser une gratuité à l’apparition de l’acte phénoménologisant. Il souligne en revanche que cet acte ne s’exempte pas d’un rapport de tension avec l’attitude naturelle. La réflexion purifiante (plus que pure) n’est, à l’égal de la réduction (dont elle semble fournir un équivalent amendé), « jamais parfaite » (73). De même l’authenticité sera-t-elle menacée de se perdre en se visant comme une valeur transcendante posée par la réflexion naturelle (« Si tu cherches l’authenticité pour l’authenticité, tu n’es plus authentique », CM, 12).
21Dans l’effacement du thème du chemin vers la réduction, on peut donc lire l’idée que la réflexion pure reste problématique. Chez Sartre, la phénoménologie désigne l’épreuve pratique d’une recherche de lucidité qui s’effectue à même l’attitude naturelle plus que la posture théorique d’une maîtrise dont la solution de continuité instaurée par la réduction serait synonyme. À travers les thèmes de l’authenticité, de la mauvaise foi et de l’esprit de sérieux, la réduction, opération méthodique de la phénoménologie, est comme absorbée par une problématique plus large de conversion, de mise en jeu d’aspects éthiques et existentiels devant la vie (Carnets, 449).
22Si l’exigence d’une intuition réflexive pure reconduit pour partie le thème husserlien de la conversion du regard24, Sartre n’accepte pas de s’acquitter sans plus de l’obligation réductive qui consiste à ne plus considérer la chose intra-mondaine (Reales, Ding) que comme un état de chose (Sache). Puisque l’intuition nous découvre une chose qui est, retourner à la chose même signifie bien ouvrir des yeux neufs que dessille peu à peu le jour de l’intuition s’universalisant de proche en proche, mais pas égaliser sa donnée à l’intuition. Ou plus exactement, l’élucidation du donné dans l’évidence, le redéploiement du monde, explicitation après explicitation, polarisé par le telos phénoménologique de son intuition adéquate (à la limite : l’intuition faite monde et le monde fait intuition25) doit, quoi qu’il doive lui en coûter, faire « à l’être sa part » (EN, 27).
23L’ontologie d’EN part de la phénoménologie, et prend acte du point de non-retour que détermine la phénoménalité vis-à-vis de l’être qui se retire en elle, quoique ce retrait (pensé dans le thème de la « décompression ») soit ce qui détermine notre accès à lui. Il s’impose donc de ne « pas confondre le monde avec l’en-soi. Le monde c’est l’en-soi pour le pour-soi » (Carnets, 443). Ceci étant, « Le monde en lui-même est et ne peut pas ne pas être. Son caractère de fait ne permet pas de le déduire, ni de lui supposer un avant. Il n’y a un problème de l’origine du monde que par l’incidence de la liberté sur les choses » (344). Le problème de l’origine du monde (d’où la phénoménologie tirerait son impulsion selon une présentation privilégiée par Fink dans les années trente), quoique lié à l’émergence d’un pour-soi, seuil de tout sens, se réfère à une apodicticité de l’être du monde. Mais il n’y a pas d’abord un monde de même qu’il n’y a pas d’abord la subjectivité (28) : il y a co-surgissement, et c’est le pour-soi « qui fait qu’il existe un avant » (EN, 179) ; « Ensuite et d’abord sont des termes créés par la liberté elle-même » (543). Au juste, cette « apodicticité », qu’EN pense en termes de contingence et de « nécessité de fait », renvoie à l’assise ontologique de la phénoménalité : au « lien d’être », à la fois décompression (totale) et néantisation (singulière), par lequel la « loi d’être » de l’être-pour-soi (être qui a à être son propre être) se rend solidaire de la « loi d’être » de l’être-en-soi (être qui est ce qu’il est, indépendamment de toute altérité) sans lequel elle ne serait pas (686, thème de la « preuve ontologique » exposé dans l’Introduction).
24Le vocabulaire de la constitution transcendantale s’efface d’ailleurs en 1943 lorsque s’affirme la primauté ontologique de l’être en-soi. La prise en vue du lien d’être paraît restreindre la portée de la réduction phénoménologique transcendantale à une phase d’abstraction dégageant la conscience pour elle-même, nécessaire à l’enquête ontologique régressive qui situe in fine la vérité structurelle de la conscience transcendantale dans le mode d’être-pour-soi. Dès qu’intervient la considération ontologique (éclairement des modes d’être qui structurent l’intentionnalité), seul le pour-soi est source constitutive, l’être demeurant indifférent à tout rapport et à tout « il y a ». En particulier, « l’être ne peut rien fonder » (EN, 120) et « tout processus néantisant exige de ne tirer sa source que de lui-même » (62). Mais autant toute contribution constitutive vient du pour-soi (d’où la proximité de sens entre « constituer » et « exister » au sens transitif qu’aime utiliser Sartre : tout vécu est « existé »), autant n’en est-il aucune qui puisse s’exempter d’une assignation à l’être. Une dimension d’être affecte toute donation, pensée comme sa « contingence ». Et l’idée de néantisation cherche à dire que le pour-soi n’est pas juxtaposé à l’en-soi, ou dans un rapport d’extériorité à lui (voir EN, 124, 225, 685). La relation, essentielle à son être, du pour-soi à l’être qu’il n’est pas, être ipso facto converti (« décomprimé ») à la phénoménalité, est fondement de toutes les relations (216). Elle ne se noue pas « à côté de l’être » (543). Clairement, le motif de la décompression, qui renvoie à l’impossibilité de sortir de la phénoménalité (la décompression est l’événement absolu qu’il y a toujours déjà eu), sape l’accusation de dualisme – lequel est bien plutôt la question qui émerge à son horizon (voir la conclusion d’EN). Le problème de la phénoménologie sartrienne n’est pas d’investir à nouveaux frais un dualisme plus ou moins « cartésien » (selon la formule convenue et contestable) mais au contraire de changer les coordonnées du problème dans les termes de l’onto-phénoménologie, ne fût-ce qu’en rompant avec l’idée d’un sujet substantiel, « erreur ontologique du rationalisme cartésien » (23).
25L’être auquel la conscience se rapporte dans un monde est « l’en-soi concret et réel » (124), c’est-à-dire le phénomène, dont elle ne se distingue, pour l’analyse, que comme la négation de l’être qu’elle n’est pas : « Le pour-soi n’est rien de plus que ce Rien translucide qui est négation de la chose perçue » (179). N’étant rien « que saisie de l’être » (688), le pour-soi désigne la conscience réduite à l’ek-staticité, à l’ouverture d’une pure spontanéité impersonnelle et non substantielle – jamais l’intériorité d’un sujet voué au recueil ou au recel. La conscience ne peut se retirer en elle, « elle se connaît sur le monde » (Esquisse, 53). La conscience ? un « grand vent » déclare Sartre (« Une idée », 33), et pas ce « brouillard mou » où ne se rencontrerait que soi (32) car « tout est dehors » (34), au-delà même du « dehors » qui s’oppose à un « dedans » puisque tout est dehors. Dès lors s’évanouit l’idée de « représentation ». Connaître n’est plus accueillir un déjà donné, prêt à être connu. Ce « dehors » qui n’est pas moi, par et pour moi (la proximité avec Hegel est ici patente), c’est l’espace de jeu où « joue » l’intentionnalité et qu’elle-même projette.
26Le dédoublement réflexif (EN, 37) des régions d’être (moment abstrait de l’analyse qui va de l’introduction à la première partie de EN) est destiné à éclairer l’intentionnalité (moment concret de l’analyse à partir de la seconde partie). Au cœur de celle-ci, l’être relatif à la conscience n’est pas l’en-soi pur mais le phénomène, le corrélat de l’intention, tandis que la conscience n’est rien hors de cette visée de quelque chose. Je suis toujours présent à quelque chose : « À cette table, à cette chambre, à Paris, au monde » (ibid.), jamais à l’être pur indifférencié (« où que nous nous tournions, nous ne trouvons que de l’en-soi néanti », Carnets, 432). Le « quelque chose » a le mode d’être en-soi mais il n’est pas l’être même. Sartre ne laisse pas d’y insister expressément :
« À quel être le pour-soi est-il présence ? Notons tout de suite que la question est mal posée : l’être est ce qu’il est, il ne peut posséder en lui-même la détermination “celui-ci” qui répond à la question “lequel” ? En un mot, la question n’a de sens que si elle est posée dans un monde » (EN, 220).
27C’est à même le phénomène que la conscience est rapport à un être hors de tout rapport. Ce qu’on lit par exemple dans ce passage : « L’en-soi concret et réel est tout entier présent au cœur de la conscience comme ce qu’elle se détermine elle-même à ne pas être. Le cogito doit nous amener nécessairement à découvrir cette présence totale et hors d’atteinte de l’en-soi » (124, nous soulignons). Pour illustrer la conjonction des idées d’une « présence immédiate » et d’une « distance infinie » entre le pour-soi et l’être, Sartre proposera l’image des tangentes (260 ; Carnets, 401). Le paradoxe à penser est que la conscience, synonyme du rapport intentionnel, ne peut se suffire : elle doit prendre à sa charge toute la phénoménalité mais fait fond sur l’être. Par un effet de boucle jamais fermée (en raison de l’ek-staticité du pour-soi) entre l’indifférence de l’être-en-soi et l’insuffisance de l’être-pour-soi (toujours en défaut d’être, 124), la conscience désigne une pure fonction d’ouverture incapable de constituer l’être de l’ouvert, qui est au contraire son tuteur (« la conscience naît portée sur un être qui n’est pas elle », 28). Le monisme sartrien veut donc qu’il n’y ait que des phénomènes mais sans phénoménisme puisque ce « il y a » implique un être du phénomène échappant par principe à toute phénoménalisation.
28On comprend alors l’intérêt attaché par Sartre à l’idée de négation. Grâce à elle convergent l’orientation réaliste et la radicalisation de la réduction qui dénaturalise la conscience en une pure fonction d’ouverture à ce qui apparaît. En effet, l’être que la négation révèle fait valoir en elle et par elle une altérité. Sartre reconnaît d’ailleurs immédiatement dans la « théorie du Néant » l’élément « le plus important » de sa doctrine (Lettres II, 268). Cette théorie prend tournure en janvier 1940 (39) et confirme sa signification « fructueuse [et] vraie » (87). En février, il proclame « la nécessité irréductible […] de recourir à cette idée de néant » (Carnets, 400) et le 10 mars il annonce le projet « d’écrire une philosophie du Néant » (566). Selon Questions de méthode (42), « la méthode et [les] conclusions principales » sont acquises dès l’hiver 1939-1940. Les déclarations du 23 et du 28 juillet 1940 montrent l’exécution rapide du projet : « J’écris un ouvrage de métaphysique, L’Être et le Néant » (Lettres II, 286), « je suis tout entier pris par L’Être et le Néant » (290).
29Voilà ce que la suite de notre étude doit s’efforcer de comprendre. Ruinant l’idée d’un représentant (objectif ou subjectif) des choses, l’intentionnalité ne désigne pas l’opération qui fait passer de la conscience aux choses. Elle introduit une pensée de l’immédiation, et c’est ce à quoi la négation sartrienne entend rester fidèle. J’atteins le donné sans démarche (ce que suggère en un sens le terme « donné ») et je ne saurais par principe assister à la genèse des choses : « Le seul être qu’on puisse rencontrer et qui est perpétuellement là, c’est le connu. Le connaissant […] n’est rien d’autre que ce qui fait qu’il y a un être-là du connu, une présence » (217). Pour autant, la donnée immédiate n’est pas nécessairement une donnée brute. Elle ne l’est même jamais. Le découvrement de l’en-soi brut est une impossibilité (à l’instar de l’idée, qui hante La Nausée, de surprendre le « sourire secret des choses » indépendamment de tout regard, Carnets, 359). Constituer, c’est projeter des significations et des symboles (EN, 550) : « Le datum n’apparaît jamais comme existant brut et en-soi au pour-soi ; il se découvre toujours comme motif » (544). Le rejet de l’idée de sensation (sanctionné par l’adoption de la Gestalttheorie) s’explique ainsi comme le rejet d’une théorie qui affirme devoir partir d’elementa pour rendre compte de l’apparition des choses par leur synthèse ou leur composition, et qui pense disposer avec la sensation d’un sol originaire, d’un fond d’extériorité purement sensible. À la différence des objectivités psychiques constituées (ontologiquement homogènes à la conscience), les objets de perception sont moins constitués que révélés. La constitution proprement dite se voit dès lors restreinte à rendre raison du « il y a » de la phénoménalité, de la conversion de l’être en monde par laquelle les choses se dévoilent telles qu’elles sont (EN, 260). Tel est le but de l’ouvrage de 1943 : établir que le phénomène de la phénoménologie est bien « relatif-absolu » (12), relatif à la visée et absolu car révélé « tel qu’il est », par l’examen du lien des lois d’être (683). La phénoménologie de la négativité recoupe ainsi une affirmation originaire de ce qui est.
30Selon Sartre, Husserl aurait donc indûment négligé le sens le plus obvie d’une donation, qui affiche ce qu’elle est à partir du fait de son être, par la faute d’un idéalisme constitutif incapable de penser le sol ontologique de toute effectuation de conscience. Husserl met entre parenthèses « la prétention d’existence réelle » en faveur du seul « phénomène d’existence (Seinsphanomen) » parce qu’il pose que l’existence naturelle n’a « qu’une autorité de second ordre » par rapport au domaine transcendantal originel, et qu’il assimile l’existence à une thèse entrant dans la catégorie des jugements de modalité (avec le douteux, le probable, l’apparent, etc.)26. Au contraire, Sartre associe la constitution des phénomènes à un dévoilement. La constitution répond à la question « comment y a-t-il ? » mais appelle, dans l’analyse de la donnée concrète de quelque chose, une pensée de la rencontre qui respecte l’altérité du découvert, qu’il s’agisse de la chose (heteron) ou d’autrui. Paraître, pour le phénomène, c’est être « rencontré » de façon singulière, finie (EN, 217). De même pour autrui, que Sartre refuse, à travers sa critique de l’Einfühlung, de soumettre à la norme constitutive. Précisons que cette « rencontre » est constitutive et non empirique : « Je ne suis pas d’abord pour qu’une contingence me fasse ensuite rencontrer autrui : il est question ici d’une structure essentielle de mon être » (290). Autrui est une « condition nécessaire de la constitution du pour-soi comme tel » (134)27.
31Cette compréhension paradoxale de la phénoménologie comme « technique » mise au service d’un « néo-réalisme » implique une approche radicalement neuve de l’intentionnalité28. La réhabilitation, au cœur même de l’intentionnalité, d’une transcendance non relative aux actes de conscience ne signifie pas l’oubli de la dimension constituante. Mais il faut recomprendre la constitution pour qu’elle fasse fond sur l’être et non plus sur une « matière passive » conçue comme immanente : « L’être-pour ne peut paraître que sur fond d’en-soi » (Carnets, 431). La pertinence explicitative du concept de constitution vis-à-vis des « choses mêmes » n’est donc pas totale et l’élucidation phénoménologisante doit reconnaître, en quelque sorte avec humilité, l’implication dans l’apparaître d’un être incommensurable à toute visée. Reconduirions-nous la postulation de l’en-soi kantien ? En aucune façon puisque l’idéalisme critique fixe, avec la chose en soi, une condition initiale qu’il demeure incapable d’expliquer (sauf, comme on sait, à faire usage de manière paralogique de la catégorie de causalité) et que l’être ne se tient pas, pour Sartre, derrière le phénomène (EN, 14). L’être reste à la mesure du paraître quoiqu’il n’y soit pas réductible. Ce qu’a à charge d’exprimer le concept de « transphénoménalité ». Par suite, l’indépendance des objets corrélatifs de la visée n’est pas un postulat ou une conclusion mais un caractère fondamental de la transcendance : « Un mode de saisissement [lié à] la structure de l’être » (24). Sartre veut ouvrir l’intentionnalité à l’évidence réaliste (les choses qu’il y a sont des choses indépendantes et autres que la visée dont elles sont corrélatives) sans abandonner l’idée de constitution (il n’y a rien hors des phénomènes). Pour Husserl, la relativité du connu par rapport à la connaissance excluait l’irrelativité de l’être du connu par rapport à cette même connaissance. Au contraire, l’intentionnalité sartrienne établit que le quelque chose dévoilé dans les conditions d’un « il y a » suppose l’être en-soi sans lequel il serait un simple objet de pensée et non une véritable transcendance douée d’un poids ontologique. Le phénomène n’est pas que sens. La constitution ne rend pas raison de l’être du constitué.
32Aussi Sartre va-t-il se défaire du thème husserlien de la constitution noético-noématique en faveur d’une constitution dévoilante. Un double mouvement qu’il nous faut parcourir.
Hylè, matière, chair
33Fidèle à une ligne husserlienne29, Sartre ne considère pas le vécu intentionnel comme une activité psychique à proprement parler. Le mode d’être « pour-soi » désigne « seulement un mode d’exister » et non un acte (Carnets, 400). Le rejet de principe d’une quelconque passivité ou inertie dans la conscience s’inscrit dans le droit fil de cette exigence et fait conclure qu’il ne saurait y avoir de matière subjective. Même lorsqu’il envisagera la situation dans son amplitude facticielle, intégrant les phénomènes de passivité, Sartre rappellera à propos de l’existence pour-soi que « rien ne lui vient du dehors, ni du dedans non plus qu’elle puisse recevoir » (EN, 495), qu’elle est sans dehors (TE, 67), sans intériorité (21) sans limites (23 ; EN, 589). La facticité qui l’« affecte » n’est elle-même qu’une inconsistance sans contours ni volume, distincte de « l’existence opaque et compacte des choses ». Elle joue seulement comme un « reflet » (Carnets, 440) qui renvoie continuellement la conscience à un être été (432), c’est-à-dire à la trace qu’elle laisse. La conscience ne modèle pas des données neutres qui seraient déjà là à titre de matériau prêt à une mise en forme. Une seule indépendance « précède », en un sens ontologique, l’apparition de phénomènes : celle de l’en-soi (dont l’affirmation est absente chez Husserl). La nécessité de radicaliser la dénaturalisation de la conscience en spontanéité pure pour la distinguer des formes égologiques passives, affectables, mais aussi actives – « un des problèmes les plus difficiles de la phénoménologie » (TE, 51) – conduit à rejeter la description de l’immanence réelle que propose Husserl.
34Dès les Recherches logiques, la phénoménologie entre en possession d’elle-même par une lutte contre tout sensualisme, mais pour expliciter la transcendance noématique, Husserl invoquait une couche matérielle. Si l’on se reporte aux paragraphes des Ideen… I où cette notion se trouve thématisée30, force est de reconnaître que Husserl ne lui confère guère d’autre légitimité que fonctionnelle : cette couche est le support sur lequel s’effectue la constitution et joue le rôle d’une matière (hylè) informée par les actes noétiques. La noèse peut se modifier et privilégier tantôt un aspect de l’objet perçu (sa forme) tantôt un autre aspect de cet objet (sa couleur) mais, désignant en premier lieu le contenu de sensation, la matière impressionnelle hylétique (non intentionnelle et inapparaissante) doit être distinguée de l’objet donné. Les data de sensation appréhendés par la noèse ne sont pas eux-mêmes appréhendés dans l’intentionnalité (ce que je saisis de sensible d’un objet appartient à l’objet intentionnel). Au juste, il s’agit pour Husserl d’un niveau de considération intermédiaire qui ne descend pas à la constitution originaire du flux du vécu et n’aborde donc pas « l’énigme de la conscience du temps31 ». En effet, outre sa fonction figurative [darstellend] (déterminée au § 85 des Ideen… I), la hylè remplit également une fonction temporelle d’intégration dans un flux32. Savoir s’il y a deux types de hylè ou une seule et même hylè relative à deux types d’appréhension exigerait de se prononcer sur la coordination méthodique et thématique de la phénoménologie statique (description de la constitution de l’objectivité) à la phénoménologie génétique (explicitation de la structure des actes donateurs). Il nous suffit de marquer ici que, faisant de la conscience une pure spontanéité, Sartre semble évincer non seulement la hylè comprise comme « base impressionnelle » (EN, 26) et composante « réelle » (reell) immanente d’un vécu en tant qu’il est objectivant, mais également la hylè originaire [Ur-hylè] comprise comme ce qui entre dans la constitution des vécus eux-mêmes à titre de « flux pur du vécu et matière des synthèses passives » (ibid.). Les formulations de Sartre, qui parle d’une « couche hylétique de la noèse » (26, nous soulignons), d’une hylè « dans la noèse » (25, nous soulignons), montrent qu’il comprend sous la hylè un élément de la noèse parce qu’il identifie noèse et conscience (autorisé en cela par Husserl lui-même33). Or, selon Sartre, doter la conscience de hylè contrevient à sa pureté. Ce chef d’inculpation rejoint celui qui avait conduit à exclure l’ego hors de la conscience dans La Transcendance de l’Ego et à dégager la structure néantisante constitutive de la conscience transcendantale dans L’Imaginaire : l’impossibilité d’introduire de la passivité et un quelconque élément transcendant « dans la noèse » (TE, 25).
35Deux options entrent en concurrence : là où Husserl évoque comme allant de soi une couche impressionnelle passive, Sartre s’étonne qu’on puisse grever la conscience d’un élément étranger à son mode d’être. Pour savoir comment et pourquoi Sartre peut faire le procès et l’économie de la hylè, il faut donc se tourner vers ce qui lui semble interdire l’intervention d’une matière passive, ou informe, au sein de l’immanence : la réduction radicale de la conscience à une pure spontanéité. Cette vue capitale et définitive est acquise dès 1934 : la conscience est absolu non substantiel. Seule la dénaturalisation de la conscience permet d’éviter les faux-problèmes des rapports de la conscience et du corps (le pour-soi « ne saurait être uni à un corps » car « c’est tout entier que l’être-pour-soi doit être corps », EN, 352-353), de la conscience-corps et du monde (« mon corps est partout sur le monde », « coextensif au monde » 366, la conscience « est en contact avec le monde, [monde] donné sans distance » Carnets, 402), de la liberté et du donné (lequel est « la liberté même en tant qu’elle existe » EN, 544), etc. Non que ces pseudo-problèmes (coupables d’hypostasier les modes d’être) n’en indiquent pas de véritables (par exemple celui d’un éventuel lien de fondation intersubjectif entre les consciences) mais ils leur font précisément écran. En somme, la divergence avec Husserl naît de la façon de comprendre la corrélation originaire que l’intentionnalité désigne. Sartre présente d’emblée la visée comme une « spontanéité pure » (L’Imagination, 1), absolument purifiée de toute immixtion naturaliste, et grâce à cela, tournée de part en part vers son pôle transcendant.
36Au vrai, Sartre n’est pas venu immédiatement à rejeter explicitement l’idée d’une présence de data hylétiques dans la noèse. L’Imagination et l’Esquisse d’une théorie des émotions font ainsi usage de la notion de hylè sans la remettre en cause en dépit de la conception déjà acquise de la conscience comme spontanéité pure. L’Imagination annonce même que sa suite, L’Imaginaire, aura « surtout [à] étudier la hylè propre de l’image mentale » (159), ce que confirme l’extrait publié en octobre 1938 dans la Revue de métaphysique et de morale (voir p. 543). Pourtant, L’Imaginaire efface de son propos la référence à la matière hylétique et si les deux textes ont bien été conçus en même temps (voir La Cérémonie des adieux, 204), la publication relativement tardive du second (mars 1940) semble due (outre le projet de transformer l’ouvrage en thèse) à l’émergence de nouvelles vues. De manière plus éloquente, les Carnets disent (405) de L’Imaginaire qu’il fut écrit « contre » Husserl, autant qu’inspiré par lui, et font état en février 1940 de la découverte d’un problème de la hylè jusque-là « éludé ». Or, ce problème sera suffisamment grave pour faire interrompre La Psyché et pour conduire au rejet de la notion de hylè en 1943.
37« Si ce qu’on appelle les contenus immanents sont bien plutôt de simples contenus intentionnels (intentionnés), alors, par contre, les contenus véritablement immanents, qui appartiennent à la composition réelle des vécus intentionnels, ne sont pas intentionnels. » Ce texte de la Ve des Recherches logiques 34illustre ce qui fera l’ambiguïté de la matière « hylétique » aux yeux de Sartre car comment réintroduire dans l’intentionnalité exclusive de toute transcendance « réale » (c’est-à-dire ontique, externe), dans le vécu pur, des contenus (appelés « primaires ») porteurs d’une couche « sensible » (« sensuelle ») ? Même si Husserl parle de « moment » matériel pour marquer que cette matière est totalement indépendante de l’objet « réal » et préciser qu’elle relève du contenu « réel » de l’acte35, la noèse entre en relation avec une matière immanente qu’elle ne peut fournir et qu’elle se borne à animer. Que sont alors ces sensations immanentes dénuées d’intentionnalité et distinguées des qualités perceptibles de la chose à titre d’esquisses au moyen desquelles ces qualités apparaissent ?
38Tout ce qu’on peut dire, c’est que la hylè fournit comme un point d’appui à l’animation. Comme L’Imagination le note (146), les data de sensation animés (beseelt) par des appréhensions (Auffassungen) « exercent leur “fonction figurative” [darstellende] […], opèrent ce que nous nommons “l’apparaître de” la couleur, “de” la forme, etc.36 ». L’appréhension transcendantale du vécu reconnaît une relation entre le vécu noétique (par exemple la perception) et le vécu noématique (le perçu) : il y a donc bien une saisie éidétique propre du « de quelque chose » qui marque l’inclusion, ou plutôt l’implication, de la transcendance dans la structure « conscience de quelque chose », le noème désignant le phénomène réduit, ou, comme dit Husserl, le réel pur et simple (schlechthin) placé entre les guillemets phénoménologiques. Mais le donné hylétique au fondement de la constitution noétique des objets, qui détermine leur apparence sensible, appartient au vécu dans sa composition réelle (reellen) et se distingue du noème comme l’esquisse se distingue de ce qui s’esquisse, comme « l’apparaître de » se distingue de l’objet qui apparaît37. À la lumière de la réduction, « conscience de » renvoie donc à la corrélation nécessaire du vécu de conscience (la noèse, sous le signe du divers) et du corrélat de conscience (le noème, sous le signe de l’unité). Or, le noème est avec la noèse dans un rapport d’altérité minimale, écart sans lequel le noème, dénué d’indépendance propre, s’évanouirait puisque, pris en lui-même, son esse est son percipi (en un sens non berkeleyen : « Le percipi ne contient nullement ici l’esse à titre de composante réelle [reelles]38 »). Le divers hylétique a donc pour fonction de soutenir de part en part le noème. Or, nous allons l’expliquer, cette fonction révèle pour Sartre l’irrecevabilité des deux notions husserliennes : la hylè, pense-t-il, est contradictoire, et le noème vide.
39Dans L’Imagination, la hylè permettait, à titre de contenu « pur » (146), non intentionnel, de faire reconnaître par contraste le caractère transcendant de l’objet intentionnel. Ce qui est pour la conscience, en l’occurrence l’image, n’est ni de la conscience ni dans la conscience. Mais, quelques pages plus loin (153), la matière impressionnelle « enrôlée » par l’intention paraît chez Husserl insuffisamment déterminée pour rendre compte des différences radicales qui distinguent la réalité « en chair et en os » de la perception, la « fiction » de l’imagination et la « présentification » du souvenir. La spécificité des actes repose sur les seules intentions qui animent la hylè. Or, « comment, la réduction une fois faite, distinguer le Centaure que j’imagine de l’Arbre en fleur que je perçois ? » (154). Tout noème, en effet, est un irréel. Comment, dans cette homogénéité de statut, un contenu noématique perçu se distingue-t-il d’un contenu noématique imaginé ou présentifïé ? En 1936, Sartre fait l’hypothèse d’une contribution hylétique à cette discrimination : la matière impressionnelle d’une perception serait « incompatible avec le mode intentionnel de l’image-fiction » (157). Si les seules intentions ne peuvent suffire à faire distinguer une perception d’une imagination, alors « il faut aussi que les matières soient dissemblables » (158). Le texte s’achève sur le problème de la matière spécifique de l’image mentale, matière non perçue qui ne peut pas être identique à celle d’un objet de perception (le tableau que je vise soit comme objet perçu, soit comme objet d’image) mais qui appartient en propre à l’image.
40C’est l’idée d’analogon, qui, dans L’Imaginaire, introduit la référence à un support « matériel » d’impressions (il s’agit de kinesthèses et d’affects) de la conscience imageante, à savoir un objet « intercalaire » (165) qui sert de base analogique à une intention qui l’anime pour manifester l’objet imagé irréel par une « réduction imageante » (371). En effet, l’acte imageant vise l’objet imaginaire dans sa « corporéité » (45), « à travers un contenu physique ou psychique qui ne se donne pas en propre, mais à titre de “représentant analogique” de l’objet visé » (ibid.). La conscience d’image (à la différence de la conscience de signe) n’est jamais vide. Son « néant » est aussi plénitude (165). Dans le cas où la matière « support » est un objet perceptible (l’objet tableau), Sartre reprend son hypothèse de 1936 et affirme que la neutralité matérielle de l’objet vis-à-vis d’une intention perceptive ou d’une intention imageante est une indifférence « en théorie » (104). Dans l’expérience concrète, l’objet me sollicite pour être plutôt perçu ou plutôt imagé : devant le portrait de Pierre, « ces formes, ces couleurs puissamment organisées, s’imposent presque comme image de Pierre. S’il me prend fantaisie de les percevoir, elles résistent » (104). La matière (empruntée soit au monde des choses, soit au monde mental) est donc pour partie source de spécification. Mais il saute aux yeux qu’il s’agit d’une matière puisée dans la perception ou « dans les objets du sens intime » (46) au lieu que la hylè husserlienne précède le niveau des actes d’objectivation. Nous avons donc changé de niveau pour appréhender la matière du côté de l’intentionnalité. Alors même que Sartre, on l’a vu, note correctement le statut constitutif de la hylè, il semble le rabattre du côté de l’apparaissant. Ce glissement était déjà sensible à la fin de L’Imagination (« dès qu’il s’agit d’une image mentale, chacun peut vérifier qu’il est impossible d’animer sa hylè de façon à en faire la matière d’une perception », 156, nous soulignons). La matière analogique désigne ainsi « un équivalent de la perception » (L’Imaginaire, 41) où l’image mentale vise une chose réelle et extérieure par le biais d’un « représentant » doté de transcendance (110), transcendance ne signifiant pas ici une extériorité mais, en l’occurrence, une altérité psychique, dont le contenu est la « matière de l’image mentale » constituée en objet. Bref, la notion d’analogon, qu’on retrouvera dans les œuvres ultérieures (notamment L’Idiot de la famille), répond à la question de la matière de l’image mais pas à celle de sa hylè propre. Son rôle est d’établir le primat de la perception sur les autres actes : la conscience imageante ou remémorante « part » de la vie perceptive.
41Si l’on ne cède pas à « l’illusion d’immanence » (L’Imaginaire, 16-18), qui consiste à transférer « au contenu psychique transcendant l’extériorité, la spatialité et toutes les qualités sensibles de la chose » (110), que donne à saisir en lui-même (pour le regard phénoménologique) « le contenu analogique mental » indépendant de tout support sensible perceptif ? Cette question, Sartre la qualifie de « grosse difficulté » (ibid.). C’est que la « matière représentative de l’image mentale » vit avec la visée, elle en est strictement contemporaine et ne dure que ce qu’elle dure : « Lorsque la conscience imageante s’est anéantie, son contenu transcendant s’est anéanti avec elle » (ibid.). De là d’ailleurs la « pure passivité » de ses objets (240) puisque « l’irréel reçoit toujours et ne donne jamais » (267). Tout ce que nous savons est donc qu’il y a un « donné psychique qui fonctionne comme analogon » (111) mais « si nous voulons déterminer plus nettement la nature et les composantes de ce donné, nous sommes réduits aux conjectures » (ibid.). Tout se passe dès lors comme si, dans L’Imaginaire, qui ne fait état d’aucune critique ni mention de la hylè, Sartre bornait le terrain sûr et viable de la description phénoménologique (111) au-delà du lieu, ou du « moment », qui reste plongé dans l’obscurité, de la figuration hylétique.
42Comment, néanmoins, la matière analogique fournit-elle « un équivalent de la perception » ? L’Imaginaire écarte le feeling humien : la différence entre l’image et la perception ne réside pas dans une « comparaison d’intensité » (109). Une telle comparaison permet seulement de différencier des consciences imageantes entre elles (ainsi la « netteté quasi hallucinatoire » de certaines images, 101). En revanche, d’un type d’acte à un autre diffère ce que Sartre appelle la chair de l’objet corrélatif de l’acte (37) : sa « contexture intime » (ibid.). La chair est donc comme étendue de « l’existence en chair et en os » du perçu (31) à l’absence ou à l’inexistence (« en chair mais sans os » a-t-on envie de dire) de l’imagé. Or ce point nous intéresse puisque c’est bien au cadre d’une phénoménologie statique de déterminer le squelette intentionnel des choses. Chez Sartre, la chair qui remplit ou plutôt (le vocabulaire husserlien du remplissement étant banni, voir p. 64) qui s’associe à la visée n’a pas la fonction neutre d’une hylè puisqu’elle signale (sauf exceptions : doute, illusion) si j’ai affaire à une conscience imagée ou à une conscience perceptive. Mais comme il ne semble pas que l’on ait à descendre plus bas, selon Sartre, que cette identification charnellement déterminée, les éléments appréhendés par une intention, en dépit de leur neutralité propre, enveloppent toujours déjà une signification intentionnelle. Ainsi, on l’a vu, des éléments matériels du portrait peint de Pierre : « Tout en étant neutres, ils sont expressifs » (49). La présence ou l’absence d’ossature dans la « chair » abrite la différence entre un perçu charpenté et un imagé « invertébré » parce que la contexture matérielle sollicite chaque fois une intention (percevante ou imageante). Que la chair d’image ne se soutienne pas d’elle-même (elle apparaît et disparaît avec la visée imageante) au contraire de la chair de perception (qui présente ce caractère d’autonomie et d’inertie que L’Imagination, dès sa première page, rapportait déjà au type d’existence en-soi), détermine un trait de la visée spécifique elle-même. La synthèse est donc paradoxalement primitive. Elle se donne son propre sol sans éprouver le besoin de rapporter ses actes noétiques à un élément sensuel « extérieur » ou « antérieur ». Il y a conjugaison originelle de l’expression et de la matière, où s’ébauchent certains traits de la transcendance du phénomène telle que la pensera EN où le dévoilement d’un sens est découvrement de la chose même.
43Ce qui s’annonce dès 1936 est donc l’exclusion de l’idée d’une matière vierge, inexpressive, recevant un sens qu’elle n’aurait pas d’abord, servant de support à une action. Dans l’ontologie de 1943, l’en-soi pur n’est pas matière indispensable pour la liberté (EN, 543). L’objet indissociable de l’action est l’étant découvert dans le monde, modifiable « dans sa matérialité ontique, dans sa chair » (482). Et lorsqu’il ne s’agit pas d’un phénomène transcendant mais d’un être dont la conscience est la mesure (la peur, le plaisir, la croyance, etc.), cet être hante ma conscience « comme un fantôme sans os [et] il dépend de moi seul que je lui prête ma chair » (69). L’idée de la fusion entre l’expressivité et le sensible traverse également la référence à la hylè présente dans l’Esquisse (42), fragment conservé de La Psyché, où c’est un aspect de la perception déjà pris dans la signification qui est dit servir de hylè à une nouvelle intention (la hylè donnant matière à la motivation).
44En somme, faisant disparaître la référence jugée ambiguë à la hylè au profit d’une thématisation directe de la transcendance (avec laquelle la hylè, dans son usage sartrien, paraît avoir été appelée à se confondre), Sartre prend la mesure de son idée, établie de manière précoce mais définitive, de la conscience – notamment de son impossibilité absolue d’intégrer un quelconque contenu. Il ne surprendra donc pas que la « théorie du Néant » émerge au même moment (hiver 1940). La correspondance confirme en toutes lettres que l’idée de néant se présente à Sartre comme la clé des difficultés rencontrées : « 1 / elle supprime le recours de Husserl à la hylè ; 2/ elle explique l’unicité du monde pour la pluralité des consciences ; 3/ elle permet de transcender pour de bon le réalisme et l’idéalisme » (Lettres II, 40-41). Cependant, même si La Psyché, qui semble s’être proposée d’investir l’horizon ouvert par TE (voir Carnets, 405), a fait les frais de cette évolution, il faut remarquer que EN ne remettra pas en cause, sur le fond, les travaux de psychologie éidétique déjà publiés. On peut donc penser que la découverte du problème de la hylè joue grâce à l’idée de néant comme un enrichissement de la compréhension de l’intentionnalité, et mieux comprendre ainsi que Sartre ne fasse pas grand-cas d’un revirement qui pourrait passer pour un désaveu tacite de ses premières études (c’est le contraire qui se produit, EN les tenant pour acquises). Il entre seulement davantage en possession de sa propre pensée, corrige ses « faiblesses » (Carnets, 405), et s’éloigne d’autant de Husserl.
45C’est dans EN que s’exposent les éléments de la critique. Husserl avait écrit que la phénoménologie doit « en arriver à ne plus considérer les vécus comme de quelconques choses mortes, comme des “complexes de contenus39” ». Or, la couche hylétique, cette matière phénoménologique des formations intentionnelles, réintroduit pour Sartre un substratum immanent au sein de la conscience originairement donatrice qui compromet l’absolue translucidité qu’il exige d’elle. Le § IV de l’« Introduction » d’EN renchérit sur le § III : toute opacité est « réale » et l’on ne peut rien introduire dans la conscience puisque celle-ci s’épuise entièrement dans sa fonction positionnelle. La distinction établie par Husserl entre le contenu intentionnel et le contenu réellement immanent du vécu ne change rien : matériau inaperçu impliqué par la visée, la hylè ne peut tenir son être de celle-ci. Aussi doit-elle posséder un être en elle-même. Mais cet être propre de la hylè qui ne peut par principe avoir pour origine ni la transcendance réale de l’objet ni la subjectivité pure n’est plus qu’un « être hybride » (26), pont jeté entre le monde et la conscience en empruntant aux deux, ce qui est phénoménologiquement inintelligible. Sartre refuse d’intégrer à la conscience pure des « éléments de passivité » intra-conscientiels (31) que la noèse « emploie » ou « enrôle ». Par un mouvement de renversement critique vis-à-vis de Husserl, il établit que seule une conscience purgée de toute transcendance appréhende son corrélat selon un sens de transcendance alors que la conscience dotée d’une couche hylétique ne débouche que sur un noème « irréel », dont « l’esse est un percipi » (28) selon un principe que Husserl répute inviolable et que Sartre conteste radicalement. Certes, il faut au paraître le soutènement de la conscience mais, ajoute Sartre, il faut aussi à toute conscience l’assise de l’être.
46Dans sa chute, la notion de hylè entraîne logiquement celle du corrélat noématique de la noèse (et donc celle de la réduction husserlienne) : le noème n’a rien en lui qui lui permette de fonder l’extériorité qu’il se doit pourtant de posséder au titre de perceptum. Sur quoi le noème repose-t-il ? Même irréel, quel est l’être de cette irréalité ? Il faut bien qu’un être échappe au percipi pour fonder la relation intentionnelle. Husserl assigne cet être à la noèse (au percipiens), mais, suspecte Sartre, fonder l’être du phénomène sur l’être de la conscience ne revient-il pas à confondre l’essence de la conscience avec le fondement de la conscience ? Ne s’agit-il précisément pas de voir que la nécessité pour la conscience d’exister par soi, loi d’essence, ne répond pas à la question du fondement, qui est contingent, de son être ? Autrement dit, l’être du percipi fait valoir un être qui ne peut être le fait de la conscience, c’est-à-dire un être qui fonde (par défaut, l’être n’étant pas fondement par lui-même) la « passivité » du percipi. Cette « passivité » ne renvoie plus à une caractéristique du flux pur des vécus et à la matière des synthèses passives mais à l’altérité qu’implique la conscience positionnelle.
47Source de l’équivoque husserlienne des notions d’immanence et de transcendance, le recours à la hylè remplit une fonction d’enracinement de la visée, selon la double signification d’une affection (hylè figurative) et d’une auto-affection (hylè originaire ou intégrative), qui, même à s’en tenir au cadre de l’analyse statique, semble bien concilier l’inconciliable, à savoir une immanence au vécu (la hylè « appartient » à la noèse dont elle ne se dissocie pas, voir Ideen… I, § 85) et une « proto-transcendance » (en tant que pré-donnée sur fond de laquelle la transcendance objective pourra s’édifier). Sartre semble donc fondé à lui reconnaître une signification « hybride ». Certes, le complexe hylè-noèse précédant par principe la différence monde-conscience, puisqu’il sert à en élucider la constitution, l’idée même d’un caractère « hybride » menace de faire entendre une distinction extérieur / intérieur dérivée par rapport à la fonction originaire de la hylè. Mais ce risque n’est-il pas celui-là même qu’encourt, à son tour, l’intervention d’un support impressionnel au cœur de l’instance constituante ? Sous cet angle, la hylè « cristallise » un effet de « zig-zag » non méthodique entre constituant et constitué dont Sartre pressent la puissance déstabilisante pour la phénoménologie husserlienne : la constitution semble tirer une traite sur un réel qu’elle a pour signification de « précéder ».
48Si nous « ramassons » ces remarques, nous approchons le problème de la signification de la phénoménologie en tant qu’empirisme non sensualiste. Ne saurait-il y avoir aucune communication possible entre le positivisme radical visé par Husserl40 et le « néo-réalisme » sartrien ? Une intention commune se dégage : il faut aux noèses un « sol » qui ne soit pas emprunté au monde, puisqu’il lui est antérieur (en droit), mais qui puisse réarticuler le vécu à un sens de transcendance selon le donné originaire de l’intuition. L’on a esquissé quelle pouvait être la difficulté (la présupposition sensualiste) dans la perspective husserlienne. L’aporie sartrienne semble, elle, consister à reconnaître une extériorité sans rien poser d’extérieur : si l’en-soi est moins un donné que le fond indifférent d’une donation, que la constitution « crée » et dévoile tout à la fois (voir ci-après), l’on ne pourra voir en lui un « sol » transcendant source d’affection. L’être n’est pas origine. Tout éventuel air de famille de l’en-soi avec le statut de la matière impressionnelle doit donc se dissiper : l’en-soi est incapable de jouer le rôle de base remplissante (hylè « statique ») et encore moins celui de fonction d’unification immanente au flux (hylè « génétique »).
49Significativement, le début du chapitre de EN consacré à La Transcendance, qui a précisément pour but d’asseoir l’apparition de « quelque chose » sur l’élucidation ontologique de l’immanence, rappellera la critique de la hylè. L’être transcendant ne peut agir sur la conscience ni la conscience construire le transcendant « en objectivant des éléments empruntés à sa subjectivité » (EN, 211). Or, ce refus réitéré de faire fond sur une hylè n’implique pas de primat noétique : tout « révélé » l’est sur le fond d’une liaison originelle à l’être. Ainsi, aucune évolution fondamentale n’a lieu entre la critique de Hume dans L’Imagination, auquel il est reproché de doter « les éléments de la conscience » d’un « principe d’inertie », de les traiter comme des « contenus inertes reliés par des rapports d’extériorité » (122), et le rejet déclaré de la hylè husserlienne dans EN. Aux « données neutres » (immanentes) de Husserl et aux « contenus inertes » (transcendants) de Hume, Sartre oppose le statut du pour-soi, mode d’être jamais donné et incapable de se présenter sous « les dehors de la passivité » (EN, 161), n’étant que le « pouvoir de présence » (160) dont l’apparaître est fonction. Par là même, il ne faut plus imaginer les intentions comme autant
« de récipients qui seraient donnés d’abord, qui pourraient être selon les cas, vides ou remplis, et qui seraient, par nature, indifférents à leur état de vide ou de remplissement. Il semble que Husserl n’ait pas toujours échappé à cette illusion chosiste. Pour être vide, il faut qu’une intention soit consciente d’elle-même comme vide et précisément comme vide de la matière précise qu’elle vise » (62).
50Attentif à démarquer la conscience de toute causalité et de toute objectivation (« La conscience n’est ni vide, ni pleine ; elle n’a ni à être remplie, ni à être vidée », « Cs. C. », 62), Sartre établit la pureté absolue de l’intention. La conscience, pensée comme mode d’être, est existence absolue qui a sa loi d’être pour « étoffe » (EN, 99).
51Cœur de nos conduites, la visée « conscience de » n’est jamais contemplative. Elle vit ou « existe » (voir TE, 66) ce qu’elle se fait être, et cela « dans sa chair » (EN, 82). « Transversale » dit L’Imaginaire, « transphénoménale » dit EN, elle traverse toute intentionnalité sans définir jamais une région séparée. Le propre de la conscience est précisément une structure d’auto-affection qui la différencie de tout naturalisme (89) : « Une conscience qui s’affecte de tristesse est triste. » Pour autant « je n’ai pas qualité pour m’affecter d’être » (97) : la tristesse n’est pas un être que je me donne mais la qualité même de mon auto-affection (selon un mode de spontanéité non volontaire). Sartre évoque aussi une « texture […] de la conscience » (380) pour caractériser la façon dont la conscience préréflexive existe son corps (378). Plus avant, il invite à une pensée de l’affectivité originelle libérée de l’opposition esprit-corps et mise en lumière par une intention conçue en deçà de l’activité et de la passivité – en deçà de toute relation sujet-objet. Étoffe, chair, texture, la conscience sartrienne n’est pas l’autre du corps (et des choses visées) mais le corps même en tant qu’il est « existé ». L’exigence directrice consiste à comprendre comme intention préréflexive ce que l’on saisit tout d’abord comme un donné psychique, c’est-à-dire à éviter « de donner une essence au pour-soi » (495) et à déjouer l’illusion d’une antériorité et d’une profondeur psychiques (498). La conscience (du) corps se confond avec l’affectivité pure (379), en deçà de l’affectivité constituée (où une intention se dirige vers un objet du monde). Ici s’ouvre le domaine du « cœnesthésique », c’est-à-dire la sphère des émotions que je ressens non thétiquement. Sartre manifeste clairement le désir d’accéder pour la décrire à l’affectivité cœnesthésique enfouie dans l’intention. Il faut pour cela remonter de l’intention qui me fait, par exemple, percevoir mon mal de tête selon la modalité particulière d’une souffrance (sourde, martelante ou légère, plus ou moins endurée, etc.), à la conscience originelle (du) corps, au pur ressenti en deçà de tout projet, au cœur non intentionnel de l’intention, pour atteindre une « qualité conscientielle pure » de douleur (384). Il s’agirait donc d’isoler une couche du vécu affectif qui consiste dans la façon dont la conscience existe spontanément son affection. Seule cette manière – sans matière – fait la « texture » de la conscience non thétique, et Sartre refuse là encore de parler de hylè :
« Il existe donc des qualités affectives pures qui sont dépassées et transcendées par des projets affectifs. Nous n’en ferons point, comme Scheler, on ne sait quelle “hylè” emportée par le flux de la conscience ; il s’agit simplement pour nous de la façon dont la conscience existe sa contingence »,
52dont le projet « colore » la texture de la conscience, « dont la conscience existe spontanément et sur le mode non thétique ce qu’elle constitue thétiquement mais implicitement comme point de vue sur le monde » (380). Il faudrait poursuivre la discussion. Sartre concède à propos du cœnesthésique qu’« il est fort difficile de l’étudier à part » mais envisage la possibilité de certaines « expériences privilégiées » (380). Peut-il y avoir une épreuve existentielle pure ? Comment interrompre ou traverser le dépassement vers le monde qu’est le projet pour isoler la « tonalité affective non thétique » (380), la « qualité conscientielle pure » d’une affection (384) ?
53L’essentiel sera ici d’avoir identifié ce qui guide la critique sartrienne : le respect du mode d’être de la conscience, laquelle ne doit ni être suspendue dans le vide ni mêlée aux choses comme une réalité en commerce avec d’autres. Si la hylè intègre une composante naturaliste, si l’intervention dans la conscience de cette matière « précédant » la matière apparaissante demeure inintelligible, c’est-à-dire si nous accédons aux critiques que Sartre adresse à l’encontre d’une phénoménologie hylétique, il ne s’agit aucunement de faire l’économie de l’affection. Certes, la hylè fait l’objet d’un traitement périlleux, en particulier lorsque, radicalisée en Urhyle, elle « s’enfonce » vers le flux absolu. En revanche, une phénoménologie unilatéralement noétique semble impensable. Soit l’éviction délibérée de la hylè est le talon d’Achille de la problématique sartrienne, soit les équivoques imputées par Sartre à sa détermination husserlienne exigent une nouvelle pensée de la constitution.
54Ce débat, plus profond qu’une simple divergence d’auteurs, met en jeu la signification de l’accès réductif au « réel » et, selon Sartre, la possibilité pour la phénoménologie transcendantale de respecter le donné en tant que facticité. La hylè n’est-elle pas le lieu équivoque, tout à la fois de nomination et d’évitement, de cette difficulté ? Parler d’affection, de passivité, de réceptivité, n’est-ce pas prendre en compte un caractère originaire de notre expérience qu’il s’agit de qualifier phénoménologiquement ? Or, la prise en compte d’une facticité inscrite au cœur même du phénoménal ne fait-elle pas vaciller le principe de la conversion réductive de tout contenu thématique ? Plus avant, la réduction ne consiste-t-elle pas plutôt, en vertu même de sa radicalité, qui veut ne rien exclure, à s’ouvrir à un monde de « phénomènes » où le terme de « phénomène » implique, à même le sens, une dimension d’être rebelle à toute constitution de sens ? Sartre n’a évidemment jamais conçu que seule la noèse constituait l’apparaître du phénomène. Au contraire, la hylè lui aura paru complice d’une interprétation idéaliste de la réduction qu’évite le dégagement de la conscience pure constituante en tant que cette conscience ne tire pas d’elle-même l’être de ses objets. Il ne faut pas s’y tromper : dans l’esprit de Sartre le rejet de la hylè met sur le chemin d’un « réalisme » non naturaliste.
Négativité et dévoilement
55À la théorie représentative de la connaissance, révoquée dès 1934 (« la dualité sujet objet [doit disparaître] des préoccupations philosophiques », TE, 86-87), Sartre substitue la description réflexive d’un « lien d’être » (EN, 215) originel éclairé par une phénoménologie de la négativité. La « théorie du Néant » se révèle fondatrice pour les perspectives onto-phénoménologiques. Ainsi, la négation interne, « premier rapport avec l’en-soi » par lequel « le pour-soi se constitue dehors, à partir de la chose comme négation de cette chose » (162, nous soulignons), détermine concrètement l’apparaître du phénomène. Lien paradoxal qui coordonne deux lois d’être exclusives l’une de l’autre, et qui est lui-même l’une de ces lois (la négation interne est « à la fois un des termes du rapport et le rapport lui-même », 688), la négation interne articule les deux « transcendances » de l’intention et de son corrélat : la visée est toujours déjà « dehors » ou « sur » l’être – son « autre » – sans « sortir » jamais d’elle-même. C’est pourquoi « L’en-soi concret et réel est tout entier présent au cœur de la conscience » (124, nous soulignons) sans que celle-ci possède la moindre intériorité. Autrement dit, l’intentionnalité livre son secret en surface. Le phénomène n’a pas d’autre profondeur que ses conditions transphénoménales (le pour-soi et l’en-soi). Si la transcendance du cogito consiste à rejeter hors de soi (682) vers la présence d’un être qu’il se détermine à ne pas être, en même temps « le fait de cette présence [est] la transcendance même » (124). Il revient à la seconde partie d’EN d’expliciter ce rôle constituant originaire, qui exclut toute initiative propre du phénomène ou de l’être, mais reste tributaire du rapport à l’être néantisé.
56Au travail de la négation interne, Sartre donne le nom de « réalisation » (terme qui fait entendre que le dévoilement comme décompression d’être configurante s’opère au sein d’une conscience (de) soi) : « Le réel est réalisation » (220). On aura souvenir ici du refus de L’Imaginaire (364) d’appeler « réalisation » l’objet imaginaire. L’« objectivation » irréelle (Pierre en portrait) et l’analogon matériel (le tableau) sont deux. Quant à l’image mentale, elle est toujours constituée, jamais dévoilée (je n’apprends rien en elle que je n’y aurais mis). Pour lors, « réel » est le dévoilé au sein de la constitution tandis qu’« irréel » est le constitué psychique au sein du dévoilement (l’« être dans le monde », traduction maladroite du In-der-Welt-sein de Heidegger, « est la condition nécessaire de l’imagination », 356). De son côté, la négativité originaire, que Sartre avait déjà appelée « liberté » (EN, 59, 168 ; Lettres I, 360), et qui n’est pas encore la liberté plus riche (que thématisera la quatrième partie d’EN) qui projette des fins, une logique d’action et intègre un style d’affectivité, élucide la transcendance originelle du pour-soi à l’être : « Nous appellerons transcendance cette négation interne et réalisante qui dévoile l’en-soi en déterminant le pour-soi dans son être » (EN, 220).
57L’« idéalisme de la conscience » (21), qui réduit le donné à ce qu’elle pose, se voit invalidé par la « preuve ontologique » (27-29), attestée intuitivement (14-16), qui établit que la « transcendance est structure constitutive de la conscience » (28), laquelle n’a d’être qu’« emprunté » (682). Mais « introduire l’opacité » dans la structure unitaire de l’être pour-soi est rendre « impossible » le cogito (213, voir aussi 116). Le chemin de la composition réelle de l’immanence, et donc de l’articulation de celle-ci à l’immanence intentionnelle, étant ainsi barré pour cause d’idéalisme (voir supra notre partie II), il faut en trouver un autre, « réaliste », c’est-à-dire modifier le concept de constitution et comprendre l’intervention d’un heteron.
58La solution sartrienne, qui se veut phénoménologique – ni idéaliste ni naïvement « réaliste » – est donc la « négation interne », « structure de base de l’intentionnalité et de l’ipséité » (162) qui va éclairer la constitution gémellaire du moi et du monde (le « circuit d’ipséité ») en lieu et place de « la difficulté majeure » où s’enferre le « réalisme naïf » (190). Cherchant à comprendre la liaison entre une « conscience-substance » et une « réalité-substance » (534), ce dernier pose l’indépendance de l’étant connu et se condamne à ne pouvoir rendre compte de son propre rapport de connaissance à cet étant. L’intentionnalité, au contraire, parce qu’elle s’identifie à la condition de possibilité de l’apparaître en général, supprime tout problème d’accès à des êtres séparés ou extérieurs. La phénoménologie sartrienne de la transcendance rencontre pourtant une difficulté : concevoir l’ouverture à quelque chose et à un monde depuis une constitution qui s’opère sur fond d’être pour respecter la transcendance du découvert (selon la loi d’essence qui exige que ce que vise la conscience ne soit pas la conscience) mais qui, en même temps, ne transgresse pas l’absence de présupposition ontique qu’exige en propre la phénoménologie. Par là même, la question – car il s’agit d’une seule et même question –, plus compliquée que la simple alternative ou complicité de ses termes, de l’idéalisme et du réalisme n’est pas simplement dépassée ou enterrée par l’attitude phénoménologique. Elle est au contraire, à titre de question, ce qui la met en mouvement (comme motivation scientifique de la réduction ou de la « réflexion transcendantale », 284) et ne cesse de l’inquiéter. Si Sartre cherche à dépasser l’alternative réalisme-idéalisme (dont Husserl avait dit qu’elle était une « lutte stérile et non philosophique qui se déroulait sur le terrain naturel41 »), il identifie aussi ce par quoi cette question fait retour et ne meurt pas : d’une part idéalisme et réalisme traduisent chacun un fond de vérité, comme affirmations « naturelles » des statuts propres de la conscience et de l’objet, d’autre part la problématique de l’intentionnalité conduit à reconnaître une indécision fondamentale entre la signification et un « réel » qui ne s’y réduit pas. Ce qu’il s’agit d’expliciter.
59Le fond du problème est clair : ma conscience implique une transcendance dont l’implication ne doit pas être pensée en termes d’inhérence. Selon la formule de Sartre, l’être de l’immanence se détermine comme « relation à un dehors qu’il n’est pas » (214). L’expression est maladroite : aucune distinction entre dedans et dehors ne saurait caractériser le rapport entre immanence et transcendance (Husserl l’avait reconnu dès ses leçons de Göttingen, et Ricœur juge à tort, selon nous, dans sa préface aux Ideen… I, que l’écrit de 1907 reste prisonnier d’un préjugé « cartésien » d’extériorité des deux domaines). Mais elle est parlante : l’altérité qui structure toute visée apparaît comme un pôle contradictoire. À la conscience qui se déverse tout entière sur le pôle de transcendance répond le caractère inassimilable de ce dernier. Le « jet vers » de la visée implique un corrélatif qui lui « échappe » (494) et qui fait comme figure d’« os ». D’où la proposition véritablement fondatrice pour l’onto-phénoménologie sartrienne : « Le n’être pas est structure essentielle de la présence » (214). L’idée d’un heteron opposé à la conscience et en même temps partie prenante de la présence fonction de cette conscience, évoque le non-moi fichtéen. Mais Sartre déclare que la pertinence de l’expression « non-moi42 » n’a pas été dévoilée faute d’une détermination et d’une fondation suffisantes de ce « non » constitutif de l’apparaître. Nous ne saurions, écrit-il, « construire la notion d’objet si nous [n’avions] pas originellement un rapport négatif désignant l’objet comme ce qui n’est pas la conscience » (ibid.). Sous la structure antéprédicative, non thétique et constitutive du « n’être pas » s’annonce le « quelque chose » que la conscience implique. À ce titre, et quoique Sartre ait sans doute raison de se méfier d’un terme, selon l’expression husserlienne, à « hérédité chargée43 », c’est bel et bien à une phénoménologie du non-moi (explicitement abordée par Husserl, mais sans philosophie de la négation, à partir des années vingt lorsque la Urhyle est comprise comme noyau de l’étranger-au-moi, Ichfremdekern, et donc comme das Nicht-ich) qu’il offre une forme d’épanouissement.
60Le « dehors » que l’immanence implique n’a aucune signification spatialisante ou remplissante car, conséquence de son absolue non-substantialité, le cogito préréflexif n’est pas d’abord ou à part pour se faire qualifier ensuite ou en extériorité par autre que lui. Il est cette qualification comme acte des naissances conjointes de quelque chose et de soi. Le « surgissement a priori de l’objet » et le « surgissement originel du pour-soi » (216) ne sont qu’un seul et même surgissement, que rend possible le pour-soi lui-même (en tant qu’il est « à la fois l’un des termes du rapport et le rapport lui-même », 688).
61Nous approchons ainsi l’adhérence réaliste inscrite au cœur de l’intentionnalité (161) : elle « n’est rien d’autre que la présence de l’être au pour-soi et le pour-soi n’est que le rien qui réalise cette présence » (258) sans que l’être en-soi s’avère par lui-même capable de présence, selon le principe de son immuable indifférence. L’intuition a donc pour seule source constituante le mode d’être ek-statique du pour-soi. Le lien originel des lois d’être n’est pas réciproque (688) : « Le surgissement est le fait originel du pour-soi » (216) qui constitue son rapport à l’être tandis que l’être ne peut « jamais de lui-même être présence » (213). Sartre veut articuler la négation pure à une réceptivité originaire sans présupposer une venue à la présence ou une « dialectique propre à l’être lui-même » (115). Il restreint ainsi considérablement la portée de l’idée d’une automanifestation des phénomènes, pensée dans la Selbststgegebenheit. Par phénomène, écrivait l’Esquisse, calquant le § 7 de Sein und Zeit, « il faut entendre “ce qui se dénonce de soi-même” » (13). Mais, faiblesse ou vertu de la conception sartrienne, l’indifférence transphénoménale de l’être interdit d’y enraciner cette auto-annonce du paraître. Il y a là le principe d’une ontologie restreinte, ou délibérément pauvre, qui distingue fortement Sartre. L’en-soi n’a aucune puissance, aucune potentialité. Cette stérilité ou sobriété ontologique conduit par exemple à barrer les possibilités de concevoir l’être à la manière de Heidegger ou à celle de Merleau-Ponty. Elle interdit également de penser stricto sensu « une initiative propre du phénomène » (J.-L. Marion44) ou encore de référer la donation au mouvement immanent de la vie (M. Henry). Si le phénomène est bien absolument indicatif de lui-même (EN, 12), aucun être ne se tenant en retrait de l’apparence, il suppose pour se manifester une conscience qui en fait l’expérience.
62L’analyse ne dévie donc pas d’un pouce de sa ligne inflexible : entre la constitution (le pour-soi), et l’assise ontologique qu’elle implique (l’être du phénomène), aucun plan médian ou mitoyen ne vient prodiguer un quelconque « remplissement ». L’on a définitivement donné congé à cette problématique d’une synthèse entre forme et contenu qui entravait la phénoménologie et la retenait dans l’horizon criticiste. En contrepartie, l’ontologie phénoménologique sartrienne est une phénoménologie abrégée où disparaît, court-circuitée, la constitution (dite « statique » dans le vocabulaire husserlien des années vingt) des objectivités. Des zones d’ombre entourent alors la constitution du ceci dans l’intentionnalité. Le seul jeu des négations, qui structure les catégories de la transcendance, permet-il de rendre compte de l’apparition de tel objet ? Sartre laisse ici un blanc et semble contourner le problème. À notre connaissance, il ne l’abordera jamais de front. L’aporie de 1943 se présente en effet du côté des résultats de l’analyse : la constitution ne fait pas tout mais interdit de déchiffrer un fond plus originaire que la phénoménalité. Les termes de « surgissement », de « surrection », de « rencontre », le vocabulaire de la contingence donc, marquent cette limite de l’explicitation descriptive.
63Aussi bien, contre l’idée d’une philosophie de la conscience comprise comme sujet qui déploierait un monde à partir de ses pouvoirs, Sartre s’en tient au niveau radical de l’ouverture a priori qui rend possible tout dévoilement singulier, et donc aussi toute conscience personnelle (TE, 23). La conscience, « pure négativité » (EN, 219), « pur Rien » (251), « Rien translucide » (179), « négation affirmative » (259), n’ajoute rien à l’être, ne crée rien – sinon la mise en présence même de l’être, sous forme de choses (238) et de monde (258). Le dévoilement n’est pas une détermination interne de l’être. Mais il n’est pas davantage « une pure modification subjective du pour-soi puisque c’est par lui [le pour-soi], au contraire, que toute subjectivité est possible » (222). Même la totalité humaine libre « n’est rien en elle-même, [étant] tout entière dans son projet » (385). Pierre d’angle de la pensée sartrienne, la structure de négativité du « pouvoir de présence » n’a pas elle-même de positivité. Par la négation interne qui épuise son être dans un rapport à l’autre, l’immanence se décrit comme la négation qui a à être, « qui ne se pose même pas comme négation » (219). L’exister ek-statique est nécessaire sécession d’avec soi-même : « La présence à… signifie l’existence hors de soi près de… » (160), le « pro-jet de soi dans le monde » (Carnets, 569).
64L’union de la phénoménalité et de la négativité obéit à l’exigence d’une constitution pensée sans idéalisme ni positivisme mondain. Le surgissement du pour-soi n’est rien (EN, 284) sinon « l’événement absolu » (120, 687) : l’événement zéro de la phénoménalité que rien ne précède. Ce « rien » signifie une constitution libérée de tout moment représentatif intermédiaire (« la représentation, comme événement psychique, est une pure invention des philosophes », 259). L’idéalisme se voit totalement retourné : la connaissance fait qu’il n’y a rien d’autre que de l’être. Sartre proscrit ainsi la conception d’une représentation à travers laquelle l’être se réfracterait : « Le rouge de cette fleur paraît inséparable de sa forme, sauf par abstraction. Mais on admet volontiers qu’il est séparable de son être (sensation subjective de rouge) alors que son être-rouge est précisément l’être de sa manière d’être » (VE, 83). De même, les conditions néantisées du « il y a » (EN, 259), ou catégories de la transcendance (la spatialité, la quantité, l’ustensilité, la temporalité, etc.) ne sont pas des déformations prismatiques de l’être. Elles ne font que structurer la totale métamorphose de l’en-soi qui, dans le « il y a », devient monde relatif au pour-soi (260).
65Nous n’entrerons guère dans les analyses remarquables qui élucident l’apparition de la chose et de ses qualités. Elles aboutissent à montrer d’une part le lien entre la temporalisation originelle (le pour-soi ne peut être « sinon sous la forme temporelle », 176), les dévoilements singuliers du monde et la constitution de l’ipséité, d’autre part qu’une révélation du monde suppose que je sois aussi « du monde » (366), engagé en lui. L’idée directrice reste de déjouer l’illusion représentative d’un regard contemplatif se posant sur des choses déjà données (239). D’où la limite du réalisme naturaliste, qui, saisie de ce qui est au-milieu-du-monde indépendamment de toute dimension d’ek-staticité, n’est qu’une description « au passé » (243), ignorante du projet. La négation interne possède au contraire une dimension ek-statique d’avenir. Une possibilité hante toute présence comme son sens hors d’atteinte : le sens qui vient à la négation à partir du futur visant la permanence du ceci au-delà de la visée singulière. Pour lors, « L’existant ne possède pas son essence comme une qualité présente. Il est même négation de l’essence : le vert n’est jamais vert. L’essence vient du fond de l’avenir à l’existant, comme un sens qui n’est jamais donné et qui le hante toujours » (234). La permanence, possibilité pour le ceci de se conformer à son essence, coïncide, précise Sartre, avec l’abstrait (235). Sous cet angle (appréhension de la négation présente à partir de son rapport projeté à la négation complémentaire), l’abstraction (moment de l’essence) se donne comme un mode d’être originel du pour-soi, nécessaire au surgissement du concret. Concret et abstrait se fondent pour lors l’un dans l’autre : « L’existence concrète “en chair et en os” doit être l’essence, l’essence doit se produire elle-même comme concrétion totale » (235). C’est dire qu’une fusion de l’essence et de l’existence ne cesse de s’indiquer tout en demeurant impossible puisqu’il s’agirait, en somme, d’opérer la synthèse de l’ek-staticité temporelle. Fusion idéale (ou totalité irréalisable) qui hante et constitue le pour-soi dans son être, l’essence n’a pas d’être. Elle demeure un irréalisable qui « appartient au manchon de néant qui entoure et détermine le monde » (238). Néanmoins il y a bien intuition de l’essence. Celle-ci se laisse saisir sur le fait 45. La structure dévoilée de l’essence, sous forme d’un étant déterminé, indique un seuil (247) au-delà duquel cet étant cesserait d’être ce qu’il est (un vase en morceaux n’est plus un vase). La permanence, l’essence donc, donne ainsi lieu à une saisie de la chose comme « ayant été déjà-là » (246), au-delà de la simple visée actuelle, « indifférente à la multiplicité des profils » (je vois qu’il y a un vase).
66La chose, d’ailleurs, « existe d’un seul jet, comme “forme” » (247). L’idée que le surgissement originel du pour-soi à l’être donne lieu au « jet » immédiat d’une « forme » congédie l’interprétation intellectualiste qui réfère toute perception à une activité judicative. Elle prend appui sur la psychologie ou théorie de la forme (Gestalttheorie), dont Sartre avait découvert « avidement les premières vulgarisations46 », principalement celle de Paul Guillaume47. La constance des objets dans la perception confirme l’idée d’une donation immédiate des objets comme totalités relativement indépendantes des processus sensoriels. Ainsi, « nous percevons autrement que nous ne voyons » (L’Imaginaire, 233, voir P. Guillaume, p. 110). Que percevoir soit faire l’expérience de l’organisation dynamique et « spontanée » du perçu en formes et fond permet à Sartre d’instruire, à la suite de L’Imaginaire, le procès de la notion fictive de « sensation » : c’est à partir, nous dit-il, de la reconnaissance de « certaines structures objectives et synthétiques que je nommerai des formes » (EN, 360) que tout ce qui se trouve mis sur le compte de la « sensation » se révèle appartenir à l’objectivité. À suivre cette interprétation objectiviste de la Gestalttheorie, les formes (Gestalten) détruisent l’idée d’expérience purement subjective que suggère la notion de « sensation ». Selon la conception psychologiste d’où elle tire son origine, et qui fait écran à tout dévoilement de la relation intentionnelle, cette notion invoque en effet une affection venue du dehors, douée d’inertie, mais qui cependant s’intériorise dans un « espace interne ». À l’occasion d’excitations extérieures, l’organe sensible « traduirait » pour un sujet la sensation qui en résulte sous l’aspect passif d’un « ressenti » que je m’approprie en le vivant. Élément étranger intimisé, la sensation serait donc constituée « dans l’espace psychique » (377), à la fois attestation de ma « vie » propre et indice du monde extérieur.
67Sartre repère ici le schème de pensée à l’origine du statut hybride de la hylè dans Ideen… I, à titre de relique psychologiste et sensualiste qui aurait insidieusement infecté la description husserlienne. Car la pure sensation n’existe pas. Je ne saisis « jamais la sensation de vert ni même le “quasi-vert” que Husserl pose comme la matière hylétique que l’intention anime en vert-objet » (EN, 363). Le lecteur des Ideen… I que fut Sartre ne s’abuse pas sur le caractère non intentionnel de la composante « réelle » de l’immanence. Sa contestation porte étroitement sur la source de droit de l’affirmation même d’une « matière hylétique » : le caractère hybride de la hylè reconduit l’ambiguïté de la notion classique de sensation, « notion hybride entre le subjectif et l’objectif, conçue à partir de l’objet, et appliquée ensuite au sujet, existence bâtarde dont on ne saurait dire si elle est de fait ou de droit » (363). Reste que Sartre ne thématise plus de contenu psychique associé à la pensée de l’affection. Nouveau manque dont l’ouvrage de 1943 ne s’inquiète guère.
68L’interprétation objectiviste de la psychologie de la forme a en fait pour rôle de confirmer au sein de la phénoménalité la conception d’un dévoilement repoussant d’un seul et même mouvement l’idéalisme constitutif et le réalisme naïf : l’appréhension des formes suppose la constitution d’un monde configurable mais laisse une autonomie à ce qui « vient de l’être » (231, 248, expression impropre puisque l’en-soi demeure radicalement improductif) de façon à respecter l’aspect contingent et contraignant de l’ordre des choses, à commencer par le surgissement ou l’anéantissement des phénomènes. L’apparition et la disparition du « ceci » sont les objets d’une « élucidation purement métaphysique et non ontologique » car leur nécessité ne se laisse pas concevoir à la lumière des structures d’être en-soi ou pour-soi : « Leur existence est celle d’un fait contingent et métaphysique » (248). Le paradoxe onto-phénoménologique qui traverse l’œuvre de 1943 est en effet que s’il faut faire « à l’être sa part » (27), il s’avère impossible d’isoler cette part au sein de l’apparaître. « Nous ne savons pas au juste ce qui vient de l’être dans le phénomène d’apparition puisque ce phénomène est déjà le fait d’un ceci temporalisé » (248). Autrement dit, l’analyse de la phénoménalité ne peut sauter par-dessus le cercle de la constitution et délimiter la part de l’être au sein du dévoilé. Elle vient toujours trop tard : il y a toujours déjà eu ouverture à un monde lorsqu’elle se propose sa tâche. Et celle-ci suppose « la priorité ontologique » du pour-soi alors que la loi d’être du pour-soi établit « la primauté de l’être » (683). On peut bien supposer que l’en-soi abrite ou soutient les apparitions et disparitions des phénomènes, mais, en même temps, cet être pur, condition pour toute phénoménalisation, demeure par principe incapable de différenciation, « par-delà le devenir » (33). L’expérience nous apprend qu’« il y a » des phénomènes qui arrivent et s’effacent, qui engagent des rapports qui viennent à l’être indépendamment du pour-soi, mais précisément ces phénomènes supposent un monde, « c’est-à-dire le surgissement d’un pour-soi » (248-249). Aussi les « pourquoi » ne peuvent-ils se retourner sur l’être (683), puisqu’ils le présupposent. Seule l’élucidation du « comment » trouve place dans l’espace de jeu de la phénoménalité. Les questions relatives au sens de l’être sont les questions structurelles de cet espace (686-687). La rançon de la sévérité ontologique sartrienne réside ainsi dans l’existence de questions « métaphysiques » condamnées à demeurer sans réponses certaines. La tâche de l’ontologie phénoménologique se limite ici, comme annoncé (216), à « l’étude d’une relation ontologique qui doit rendre toute expérience possible ».
69Il ressort de ces analyses que la contribution constituante, sans laquelle rien n’apparaîtrait, ne débouche sur aucun subjectivisme tandis que le contenu de cette détermination constituante, non modifié en son être, ne donne lieu à aucun objectivisme naïf. Sartre pense une signification de la constitution autre que celle (où l’objectivité est synthèse) qui se dégage des catégories kantiennes ou du schéma d’appréhension des Ideen… I. Sartre suggère lui-même ce parallélisme (peu orthodoxe, il est vrai) entre le relativisme de l’idéalisme transcendantal critique et la phénoménologie « statique » en repoussant à la fois l’idée d’une structure a priori de notre sensibilité imposant sa forme aux phénomènes (225) et celle d’un remplissement de l’intention configurante (228). Il veut ainsi éviter toute subjectivisation de l’être (226) afin de penser un accès à l’absolu dans la relativité même d’une perspective transcendantale (selon l’ambition fixée dans l’introduction d’EN) – perspective qui l’éloigne résolument de Heidegger. Lorsque Sartre parle de « négation affirmative » (259) pour éclairer le « il y a », il semble bien que la négativité offre à ses yeux le mode thématisant le moins dommageable pour faire qu’une perspective constitutive protège – au lieu de la dissoudre – la signification dévoilante de la constitution.
70Le renversement du jugement concernant Husserl est significatif : fossoyeur en 1933 de la « philosophie alimentaire » pour laquelle « connaître, c’est manger » (« Une idée », 31), c’est-à-dire assimiler la chose, en dissoudre l’extériorité dans les sucs gastriques de l’appréhension subjective, Husserl devient en 1943 un penseur prisonnier de cette même illusion selon laquelle « connaître, c’est manger, c’est-à-dire ingérer l’objet connu, s’en remplir (Erfüllung) et le digérer » (EN, 228). Expliciter cette illusion est le point d’orgue d’EN (dernier alinea du dernier chapitre). Manger signifie « s’approprier par destruction » (676) : « L’intuition synthétique de l’aliment », dont j’apprends les qualités en le goûtant, « est en elle-même destruction assimilatrice » car j’incorpore ce que je mange et le fais mien, dans une identité à ma chair (677). Mais ne pas manger ne signifie pas non plus que le connaissant se réduit à un pur regard sans corps (n’est-ce pas là ce qu’a pensé Merleau-Ponty pour opposer à Sartre une tactilité et une palpation fondatrices ?). La thématisation du corps montre comment tout dévoilement suppose « mes attaches au monde » (368) : « Il n’est d’autre manière d’entrer en contact avec le monde que d’être du monde » (366). Ainsi, « la structure du monde indique que nous ne pouvons voir sans être visibles » (365). Plus subtilement, et rigoureusement, Sartre suggère donc, par l’évocation du supplice de Tantale (228)48, que connaître est ne pas pouvoir manger. C’est que « L’Être est indigeste » (VE, 87). Il y a bien « à saisir » dans le dévoilement mais l’appropriation est irréalisable parce que s’y dévoile (ou y miroite) la transcendance inassimilable (comme être et comme valeur) de l’objectivité elle-même. Manque et visée, la conscience sartrienne est pour lors comme dévorée par « la faim du réel » selon l’expression de Landgrebe déjà citée. En d’autres termes, la constitution sartrienne ne produit pas l’objet (comme une sorte d’ectoplasme), elle le dévoile. Et dévoiler désigne une épreuve d’être (où l’intention s’éprouve incapacité d’ingérer et doit « faire avec ») ce qu’est son objet. Toute conscience est conscience d’un autre. Liquidation de l’idéalisme, l’affirmation ontologique « n’est pas dans le pour-soi car elle est l’ek-stase même » (EN, 259). Le monde se découvre à moi « dehors », « sur l’être ». Aussi connaître sera-t-il s’ekstasier et non manger, conformément à l’invective de Sartre contre toute idée d’une connaissance assimilatrice. « Connaître, c’est se faire autre » (195) et toucher l’absolu (260), ressac de cet autre sur le connaître.
71Voilà pourquoi l’objectivité demeure indépendante des catégories de la transcendance, qui ne sont que des « riens substantialisés » à partir de la temporalité (247). Sartre dit bien que les catégories mondanéisantes existent et apparaissent à même l’objet. Elles structurent le mode de découvrement de l’être qu’il y a pour moi. Mais elles ne doivent pas être pour autant considérées comme des déterminations réelles de l’objet « si nous entendons par objectif ce qui appartient par nature à l’en-soi – ou ce qui, d’une manière ou d’une autre, constitue réellement l’objet comme il est » (226). Évidemment, il y a une difficulté car ces structures a priori n’appartiennent ni à la conscience ni à la transcendance alors qu’elles viennent du pour-soi et se manifestent du côté des choses. Il importe donc de bien marquer les limites spécifiques de la constitution : elle ne « constitue [pas] réellement l’objet comme il est » (226) mais le fait paraître tel qu’il est : « Ce n’est pas dans sa qualité propre que l’être est relatif au pour-soi, ni dans son être, et par là nous échappons au relativisme kantien ; mais c’est dans son “il y a” » (260). Faire qu’« il y ait » quelque chose (un « il y a » vide n’a aucun sens) définit l’œuvre constitutive du pour-soi. Et une constitution est bien requise puisque « le “tel qu’il est” ne saurait appartenir à l’être » (ibid.).
72L’apparaître cesse pour lors d’être réduit, comme chez Husserl, « à une série de significations » (280), ou déformé, comme chez Kant, par le prisme de nos appréhensions (absurdité déjà dénoncée par Hegel49). La leçon de l’intentionnalité serait plus simple, et donc aussi plus difficile à penser. Le phénomène est l’être qu’il y a : « Cette table qui est là c’est de l’être et rien de plus ; cette roche, cet arbre, ce paysage : de l’être, et autrement rien » (260). Autant dire, paradoxalement, que la détermination détermine l’objet tel qu’il est. Mais c’est ce « tel qu’il est » que l’être ne peut faire apparaître de lui-même et qui appelle la contribution constitutive. Que signifie révéler un « tel qu’il est » ? Si le « tel qu’il est » appartient à l’être même, alors il nous échappe et nous ne pouvons éviter le scepticisme. S’il appartient à la subjectivité, alors nous renouons avec un relativisme qui contredit la notion même d’un dévoilement de ce qui est tel qu’il est. En faisant porter sur le « il y a » même, sur la possibilité de la phénoménalité, la contribution constitutive, Sartre tire les conséquences de la structure néantisante de la visée qui rejette d’emblée son corrélat hors d’elle pour le saisir dans le monde comme apparaître transcendant, comme « relatif-absolu » (12).
73Mais alors qu’est-ce qui fait que la roche n’est pas l’arbre ? Ce qui fonde cette distinction, dit Sartre, est la négation externe. En dépit des apparences, les négations synthétiques externes que le pour-soi « réalise » demeurent irréductibles à l’existence subjective du pour-soi. Même si le ceci (une table) ne nie évidemment pas de lui-même être cela (un livre), les négations dévoilent l’aspect objectif de ce qu’il y a. Le pour-soi ne peut d’ailleurs posséder en lui une négation externe : cette possession, synonyme d’extériorité, serait dirimante pour son existence pour-soi. Aussi les négations externes sont-elles entre les « ceci »« sans les toucher » (225) et sans les constituer à proprement parler. Elles permettent plutôt d’en marquer les contours (l’individualité des formes « n’est possible que si une négation discrète vient découper les formes », Carnets, 401), contours dont on ne peut savoir si elles les suivent ou si elles les tracent – indécision entre être et signification qui rend tout donné problématique. Par suite, la négation externe reste suspendue « en l’air » entre le pour-soi et l’en-soi (EN, 226). Elle ne peut être par soi (le pour-soi la constitue puisqu’elle est unselbstständig) ni appartenir au pour-soi (puisqu’elle est détermination externe des choses). Son rôle configurateur n’est qu’un « rien » entre la chose et la conscience, une « idéalité pure » (231) enracinée dans l’en-soi. Ainsi Sartre se défend-il de réintroduire des « phantasmes subjectifs » qui ramèneraient aux simulacres noématiques.
74Ce rôle restreint de la constitution convoquée uniquement pour expliciter le « il y a », toile de fond du dévoilement déterminé où ce qu’il y a se trouve « polarisé et défini par l’en-soi » (217, nous soulignons), laisse cependant non résolue la difficulté de comprendre, entre la disparition de la référence à un divers à unifier et l’affirmation d’un être en-soi indifférencié (« l’en-soi n’est pas divers », 176), l’origine des déterminations qualitatives écloses dans le monde. Sartre précise ici que l’en-soi reste indifférencié aussi longtemps qu’un pour-soi doté des structures existentiales révélantes ne le (dé-) totalise pas pour y faire apparaître des « ceci ». En revanche, la constitution est, vis-à-vis de ces « ceci », dévoilante et libère des qualités qui se trouvent (comme) enveloppées dans l’être50. Toute la fécondité de la négation interne consisterait donc à faire se découvrir une richesse de qualifications (comme) enfouies au sein du plenum d’être, sans leur prêter de positivité relative à des étants qui préexistent (219). La difficulté reste sans doute contournée51 ; du moins l’idéalisme est-il refusé.
75En tant que réalisation, une constitution dévoilante entend d’abord respecter l’être propre du « ceci », l’aspect du révélé dont la visée ne décide pas. Concevoir la constitution d’un pôle-objet comme l’unification transcendante d’un faisceau de qualités subjectives est impossible. « Une qualité ne s’objective pas si elle est subjective » (227). En indiquant concrètement (comme « manière irremplaçable de n’être pas cet être », 229) l’être que le pour-soi n’est pas, la qualité, modalité de la facticité, signale non une impression subjective mais, pour ainsi dire, un être de l’être ; « La qualité est un être-qualité » (228) : un être-odeur, un être-couleur, etc. Toute qualité de l’être est tout l’être (227) : le jaune du citron est le citron, il est jaune citronné, jaune acide, de même que l’acidité du citron est jaune. La qualité ne désigne pas un aspect extérieur de l’être : l’être n’a ni intérieur ni extérieur. Tous les traits de la chose sont cette chose et, les champs perceptifs communiquant, les « ceci » se composent eux-mêmes de plusieurs « fonds » qualitatifs. Il est ainsi nécessaire que tel son entendu le soit, par exemple, à travers une porte (365). De même, je « mange la couleur d’un gâteau » (227), je le « vois sucré » (677), etc. Ici s’ouvre une esthétique. Sartre se réfère d’ailleurs (227) au projet de Cézanne de retrouver la communication cohésive et structurante qui lie entre eux espace, volume, couleur, lumière, texture. Cette analyse rejoint aussi l’ambition littéraire d’évoquer le jeu d’associations qui décèlerait « le secret italien […] contenu dans toute chose italienne », trouverait dans le gâteau napolitain l’odeur italienne, le rose des maisons locales et une « affinité secrète avec la prose de D’Annunzio et le fascisme » (Carnets, 359) !
76Aux antipodes d’une « contemplation passive du donné », la relation du pour-soi à la qualité est donc « ontologique » (227). C’est sur la base de cette liaison originelle qu’est la néantisation qualifiante, où le pour-soi se fait annoncer ce qu’il n’est pas par la qualité, que s’effondre le principe de la corrélation hylético-noétique : « L’appréhension de la qualité n’est pas “remplissement” (Erfüllung) comme le veut Husserl, mais information d’un vide comme vide déterminé de cette qualité » (228). N’étant plus, on l’a vu, vide susceptible de s’emplir, l’intention sera au contraire le « rien » de la phénoménalité même qui s’indique en creux auprès de l’absolue présence des choses. Husserl pense en termes de synthèse, Sartre en termes de négation. La constitution est retrait de la visée dans la présence déterminée qu’elle promeut. Le « jet vers » qui décrit l’intention aussi bien en 1933 qu’en 1943 ne dit pas une captation, une appréhension, une « saisie de ». Il s’agit moins de franchir une distance que d’en installer une, inassignable, non spatiale, quasi transcendantale (fondatrice pour le transcendant qui paraît, quoique enracinée dans l’être), où la visée « déclôt » immédiatement le datum et coïncide avec le jet immédiat d’une forme. Je ne vise pas le rouge de la fleur en l’annexant à moi. Je me rapporte à lui sur le fond d’une négation interne qui dévoile le rouge (ce rouge-fleur-ci) en ne l’étant pas. Percevoir la couleur rouge de la fleur, dit Sartre, c’est se refléter soi-même comme négation interne de cette qualité.
77C’est parce qu’il est que du qualitatif apparaît, et c’est parce que le pour-soi est libre52 qu’il peut réaliser l’indifférence de l’être d’une infinité de manières (232). Le dévoilement des qualités d’un « ceci » s’effectue sous la forme d’un dévoilement d’une « gratuité de fait » (229), d’une « présence de [l’] absolue contingence » de l’être (227). Le monde que je dévoile est mon monde, et réciproquement. Ainsi, « je ne puis faire que cette écorce ne soit verte » et en même temps il ressortit à la singularité de mon dévoilement que, par exemple, « je la saisisse comme vert-rugueux » (229). La qualité n’effectue donc aucune abstraction étant au contraire donation de ce qui est. En revanche, elle rend possible l’abstraction qui isole une « qualité-ceci » (ibid.), par exemple le vert de l’écorce, laquelle ne coïncide donc pas avec « l’être-qualité » (le « ceci » concret).
78La qualité confirme ainsi l’écart inassignable de l’être au phénomène, qui explique que si connaître, c’est toucher l’absolu, il est en même temps impossible d’échapper à la phénoménalisation qui fait de l’absolu… l’« humain » (260). En retour, si « c’est d’un seul et même mouvement [qu’objets et sens] se constituent » (191), si « dès l’irruption du pour-soi dans l’en-soi, l’en-soi est humanisé et mondifié » (Carnets, 443), la facticité renvoie tout dévoilement, et a fortiori la conscience qui dévoile, à l’être en-soi dont elle désigne la trace inassignable. Dès lors « Le monde est humain mais non anthropomorphique » (VE, 83). États de chose ou situations historialisées, toute existence en-soi « est radicalement inhumaine » (Carnets, 362) et ce n’est qu’à la lumière du monde et d’un projet que « l’en-soi inhumain est humanisé » (364). Les rapports du donné et de la liberté « riche » (celle de l’être individué qui agit dans un monde historialisé, distincte de la liberté originaire du pour-soi) confirmeront dans la quatrième partie d’EN cette recompréhension de la constitution à l’aune de l’affirmation ontologique. Rien ne venant de l’être, le donné « n’entre en rien dans la constitution de la liberté puisque celle-ci s’intériorise comme négation interne du donné » (EN, 543). Mais le donné se dévoile à moi comme il est à titre d’en-soi néantisé, datum découvert. Aussi est-il le versant ontologique du phénomène à titre d’expression de ma « liberté même en tant qu’elle existe » (544). Il y a dès lors un effet de miroir entre une équivoque de la néantisation, laquelle échappe au donné mais pas à la facticité de cet échappement même (541), et une équivoque du donné, lequel est à la fois témoin du « faire » libre et « insaisissable » (375), sens et être.
79Dans les pages de 1948, publiées depuis sous le titre Vérité et existence, qui réagissent à la conférence que donna Heidegger en 1930, Von Wesen der Wahrheit, Sartre retrouve, à travers les implications du « laisser-être », le même type de problème : « Qu’est-ce donc qu’une intuition qui n’est pas contemplative (passive) sans être l’intuition constitutive de Husserl ? » (VE, 20). Il faut alors prendre en compte le fait que le projet « qui éclaire l’Être » (45), le « dévoile » (39), le sort de sa nuit (19), se traduit phénoménalement selon un point de vue qui témoigne de la présence du corps dans chaque projet et chaque perception (EN, 374). Si, pour Sartre, l’intuition connaissante n’est pas contemplation passive (227), c’est qu’elle appelle l’engagement d’un corps. Non seulement monde et choses apparaissent à un être « au-milieu-du-monde », situé, « engagé » dans le monde, mais, expression de l’ek-staticité pour-soi, le corps, en amont et en aval du dévoilement (ibid.), fait que la transcendance ne projette pas un monde sans se lier à lui en une unité indécomposable : « L’homme est la profondeur du monde et […] le monde est la profondeur de l’homme » (Situations IX, 53 ; QM, 110). Dans la troisième partie d’EN, la thématisation du corps montre que l’apparaissant et mes sens ne font qu’un. Je révèle le monde à proportion d’un engagement en son sein, qui, en retour, me renvoie mon image (EN, 260, 356), l’ordre de mon monde, même s’il s’agit d’une image biaisée par « la distribution originelle des ceci » (364) qui astreint ma perception configurante à les dévoiler dans un ordre donné (tel livre que je cherche se trouve sous la pile).
80Chaque dévoilement s’appuie ainsi sur « mes attaches au monde » (368) et suppose son assignation à un point de vue singulier qui s’oppose à tout survol (353). « Être pour la réalité humaine c’est être-là ; c’est-à-dire “là sur cette chaise”, “là, à cette table” » (355), etc. Sartre parle en l’occurrence de « nécessité ontologique », réaffirmant ainsi le caractère originaire de la facticité, singularisation finie du rapport à l’en-soi. Ainsi la mondanéisation doit-elle être du monde (366). D’une part l’ouverture au monde se mondanéise elle-même et tombe dans la dépendance du monde, comme reprise par l’intra-mondanéité qu’elle engendre, mais d’autre part Sartre fait de cet effet en retour la condition même requise pour qu’il y ait un monde : « Je ne puis survoler le monde sans que le monde s’évanouisse » (376). Si je survole le monde « je détruis la mondanité du monde », « réaliser un monde » devient impossible (366-367). Il faut à l’apparition l’engagement incarné du dévoilant. « Quand je touche du velours, ce que je fais exister ce n’est ni un velours absolu et en soi ni un velours relatif à je ne sais quelle structure de survol d’une conscience transmondaine. Je fais exister le velours pour la chair » (VE, 27). Ce nouveau concept de chair qui apparaît en 1947, distinct de celui de 1943 (assigné à désigner la pure extériorité du corps ou, plus généralement, la matérialité ontique), renvoie à la description complète qui reconnaît que « c’est tout entier que l’être-pour-soi doit être corps » (EN, 352).
81Dévoiler est éprouver. Mais la vérité éprouvée de ce qui est se découvre « pour être donnée » (VE, 27), communiquée, afin que « le dévoilement passe au rang d’objet signifiant » (23) : privé d’un « pour-autrui », le dévoilement ne s’objectiverait pas et ne passerait jamais sur le plan de la vérité. « La Vérité est don » (27). Elle s’oppose à la transcendance de survol d’une vérité contemplative (29) et à une énonciation « sur l’Être sans contact avec l’Être », attitude idéaliste (107) et solipsiste. Ainsi se dessine une ab-négation propre au dévoilement – « nier de l’être qu’il soit moi ou à moi ou en moi » (65) – que Sartre rapproche explicitement du « laisser-être » heideggerien (63) : faire sa part à l’être est abdiquer en sa faveur. Mais comme « tout dévoilement résulte d’un projet » (39), Sartre, pour ainsi dire, ne laisse pas être jusqu’au bout le laisser-être : si « le fondement de toute révélation d’être est la liberté » (41), le « laisser-être » se réfère au projet de dévoiler (tandis que Heidegger entend prendre en vue un « laisser-être » plus originaire qui dispose ou accorde tout comportement ouvert qui se déploie en lui).
82Traduction de ma « pratique » du monde, le dévoilement demeure dès lors relatif au projet de chacun tout en possédant un caractère objectif puisque cette « pratique » mienne libère des qualités de l’être. Comme le résume une formule remarquable : « En dévoilant, je crée ce qui est » (62). Cette formule (centrale dans CM : « Il s’agit de créer le monde qui existe déjà », 458) confirme la volonté sartrienne de dépasser l’opposition de l’activité et de la passivité, de l’originalité et de la réceptivité. Elle marque aussi une pensée de l’individuation au sens où « chacun se définit par la vérité vivante qu’il dévoile » (VE, 105). Par ses choix, chacun intériorise sa finitude (108-109) pour la ré-extérioriser dans ses entreprises (110). La finitude n’est donc pas un abstrait générique mais un trait d’individuation. Elle est ma « mienneté » facticielle, ce goût de soi (fadeur nauséeuse, EN, 387) qui correspond à un certain goût de l’être, pluralisé dans « les goûts et les couleurs » dont l’individuation s’irise. Chaque être-au-monde désigne une entreprise singulière qui est à la fois traduction (voir EN, 660, 661, 667) en tant que manière de « rendre » l’être (664), et expression, en tant que « choix de l’être » (663). (Le « choix » que thématise ici Sartre, préreflexif et originairement libre, n’a bien sûr rien de « volontaire ». Sur ce plan, dit-il, « nous sommes voués ».) Aussi Sartre parle-t-il d’un rapport de symbolisation, poursuivant ainsi une réflexion entamée dès l’Esquisse. Par « symbole » se trouve visée la qualité au sens où, trait objectif révélé dans les conditions du « il y a » par la médiation néantisante du pour-soi, elle se fait l’expression de l’être. La qualité fait donc affleurer dans le donné de l’intuition une dimension d’être, que Sartre appelle la « teneur métaphysique » du phénomène (665) et qu’il ne faut pas confondre avec ces « vertus métaphysiques » (667) qui enchantent la matière en lui prêtant des propriétés spirituelles (la maison hantée, l’or précieux, etc.). Le « métaphysique », c’est que la qualité exprime l’être. Un aspect de l’être, objet de l’enquête ontologique, se révèle « à travers et par » elle (661) pour structurer la Weltanschauung particulière du choix d’être de chacun, objet de l’enquête psychanalytique existentielle.
83Ainsi, quoique les significations ne soient pas « écrites dans les choses » (691), comme l’esprit de sérieux le croit, le sens est donc aussi sens de la chose. Venir au monde est surgir au milieu de significations transcendantes, « immense symbolique universelle qui se traduit par nos répugnances, nos haines, nos sympathies, nos attirances » (667) vis-à-vis des aspects matériels du monde. Il paraît même possible à Sartre d’entreprendre une enquête phénoménologique spéciale, dite « psychanalyse objective », qui analyserait les choses mêmes en tant que pôles d’investissements psychiques. Les préférences et aversions d’une personne ouvriraient la possibilité de rechercher le sens de ces « choix » relativement aux « résonnances » enfouies au creux des choses selon leurs qualités propres. L’important pour Sartre est de voir que si toute qualité est qualité d’être de l’en-soi pur portée à la lumière d’un monde, nous choisissons pourtant la manière dont l’être se découvre et se fait posséder (660). Équivoque structurelle, la teneur métaphysique de la qualité se trouve directement liée à un projet originel d’appropriation dont les options individuelles (goûts et dégoûts) forment l’expression singulière, elles-mêmes renvoyant à des projets généraux (676) à valeur de « schème ontologique » (673) où s’esquisserait l’en-soi du monde même.
84Cette analyse du dévoilement singulier qualitatif de l’être dans les limites du il y a (226-227, 665) confirme le caractère indépassable de la phénoménalité : la matérialité n’est pas d’abord pour être « colorée » ou informée ensuite d’affects. Elle est d’emblée signifiante, toujours déjà « psychisée » (667, 668), chargée d’une dimension symbolique. La matière rencontrée est « déjà don de soi » (668), est déjà réponse à un projet, réplique et ébauche de moi-même au-milieu-du-monde. Dans chacune des manières d’investir le monde matériel s’associent un « a priori formel » et un « libre projet » (668) en sorte que la qualité objective se situe au-delà des différences du matériel et du spirituel (674).
85Concluons. Portant strictement sur le « il y a » même (260), la constitution est, vis-à-vis du donné, dévoilante. De là une constante proximité de cette conception avec le réalisme « naïf ». Le réaliste se « donne tout » (267) et dans la négation affirmative « tout est donné » (259). Le réaliste nie toute révélation constituante et Sartre concède que « rien […] ne vient de moi » (ibid.). Ainsi, concernant le problème des autres, autre moment de distance affichée avec Husserl, Sartre peut à la fois incriminer le « schéma réaliste » (275) qui pense la multiplicité et le rapport des consciences sur le modèle d’une extériorité spatialisante, et reconnaître la proximité de la réflexion transcendantale avec le « réalisme naïf » (284) puisque tous deux refusent de mesurer l’être par la connaissance (contrairement à la problématique husserlienne de la constitution).
86La différence est pourtant bel et bien incommensurable car ces affirmations réduisent le réaliste à tout comprendre sur le mode de l’action d’une substance sur une autre tandis que le pour-soi s’est révélé comme « le rien qui réalise » (258) la présence de l’être comme paraître qualitativement diversifié. Mais alors, tout aussi bien, seule sépare Sartre d’un idéalisme transcendantal la part faite à l’être, qui, dès le départ de l’enquête de 1943, a détruit « l’illusion du primat de la connaissance » (18, 21). Et nous comprenons ainsi pourquoi Sartre ne s’est pas lui-même situé à équidistance de ces deux pôles (réalisme et idéalisme) et a plutôt conçu le dépassement de leur conflit du côté d’un « néo-réalisme », d’une « solution réaliste » ou d’une « philosophie de la transcendance » tandis qu’il s’impose à ses yeux « d’abandonner entièrement la position idéaliste » (258) où s’accomplit la phénoménologie husserlienne. Cependant, comme il n’y a jamais que dévoilement de phénomènes, non de l’être même, l’ontologie phénoménologique laisse entière l’énigme métaphysique : ce qui « vient de » l’être nous échappe.
87Nous demandions comment respecter l’implication d’une transcendance hétérogène à la visée sans sortir, absurdement, de la constitution. C’est le projet même de ma liberté qui fait que les choses « se manifestent comme hors d’atteinte, indépendantes, séparées de moi » au cœur de la visée intentionnelle : « par le néant même que je sécrète et que je suis » (566). Avec le motif de la qualité, Sartre apporte une réponse au problème resté en suspens depuis l’exclusion de la hylè : l’obligation, si l’affection n’est plus remplissement, de repenser sa contribution nécessaire à toute apparition. La qualité ne vient pas occuper une place laissée vacante par l’élimination de la hylè : cette dernière désignait précisément un lieu contradictoire. En revanche, la hylè remplissait une fonction d’enracinement dont nous refusions de nous passer. Cette fonction, Sartre la transfère à la fondation ontologique proprement dite (à l’être du phénomène) et non à une « matière neutre » précédant une mise en forme qui serait aussi inintelligible qu’elle. La qualité s’oppose à l’idée d’un matériau inexpressif mais aussi à un approfondissement en immanence de la matière (qui la rapprocherait d’un flux originaire). Les aspects matériels du monde adviennent à la faveur d’un dévoilement ek-statique, qui, pluralisant l’en-soi, joue une fonction libératrice pour les qualités qui se « phénoménalisent » sans qu’aucune forme substantielle ou principe d’unité ne se tienne derrière les modes d’apparition du phénomène (239). L’intentionnalité désigne elle-même l’accès aux choses mêmes ou plutôt l’intentionnalité désigne l’accès que sont, par elle, les choses elles-mêmes. En elle, dit Sartre, nous touchons l’absolu (260). Par cette fondation ontologique de la connaissance, nous échappons au subjectivisme néo-kantien, et par sa signification transcendantale, nous faisons droit à une élucidation constitutive qui n’apparaît plus chez Heidegger, sans tomber dans les difficultés de l’immanence réelle indissociable de la conception husserlienne de la constitution. C’est du moins ainsi que Sartre comprend et nous propose sa démarche. La qualité, révélatrice de l’être, est l’objectivité éclose, ou déclose, de l’être dans la constitution de cet être en « il y a ». La philosophie du néant ne s’est voulue qu’une façon de comprendre l’énigme de l’intentionnalité : « L’affirmation intentionnelle est comme l’envers de la négation interne » (259).
88Maintenant, ne se crée-t-il pas une illusion sartrienne faisant que la pyramide des effectuations constitutives d’un monde reposerait sur la pointe d’une relation d’allure abstraite, le « n’être pas » ? Certes, il est dit (EN, première partie, § II) que la négation n’est pas d’ordre logique ou judicatif et vise à décrire le « se transcender vers » sans immixtion de positivité. Mais pouvons-nous vraiment mettre au compte d’une « négation radicale » le dévoilement du monde (222) et accepter sans gêne l’invocation d’une négativité originaire brisant un plenum d’être pour configurer les différents visages de la phénoménalité ? Malgré la critique du primat de la connaissance, un intellectualisme réflexif, focalisé sur le respect des modes d’être, n’a-t-il pas stérilisé la description d’un être-au-monde incommensurable avec la thématisation conceptualisante ? D’un autre côté, pourtant, la négativité n’ouvre-t-elle pas l’unique chemin descriptif frayable entre les conceptions « subjectivistes » de la constitution et les spéculations prêtant des pouvoirs à l’être ? En somme, la légitimation réciproque de la déduction et de l’intuitivité est-elle probante ?
89On a reproché à Sartre sa « philosophie insuffisante de l’être » (P. Ricœur53). L’affirmation « négative » de l’être-en-soi, être indifférent et sans initiative, est en effet une présupposition de l’ontologie phénoménologique sartrienne. Elle implique le refus d’une « affirmation plus originaire » (ibid., p. 350), venue de l’être même en deçà du seuil de la négativité. L’analyse sartrienne veut s’en tenir à un principe de légitimation intuitive : d’une part l’être de l’étant ne saurait accueillir des caractères dévoilés dans le monde, d’autre part la thèse de l’indifférence de l’être se trouve étayée par des expériences où s’éprouve la limite de tout sens et où l’être semble faire paraître son extériorité d’indifférence au sein du monde sous les traits de la facticité et de la contingence de ce qui est. L’idée d’une attestation intuitive de l’être en-soi porte cependant à faux puisque l’être en-soi ne saurait se phénoménaliser. L’affirmation ontologique sartrienne ne paraît guère pouvoir lever son caractère de présupposition. Mais sa force consiste à thématiser cette impossibilité même : l’être est sans nécessité, et n’est condition transphénoménale qu’à la lumière même de la phénoménalité. Il faudrait donc parler d’ontologie transcendantale. À l’instar de l’hostilité suscitée par le radicalisme de Spinoza, dépouiller l’être de toute profondeur, ou du moins de toute signification mondaine accessible, ne pouvait sans doute que susciter la protestation de ceux qui ne veulent pas renoncer à la postulation d’un sens transcendant (voir l’éloquent témoignage autobiographique où Ricœur explicite sa réticence vis-à-vis de Sartre54). À distance de toute vision du monde, l’attitude phénoménologique ne prescrit-elle pourtant pas de laisser en suspens l’idée d’une alternative entre « un style en “oui” [et] un style en “non” » (p. 336), entre un primat de l’être ou un primat du néant, une dominante joyeuse ou une dominante angoissée ? Les Cahiers pour une morale exigeront en ce sens de faire le deuil des illusoires justifications transcendantes afin que la liberté originaire, en mal de fondation, se libère de ses sortilèges psychiques55 et s’ouvre à une nouvelle manière d’exister l’existence. C’est le seuil de l’éthique.
90Il en résulte in fine une phénoménologie problématique, suspendue au geste qui la possibilise. Écrire L’Être et le Néant, « éidétique de la mauvaise foi » (Situations IV, 196), c’est déjouer l’esprit de sérieux et les stratagèmes de la mauvaise foi, cet art de la duplicité par lequel l’existence échappe à son problème comme être « toujours en question […] jamais donné » (EN, 683), et qui explique que « Le problème de la négation a toujours été voilé comme celui de l’être » (Carnets, 395). L’œuvre de lucidité de la réflexion pure accomplit un travail de déconstruction qui nous ouvre à « la réalité […] purement interrogative » de notre être (EN, 683), vers laquelle l’authenticité a à se tourner. Celle-ci se conçoit comme fidélité angoissée à la possibilité de sa liberté (« c’est dans l’angoisse que la liberté est dans son être en question pour elle-même », 64), refus de se figer dans l’être (elle ne peut se poser sans se perdre, voir EN conclusion, Carnets, 448 et CM, 12), mais aussi comme joie d’exister lucidement. C’est la joie qui, dans les Cahiers, défait et le réalisme naïf et l’idéalisme. Ce réalisme « est l’ontologie de l’esprit de sérieux » (CM, 511) où la conscience, constatant le donné, se réduit à une « luminosité passive » (512) inessentielle par rapport au monde. Avec l’idéalisme, c’est le monde qui devient inessentiel à titre de « corrélatif noématique ». Ainsi « dans le réalisme, la conscience perd la joie en devenant pure passivité contemplative » : la transcendance du projet est niée et la visée est seconde par rapport à l’apparition. Mais « dans l’idéalisme elle perd la joie parce qu’elle-même et le monde apparaissent comme pure relativité » (512) : l’affirmation d’être en tout phénomène s’évanouit, cette affirmation fondatrice pour le « réalisme » cherché par Sartre. Par contraste avec le sérieux, l’authenticité sera donc une ontologie de la joie. Joie de dévoiler ce qui est dans son absoluité d’existence : ce feuillage que je vois est. Joie de se saisir comme dévoilant créateur : il est par moi. Elle sanctionne l’élucidation du rapport constitutif du pour-soi à l’être toujours déjà « fait » monde par ce rapport. Explicité ontologiquement, le « néo-réalisme » initial aboutit à la perspective éthique d’un réalisme où cesse l’opposition entre activité et passivité. Loin de se fermer aux phénomènes et structures d’affection, le point de vue du cogito accède au contraire au caractère « toujours problématique » (32) du donné en tant que la conscience, dans l’ambiguïté du double sens actif et passif de l’expression, en est saisie.
91Telle reste ouverte la question du réalisme, décisive pour la tentative sartrienne de nouer ontologie et éthique sous l’horizon phénoménologique. En retour, cet horizon devient sa propre mise en question. Vigilance, « conversion permanente » (12), épreuve de soi : la phénoménologie de Sartre trace le chemin d’une réconciliation de la liberté avec elle-même, chemin de « l’identité de la pensée et de la liberté » (G. Deleuze56). Elle est davantage qu’un exemple de liberté philosophique. En elle, réduction et pensée de la constitution ne sont plus étrangères à cet étrange exercice qu’est exister, puisqu’elles rouvrent en lui et vers lui, son jeu propre d’ouverture et de déploiement, afin que le sens, qui ne cesse de se présupposer lui-même partout infiniment, fasse l’épreuve de sa propre finitude et s’ouvre à son être. Il revient à Sartre d’avoir ainsi essayé d’exposer la phénoménologie, comme méthode et comme attitude, à l’énigme d’exister pour éclairer de l’intérieur l’enveloppement double entre l’existence pensée et l’existant qui pense, à titre de « moment où la question transforme le questionneur » (Carnets, 284).
Notes de bas de page
1 Prinzip der Voraussetzungslosigkeit (Recherches logiques, II, 1, § 7, abrégé RL, t. 2, Dordrecht, Kluwer, Hua. XIX, 1984 ; tr. fr. par H. Elie, L. Kelkel et R. Schérer, Paris, PUF, 1961).
2 Textes et abréviations utilisés pour les œuvres de Sartre :
L’Imagination, Paris, PUF, col. Quadrige, 1989.
« Une idée fondamentale de la phénoménologie », Situations I, p. 31-35, Paris, Gallimard, 1947 (abrégé « Une idée »),
La Transcendance de l’Ego (1934) Paris, Vrin, 1988 (abrégé TE).
La Nausée, Paris, Gallimard, 1938.
Esquisse d’une théorie des émotions, Paris, Hermann, 1965 (abrégé Esquisse).
L’Imaginaire, Paris, Gallimard, col. Idées, 1978.
Les Carnets de la drôle de guerre, Paris, Gallimard, seconde édition augmentée, 1995 (abrégé Carnets).
L’Être et le Néant, 1943, Paris, Gallimard, TEL, 1980 (abrégé EN).
« Conscience de soi et connaissance de soi », Bulletin de la Société française de philosophie, n° 3, p. 49-91, avril-juin 1948 (abrégé « Cs. C. »).
Cahiers pour une morale, Paris, Gallimard, 1983 (abrégé CM).
Vérité et Existence, Paris, Gallimard, 1989 (abrégé VE).
Questions de méthode, Paris, Gallimard. 1960 (abrégé QM).
L’Idiot de la famille, Paris, Gallimard, 1971.
Lettres au Castor et à quelques autres I et II, Paris, Gallimard, 1983 (abrégé Lettres).
3 Pour les indications historiques et biographiques sur la découverte de fait de Husserl par Sartre, outre les récits de Sartre lui-même et notre « Présentation », voir en particulier S. de Beauvoir, La Force de l’âge, Paris, Gallimard, 1960 ; M. Contat et M. Rybalka, Les Écrits de Sartre, Paris, Gallimard, 1970 ; A. Boschetti, Sartre et « Les Temps Modernes », Paris, Minuit, 1985 ; A. Cohen-Solal, Sartre, Paris, Gallimard, 1985 ; A. Renaut, Sartre. Le dernier philosophe, Paris, Grasset, 1993.
4 Selon le témoignage de S. de Beauvoir, La Force de l’âge, op. cit., p. 157, confirmé par Sartre lui-même (voir l’entretien de 1975, cité dans notre présentation, note 4).
5 Cité par J. Wahl, Vers le concret, Paris, Vrin, 1932, p. 67.
6 Philosophie der Gegenwart, Bonn, 1952, p. 14.
7 RL, t. 2, introduction, § 2 ; RLV (Hua. XX, Dordrecht, Kluwer, 1984 ; Paris, PUF, 1962), § 8 et § 12.
8 Ideen… I, (Hua. III, Den Haag, M. Nijhoff, 1950 ; tr. fr. P. Ricœur, Paris, Gallimard, TEL, 1989), § 24, tr. fr., p. 78.
9 Voir RL, t. 2, § 7.
10 Sur cette configuration historique de l’horizon de travail philosophique en France aux alentours de 1930, voir par exemple M. Merleau-Ponty « La philosophie de l’existence » (Dialogue, revue de Montréal, 1966, p. 307-323). Précisons que L. Brunschvicg fit preuve de dispositions accueillantes à l’égard de la phénoménologie (voir sa préface au livre de G. Gurvitch publié en 1930, Les Tendances actuelles de la philosophie allemande, Paris, Vrin, 1949, p. 3-8).
11 « Il faut bien dire que, dès le commencement, la position de Sartre fut entièrement différente de celle de Husserl. Là où Husserl cherche à repérer des invariants essentiels, Sartre s’attend à voir des surgissements d’existants et des situations inquiétantes » (J.-T. Desanti, « Sartre et Husserl » Les Temps modernes, « Témoins de Sartre », 1990, n° 531- 533, vol. 1, p. 350-354). Ce contraste, manifestement inspiré par la prise en compte de La Nausée (texte littéraire que son auteur prend comme l’occasion de décrire une expérience possible mais qu’il ne fait pas sienne, voir par exemple Sartre, texte du film, A. Astruc et M. Contat, Paris, Gallimard, 1977), appelle sans doute la nuance : autant le travail husserlien a pu exprimer une inquiétude, autant la variation éidétique continue de structurer certaines analyses sartriennes.
12 Voir L’Eau et les rêves, Paris, Corti, 1942, chap. VIII, I.
13 Voir La Force de l’âge, op. cit., p. 158. E. Lévinas renvoie en effet au § 46 des Ideen… I où il est dit que « l’existence (Existenz) des choses n’est jamais requise comme nécessaire par sa propre donnée (durch die Gegebenheit) ; elle est d’une certaine façon toujours contingente » (Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl, Alcan, 1930, abrégé Théorie, p. 46 sq.). Cette lecture fut proprement décisive et l’on en repère d’innombrables échos dans EN qui fournit comme une réponse commentée aux remarques d’E. Lévinas portant sur la signification de « l’en-soi » (Théorie, p. 44), le risque d’idéalisme berkeleyen chez Husserl (p. 63, 78, etc.), le statut de la hylè (chap. III), ou encore la question de savoir si une conscience sans monde n’offense pas « le mode d’exister de la conscience » (p. 80).
14 Voir par exemple le Nachwort aux Ideen.
15 Ideen… III (Hua. V, Den Haag, M. Nijhoff, 1952 ; tr. fr. par D. Tiffeneau, Paris. PUF, 1992), § 15 (p. 84).
16 Krisis, § 68 (Hua. VI, Den Haag, M. Nijhoff, 1954, p. 237 ; tr. fr. G. Grand, Paris, Gallimard, TEL, 1985, p. 263-264).
17 Voir TE, p. 86 : « Rien n’est plus injuste que d’appeler les phénoménologues des idéalistes. Il y a des siècles, au contraire qu’on n’avait senti dans la philosophie un courant aussi réaliste. »
18 S. de Beauvoir note que l’arbre, thème cher à Sartre, qui lui consacre un poème et lui accorde un rôle central dans La Nausée, possède une valeur emblématique : « L’arbre, par sa vaine prolifération, indiquait la contingence » (La Force de l’âge, op. cit., p. 55).
19 Op. cit., p. 22. Sur le néo-réalisme comme amendement du pragmatisme voir p. 219- 220, note 1.
20 Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie (GA, 24, p. 238, tr. fr. J.-F. Courtine, Paris, Gallimard, 1985, p. 206).
21 Voir Roman Ingarden, « De l’idéalisme transcendantal chez Husserl », Husserl et la pensée moderne, The Hague, M. Nijhoff, 1959.
22 Voir les travaux de T. W. Busch « Sartre’s Use of the Réduction : Being and Nothingness Reconsidered » (in H. Silverman et F. Elliston, op. cit., p. 17-29) et T. Damast « Das Problem der transzendentalen Reduktion in der phänomenologischen Ontologie von Sartre » (Analecta Husserliana, vol. XXXVI, Kluwer, 1991, p. 307-329), Jean-Paul Sartre und das Problem des Idealismus, Berlin. Akademie Verlag, 1994.
23 Logique formelle et logique transcendantale thématise le « fait primitif » (Urtatsache) du « je suis » (§ 95) mais Husserl ne le déterminera que « comme factum de sa propre essence et que par son essence » (Krisis, § 52).
24 Sans reprendre le pathos du commencement et la dramatisation de la question de la motivation, Sartre accorde que cette seconde vue sera toujours fragile, parce que jamais exempte de son enracinement natif. Cette insistance sur l’assignation à un être-situé inscrit une variante dans la thématique de l’enfant phénoménologue exposée dans Philosophie première II (voir notamment les leçons 43 et 45) : « Le penseur commence comme on naît […] naissant à soi-même l’enfant et le penseur se trouvent immédiatement situés dans un certain monde historique qui les a faits » (Situations IX, p. 170).
25 Voir J.-L. Marion commentant Husserl : l’intuition « ne fait (bilden) le monde, qu’en se faisant elle-même monde » (Réduction et donation, Paris, PUF, 1989, p. 30).
26 Méditations cartésiennes, § 8.
27 La structure étagée et progressive d’EN (l’ontologie exige « d’observer dans le discours un ordre rigoureux », 260), qui détaille les différentes structures qui sont conditions pour l’être-au-monde, montre cependant que le pour-soi s’enrichit d’un bout à l’autre de l’ouvrage et qu’il n’est pas d’emblée, ou pas nécessairement, assimilable à la conscience « complète » qui est celle de la réalité humaine (329). Or autrui, pour Sartre, n’intervient qu’avec l’humain. Voir notre étude « Quel est le fondement d’une ontologie phénoménologique ? » (Études sartriennes, VI, Nanterre, université Paris X, 1995).
28 L’on relèvera le statut « ancillaire » de la phénoménologie. Cet abaissement au rôle d’auxiliaire sera éclairé, comme chez Heidegger, par une promotion de l’ontologie.
29 Voir Recherches logiques, II, « Cinquième Recherche », p. 379 ; tr. fr. p. 182 : « Il ne faut naturellement plus penser ici au sens littéral primitif d’actus, l’idée de l’activité doit demeurer absolument exclue. »
30 Ideen… I, § 36, 41, 44, 85, 86 et 97. Pour quelques commentaires sur la notion husserlienne de hylè, voir R. Boehm, « Les ambiguïtés des concepts husserliens d’“immanence” et de “transcendance” » (Revue de métaphysique et de morale, 1959), G. Granel, Le Sens du temps et de la perception chez E. Husserl (Paris, Gallimard, 1968), R. Sokolowski, The Formation of Husserl’s Concept of Constitution (The Hague, M. Nijhoff, 1970), G.A.de Almeida, Sinn und Inhalt in der Genetischen Phänomenologie E. Husserls (The Hague, M. Nijhoff, 1972), M. Henry, Phénoménologie matérielle (voir l’étude « Phénoménologie hylétique et phénoménologie matérielle », Paris, PUF, 1990, p. 13-59) et A. Montavont, De la passivité dans la phénoménologie de Husserl, Paris, PUF, 1999.
31 Op. cit., p. 163 et 171, tr. fr. p. 275 et 288.
32 Il convient par conséquent de distinguer intégration (enchaînement dans l’homogénéité du flux) et inclusion (rapport d’unité de la cogitatio à la cogitatio dans l’unité du flux).
33 « Ce qui informe [formt] la matière pour en faire un vécu intentionnel, ce qui introduit l’élément spécifique de l’intentionnalité, c’est cela même qui donne à l’expression de conscience son sens spécifique » (Ideen… I, tr. fr. p. 291).
34 RL, p. 374, tr. fr. p. 176.
35 Op. cit., § 20.
36 Ideen… I, p. 75, tr. fr. p. 134.
37 Ideen… I, p. 204, tr. fr. p. 339.
38 Op. cit., § 98, p. 206, t. f. 342. La phénoménologie husserlienne s’attache à des « unités de sens » (Einheiten des Sinnes) et se défend d’exprimer une thèse ontologique. Le « royaume ontologique des origines absolues [Seinssphdre absoluter Ursprünge] » (Ideen… I, § 55, p. 107, tr. fr. p. 184) ne transforme pas le monde en illusion subjective à la manière d’un « idéalisme berkeleyen » (ibid., p. 106).
39 Op. cit., § 86, p. 178, tr. fr. p. 298.
40 Voir Ideen… I, § 20 : le positivisme véritable est celui qui ne soumet le donné, le « positif » saisi originairement par l’intuition, à aucune autorité. Les empiristes, philosophes du point de vue [Standpunktsphilosophen] par excellence, « ne semblent pas avoir vu que les exigences scientifiques auxquelles ils soumettent toute connaisance à l’intérieur de leurs thèses, s’adressent en même temps à leurs propres thèses ». Si les phénoménologues prennent au contraire pour point de départ « cela même qui est antérieur à tout point de vue, à savoir tout le champ du donné intuitif, antérieur à toute pensée qui élabore théoriquement ce donné », ce sont eux « les véritables positivistes » (p. 38, tr. fr. p. 69). Voir aussi J. Wahl. « Notes sur quelques aspects empiristes de la pensée de Husserl », Phénoménologie Existence (Paris, Vrin, rééd. 1984, p. 107-135). Sur l’empirisme classique anglo-saxon, auquel Husserl a consacré de nombreux cours et qu’il cite volontiers, voir Murphy, Husserl and Hume. Towards Radical Subjectivism (Phaenomenoligica n° 79, The Hague, M. Nijhoff, 1980). Par ailleurs, il conviendrait d’interroger le rapport de Husserl à la psychologie « empiriste » de son temps. Voir B. Wilshire, William James and Phenomenology, Bloomington, Indiana University Press, 1968.
41 Nachwort, voir Idées III, tr. fr. p. 200.
42 L’expression Nicht-Ich apparaît (semble-t-il) pour la première fois dans la recension par Fichte de l’Enésidème de Schulze (Journal universel d’Iéna, 1792).
43 Ideen… I, tr. fr. p. 9.
44 Op. cit., p. 91.
45 Voir en ce sens la note de VE., p. 92 : « Type d’intuition : les essences comme manières d’être de l’Être. Saisies sur l’Être individuel. L’être-rouge du rouge. »
46 Beauvoir, La Force de l’âge, op. cit., p. 53.
47 La Psychologie de la forme, 1937, Paris, Flammarion, 1979.
48 Voir Odyssée, chant XI, 582-592. Sartre évoque une nouvelle fois la figure du repas de Tantale pour décrire mon rapport aux sens irrécupérables que sont les saisies de mon être par autrui (EN, 414.) Les thèmes des « irréalisables » (voir Carnets, 422 sq.) et de « l’appropriation » (472 sq.) rejoignent également cette figure.
49 Voir l’introduction de la Phénoménologie de l’esprit.
50 Dans le même sens, voir K. Hartmann (Die Philosophie J.-P. Sartres. Zwei Untersuchungen zu L’Être et le Néant und zur Critique de la raison dialectique, Berlin, De Gruyter, 1983, p. 38-39) : « Das Bewusstsein bringt aber die Qualität nicht hervor, es erschliesst, indem es sich auf ein Dies richtet, eine bestimmte Ganzheit sich durchdringender Qualitäten », et G. Seel : « Comme, en déterminant l’en-soi, le pour-soi ne lui ajoute rien, on doit admettre que toutes ces déterminations étaient en quelque sorte déjà contenues dans (cachées sous) l’indétermination originelle de l’en-soi » (La Dialectique de Sartre, Lausanne, L’âge d’homme, 1995, p. 202).
51 Prêter à l’en-soi pur une potentialité ne va pas sans difficulté et supposerait de faire une distinction (absente du texte sartrien) entre l’en-soi pensé relativement à la phénoménalité et assigné par là même à « expliquer » ce qui vient de l’être, riche de ce que le pour-soi en révèle, et un en-soi absolument pur, figure-limite du précédent, posé comme radicalement indépendant de toute phénoménalisation et incapable d’en « expliquer » le détail, absolument pauvre par principe de toute virtualité, de tout « avenir », de toute possibilité. Quoique enracinée dans l’être, la qualification a lieu dans le sillage de la néantisation : les « qualificatifs [sont] postérieurs à l’existant qui est à soi-même relation et par qui la relation vient au monde », l’être « ne se manifeste comme un ou plural qu’à l’apparition du “il y a” » (CM, 162-163).
52 « À chaque acte négateur par quoi la liberté du pour-soi constitue spontanément son être correspond un dévoilement total de l’être “par un profil” » (p. 229).
53 « Négativité et affirmation originaire », Histoire et Vérité, Paris, Seuil, 1955, p. 357.
54 Réflexion faite : une autobiographie intellectuelle, Paris, édition Esprit, 1995.
55 S’il reste conçu comme l’œuvre d’un moi, l’individualisme supposé de la morale sartrienne mériterait donc au moins de se voir nuancé.
56 « Il a été mon maître », Arts, n° 978, novembre 1964. p. 8-9.
Auteur
Agrégé de philosophie, université d’Angers.
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