Lecture de la première partie du troisième essai
p. 63-139
Texte intégral
1Le troisième essai de L’homme Moïse et la religion monothéiste intitulée « Moïse, son peuple et la religion monothéiste » commence par deux liminaires successifs : « Liminaire I (Avant mars 1938) » et « Liminaire II (En juin 1938) ». On ne quitte pas la dualité en y entrant. De plus, cette troisième partie est divisée en deux. Les liminaires sont inclus dans la première partie, qui comporte cinq chapitres :
2« A. La présupposition historique » ;
3« B. Temps de latence et tradition » ;
4« C. Analogie » ;
5« D. Application » ;
6« E. Difficultés ».
7La deuxième partie est précédée d’un titre qui, dans la version allemande des Gesammelte Werke, est disposé de sorte qu’il apparaisse comme un titre générique : « Résumé et répétition ». Ensuite, après un bref exposé qui a le statut d’un autre liminaire mais pas d’intitulé, le découpage en chapitres est le suivant :
8« a) Le peuple d’Israël » ;
9« b) Le grand homme » ;
10« c) Le progrès dans la spiritualité » ;
11« d) Renoncement pulsionnel » ;
12« e) La teneur de vérité de la religion » ;
13« f) Le retour du refoulé » ;
14« g) La vérité historique » ;
15« h) Le développement historique ».
16On rappelle la structure globale de « Moïse, son peuple et la religion monothéiste » car elle n’est pas si limpide qu’une façon de vade-mecum paraisse superflue. Au reste les Liminaires de Freud préviendront des difficultés de lecture.
17« Avec l’audace (Verwegenheit, témérité, hardiesse) de qui n’a rien ou pas grand-chose à perdre je m’en vais rompre pour la deuxième fois une résolution bien fondée et faire suivre les deux essais sur Moïse [parus] dans Imago (Vol. XXIII, Cahiers 1 et 3) par la partie finale retenue (zurückgehalten, réprimée). Je concluais avec l’assurance que je savais que mes forces n’y suffiraient pas, [je] songeais naturellement à l’affaiblissement des capacités créatrices qui va avec le grand âge, mais je pensais aussi à un autre obstacle (Hemmnis).
18« Nous vivons dans un moment particulièrement remarquable. Nous trouvons avec étonnement que le progrès a conclu un pacte avec la barbarie (Wir finden mit Erstaunen, dass der Fortschritt ein Bündnis mit der Barbarei geschlossen hat) » (156).
19Pour qui a coutume d’entendre Freud donner le la d’un texte dès les premières lignes, parfois de manière abrupte – et l’on comprend après coup, voire après nombre de lectures, ce qui était indiqué ; pour qui a de plus commencé de travailler L’homme Moïse, voire se souvient du Malaise dans la culture, cette phrase résonne. Un peu comme un glas.
20N’est-ce pas cela que Freud a évoqué dans les deux premiers essais ? La valse hésitation que nous avons cru entendre ? Progrès dans la spiritualité – mais à quel coût ? Grand homme – mais au prix de quels assassinats ? Développement – mais avec quelle régression ?
21Il poursuit en décrivant la situation politique européenne : en Union soviétique, on a supprimé l’opium de la religion, accordé quelque liberté sexuelle, mais en soumettant les gens à « la contrainte le plus cruelle » et « en leur dérobant toute possibilité de liberté de pensée ». Le peuple italien est lui aussi soumis par la force brutale. « On le ressent comme un allégement d’un souci oppressant lorsqu’on voit, dans le cas du peuple allemand, que le retour arrière (Rückfall) à une barbarie presque préhistorique peut (kann) se produire sans étayage sur une quelconque idée de progrès aussi » (157). Cette phrase peut être lue selon le seul humour noir que certes elle comporte. Mais ne faut-il pas l’entendre aussi à la lettre ? Ne corrobore-t-elle pas à sa manière le thème du rapport peut-être intrinsèque entre progrès et barbarie ?
22Freud continue en constatant un renversement de plus : les démocraties conservatrices sont devenues les protectrices du progrès culturel et « de façon étrange, c’est précisément l’institution de l’Église catholique qui oppose une forte défense à l’expansion de ce danger culturel. Elle ! jusque-là l’inexorable ennemi de la liberté de penser et du progrès vers la connaissance de la vérité ! » (157). Ainsi, la barbare deviendrait progressiste...
23Il s’ensuit, explique Freud, qu’il ne souhaite rien faire qui risque d’éveiller l’hostilité de ladite Église catholique. « Si notre travail nous conduit à un résultat qui réduit la religion à une névrose de l’humanité et élucide sa grandiose puissance de la même manière que la contrainte névrotique chez nos patients particuliers, nous sommes sûrs d’attirer sur nous la plus forte indignation des puissances dominantes chez nous. Non que nous aurions à dire quelque chose qui serait neuf, que nous n’avons pas déjà dit assez nettement depuis un quart de siècle, mais ça a été oublié depuis et ça ne peut rester sans effet si nous le répétons aujourd’hui et l’expliquons sur un exemple qui vaut pour toutes les fondations de religion. Cela conduirait vraisemblablement à ce que nous soit interdite l’activité en psychanalyse » (157-158).
24De nouveau une difficulté. Freud a répété dans les essais précédents que l’essentiel était à venir. Et voici qu’au moment de l’introduire il affirme ne rien avoir à dire de neuf ! Comme si seules les conditions extérieures étaient changées et créaient la nouveauté !
25Non que l’on disconvienne du fait que les analyses des collectifs ne sont pas entendues, ou sont rejetées – c’est ce qui est arrivé aux textes de Freud sur les masses, depuis... qu’il les a publiés –, ou risquent de mettre en danger qui les produit. On sera au contraire reconnaissant à Freud d’énoncer le danger, évident d’après ses travaux : les forces d’un individu et celles d’une masse sont incommensurables et le déplaisir dans une masse s’abréagit immédiatement en acte. Mais il est loisible de souligner le contraste entre l’annonce des essais précédents et cette partie de la présentation qui sera bientôt contredite. En outre on avait cru entrevoir pourquoi l’essentiel restait à dire, or Totem et tabou à quoi Freud réfère n’est pas un texte très explicite sur les dynamiques et l’économie libidinales des masses.
26Étant donné la précision de ce qui suit et les dualités compliquées de ces présentations, nous traduirons tout le dernier paragraphe.
27« Je ne fais pas que croire, je sais que je me laisserai retenir par cet autre empêchement (Hindernis), par le danger extérieur, de publier la dernière partie de mon étude sur Moïse. J’ai fait encore une tentative pour me nettoyer la difficulté du chemin (mir die Schwierigkeit aus dem Weg zu raumen1) en me disant qu’au fondement de l’angoisse (Angst) gisait une surestimation de ma signifiance (Bedeutung) personnelle. Que vraisemblablement ce que je voudrais écrire sur Moïse et l’origine des religions monothéistes serait parfaitement indifférent aux autorités. Mais là je ne me sens pas sûr dans mon jugement. Bien plutôt il me paraît possible que la méchanceté et le plaisir de la sensation compenseront (wettmachen) ce qui me manque en fait de crédit dans le jugement du monde contemporain. Je ne ferai donc pas connaître ce travail, mais ça n’a pas besoin de me retenir de l’écrire. Surtout que je l’ai déjà couché par écrit une fois, il y a maintenant deux ans, de sorte que j’ai seulement à le remanier et à l’ajouter aux deux études qui ont pris les devants. Il pourra ensuite rester conservé à l’ombre, jusqu’à ce qu’un jour vienne le temps où il lui soit permis de se risquer sans danger à la lumière, ou jusqu’à ce que l’on puisse dire à quelqu’un qui se déclare partisan des mêmes (denselben) conclusions et opinions, il y a déjà eu une fois, dans des temps obscurs, quelqu’un qui s’est figuré la même [chose] (das nämliche) que toi » (158).
28Anne Berman traduisit de travers : au lieu de ce que Freud avait écrit, à savoir que l’essai avait déjà été rédigé – entre 1934 et 1936 donc – elle écrivit que Freud prenait des notes depuis deux ans. Pourquoi ce changement-là ? Ne supportait-elle pas les ruptures et répétitions dont le texte est scandé ? Qu’y a-t-il là d’insupportable ?
29D’autre part, une tentation paraît : comme dans l’histoire de Moïse qu’il reconstruit, Freud est menacé de mort – symbolique, voire réelle – s’il divulgue ses opinions2, qui seraient vouées à reparaître dans l’avenir. Mais cette identification est trop immédiate pour valoir grand-chose. Plus intéressant semble l’usage que Freud fait de la même formule, à son propos et à celui des sauvages Sémites : chacun nettoie son chemin, eux du tyran, lui de l’angoisse. Enfin le tutoiement final, à l’égard de qui aurait une opinion semblable, ne manque pas d’être frappant. Sans doute est-ce ainsi que se parlent ceux qui commettent une même transgression, médecins, résistants, dissidents, etc. La prétendue répétition de Totem et tabou en est déjà révoquée en doute. En effet, celui (l’un, einem) à qui l’on dirait qu’il découvre la même chose, etc. disposerait de Totem et tabou qui est dans le domaine public, donc, etc.
30En dernier lieu, ce liminaire est lui-même un retournement, puisque l’audace de qui n’a rien à perdre et publie, se renverse dans la chute selon laquelle le manuscrit sera mis à l’ombre.
31Venons-en au deuxième liminaire « (En juin 1938) ». Une page recto verso (159-160). Compte tenu des difficultés devant lesquelles Freud nous place, il paraît nécessaire de fournir la traduction mot à mot de l’ensemble du texte.
32« Les difficultés toutes particulières qui ont pesé sur moi pendant la composition de cette étude s’attachant (anknüpfend, renouant, au sens de renouer avec une tradition) à la personne de Moïse – doutes internes tout comme empêchements (Abhaltungen3) externes –, amènent avec elles que ce troisième essai (Aufsatz) conclusif est introduit par deux avant-propos divers (verschieden) qui se contredisent, oui se suppriment l’un l’autre (ja einander aufheben). »
33Comme ils sont là tous deux, on est dans le cas de se demander si Freud rejoue Jahvé et Aton, ou l’un et l’autre Moïse – mais en conservant et soulignant les traces de la dualité.
34« Car dans le court espace de temps entre les deux, les conjonctures externes (äussere Verhältnisse) de l’écrivain se sont fondamentalement changées (haben sich grundlich geändert). Je vivais alors sous la protection de l’Église catholique et étais dans l’angoisse que, par ma publication, je perdrais cette protection et provoquerais (herraufbeschwören) un interdit de travail pour les adhérents et élèves de la psychanalyse en Autriche. Et ensuite vint soudain l’invasion allemande ; le catholicisme se démontra, pour parler en termes bibliques, comme un roseau agité [par le vent] (schwankes Rohr). »
35Le roseau biblique est une allusion à Luc, 7, 24. Jésus évoque Jean le Baptiste et dit qu’il n’est pas « un roseau agité par le vent » ; « C’est pour son exigence inflexible de justice que Jean est en prison (Luc, 3, 19-20) : il n’est pas un roseau qui plie sous le vent4. »
36« Dans la certitude d’être persécuté maintenant non seulement à cause de ma façon de penser mais aussi à cause de ma “race”, je quittai avec beaucoup d’amis la ville qui m’avait été depuis la tendre enfance, pendant 78 ans, une patrie (Heimat).
37« Je trouvai l’accueil le plus amical dans la belle Angleterre, libre, généreuse. C’est ici que je vis maintenant, hôte bien vu, je respire du fait que toute pression est enlevée de moi et que je peux de nouveau parler et écrire – j’aurais presque dit : je peux penser comme je veux ou dois. J’ose apporter la dernière partie de mon travail devant le public. »
38Freud a-t-il « presque » rejoint « le pays où coule le lait et le miel » ? – et pas seulement traversé la Manche ? De nouveau je considère que ces analogies sont trop patentes pour valoir grand-chose, au contraire de nombre de psychanalystes.
39« Plus aucun empêchement (Abhaltungen, cf. ci-dessus) externe ou du moins aucun de ceux devant lesquels il est permis de reculer effrayé. J’ai reçu dans le peu de semaines de mon séjour ici d’innombrables salutations d’amis qui se réjouissaient de ma présence, d’inconnus, oui [de gens] qui n’y sont pour rien, qui voulaient seulement exprimer leur satisfaction de ce que j’aie trouvé ici liberté et sécurité. Et par là-dessus vinrent, avec une fréquence surprenante pour l’étranger, des lettres d’une autre sorte, qui se donnaient de la peine pour le salut de mon âme [Seelenheil ; pour qui arrive de la Vienne nazie le Heil peut sonner sinistre], qui m’indiquaient les chemins du Christ et voulaient m’éclairer sur l’avenir d’Israël. »
40Ces incitations à la conversion chrétienne, en 1938, sont elles aussi sinistres. Mais une fois lue la suite, où Freud consacre tant de travail à décrire et élucider l’extravagant narcissisme provoqué par les monothéismes chez leurs adeptes, on ne peut manquer non plus d’un pauvre rire à cette lecture. En un certain sens, ces lettres sont une éclatante confirmation du travail de leur récipiendaire. D’où la dualité de sentiments suscités, accablement : ça continue, et gaieté : c’est bien ça ! je ne m’étais pas trompé.
41« Ces bonnes gens qui écrivaient ainsi ne peuvent pas avoir su grand-chose de moi ; mais je m’attends à ce que, lorsque ce travail sur Moïse sera connu grâce à une traduction parmi mes nouveaux compatriotes, je perde à suffisance chez un grand nombre d’autres aussi les sympathies qu’ils m’apportent maintenant.
42« Quant aux difficultés internes, bouleversement politique et changement du lieu de séjour ne pouvaient rien modifier (verändern, rendre autre). Avant comme après, je me sens incertain en face de mon propre travail, je perds la conscience de l’unité et de la cohérence, qui doit exister (bestehen soll) entre un auteur et son œuvre. »
43Cette phrase que A. Berman n’avait pas gardée5 est impressionnante. On y entend un écho des déchiquètements et morcellements du je dont Freud a fait l’hypothèse depuis 19246 – et rappelons parmi tant de dualités Le Clivage du je dans le processus défensif, rédigé en 1938. La phrase s’éclaire à la relecture. On ne peut pousser si loin que Freud va le faire l’analyse d’une position narcissique prévalante et de ses conséquences sans s’en dissocier, au moment de publier. Si Freud n’indiquait pas cet ailleurs, il risquerait de se retrouver en position de prophète. L’écart ainsi ménagé, comme le manque d’unité du livre, comme les doutes, comme le pas hors de la psychologie collective, dont nous avions souligné la mention lorsque O. Rank était évoqué dans le premier essai, sont parties intégrantes du travail. Freud indique en outre la dimension des affects, et la suscite chez son lecteur.
44« Non que je devrais manquer de la conviction de la justesse du résultat ». La série des articles définis frappe, peut-être dans l’opposition à la phrase précédente. Il y a un résultat unique, comme dans une démonstration de géométrie ; et de la conviction ! Donnerait-on dans la religion que Freud s’est forgée ? « Celle-ci [la conviction] je me la suis acquise (erworben) il y a un quart de siècle déjà lorsque j’écrivais le livre sur “Totem et tabou”, en 1912, et elle n’a fait que se renforcer depuis lors. » À propos d’acquisition, rappelons que Freud connaît par cœur et cite parfois la phrase de Goethe : « Ce que tu as hérité de tes pères, acquiers-le pour le posséder. » D’autre part, une lueur point : la conviction acquise lors de la rédaction de Totem et tabou n’aurait-elle pas donné lieu à une publication exhaustive ? Serait-ce en quoi cet essai est proche de Totem et tabou sans lui être identique ? Serait-ce la raison pour laquelle Freud pourrait écrire qu’il ne dévoile rien qui soit nouveau7 ?
45« Je n’ai plus douté depuis lors que les phénomènes religieux ne sont à comprendre que d’après le modèle des symptômes névrotiques de l’individu qui nous sont familiers, comme retour (Wiederkehren8, verbe substantivé) de processus significatifs (bedeutsam) depuis longtemps oubliés dans l’archihistoire de la famille humaine, qu’ils doivent leur caractère contraignant justement à cette archi-origine et que donc ils agissent (wirken) sur les humains par la force de leur contenu en vérité historique. »
46En somme le credo de Freud en la matière – dont les termes ont commencé d’être énoncés dès avant 1912, dans l’article de 1907, Actions de contraintes et pratiques religieuses. Soulignons que la famille est la cheville ouvrière reliant psychologie individuelle et collective – rendant peu mystérieuses les analogies entre processus individuels et collectifs. Autant c’est évident à la lecture des textes de Freud en allemand, dès Totem et tabou, car les hordes darwiniennes sont de petites hordes (ce sera expressément souligné dans l’essai que nous allons lire) gérées par un Urvater, autant cela peut échapper en français, où le terme de horde évoque de grands groupes désordonnés, genre horde d’envahisseurs nomades.
47« Mon incertitude ne s’installe que lorsque je me demande si j’ai réussi à démontrer ces propositions pour l’exemple ici choisi (gewählt) du monothéisme juif. À ma critique ce travail qui provient de (ausgehend) l’homme Moïse apparaît comme une danseuse qui tient en équilibre sur une pointe. Si je n’avais pas pu m’appuyer sur une interprétation analytique du mythe de l’abandon [premier essai] et à partir de là enjamber (übergreifen, envahir, se communiquer à, se propager à, empiéter sur les droits de quelqu’un, léser les droits de quelqu’un) vers la conjecture de Sellin sur la fin de Moïse (über den Ausgang des Moses9), le tout aurait dû demeurer non écrit (ungeschrieben). Après tout, que maintenant le risque en soit pris (Immerhin sei es jetzt gewagt). »
48On n’escompte pas élucider toutes les difficultés que Freud éprouve, même si quelques pistes ont paru. La plus sérieuse : inventer une position in-externe à l’endroit du collectif dont l’analyse va être menée ; ne pas se faire prendre par la dynamique du peuple juif et s’y faire prendre. Danseuse en équilibre sur une pointe : est-ce la position générique ( !) de qui s’essaie à l’analyse d’un collectif ? La différence de difficulté avec le contre-transfert-transfert est qu’en ce dernier cas les forces en présence sont du même ordre de grandeur. À l’inverse, les forces d’un collectif sont incommensurables avec celles d’un individu, difficulté économique que Freud a soulignée depuis longtemps.
49Compte tenu de nos travaux antérieurs – et de ceux de Freud ! –, une condition nécessaire à cette position in-externe est de ne pas réduire son idéal du je au tenant lieu qui règne dans le groupe : Moïse en l’occurrence. Ainsi, à la lettre, du point de vue de la méthode cette fois, le travail de Freud est la fin de Moïse. Dernière remarque (pour prendre date) : le pli que l’Ausgang suggère et qui est à lui-même son propre déploiement peut représenter la position phallique – en acte. Mais la cohomologie du pli est une fronce dans le plan complexe. Ainsi, les dualités que Freud a dévoilées, tout en tentant de reconstruire une histoire et préhistoire du monothéisme, pourraient viser à restituer l’espace (cohomologique) des formations de l’idéal du je, au lieu d’en rester au tenant lieu d’idéal. Mais entrons dans l’analyse.
50La suite du texte insiste dans l’atypique, le divers et le non-conforme (ce que la traduction de Berman annulait). Freud fait paraître le premier chapitre « A. La présupposition historique » précédé d’un paragraphe en retrait et petits caractères ainsi rédigé : « Je commence par résumer les résultats de ma deuxième étude, l’étude purement historique sur Moïse. Ils ne seront ici soumis à aucune critique nouvelle, car ils forment la présupposition des discussions psychologiques qui en proviennent (ausgehen) et y reviennent toujours à nouveau » (161).
51Ce n’est donc pas dans ce chapitre que Freud publierait l’essentiel. La justification est curieuse : ne pas critiquer parce que la suite dépend de ces résultats-là. Comme si Freud butait sur quelque obstacle... ou était lui-même buté. Mais cette analyse d’une masse est menée sans l’appui d’aucun procédé clinique ; ainsi, Freud ne peut attendre confirmation ou refus du patient, comme il le décrit dans les Constructions dans l’analyse.
« A. La présupposition historique »
52Cela commence en effet par des rappels. Freud revient sur la création puis la destruction, en Égypte, « du premier et peut-être plus pur cas d’une religion monothéiste dans l’histoire de l’humanité ». Une seule notation nouvelle : « dans une intuition étonnante de l’apercevance scientifique ultérieure, il [Akhenaton] reconnaît dans l’énergie du rayonnement solaire la source de toute vie sur terre » (162).
53Puis un portrait de Moïse « énergique et passionné » est retracé. Freud en dit plus sur sa façon de l’imaginer : « Pour cet homme la fin (Ausgang) d’Akhenaton et l’abolition (Abschaffung) de sa religion signifiaient la fin (Ende10) de toutes ses attentes. C’est seulement comme un proscrit ou comme un renégat qu’il pouvait rester vivre en Égypte. Il était peut-être, comme gouverneur d’une province frontalière, entré en contact avec une tribu sémitique qui avait immigré là depuis quelques générations. Dans la détresse (Not) de la déception et de l’isolement, il se tourna vers ces étrangers, chercha auprès (bei) d’eux le dédommagement pour ses pertes. Il les élut pour son peuple, tenta de réaliser en (an) eux ses idéaux » (162-163).
54Auparavant, dans Totem, dans Massenpsychologie et ailleurs, Freud n’avait jamais reconnu que le guide de la horde y était seulement l’un des actants, et manquant. Ce portrait concède enfin que le guide d’une horde n’est pas moins dépendant des membres de la horde que l’inverse, même s’il est aussi « absolument narcissique », ce que Freud a abondamment accentué. Ainsi Moïse – et tout chef de horde – sont-il désormais, du point de vue de Freud, non seulement le tenant lieu d’idéal des membres de la horde, mais aussi cette façon de nourrisson adulte, dont le « narcissisme absolu » dépend de manière intrinsèque des membres de la horde.
55Un autre thème neuf est que le guide de la horde tente de réaliser ses idéaux en les membres de la horde. Freud avait noté que Moïse avait avec son peuple de très grands et difficiles desseins ; mais il n’avait pas usé du terme presque technique des idéaux. Les deux prépositions, avec (mit) et en (an), laissent cependant peu de place à la considération des membres de la horde comme autre chose que des parties instrumentales et non séparées de Moïse. On songe à l’amour enfantin des parents à l’endroit de « his Majesty the Baby », qui, selon Freud 1914, prouve le mieux l’hypothèse du narcissisme.
56Ainsi, ce passage élucide la réciprocité du lien en jeu entre membres et guide de la horde ; il indique aussi le faible niveau d’élaboration symbolique de cette relation11.
57Ensuite Freud reprend le récit de la succession des événements reconstruits à l’aide de Sellin et Meyer, sans grand changement. Et il revient à cet énoncé : « J’ai déjà dit – et ce faisant je me suis volontiers réclamé de la concordance (Übereinstimmung) avec les autres – que le fait central du développement juif de la religion a été que le dieu Jahvé perdit au cours des temps ses propres caractéristiques et gagna toujours plus de similitude avec l’ancien dieu de Moïse, Aton » (166).
58Mais voici un premier éclairage sur la stabilité dynamique du peuple juif et de son dieu : « Au peuple juif, le destin apporta une série de lourdes épreuves et d’expériences douloureuses, son dieu devint dur et sévère, comme obscurci (verdüstert signifie aussi sombrer dans la folie). Il conserva le caractère du dieu universel qui règne (walten) sur tous les pays et les peuples, mais le fait que son culte était passé des Égyptiens aux Juifs trouva son expression dans l’additif que les Juifs seraient son peuple élu, dont les obligations particulières devraient trouver à la fin leur salaire particulier aussi. Ce ne doit pas avoir été facile pour le peuple d’unir (vereinen) la croyance en la préférence par son dieu tout-puissant avec les tristes expériences de ses destins malheureux. Mais on ne se laissa pas dérouter, on augmenta son propre sentiment de culpabilité (sein eigenes Schuldgefühl) pour étouffer son doute en dieu, et peut-être fit-on remarquer à la fin l’“insondable décret de Dieu12”, comme les [gens] pieux font encore aujourd’hui » (166-167).
59Rencontre-t-on un problème central ? La première fois que Freud pose la question de la stabilité de ce peuple et de son dieu, il n’a qu’une réponse : « Le propre sentiment de culpabilité ». Or ce fut un apport de Freud d’en montrer les mécanismes et les ravages, pour les personnes et les collectifs. En fait, Freud ne s’appesantira pas. Il étudiera seulement, plus loin, comment le sentiment de culpabilité peut être d’une part sexualisé, d’autre part un apport narcissique13.
60J’ai souligné le pronom « on » (man) : ni individuel, ni collectif, ou les deux. Comme si Freud préférait conserver une ambiguïté entre les dynamique et économie individuelles et collectives de la culpabilité. Ce choix stylistique se répétera. Il est loisible d’y entendre la position in-externe de Freud à l’endroit du peuple juif.
61Il détermine ensuite les « trois points significatifs » en lesquels le dieu juif ultérieur est devenu semblable à l’ancien dieu mosaïque. En premier lieu, ce fut le seul et unique dieu reconnu. « Le monothéisme d’Akhenaton fut pris au sérieux par tout un peuple, oui, ce peuple se cramponna (klammern ; on a rencontré les Klammern, les parenthèses ; le premier sens de ces mots signifie pince[r], agrafe[r]) tant à cette idée qu’elle devint le contenu principal de sa vie de l’esprit et qu’il ne lui resta aucun intérêt pour autre [chose] (für anderes). Le peuple et le clergé devenu dominant en lui étaient unis sur ce point […] » (167). On retrouve l’exclusivisme du symptôme, plus accentué qu’auparavant, puisque, selon Freud, il ne resta au peuple aucun intérêt pour autre chose que son dieu ! De fait les productions culturelles attestées de l’ancien peuple hébreu sont religieuses ; néanmoins la façon qu’a Freud de décrire cette réduction est saisissante. En second lieu, ce dieu faisait fi du cérémonial et du service du sacrifice. Enfin, il réclamait seulement que l’on crût en lui et conduisît sa vie dans la vérité et la justice. Ces deux derniers points étaient inlassablement rappelés par les prophètes, « Et s’ils donnaient du prix à la simplicité et sainteté de la vie de désert (Wüstenleben) ils étaient certainement sous l’influence des idéaux mosaïques » (167).
62Ici Freud fait halte : pourquoi invoquer l’influence de Moïse ? Pourquoi ne pas supposer un développement spontané vers une plus haute spiritualité ? De nouveau une dualité, cette fois de réponses.
63Premièrement ça n’explique rien. Freud évoque alors le peuple grec, « assurément hautement doué », qui en de semblables « conjonctures14 » ne fut pas conduit vers le monothéisme mais vers la « dispersion15 » de la religion polythéiste et le commencement de la pensée philosophique. On ne voit pas bien sur quoi porte l’analogie des circonstances entre le peuple grec et le peuple juif (Freud a une préférence pour le terme juif et n’use presque jamais du terme hébreu). Par contre la halte du côté grec ouvre sur une culture moins réductrice et exclusiviste – et comme on va voir, moins infatuée – que le monothéisme tel qu’il vient d’être décrit, dont l’analyse se poursuit. On comprend, continue Freud, que le peuple égyptien, maître d’un empire mondial, ait inventé un dieu universel et unique, analogue au pouvoir sans limite du pharaon – actualisation narcissique à la fois dans la réalité de la puissance et dans sa représentation. « Chez les Juifs les circonstances politiques pour la poursuite du développement de l’idée du dieu exclusif du peuple jusqu’à celle du maître universel du monde était au plus haut point défavorables, et d’où vint à cette nation impuissante et minuscule la démesure (Vermessenheit16) de se faire passer pour l’enfant favori préféré du grand maître ? » (168).
64Dans cette ignorance, la deuxième conduite consiste à rapporter le monothéisme juif à Moïse, réponse présente dans les textes, surtout si l’on prend la peine de les interpréter. Ce chapitre se conclut par une nouvelle déclaration épistémologique : « Ici quelqu’un pourrait soulever la question : qu’en obtenons-nous si nous dérivons le monothéisme juif de l’égyptien ? Le problème en est ainsi seulement déplacé d’un cran ; quant à la genèse de l’idée monothéiste nous n’en savons pas plus. La réponse à cela est que ce n’est pas une question de gain, mais de recherche. Et peut-être y apprenons-nous (lernen) quelque chose, si nous faisons l’expérience (erfahren) du véritable déroulement » (169).
65Nous avons déjà noté qu’il ne fallait pas espérer une élucidation complète du monothéisme. Le point remarquable ici est l’ouverture épistémologique. Sans doute n’y a-t-il aucun texte où Freud se permette de pareils grands écarts entre le positivisme le plus restrictif et la recherche dans le monde du possible, franchement assumée. « L’unité et la cohérence » en souffrent peut-être, mais non la liberté de penser de l’auteur et du lecteur.
66Dans l’essai précédent, la première évocation de la circoncision avait précédé et comme autorisé l’ouverture de la recherche ainsi que celle de la position épistémologique de Freud. L’évocation du monde grec joue-t-elle un rôle analogue ? Il s’agit d’apprendre (lernen) en faisant l’expérience (erfahren). Freud ne montre-t-il pas aussi comment il procède dans l’analyse d’un groupe ? Il y faut un espace du possible – et un référentiel externe, que le monde grec représente. Enfin, on n’apprend qu’en éprouvant.
« B. Temps de latence et tradition »
67Ce chapitre traite de situations individuelles et collectives où une mémoire efficiente agit à retardement. De plus, une assez longue étude des rapports entre écrit et oral nous retiendra. Freud rappelle qu’il admet que la religion juive tardive provient de la doctrine mosaïque puis demande : « Comment doit-on s’expliquer une telle efficience retardée et où rencontre-t-on des phénomènes semblables ? » (170).
68Le premier exemple est celui d’une théorie scientifique nouvelle. Freud choisit celle de Darwin – une des blessures narcissiques infligées à l’humanité ; cette interprétation, depuis longtemps signifiée, n’est pas répétée. Il s’agit du temps pour que la théorie vainque les résistances affectives qu’elle provoque et soit acceptée. « [...] mais ça ne demande pas plus longtemps qu’une génération pour qu’elle soit reconnue comme un grand progrès vers la vérité » (170). « Nous nous étonnons à peine de ce que l’ensemble du cours (Ablauf) [du processus] a demandé un temps assez long, nous n’estimons vraisemblablement pas assez que nous avons à faire à un processus de la psychologie des masses » (170). Faut-il comprendre que l’inertie est plus grande dans la psychologie des masses que pour l’individu ?
69Poursuivons : « Il n’y a aucune difficulté à trouver à ce processus une analogie complètement coïncidante dans la vie de l’âme d’un particulier (Einzel17 » (171). Il s’agit du conflit entre une vérité bien démontrée et des vœux contraires. « Nous en apprenons seulement que ça prend du temps jusqu’à ce que le travail de compréhension du je ait surmonté des objections qui sont tenues par de forts investissements affectifs » (171).
70Vient le cas des névroses traumatiques, dont la phénoménologie est classiquement décrite, sur quoi cette remarque : « Après coup ça doit nous frapper que malgré la diversité fondamentale des deux cas il existe pourtant en un point une concordance (Übereinstimmung) entre le problème de la névrose traumatique et celui du monothéisme juif. Nommément dans le caractère que l’on pourrait appeler la latence. D’après notre hypothèse admise assurée il y a bien dans l’histoire juive de la religion un long temps après l’apostasie de la religion de Moïse pendant lequel rien n’est plus ressenti de l’idée monothéiste, du dédain du cérémonial ni de l’accentuation exagérée de l’éthique. Ainsi, nous sommes préparés à la possibilité que la solution de notre problème soit à chercher dans une situation psychologique particulière » (171- 172). La grande analogie de Totem et tabou portait sur les enfants, rêveurs et névrosés d’un côté, les sauvages (Wilden) de l’autre. Le moyen terme au sens d’Aristote, le meson, était l’inconscient avec ses deux vœux œdipiens principaux. Certes les cérémonials, rites et rituels des religions et de la névrose de contrainte étaient comparés et considérés comme analogues ; néanmoins, Freud en restait à l’élucidation de défenses classiques et usuelles. À propos des monothéismes, la pathologie passe au premier plan. D’emblée le moyen terme analogique qui s’annonce est constitué par les traumas et la latence.
71Freud revient alors au compromis de Quadès. La tribu des émigrés égyptiens voulait que la personne de Moïse et l’exode appartinssent à la nouvelle religion mais que le destin de Moïse fût refoulé. La tribu locale voulait que le caractère étranger – midianite – et nouveau du dieu fût gommé. Les deux groupes avaient intérêt à dénier avoir eu une autre religion avant. Ici Freud ajoute une hypothèse : « Ainsi eut lieu ce premier compromis, qui trouva vraisemblablement bientôt une fixation écrite ; les gens qui venaient d’Égypte avaient amené l’écriture et le plaisir de l’historiographie, mais cela devait durer encore longtemps jusqu’à ce que l’historiographie reconnût qu’elle est astreinte à une inexorable véridicité » (172).
72Une nouvelle dualité s’en déduit : « Par suite de ces rapports une opposition (Gegensatz) put se former entre la fixation écrite et la transmission orale de la même matière, la tradition. Ce qui avait été abandonné ou transformé dans la mise par écrit pouvait très bien avoir été conservé non endommagé (unversehrt, intact) dans la tradition » (172). Comme si les topoï écrit et oral se distinguaient à la manière du Pcs-Cs et de l’Ics en première topique, l’écrit endossant les déformations défensives, l’oral gardant trace non des vœux ics, mais des actes correspondants. « La tradition était le complément et en même temps la contradiction (Wiederspruch) à l’historiographie. Elle était moins soumise à l’influence des tendances déformantes (entstellend), peut-être en maintes parties [y était-elle] complètement soustraite, et elle pouvait de ce fait être plus véridique que le rapport fixé par écrit. Sa fiabilité souffrait cependant de ce qu’elle fût plus instable et indéterminée que la consignation par écrit, exposée à de multiples transformations et défigurations (Verunstaltungen) lorsqu’elle était transférée par communication orale d’une génération à l’autre » (172-173). Freud s’attarde. Il y va d’un des grands problèmes soulevés dès Totem et tabou. Qu’est-ce qui se conserve, et comment, qu’est-ce qui est transmis et qu’est-ce qui ne l’est pas, d’une génération à l’autre, dans une masse ? Autrement dit, quels sont les moyens de la stabilisation dans une masse, et quels styles de stabilité paraissent ? L’écrit et l’oral en donnent deux, qui peuvent être en conflit – ce qui peut aider à la stabilisation de chacun18
73On est tenté de conjoindre tradition et fantasme ics – comme le premier essai joignait mythe collectif de la naissance du héros et roman familial des enfants particuliers. Une trace héréditaire d’événements vécus, que les archifantasmes amèneraient à inférer, est-elle nécessaire ? L’hypothèse a été naguère formulée par Freud qui la répétera dès le dernier chapitre de cet essai. Pourquoi la transmission orale ne suffirait-elle pas ? Les relations, analogies et similitudes entre tradition et fantasme sont nombreuses ; mais elles demeurent mal déterminées ici. Freud reprendra le thème dans la deuxième partie.
74« Une telle tradition pouvait avoir des destins de diverses sortes. Au plus (am ehesten) nous devons nous attendre à ce qu’elle soit abattue (erschlagen) par la consignation par écrit, qu’elle ne soit pas capable de s’affirmer à côté d’elle, qu’elle devienne toujours plus vague (schattenhaft) et finalement tombe dans l’oubli. Mais d’autres destins aussi sont possibles ; l’un d’eux est que la tradition elle-même finisse dans une fixation écrite, et nous aurons à traiter d’autres [destins] encore dans le cours ultérieur [du texte] » (173).
75La question de l’histoire juive de la religion pourrait commencer de s’éclairer : « Pour le phénomène de la latence dans l’histoire juive de la religion qui nous occupe, l’explication s’offre à nous maintenant que les états de faits et contenus intentionnellement déniés par l’historiographie pour ainsi dire officielle n’ont jamais été perdus en réalité. Leur connaissance continuait de vivre dans les traditions qui se maintenaient dans le peuple » (173) – ce que Sellin soutient, notamment à propos du meurtre de Moïse. Il y a cependant une nouvelle difficulté : « Le fait remarquable que nous rencontrons ici est cependant que ces traditions, au lieu de s’effacer avec le temps, devinrent toujours plus puissantes au cours des siècles, se poussèrent au premier plan dans les arrangements ultérieurs du rapport officiel des faits et à la fin se montrèrent assez fortes pour influencer de façon décisive le penser et l’agir du peuple. Quelles conditions ont rendu cette issue (Ausgang) possible, cela se soustrait en tous cas au premier abord à notre connaissance.
76« Ce fait est si remarquable que nous nous sentons justifiés à le tenir encore une fois devant nous. En lui gît notre problème résolu » (173-174).
77De fait, Freud dresse à nouveau le tableau de l’évolution qui, partant de l’abandon du monothéisme mosaïque au profit du culte d’un dieu Jahvé « qui se différenciait peu des Baalim des peuples voisins » (174), laisse la tradition d’un grand passé gagner en puissance, jusqu’à ce que la religion abandonnée de Moïse soit rappelée à la vie. Le problème économique est passé au premier plan. Il demeurera le motif fondamental et explicite de la recherche de Freud, jusqu’à la fin de l’ouvrage.
78« Qu’une tradition disparue (verschollen, dont on n’a plus de nouvelles depuis longtemps) dût exercer un si puissant effet (Wirkung) sur la vie de l’âme d’un peuple ne nous est pas une représentation familière (vertraute Vorstellung). Nous nous trouvons là dans le domaine de la psychologie des masses, dans lequel nous ne nous sentons pas du pays (heimisch, indigène, chez nous). Nous cherchons du regard (Ausschau halten) des analogies, des faits d’une nature au moins semblable (ähnlich) même s’ils sont dans un autre domaine. Nous pensons qu’il y en a de tels à trouver » (174).
79On s’étonne. Freud a utilisé en deux phrases les deux racines allemandes (trau et heim) qui indiquent à la fois la familiarité, la confiance, la possibilité d’être à l’aise, et leur défaut – « L’inquiétante étrangeté », « Das Unheimliche », 1919, n’est pas loin. Or il prétend que le domaine de la psychologie des masses est la raison de cette « infamiliarité » ! Lui qui fréquente ce domaine, le travaille et y a proposé bien des éclaircissements depuis plus d’un quart de siècle – comme il l’a maintes fois rappelé depuis le début de cet ouvrage. N’y a-t-il pas un déplacement ? N’est-ce pas cette analyse-ci de l’histoire d’une masse – histoire juive de la religion – qui crée chez Freud le sentiment, alors plus compréhensible, d’une véritable inquiétante étrangeté à n’y être pas du pays ? Cela éclairerait au moins le fait que, loin de quitter la psychologie des masses, Freud s’adresse ensuite au peuple grec et à son « trésor immensément riche de légendes généalogiques (Geschlechtersagen) et de mythes héroïques (Heldenmythen) » (174). Un peu comme précédemment, la halte dans le monde grec semble là pour... rasséréner. Mais ici l’on croit mieux suivre le mouvement, car l’ombre du mortifère et de la répétition commence de s’étendre sur l’histoire juive de la religion. Littéralement, Freud se propose d’aller voir ailleurs (Ausschau nachhalten), d’aller prendre un autre air, dehors (aus).
80Ces moments de dégagement hors de l’histoire juive de la religion transmettent peut-être le mieux l’intensité à quoi Freud est soumis pendant son analyse. Sans être téméraire, on peut souligner l’opposition entre les qualificatifs « pas familier » et « pas du pays », nicht vertraut et nicht heimisch, que la tradition juive suscite, et le terme « légendes généalogiques », Geschlechtersagen, premier mot que Freud choisit pour évoquer le monde grec (et qui sera répété plus loin).
81Reprenons la lecture du passage, à la lettre. La psychologie des masses, bel et bien, met Freud mal à l’aise. Précisément, la psychologie d’une masse où les Geschlechtersagen manquent ; c’est-à-dire manquent d’efficience, puisqu’on est surpris que le « trésor immensément riche des légendes grecques » soit ainsi caractérisé, vis-à-vis de l’ancienne Torah, où les légendes généalogiques sont pléthore. Une conclusion s’ensuit. Selon Freud, le monde grec accède à une élaboration symbolique effective, il dit les généalogies et Freud restaure en l’évoquant la confiance qui soudain lui a fait défaut. Mais la confiance n’est le régime de l’échange que dans un collectif le plus élaboré possible. Par différence, l’histoire juive de la religion aurait provoqué chez Freud précisément ce qu’un matriarcat ou une horde peuvent susciter : trop de sentiment ; pour l’analyste d’un tel groupe, il faut prendre de la distance et élaborer, ou perdre sa pensée et son analyse. Étant donné les liens travaillés par Freud en détail entre « L’inquiétante étrangeté », Das Unheimliche, et le maternel19, on conclura que le dégagement de Freud à l’endroit du retour de la tradition dans le monde juif est un mouvement contre-transférentiel devant la dynamique matriarcale. Conclusion qu’on ne trouve pas dans le texte manifeste de Freud, mais qui paraît s’imposer. À nouveau se vérifie que la position d’analyste d’un groupe nécessite une position in-externe.
82Retour sur le monde grec, les épopées homériques, les tragiques et les historiens récents. « Avec nos apercevances psychologiques actuelles, on aurait pu longtemps avant Schliemann et Evans soulever la question : d’où les Grecs prirent-ils tout le matériau légendaire, que Homère et les grands dramaturges attiques remanièrent (verarbeiten) dans leurs œuvres maîtresses ? » (174). C’est la grande culture minoé-mycénienne, disparue déjà avant 1250, selon Freud20, qui en répond. (La seule fois où Freud a tenté de formuler une date pour le compromis de Quadès, il a proposé « 1260, ou de préférence plus tard » (164), dix pages plus haut.)
83Pour ce qui concerne une analogie avec le peuple juif : « Chez les historiens grecs de la période ultérieure se trouve à peine une indication sur elle [la grande culture antérieure]. Une fois la remarque qu’il y eut un temps où les Crétois possédaient la maîtrise de la mer, le nom du roi Minos et de son palais, du labyrinthe ; c’est tout, sinon il n’est rien resté d’elle que les traditions reprises par les poètes » (175). Freud conclut que les épopées des peuples doivent être entendues de façon systématique comme la trace d’époques révolues qui devaient, juste après, paraître riches de contenus, significatives et grandioses, peut-être toujours héroïques et qui, le temps passant, donnent de leurs nouvelles seulement via une tradition obscure et incomplète.
84Remarquons l’importance redoublée des poètes. Ils créent le premier idéal du je et la première issue hors de la psychologie des masses en racontant le mensonge vrai de l’Un (Psychologie des masses). Leur rôle ici s’accroît : dans le cas classique, ils transmettent tout en la remaniant l’histoire d’un peuple, entre autres ses généalogies successives – Freud répète que les légendes racontent les lignages, insistant encore sur la valeur symbolique du travail des poètes. Il conclut sur les plaisirs du travail poétique, qui reconstruit un passé enjolivé, à la manière dont chacun procède en modifiant son enfance selon sa fantaisie. Le côté sombre de l’histoire juive est ainsi mis en relief : là, une religion se crée au lieu de poésies.
85« Quant à la signifiance de la tradition pour la poésie nous n’avons donc pas besoin de nous étonner, et l’analogie avec les conditions de l’épopée nous rendra plus enclins à l’étrange (befremdlich) hypothèse admise que chez les Juifs ce fut la tradition mosaïque qui transmua (verwandeln, transformer, métamorphoser, convertir, transsubstantier) le service de Jahvé dans le sens de l’ancienne religion mosaïque. Mais sinon les deux cas sont encore trop différents. Là le résultat est un poème, ici une religion, et pour cette dernière nous avons admis qu’elle était reproduite, sous l’impulsion (Antrieb) de la tradition, avec une fidélité à quoi le cas de l’épopée ne peut naturellement pas faire (zeigen, montrer) pendant. Ainsi il en reste assez de notre problème pour justifier le besoin d’analogies plus pertinentes » (176).
86Déjà Freud en a dit plus que dans Totem et tabou ; il a aussi prolongé la remarque faite dans les annexes de Psychologie des masses à propos du poète ; compte tenu de la place éminente qu’il confère à la spiritualité élaborée par le peuple juif, au fur et à mesure que la religion monothéiste prend le dessus, c’est comme s’il commençait de mettre en œuvre la phrase liminaire : « Nous trouvons avec étonnement que le progrès a conclu un pacte avec la barbarie. » Car il manque de poètes et de poèmes à l’histoire juive – plus exactement, la religion a inclus tous les poètes et tous les mythes (exclusivisme). Ainsi, le pas hors de la psychologie des masses aura toujours été annulé, et les poètes, « récupérés ». En plus, la culture qui a réussi grâce à ses poètes à alléger le poids de la religion et à inventer, outre la pensée philosophique, le pas hors de la psychologie des masses ; celle que Freud présente comme non névrotique, capable de remanier (verarbeiten) l’histoire de sorte que l’on n’y succombe pas aux traumas, celle-là a sombré corps et biens...
87Peut-être comprend-on mieux le malaise de Freud. Non seulement Totem et tabou et Psychologie des masses et analyse du je trouveraient dans L’homme Moïse application et confirmation, mais Le malaise dans la culture aussi ; or c’est de loin le texte le plus tragique de l’œuvre, avec son cercle infernal du progrès et de la culpabilité, devenue ici ce qu’elle est au fond : barbarie.
88Une conjecture. La restitution par Freud d’une série de dualités pourrait indiquer la construction en quelque sorte thérapeutique de l’espace cohomologique (en fronce) corrélatif du pli que l’Ausgang et la figure de l’un tenant lieu d’idéal évoquent. Ici Freud précise la divergence du devenir selon que la perte est élaborée ou répétée. Dans un cas, diversité et ambiguïté (probablement « galoisienne ») des épopées, tragédies et autres récits historiques – avec perte de conviction et ouverture sur d’autres intérêts. Dans l’autre, fixation sur l’un en acte, et exclusivisme.
« C. L’analogie »
89De prime abord, surprise et déception. Le seul endroit de l’ensemble de l’œuvre de Freud qui s’intitule « analogie » paraît ne pas en dire un mot. Ensuite, il ne s’agit même pas de procéder à une analogie dans ce chapitre que Freud semble consacrer à la genèse des névroses à partir d’événements traumatiques vécus pendant l’enfance. Pourtant l’analogie est un instrument et un problème incessants dans le travail que Freud consacre au collectif ! Telles sont les premières impressions ; une sorte de dépit, comme si Freud nous jouait un tour et nous bluffait.
90Il se pourrait aussi, en fait il s’avérera, que ce premier chapitre consacré à l’analogie traite des ressemblances entre individuel et collectif et que les deux chapitres suivants, « Application » puis « Difficultés » déploient les autres moments de l’analogie. Suspendons donc tout jugement. Notons l’écart à l’identique que Freud continue de pratiquer avec prédilection et avançons. Prévenons le lecteur : l’analogie paraîtra ensuite grâce à la répétition de certains termes que nous relevons21, et de certaines situations faciles à identifier.
91« La seule analogie satisfaisante avec le remarquable processus que nous avons reconnu dans l’histoire juive de la religion se trouve sur un domaine situé apparemment loin à l’écart ; mais elle est très complète, elle approche de l’identité. Là-bas viendront à notre rencontre à nouveau le phénomène (Phänomen) de la latence, le surgissement d’apparitions (Erscheinungen, phénomènes, symptômes) incompréhensibles exigeant explication et la condition de l’événement vécu (Erlebnis) précoce, oublié ultérieurement. Et également le caractère de la contrainte qui s’impose à la psyché avec le terrassement (Überwaltigung) du penser logique, un trait qui n’entre pas en considération par ex. lors de la genèse de l’épopée » (176-177).
92À supposer que l’analogie soit une quasi-identité et que les domaines en cause soient éloignés, il restera à préciser le mode de continuité entre les deux : l’individuel et le collectif. Un autre trait de cette introduction est l’insistance renouvelée sur la pathologie, et la différence qui s’ensuit avec la genèse de l’épopée, expressément notée. Dans le paragraphe suivant, Freud emploiera le verbe verarbeiten, remanier, à propos des personnes qui surmontent un événement qui pour d’autres suffirait à créer un traumatisme : le verbe utilisé pour décrire comment Homère et les grands dramaturges attiques remaniaient le matériau légendaire. Ainsi, la pathologie de la religion juive est très accentuée – la référence non pathologique demeure la culture grecque.
93« Cette analogie se rencontre dans la psychopathologie, lors de la genèse des névroses humaines [...] il apparaîtra que cette analogie n’est pas si surprenante qu’on pourrait le penser au premier abord, oui, qu’elle correspond plutôt à un postulat » (177). Phrase importante puisque, en plus de la psychopathologie expressément signalée, le postulat indiqué doit faire l’objet d’une recherche. Il ne sera énoncé qu’au début du chapitre suivant22. Freud montre ainsi que l’analogie court sur plusieurs chapitres ; et il précise qu’elle n’est pas classique – réclamant sans doute un travail particulier. (Notre dépit disparaît.) Dernière remarque : on entre dans l’analyse proprement dite de l’histoire juive de la religion, dans « le plus important », qu’on ne quittera pas. Tout devient plus difficile. Que ce travail s’ouvre sur « L’analogie » est notable ; je considère que c’est une indication technique concernant l’analyse des collectifs.
94Une explication générique de la genèse traumatique des névroses débute ensuite. Après avoir donné une définition des traumas, Freud discute la généralité de l’étiologie traumatique. Il remarque que d’une part la genèse de la névrose remonte partout et à chaque fois à des impressions très précoces de l’enfance, et que d’autre part certains cas sont caractérisés comme traumatiques parce que le trauma y est indéniable et paraît une condition nécessaire et suffisante de la névrose. Une discussion plus approfondie permet d’affirmer que deux grands facteurs, la constitution et les traumas, concourent à la névrose, et qu’il y a continuité entre les étiologies le plus extrêmes23.
95« Peut-être est-il opportun, malgré le danger de répétition, de rassembler ici les faits qui pour nous contiennent l’analogie significative » (178). D’un point de vue classique en matière d’analogie, Freud annonce le traitement des rapports du tout avec les parties et des ressemblances entre névrose individuelle et histoire juive de la religion. A ceci près que le second terme ayant été examiné en détail et étant ensuite repris, il est tacite ici. Voyons quels traits de la théorie des névroses lui sont analogues. « Ce sont les suivants : il s’est avéré pour notre recherche que ce que nous nommons les phénomènes (symptômes) (Phänomene (Symptome)) d’une névrose sont des suites de certains événements vécus et impressions, que justement pour cela nous reconnaissons comme traumas étiologiques. Nous avons maintenant deux tâches devant nous : rendre visite (aufsuchen, aller voir, consulter, aller au petit coin, chercher, ramasser) premièrement aux caractères communs de ces événements vécus, et deuxièmement à ceux des symptômes névrotiques, ce faisant inutile d’éviter certaines schématisations » (178-179).
96Sur quoi Freud va à la ligne, saute une ligne et débute la suite par « Ad. I : » à quoi fera suite un « Ad. II : », à lire comme « addendum » je suppose, chacun remplissant sa part du programme annoncé. La raison de cette présentation heurtée n’est pas évidente. Certes on quitte Moïse et l’exposé qui suit est assez didactique. Est-ce suffisant ? On songe à ce qui finit par apparaître comme un effort de Freud, voire une stratégie nécessaire à cette analyse : ni lui, ni l’ouvrage, ni le rapport des deux ne doivent actualiser l’un ; en outre l’ouvrage ne doit susciter nulle conviction, fût-ce au prix de sa complication. Par ailleurs, l’analyse nécessite plusieurs topoï.
97Les traumas sont analogues à la situation collective étudiée en trois points.
Ils appartiennent à l’enfance précoce, jusqu’à peu près 5 ans. Freud précise son propos – et nous traduisons car ces énoncés joueront un rôle dans l’analogie : « Des impressions provenant du temps où la capacité de parler commence se mettent en relief comme particulièrement intéressantes ; la période 2-4 ans apparaît comme la plus importante ; quand, après la naissance, commence ce temps de l’impressionnabilité (Empfänglichkeit, réceptivité, prédisposition) ne se laisse pas établir de manière sûre » (179).
Ces événements sont oubliés et inaccessibles à la mémoire, sauf par le biais de souvenirs de couverture.
Citons Freud qui rajoute pour la première fois semble-t-il une possibilité « moderne » : « Ils [les traumas] se rapportent à des impressions de nature sexuelle et agressive, certainement aussi à des dommages précoces du je (atteintes narcissiques). Il faut remarquer en plus que de si jeunes enfants ne différencient pas nettement entre actions sexuelles et purement agressives comme plus tard [...] » (179). Le thème du narcissisme, concernant Moïse ou l’infatuation de ce peuple minuscule et impuissant qui s’est cru le favori du maître du monde a déjà été évoqué. Certes Freud l’introduit ici en vue de l’analogie. Il n’en demeure pas moins que les atteintes narcissiques sont bel et bien introduites au titre de traumas déterminants, de manière explicite.
98Freud rapporte la cohérence de ces trois conditions à l’instauration en deux temps de la sexualité humaine, donc à la période de latence, puis il conclut : « Peut-être cet état de choses apporte la condition véritable pour la possibilité de la névrose, qui certes en un certain sens est un privilège humain, et selon cette considération [l’humanité proviendrait d’une espèce animale dont la maturité sexuelle se produisait vers 5 ans] apparaît comme un résidu (survival) [en anglais et entre parenthèses dans le texte de Freud] de l’archi-temps, ainsi que certaines parties constituantes de l’anatomie de notre corps » (180). Les analogies fusent, mais ne sont pas développées. Soulignons que la paléoanthropologie récente donne raison à Freud, ainsi que le montre les travaux d’auteurs comme Anne Dambricourt-Malassé et Jean Chaline, par exemple.
99Voici le deuxième addendum, supposé présenter des caractères communs entre les symptômes névrotiques et analogues à l’histoire juive de la religion. Ils sont au nombre de deux, répertoriés a) et b), toujours dans la perspective didactique.
100Premièrement, les effets du trauma sont de deux sortes, positifs et négatifs. Les effets positifs sont subsumés par la fixation au trauma et par la contrainte de répétition (du trauma). « Ils peuvent être pris en charge dans ledit je normal et lui conférer, comme tendances stables du même, des traits de caractère immuables, bien que, ou bien plutôt, justement parce que leur véritable fondement, leur origine historique, est oublié24 » (180). Les effets négatifs sont les formations défensives qui, au lieu de créer une appétence pour la répétition de la situation traumatique, cherchent à l’éviter. « Leur expression principale sont lesdits évitements, qui peuvent s’accroître jusqu’aux inhibitions et aux phobies. Ces réactions négatives aussi fournissent les contributions le plus fortes à la frappe (Prägung) du caractère ; au fond elles sont tout autant des fixations au trauma que leur opposé, seulement ce sont des fixations avec tendance antagoniste » (181). Et ainsi, « les symptômes de la névrose au sens très étroit sont des formations de compromis où les deux sortes de tendances qui proviennent (ausgehend) des traumas se rassemblent […] » (181). On reconnaît les tendances contradictoires relevées par Freud à propos de la conservation et de l’évitement dans l’histoire juive. On songe à l’opposition entre historiographie et tradition, la première évitant, la seconde répétant... Mais Freud nous laisse le soin du travail. Quant à la fixation souvent signalée (à Moïse et à sa religion), son étiologie manque.
101Voici le deuxième trait commun aux symptômes qui doit servir dans l’analogie : le caractère de la contrainte. « Ils [tous ces phénomènes, symptômes, limitations du je et transformations stables du caractère] ne sont pas influencés par la réalité (Realität) extérieure ou pas suffisamment, ils ne s’en occupent pas, ni de sa représentation (Vertretung) psychique, de sorte qu’ils tombent aisément dans une contradiction active à l’endroit des deux. Ils sont comme un État dans l’État, un parti inaccessible, inutilisable pour le travail commun, mais qui peut réussir à surmonter l’autre, ledit normal et le contraindre à son service. Cela arrive-t-il, alors la domination d’une réalité (Realität) psychique interne sur la réalité (Realität) du monde extérieur est ainsi atteinte, la voie vers la psychose ouverte » (181). Bien sûr, le retour d’Aton au lieu de Jahvé est comme un État dans l’État ; les partisans de Jahvé ont conquis Canaan, faisant preuve d’une bonne adaptation à la réalité, et le retour de la religion mosaïque pourrait être comme une psychose ; (en outre l’autre est réapparu dans ce développement)... Mais on aimerait que Freud crée ses analogues lui-même !
102Cependant, on change de thème. La fin du chapitre traite de la latence, puis un exemple de névrose est cité pour soutenir l’intuition du lecteur – sans chercher à le persuader, ce que Freud renonce expressément à faire.
103« Et maintenant demandons-nous ce qu’il en est de la latence qui, avec la prise en considération de l’analogie, doit particulièrement nous intéresser » (182). Freud décrit plusieurs conséquences possibles qui s’ensuivent du trauma. Soit il est immédiatement suivi de l’apparition d’une névrose infantile ; ou bien la névrose est plus longtemps contenue tout en provoquant des troubles frappants ; ou encore elle évolue de manière latente et n’est pas vue. Il insiste sur le cas le plus fréquent : un développement non troublé, permis par la latence physiologique, suivi d’une transformation « erst später » (182), plus tard seulement, « la névrose finale devenant manifeste comme effet retardé du trauma » (182). Il distingue deux types de conflits prévalants, selon que les pulsions sexuelles raniment le conflit à la puberté, ou que les réactions produites par la défense ainsi que les transformations du je créent des obstacles à l’accomplissement des tâches de la vie. Et de conclure : « Le phénomène d’une latence de la névrose entre les premières réactions au trauma et l’irruption ultérieure de la maladie doit être reconnu comme typique. Il est permis d’envisager cette maladie aussi comme une tentative de guérison, comme un effort pour réconcilier à nouveau les quotes-parts du je clivées (die abgespaltenen Anteile des Ichs) par l’influence du trauma avec le reste et pour réunir en un tout puissant contre le monde extérieur. Mais une telle tentative ne réussit que rarement si le travail analytique ne vient pas en aide, et même alors, pas toujours, et elle se termine assez fréquemment en une complète dévastation et un complet morcellement (in einer völligen Verwüstung und Zersplitterung) du je ou en le terrassement (Überwaltigung) de ce dernier par la partie clivée précocement, dominée par le trauma » (182-183). On ne sait comment Freud se servira de cette analyse pour l’analogie, néanmoins le tableau de la névrose et de la psychose ici dépeint insiste avec vigueur sur la gravité de la pathologie.
104Freud interrompt l’exposé général, car continuer transformerait son travail en un essai sur les névroses, et présente un cas qu’il introduit ainsi : « Naturellement on ne peut attendre d’un unique cas qu’il montrera tout et l’on n’a pas besoin d’être déçu s’il s’éloigne quant au contenu loin de celui pour lequel nous cherchons l’analogie » (183). Résumons néanmoins. Un petit garçon, logé dans la chambre des parents pendant l’enfance, avait été fréquemment témoin de leurs rapports sexuels. Dans la névrose qui se déclara à la suite de la première pollution nocturne, il souffrit de troubles du sommeil que Freud analyse comme un compromis classique, « d’un côté l’expression de sa défense contre ces perceptions nocturnes, de l’autre une tentative pour rétablir (wiederherstellen) la veille pendant laquelle il pouvait épier ces impressions » (184). Freud reconstruit l’histoire infantile suivante : l’enfant avait été éveillé tôt à sa masculinité agressive ; il se masturba et entreprit diverses attaques sexuelles envers la mère. Celle-ci réprimanda, menaça de prévenir le père et qu’il enlèverait à l’enfant son membre pécheur (sündig signifie aussi coupable, mais l’adjectif réfère inévitablement à die Sünde, le péché). Vives réactions à la menace de castration : l’enfant abandonne son activité sexuelle et au lieu de s’identifier au père prend une position passive à son égard, le craint, provoque des punitions corporelles, tout en s’identifiant à sa mère et en « s’y cramponnant (klammern, comme plus haut le peuple juif à l’idée monothéiste) toujours plus angoissé ». La latence se passe sans difficultés, il devient un enfant modèle qui réussit à l’école. À la puberté, outre les troubles du sommeil, l’impuissance sexuelle est le second symptôme principal. « La poussée (Schub) de masculinité renforcée que la puberté apporte avec elle fut appliquée à une furieuse haine du père et à une insoumission contre le père » (185). Enfin voici la chute : « Lorsque, affligé de ces symptômes et incapacités, il eut finalement trouvé une épouse après la mort du père, vinrent au jour chez lui, comme le noyau de son être (als Kern seines Wesens), des traits de caractères qui faisaient de sa fréquentation une lourde tâche pour tous ceux qui lui étaient proches. Il développa une personnalité absolument égoïste, despotique et brutale, pour laquelle c’était visiblement un besoin de blesser et opprimer les autres. C’était la copie fidèle du père, tel que l’image s’en était formée dans son souvenir, donc une reviviscence de l’identification au père, en laquelle le petit garçon s’était placé (sich begeben, qui signifie aussi renoncer à) en son temps à partir de motifs sexuels. Dans cette partie nous reconnaissons le retour25 du refoulé (Wiederkehr des Verdrängten) que, à côté des effets immédiats du trauma et du phénomène de la latence, nous avons décrit parmi les traits essentiels d’une névrose » (185). On peut compter que ce dernier passage vaudra dans l’analogie qui nous attend.
105L’identification terminale, presque un envoûtement, est une identification en acte : identification du je (résultant de l’absence d’élaboration d’une séparation avec les deux parents). En outre, elle décrit une personnalité aussi narcissique que possible, thème décidément sous-jacent à cette étude.
« D. Application »
106« Trauma précoce – défense – latence – irruption de la maladie névrotique – retour partiel du refoulé : ainsi s’exprime la formule que nous avons établie pour le développement d’une névrose » (185). Et ainsi débute ce chapitre, le plus long de cette partie – dont on escompte qu’il dise « l’essentiel ». De fait le texte devient de plus en plus dense, jusqu’à la fin de l’ouvrage.
107Cette fois les éléments des névroses individuelles seront tacites. Freud consacre ce chapitre à l’approfondissement de thèses développées dans son œuvre antérieure sur le collectif, entre autres dans Totem et dans Psychologie des masses. L’analogie annoncée demeure en partie postulée, en partie implicite. Certains mots répétés en écho des chapitres précédents l’indiquent.
108Rappelons les trois moments classiques d’une analogie * : analyse du rapport des parties entre elles et avec leur tout et analyse des ressemblances entre les termes de l’analogie ; puis analyse des différences ; enfin transgression et invention conceptuelle. Il semble au premier abord qu’on en soit loin. De nouveau, le travail attentif sur le texte nous démentira, du moins en partie.
109En voici le mouvement. Freud commence par exposer le postulat que nous attendions. Puis il revient sur Totem et tabou, en précise les énoncés et en étend la portée. Il pose une interprétation générique : si le meurtre de l’Urvater de l’archi-horde est l’équivalent du trauma infantile, alors les religions – quelles qu’elles soient – sont les névroses de l’âge adulte corrélatives. Vient ensuite une analyse détaillée du cas particulier de la religion juive et de la religion chrétienne à sa suite. Le chapitre se conclut sur une étude de l’antisémitisme chrétien. Le thème du père et de l’invention de la fonction paternelle est central dans tout le chapitre.
110Étudions le postulat, puisqu’il permet l’économie d’une construction classique de l’analogie. « Le lecteur est maintenant invité à faire le pas (Schritt, toujours ce pas : celui par quoi le poète sort de la psychologie des masses, et celui, inhabituel, de Moïse, 113) vers l’hypothèse admise que dans la vie de l’espèce humaine s’est produit le semblable (Ähnliches) à [ce qui s’est produit] dans celle de l’individu. Donc qu’il y a eu là aussi des processus à contenu sexuel-agressif, qui ont laissé derrière eux des suites durables, mais [qui] pour la plupart furent soumis à défense (abgewehrt26), oubliés, [qui] plus tard, après longue latence sont venus à l’efficience et ont créé des phénomènes, les symptômes (Phänomene, den Symptomen, même expression que dans le chapitre précédent) semblables en construction (Aufbau, constitution, structure) et tendance.
111« Nous croyons pouvoir deviner ces processus et voulons montrer que leurs suites symptomatiques-semblables (symptomähnlich) sont les phénomènes (Phänomene) religieux. Puisque depuis l’apparition de l’idée d’évolution on ne peut plus douter que le genre humain a une préhistoire, et puisque cette dernière est inconnue, c’est-à-dire oubliée, une telle conclusion a presque le poids d’un postulat. Lorsque nous apprenons que les traumas efficients et oubliés se rapportent ici comme là à la vie dans la famille humaine, nous saluerons ceci comme un supplément-cadeau (Zugabe) hautement souhaité, non prévu et non exigé par les discussions jusque-là.
112« J’ai établi ces affirmations déjà depuis un quart de siècle dans mon livre Totem et tabou (1912) et n’ai besoin que de les répéter ici » (186).
113Freud avait évoqué une analogie qui était presque une identité : ce que le postulat énonce. On se demandera néanmoins ce qui tient lieu de période de latence dans l’histoire de l’évolution de l’espèce humaine.
114D’autre part, si précisément que l’on sache décrire l’histoire d’une névrose, comme Freud le fait à la fin du chapitre précédent, on ne connaît pas pour autant les processus intimes de création et conservation des attracteurs de la dynamique psychique ; dans le cas précédent, on sait seulement que la figure paternelle de l’enfance a toujours été surinvestie et que la règle, en de tels cas, est qu’à un tel investissement succède une identification envahissante – dont le topos déterminera la pathologie. On constate que la fonction psychique, dynamique d’investissement, crée l’organe correspondant : figure paternelle – assertion vraie de toute formation psychique dans la perspective dynamique qui est celle de la psychanalyse. Il est possible que l’analogie et le postulat reposent sur des remarques de méthode de ce genre.
115Enfin nous avions interprété27 la construction de l’archi-horde et de son guide, puis le meurtre de ce dernier comme le moment – mythique – où s’effondrait une dynamique quadratique (« narcissisme absolu », représentation de la stabilité étemelle d’un actant sans régulation) au profit de l’entrée dans une dynamique structurellement stable (stabilité souple et compliquée d’actants qui naissent et meurent, « pli », et dont la régulation nécessite l’existence des autres, « fronce », « copli », etc.). Voyons ce qu’il advient de cette lecture. En effet, la répétition de Totem et tabou n’en est pas tout à fait une. Essayons de relever les modifications.
116Freud précise que les archi-humains (Urmenschen) vivaient en petites archi-hordes, chacune sous la domination d’un mâle fort. Les archi-hordes sont de petits groupes de la dimension d’une famille, ce qui n’était pas si clair auparavant. Le terme de mâle, nouveau lui aussi28, mérite commentaire. Männchen, signifie d’abord ce que la littéralité indique : petit homme, petit bonhomme et par extension nain ; en second lieu c’est un mâle, chez les animaux ; enfin pour des chiens, etc. faire le beau, et dans le vocabulaire familier des militaires, se mettre au garde-à-vous, utilisent le terme. Le mot ne fait pas peur et la dérision n’y manque pas.
117L’utilisant, Freud recule dans la préhistoire de l’espèce humaine plus loin que dans Totem. Il précise que « vraisemblablement cet être humain-là n’avait pas encore fait le chemin bien loin dans le développement de la langue » (186). La description quitte le mythe au profit d’une façon de réalisme. L’homme descend d’un préhumain, dit-on, ici il s’agit de déduire le psychisme humain d’un psychisme animal dont il proviendrait, par continuité et rupture ; et Freud exige une hypothèse universelle que Totem s’épargnait.
118Voici la construction : « Elle veut dire que dans les archi-temps l’archi-humain [un universel] vivait en petites hordes, chacune sous la domination d’un mâle (Männchen) fort. On ne peut pas indiquer le temps, la correspondance avec les époques géologiques connues de nous ne réussit pas (nicht erreicht), vraisemblablement cet être humain-là n’avait pas encore fait le chemin bien loin dans le développement de la langue. Une partie essentielle de la construction est l’hypothèse admise que les destins à décrire ont concernés tous les archi-humains, donc tous nos ancêtres » (186).
119La construction correspondante de Totem s’appuyait sur les religions monothéistes, et ne prétendait pas à l’universalité de manière si explicite. Ensuite, la horde de Psychologie des masses n’est plus une archi-horde d’un archi-temps – que Freud mentionnait sans plus – mais l’une des formes et dynamiques actuelles des collectifs29.
120Ici l’on revient à une archi-horde. Que le langage n’y soit pas développé n’étonne guère – cela ne concerne pas seulement l’archi-horde, les hordes actuelles n’ont pas d’usage symbolique du langage non plus (« langue de bois »), les échanges s’y règlent sur le mode indiciel30. Enfin dans l’analogie avec les traumas individuels, on rejoint le moment où « la capacité de parler commence ».
121Freud continue dans le récit réaliste. Les fils avait un dur destin, ils étaient tués, castrés ou expulsés ; les plus jeunes, protégés par la mère et l’âge du père, pouvaient se substituer à ce dernier. On revient alors sur la description du meurtre du père et de sa consommation tout crû – incorporation en vue de l’identification. Freud impose une discontinuité fondatrice, passage des Urmenschen aux Menschen, à quoi la séquence meurtre, consommation et identification pourvoit. Apparemment, le développement du langage en dépend31.
122L’absurdité de l’hypothèse, lorsqu’on la considère d’un point de vue réaliste stricto sensu, tient entre autres à ceci : si l’organisation en petites hordes a existé, de fait on la rencontre dans beaucoup d’espèces animales, alors elle a été structurellement stable, souple et reproductible. Ainsi, certains singes africains vivent en petites hordes, plus ou moins distantes les unes des autres ; mais elles organisent leurs frontières communes, limitant ainsi le pouvoir des Männchen ; les groupes de jeunes mâles y constituent une sorte d’état et de lieu intermédiaire, en constant renouvellement, dont chacun sort en créant sa propre horde avec de jeunes femelles – qui ont plus de liberté, dans tous les groupes animaux connus, que Freud ne semble l’imaginer. Autrement dit, d’un point de vue réaliste stricto sensu, il n’y a pas lieu d’évoquer l’existence d’un Männchen stable, unique et omnipotent, comme Freud le présente – tout en maintenant une certaine ambiguïté, du fait de cette désignation.
123Par contre il existe un Mann, stable, unique et omnipotent qui de toute évidence appartient à la réalité de l’enfant – Wircklichkeit et Realität –, comme il a été vu dans le chapitre précédent ; celui-là est un universel de la réalité psychique humaine – à moduler en cas de culture matriarcale –, mais il est le seul. L’invention de son existence se produit pour chaque enfant, puisque le fonctionnement narcissique du je plaisir du début, permis par les soins maternels, lui préexiste – et d’ailleurs persiste la vie durant. Quant au conflit ambivalent que l’existence du père suscite, il se déduit de son mode d’apparition.
124La recherche insistante et obstinée d’un événement de la réalité historique et matérielle rappelle la quête de Freud à propos de la scène primitive, dans l’analyse de L’homme aux loups – que le récit de cas du chapitre précédent évoquait. Cependant l’insistance sur la réalité événementielle comme paramètre essentiel dans la reconstruction des formations psychiques en cause peut être entendue. Elle indique, d’une part, le domaine des psychoses, qui devient le domaine d’investigation privilégié de la suite de l’ouvrage ; d’autre part, la poursuite de l’investigation relancée en 1924, qui confère à la réalité le statut d’une quasi-instance économique. Pour transposer le programme de recherches ainsi proposé en termes de dynamique qualitative : comment les diverses fonctions de suppléance assurées par les deux parents ou tenant-lieu, à l’endroit du nourrisson puis du petit enfant, s’internalisent en tant que formes-organes psychiques, comment elles se stabilisent ou évoluent et comment leur existence canalise la dynamique psychique...
125Freud continue de décrire la suite de l’histoire un peu différemment et nous nous y attarderons. Il faut supposer, écrit-il, qu’il se passa un assez long temps de combats entre les frères après le meurtre (cf. les deux générations nécessaires entre le meurtre de Moïse et le pacte de Quadès). « L’apercevance sur les dangers et le manque de succès de ces combats, le souvenir de l’acte de libération accompli en commun et les liens sentimentaux des uns avec les autres qui étaient nés pendant les temps de l’expulsion (Vertreibung) conduisirent à la fin à une union parmi eux, une espèce de contrat social (Gesellschaftvertrag) » (187-188). Ce terme de philosophie politique n’avait pas été utilisé auparavant, bien que la description de ce qui s’ensuit : renoncement pulsionnel, reconnaissance de devoirs mutuels, installation d’institutions déterminées déclarées inviolables (sacrées), donc débuts de la morale et du droit, soit désormais classique. Le contrat social et ses corrélats imposent qu’entre le meurtre et l’établissement dudit contrat le langage s’est constitué.
126Sans nous attarder à la fiabilité de la reconstruction historique, acquiesçons à un autre point : le pacte social et son respect supposent une dynamique du collectif – fraternelle, totémique ou démocratique, Freud emploie tous ces termes – dans laquelle le langage ait valeur symbolique*32.
127La description suivante est nouvelle : elle reconnaît de manière plus explicite que naguère la coexistence du moment totémique et du matriarcat33. « Chaque particulier renonçait à l’idéal de conquérir pour lui la position du père, à la possession (Besitz) des mère et sœurs. Ainsi, le tabou de l’inceste et le commandement de l’exogamie étaient donnés. Une bonne partie de la complétude de puissance (Machtvollkommenheit, omnipotence, pouvoir absolu) devenue libre par l’élimination du père passa aux dames, vint le temps du matriarcat. Le souvenir du père continua de vivre à cette période de l’“alliance des frères” (Brüderbund, à la fois alliance, union et ce qui s’ensuit : ligue, confédération ; de plus, ce que le français nomme l’Ancien et le Nouveau Testament se dit en allemand der Alte und Neue Bund) » (188). Freud introduit le totem corrélatif de ce temps-là ; il en propose une description différente, usant de défenses plus archaïques. « Dans le rapport à l’animal totem était complètement (voll) maintenue la nature originaire, contradictoire et clivée (ambivalence) (die ursprüngliche Zwiespältigkeit34 [Ambivalenz]), de la relation de sentiment au père. Le totem valait d’un côté comme ancêtre aimé et esprit protecteur du clan, il devait être honoré et préservé, de l’autre côté un jour de fête fut instauré où lui était préparé le destin que l’archipère avait trouvé. Il était tué et consommé par tous les compagnons en commun (repas totémique d’après Robertson Smith). Ce grand jour de fête était en réalité une célébration de triomphe de la victoire des frères alliés sur le père » (188). Clivage et triomphe. Pas de pleurs. Freud indique l’archaïsme des défenses, lié sans doute au mixte de matriarcat et de totémisme. On est loin d’un contrat social assumé et d’un usage symbolique stable de la langue. Dans P&P on a remarqué que l’animal totem était autant fils – des mères du matriarcat – que père ; et que la confusion entre naître et mourir était prévalante35
128« Où demeure dans ce contexte la religion ? » (188). Le totémisme est la première, répond Freud, et poursuit-il, nous pouvons affirmer le lien existant d’emblée entre religion, formations sociales et obligations morales. Suit un descriptif des développements ultérieurs de la religion, « Ils vont sans aucun doute parallèlement aux progrès culturels du genre humain et aux transformations dans la structure (Aufbau) des sociétés humaines » (189). On se souvient du pacte entre progrès et barbarie. Freud paraît ne pas se le rappeler ici et apprécier ledit progrès.
129Il distingue quatre moments religieux. D’abord, humanisation de l’être vénéré ; c’est une nouveauté de sa description ; la réalité et la nécessité de ce moment dans la déduction freudienne ne sont pas claires, néanmoins Freud y tient puisqu’on verra ce moment reparaître plus loin, dans un contexte qui laisse à penser que le panthéon égyptien l’a inspiré. Deuxièmement, apparition des grandes divinités maternelles (Muttergottheiten), « en un lieu (Stelle) de ce développement pas facile à déterminer, vraisemblablement encore avant les dieux masculins (männliche Götter) » (189). Il y a une différence d’individuation nette entre les deux expressions, « divinités maternelles » et « dieux masculins ». Troisièmement, « Entre-temps un grand bouleversement social s’est accompli. Le droit matriarcal fut remplacé (abgelöst36) par un ordre patriarcal à nouveau rétabli (wiederhergestellt37) » (189). La suite de la description reprend des éléments fournis dans Psychologie des masses, bien qu’elle soit contradictoire avec l’hypothèse nouvelle de l’humanisation : limitation de pouvoir et pléthore des nouveaux pères ; apparition des divinités maternelles pour dédommager les mères de la limitation du matriarcat ; les dieux masculins apparaissent d’abord comme fils à côté des grandes mères, plus tard ils prennent les traits de figures paternelles (Vatergestalten, formes, personnages, statures, paternels). Ces dieux masculins du polythéisme reflètent les rapports (Verhältnisse) du temps patriarcal. Ils sont nombreux, se limitent les uns les autres, se subordonnent à l’occasion à un dieu général supérieur (einem überlegenen Obergott).
130« Mais le pas (Schritt) suivant conduit au thème qui nous occupe ici, au retour du dieu père un, unique, dominant sans limite » (189). Si l’on s’en tient au chapitre « Analogie », et au récit de cas qui le concluait, la forme terminale de la névrose paraîtrait ici. Avant d’entrer plus avant dans l’étude, quelques mots sur ce qu’archéologues et préhistoriens proposent à l’heure actuelle en fait d’apparition des religions.
131Le résultat le plus frappant est l’apparition tardive d’une forme figurée de transcendance (parmi les natoufiens, au Moyen-Orient au dixième millénaire) avant l’apparition de l’agriculture. Toutes les représentations antérieures connues laissent à penser qu’il existe une forme d’immanence entre les humains et le monde dans lequel ils se situent. La séquence est alors la suivante : apparition de la grande déesse mère en position de transcendance par rapport aux humains qui l’adorent. La déesse est accompagnée d’une série d’animaux, et parfois accouche d’un taureau. Ensuite le taureau est chevauché par un homme qui, semble-t-il, se transforme en dieu masculin. À l’époque citadine ultérieure, en Mésopotamie, les panthéons comportent à la fois un dieu père discret, des dieux masculins plus ou moins puissants et des déesses mères et filles, un peu comme le panthéon grec. Plus tard les Hébreux inventent le monothéisme, tout en empruntant l’essentiel du reste de leur culture aux Mésopotamiens. Cette séquence récente et qui semble fondatrice pour les développements modernes de la culture occidentale ressemble en partie aux hypothèses freudiennes. Mais on ne voit pas figurer l’humanisation précoce de l’être vénéré38.
132(Des interprétations récentes concernant les peintures préhistoriques de grottes européennes proposent une figuration liée à des pratiques chamaniques. Elles confirmeraient une immanence relative de ces humains et de leur monde – un échange d’égal à égal, sans peur ni infatuation particulières. En 1997, le préhistorien Emmanuel Anati a proposé deux thèses : d’une part, l’ensemble de l’art rupestre connu dans le monde constituerait une écriture ; d’autre part, la dernière déglaciation, qui eut lieu brutalement, à une époque datée entre 14 000 et 11 000 BP, et qui provoqua une rapide montée du niveau de la mer de 100 mètres, constituerait le trauma de l’humanité. Il apparaîtrait dans les innombrables récits de déluge et aurait provoqué une transformation sociale majeure, liée à la fin de la chasse aux très grands animaux. Ces thèses récentes sont encore sujettes à discussion.)
133Revenons à Freud qui consacre encore un paragraphe à plaider pour le réalisme de sa reconstruction. Les arguments incontournables lui paraissent les suivants : existence attestée du totémisme et des Männerbünde, alliances et fédérations d’hommes ; fidélité du rite chrétien de la communion au repas totémique ; enfin « Comme contributions à la compréhension du rapport si significatif au père je n’ai besoin d’ajouter que les phobies d’animaux, la peur qui fait une impression si étrange (so seltsam anmutende Furcht) d’être dévoré par le père et l’énorme intensité de l’angoisse de castration » (190). Les phobies d’animaux ne dépendent pas si étroitement des rapports au père que Freud le prétend, les contributions de la relation de l’enfant à sa mère y sont systématiques ; l’ogre et l’ogresse élaborent l’oralité. On n’avancera pas ici dans l’élaboration critique des autres termes, à quoi P&P a contribué.
134Venons-en avec Freud à l’usage du postulat et des divers termes qui ont été avancés. D’abord Freud souligne qu’il y a deux sortes d’éléments (zweierlei Elemente) dans les doctrines et rites religieux : « D’un côté des fixations à l’histoire ancienne de la famille et des vestiges de survivance de la même (Überlebsel39), de l’autre côté des rétablissements (Wiederherstellungen) du passé, des retours (Widerkehren) de l’oublié après de longs intervalles. La dernière partie est celle qui, jusque-là négligée et pour cela incomprise, doit être démontrée sur au moins un exemple impressionnant.
135« Cela mérite une mise en relief particulière que chaque morceau (Stück) qui fait retour du passé s’impose avec une particulière puissance, exerce une influence incomparablement forte sur les masses humaines et élève une revendication irrésistible à la vérité, contre quoi l’opposition logique demeure impuissante (gegen den logischer Einspruch machtlos bleibt). À la manière du credo quia absurdum. Ce caractère remarquable ne se laisse comprendre que d’après le modèle du délire des psychotiques. Nous avons depuis longtemps conçu que dans l’idée délirante se cache un morceau de vérité oubliée […]. Nous devons aussi accorder (zugestehen) une telle teneur en vérité qu’il faut nommer historique aux propositions de foi des religions qui certes portent en soi le caractère de symptômes psychotiques, mais comme phénomènes de masses sont soustraites à la malédiction de l’isolation40.
136« Aucun autre morceau de l’histoire de la religion ne nous est devenu si transparent que l’instauration du monothéisme dans le judaïsme et sa continuation dans le christianisme, si nous laissons de côté le développement compréhensible, semblablement sans lacune, du totem animal jusqu’au dieu humain avec son compagnon [animal] régulier » (190-191).
137Une lueur : jusque-là, entre autres dans la compréhension du totémisme, Freud avait construit des analogies entre religions et névroses, névrose de contrainte pour l’essentiel. Il avait indiqué dans Massenpsychologie que le travail entrepris s’avérerait dans l’étude des psychoses, mais l’investigation n’avait pas été poussée – la seule tentative, à propos de la mélancolie, était peu réussie41.
138Est-ce que Freud n’est pas en train de construire une nouvelle analogie, où les religions monothéistes sont analogues aux psychoses ? Le travail d’archaïcisation des origines de l’histoire de l’humanité (sociogenèse), ainsi que le déplacement des symptômes et mécanismes de défense vers plus d’archaïsme (clivage, délire) (psychogenèse), vont dans ce sens. De même, la remontée dans le temps individuel jusqu’au moment de l’apprentissage du langage, voire en deçà, pour constituer les traumas individuels. De même, la mention des dommages narcissiques. L’acharnement à démontrer la réalité de la reconstruction archi-historique ne dépend-il pas de la même option ?
139D’ailleurs le lien introduit par Freud entre les psychoses – dont c’est la première mention explicite – et les monothéismes juif et chrétien qui seront maintenant examinés est spectaculaire, raison pour quoi nous avons traduit et cité le passage42.
140Pourrait-on avancer les hypothèses suivantes : il y aurait des religions analogues aux névroses de l’enfance ou aux névroses à leur début, les totémismes plus ou moins matriarcaux ou patriarcaux. L’existence d’un meurtre, d’une discontinuité fondatrice de la culture, y serait présente et transparente ; meurtre à la fois répété et peu à peu remanié. Une évolution favorable de cette situation serait la culture grecque. Mais il y aurait une autre évolution, aggravante, comme il a été décrit à propos de l’évolution des névroses. Fondée sur des dommages plus précoces, de nature plus narcissiques, elle amènerait à l’équivalent collectif de la dévastation et du déchiquètement du je : ce seraient les monothéismes, psychoses de l’humanité, et non simples névroses ; des troubles où le narcissisme est prévalant – craintes gigantesques et infatuation tout aussi énorme. D’ailleurs la première caractérisation du peuple juif qui va suivre est sa fierté.
141Mais continuons de lire le texte, plus difficile à entendre qu’il n’y paraît : « Si nous laissons provisoirement valoir la domination pharaonique du monde comme motif pour l’apparition de l’idée monothéiste, nous voyons que celle-ci, séparée de son sol et transférée à un autre peuple, prend possession (Besitz) de ce peuple après un long temps de latence, est protégée par lui comme sa possession (Besitz) le plus précieuse et dès lors de son côté maintient le peuple en vie en lui offrant la fierté de l’élection. C’est la religion de l’archipère, à laquelle s’attache l’espoir de rétribution, de distinction, finalement de domination du monde » (191).
142De fait, on est entré dans la description d’un univers psychotique. Le jeu de possession, voire de pénétration réciproque, est très accentué par Freud43. Le genre d’envoûtement suggéré rappelle le récit de cas qui précédait, mais aussi la mélancolie. L’élection et la domination du monde sont des traits paranoïaques, le premier dans l’ordre de l’érotomanie, le second, dans celui du délire des grandeurs. L’analyse du cas du président Schreber (1911) paraît se profiler à l’arrière-plan de cette description.
143Continuons de lire cet impressionnant tableau de la psychose religieuse. « Ce dernier fantasme de vœu [domination du monde], abandonné depuis longtemps par le peuple juif, continue de vivre encore aujourd’hui chez les ennemis du peuple dans la croyance au protocole des “sages de Sion”. Nous nous réservons de présenter dans un chapitre ultérieur comment les propriétés particulières de la religion monothéiste empruntée (entlehnt, terme de même racine que l’étayage, Anlehnung) à l’Égypte ont dû agir sur le peuple juif et frapper (prägen, le terme du chapitre précédent concernant la frappe du caractère) son caractère pour la [longue] durée, par le refus (Ablehnung, cf. ci-dessus entlehnt) des magie et mystique, par la stimulation (Anregung) à progresser dans la spiritualité, par l’invitation aux sublimations, [nous nous réservons de présenter dans un chapitre ultérieur] comment le peuple, rendu heureux (beseligt) par la possession de la vérité, terrassé (überwaltigt, le mot employé pour signifier le terrassement du penser logique et celui du je par les parties clivées) par la conscience de l’élection, parvint à la haute estime de [la chose] intellectuelle et à l’accentuation de [la chose] éthique, et comment les tristes destins, les déceptions réelles de ce peuple, purent renforcer toutes ces tendances » (191-192).
144De la psychose à la sublimation, Freud va un peu vite en besogne ici. En premier lieu, comment un monothéisme quel qu’il soit serait en mesure d’abandonner le fantasme de vœu de domination du monde ? On comprend que Freud défende le peuple juif en 1938, il concède cependant que les adversaires du peuple ont maintenu l’existence de ce vœu – patent dans le mot « catholique ». Il s’agit d’un trait paranoïaque constitutif et intrinsèque pour tous les monothéismes (dont la ou les science(s) occidentales sont issues) ; Freud l’a accentué jusque-là et le soulignera à nouveau plus loin.
145Attardons-nous à la description du peuple et de son évolution – sur quoi l’analyse reviendra. Freud y retrouve une difficulté centrale de toute cette œuvre – et nous y soumet. Il montre en effet, d’un côté, la psychose inhérente au monothéisme et, de l’autre, il accentue en même temps une série de « progrès » intellectuels et spirituels – au sens usuel, dix-huitiémiste, du terme. Le premier thème est souligné par le choix des mots et par la répétition des mots employés dans le chapitre « Analogie », tels que : frappe du caractère, terrassement, rétablissement et retour du refoulé. Le second thème est le texte de ce chapitre, tel qu’il se donne à la lecture immédiate. La dualité est l’ensemble des deux.
146J’ai noté les mots qui rappellent l’étayage tout en le suscitant ailleurs qu’à sa place, car l’hypothèse de la psychose induit celle d’une sexualisation de la pensée, ainsi évoquée.
147« La réintégration (Wiedereinsetzung) de l’archipère dans ses droits historiques fut un grand progrès, mais ce ne pouvait être la fin » (192). Freud enchaîne et emprunte une nouvelle voie. Non celle de l’exploration fine de la psychose religieuse, mais peut-être celle de la tentative de guérison qui lui est liée. Cependant, pourquoi le monothéisme qu’il a commencé d’interpréter comme le délire qu’il est aussi tourne-t-il au pur « grand progrès » ? La dualité vire-t-elle au clivage ? Freud y est-il soumis ? Il montrerait qu’il ne peut pas toujours se préserver de l’infatuation commune à la culture occidentale – dans ce travail on considère qu’à cet égard la distinction entre juifs et chrétiens est de l’ordre des petites différences. De nos jours, les propos critiques de quelques survivants de groupes ethniques décimés sont plus accessibles ; les études des autres cultures et de leur raffinement spirituel et sublimatoire, intellectuel et éthique sont un peu plus fouillées ; enfin le constat des ravages provoqués par « les progrès » de la culture occidentale est plus facile. Nous sommes dans une difficulté moindre que Freud pour reconnaître de façon stable le délire de la culture occidentale, sa construction d’une néo-réalité, et le lien intrinsèque entre les monothéismes et le développement des sciences et techniques.
148Freud poursuit en interprétant le christianisme. À la relecture on comprend qu’il décrit ici le tableau d’ensemble de la psychose religieuse et de son évolution – il reviendra ensuite aux détails des formations psychiques correspondantes. « Les autres morceaux de la tragédie préhistorique aussi poussaient vers la reconnaissance » (192). Étant donné que la religion juive rétablit le père et selon Freud en reste là, on peut penser que « les autres morceaux » concernent le meurtre dudit père et ce qui s’ensuivit. « Ce qui mit ce procès en marche n’est pas facile à deviner. Il semble qu’une conscience de culpabilité croissante s’était emparée du peuple juif, peut-être de l’ensemble du monde cultivé d’alors, comme précurseur du retour du contenu refoulé » (192). La causalité dynamique via la culpabilité est la seule que Freud mentionnera pour l’invention du christianisme dans tout l’ouvrage. Elle demeure énigmatique. Si l’apparition d’une conscience de culpabilité accrue dans un collectif n’a rien de difficile à concevoir, le rapport d’antériorité avec le retour d’un contenu refoulé – et de ce contenu-là – est plus difficile à élaborer.
149« Jusqu’à ce qu’ensuite un de ce peuple juif (einer aus diesem jüdischen Volk) trouvât dans la justification d’un agitateur politico-religieux le motif avec lequel une nouvelle religion, la chrétienne, se sépara (ablöste) du judaïsme. Paul, un Juif romain de Tarse [italiques de Freud], prit cette conscience de culpabilité et la ramena exactement à sa source archi-historique (préhistorique). Il la nomma le “péché originel” (Erbsünde signifie littéralement péché hérité), c’était un crime contre dieu, qui ne pouvait être expié (gesühnt) que par la mort. Avec le péché originel, la mort était venue dans le monde » (192). Si le péché originel figure dans la Genèse, il concerne la toute-puissance divine et n’a pas de rôle central dans le judaïsme. Freud attribue à juste titre à Paul le renouvellement du thème, la relation au meurtre et la fondation d’une nouvelle religion sur des manipulations inédites et de grandes dimensions de la culpabilité : baptême, etc.
150« En réalité ce crime méritant la mort avait été le meurtre sur l’archipère plus tard divinisé. Cependant ce ne fut pas l’acte meurtrier qui fut remémoré, mais au contraire, à sa place, son expiation [fut] fantasmée, et c’est pourquoi ce fantasme put être salué comme nouvelle de rédemption (Évangile) [= bonne nouvelle]. Un fils de dieu s’était laissé tué comme non-coupable (als Unschuldiger) et ce faisant il avait pris sur lui la faute (Schuld) de Tous (Aller). Il fallait que ce fût un fils, car cela avait bien été un meurtre sur le père. Vraisemblablement des traditions issues des mystères orientaux et grecs avaient pris de l’influence sur l’extension (Ausbau) du fantasme de rédemption. L’essentiel en lui paraît avoir été une contribution personnelle de Paul » (192).
151L’apparition de la notion de fantasme pose question. Le fantasme de rédemption s’oppose à la remémoration et à la réalité événementielle. Remémorer, répéter et perlaborer (1914) écrivit Freud, et les fantasmes n’entraient pas immédiatement dans l’analyse. Fantasme individuel ou collectif, dans le cas de l’expiation-rédemption ? Quelle est sa valeur ? L’accès à la possibilité de fantasmer, ici fondateur, dénote la proximité des névroses, au lieu que l’insistance antérieure sur la réalité traumatique déniée orientait vers les psychoses et leurs constructions délirantes.
152« Que le rédempteur se fût sacrifié sans faute (schuldlos) était une déformation visiblement tendancieuse, qui préparait des difficultés à la compréhension logique, car comment un non-coupable (Unschuldig) de l’acte meurtrier doit pouvoir prendre sur soi la faute (Schuld) des meurtriers en se laissant lui-même tuer ? Dans la réalité historique il n’existait pas une telle contradiction. Le “rédempteur” ne pouvait être aucun autre que le principal coupable (Hauptschuldig), le meneur (Anführer) de la bande des frères qui avait terrassé (überwaltigt) le père. S’il y eut un tel rebelle en chef et meneur doit être laissé non décidé, selon mon jugement. C’est fort possible, mais l’on doit aussi prendre en considération que chaque particulier de la bande des frères avait certainement le vœu de commettre l’acte pour soi seul et de se créer ainsi une position d’exception et un substitut (Ersatz) pour l’identification paternelle qui devait être abandonnée, sombrant dans la communauté (für die aufzugebende, in der Gemeinschaft untergehende Vateridentifizierung) » (193).
153On n’a pas accoutumé que Freud prenne un point de vue unilatéral sur les événements qu’il analyse ; on est pourtant un peu sidéré de constater que ce qui a été analysé comme le moment de création de l’identification paternelle : meurtre, consommation, repas totémique, et comme le facteur dynamique de cohésion de la communauté, doive être abandonné et sombre – Untergang est le terme par quoi Freud signifie la nécessaire disparition, le naufrage du complexe d’Œdipe – dans la communauté.
154On se tire aisément d’embarras, grâce à la distinction entre identification du je et création de l’idéal du je. La place d’exception est une identification en acte au père, une identification du je. Cette identification-là doit sombrer au profit de la constitution d’un tenant lieu d’idéal du je commun, qui participe à la création de la communauté. Et l’on récolte une confirmation : il est de fait nécessaire de distinguer les identifications du je et celles de l’idéal si l’on veut comprendre Freud... plus loin la métapsychologie et son propre travail d’analyste. En outre, la création des formes de l’idéal du je qui dépendent de l’élaboration des relations au père passe par l’abandon et le naufrage des identifications du je audit père. Le cas qui concluait le chapitre « Analogie » montre une situation inverse, les monothéismes aussi. (Selon Freud, la position du Christ d’après la tradition chrétienne est encore une identification en acte au père ; ainsi, désigner le Christ comme tenant-lieu d’idéal barre l’accès à l’élaboration de la fonction paternelle – au profit de cultures qui accentuent soumission et révolte.)
155Le terme de fantasme, ici d’expiation et de rédemption, a été l’annonciateur du thème de l’idéal du je, dans ce texte comme dans Massenpsychologie. « S’il n’y eut aucun meneur de cette sorte, alors le Christ est l’héritier (Erbe) d’un fantasme de vœu demeuré inaccompli, s’il y en eut, alors il est son successeur et sa réincarnation. Mais peu importe si ce qui se présente ici est fantasme ou retour d’une réalité oubliée (Realitat), en tous cas il y a à trouver en ce lieu l’origine de la représentation du héros (der Ursprung der Vorstellung vom Heros zu finden, vom Helden), du héros qui, oui, toujours contre le père se révolte et le tue sous une forme quelconque » (193).
156Pourquoi l’origine ? Pourquoi Freud répète-t-il, « vom Heros, vom Helden » ? Le terme d’origine grec signifie d’abord maître, chef, noble, puis demi-dieu. Le terme d’origine germanique désigne d’abord un homme libre, un homme de guerre, mais l’étymologie est incertaine (Duden). L’un, Heros appartient davantage au mythe, l’autre, Held, davantage à la réalité historique. Freud annulerait-il l’équivalence du fantasme et de la réalité oubliée en même temps qu’il l’énonce ?
157Le moment est important. Freud revient sur la valeur de la différence entre fantasme et retour d’une réalité oubliée, et paraît juger qu’il n’y en a pas. Ce jugement advient à propos de la représentation du Heros-Helden, alors que la figure du père et l’événement de son meurtre ne tolèrent pas pareille équivoque. Du point de vue de la vie psychique individuelle, ceci correspondrait pour partie à l’histoire de tout humain : enfant, il est confronté aux figures paternelle et maternelle à l’évidence toutes-puissantes, à partir de quoi se créent des représentations du père et de la mère. La révolte, elle, peut avoir été plus fantasmée qu’agie et avoir cependant engendré des fantasmes de héros, roman familial, etc. Reste le problème de l’acte meurtrier, réel selon Freud. Pour ce qui concerne la transposition collective, nous avons déjà rappelé quelques hypothèses ; elles vont pour partie s’avérer maintenant.
158Ce passage, où fantasme et retour d’une réalité oubliée semblent équivalents, fait suite à la distinction entre identification du je et identification constitutive de l’idéal du je – ainsi qu’à la mention du naufrage, de l’Untergang de l’identification du je afin qu’une construction de l’idéal du je advienne. Dès Massenpsychologie une hypothèse a été formulée : le premier idéal du je est créé par le poète récitant le mythe du héros qu’il invente. De ce fait l’idéal du je n’appartient pas à l’espace temps usuel, ni à l’espace des actes, il appartient à la seule réalité psychique et s’y construit en formes cohomologiques, par abandon d’identifications (et de relations d’objet) en acte.
159Quant à la transformation de la religion juive à la chrétienne, il semblerait que Freud présente la seconde comme si elle restituait une sorte de mythe du héros, et par là, la possibilité de commencer à distinguer le je et l’idéal du je. Selon l’analogie avec la pathologie individuelle, la religion chrétienne permettrait l’accès à des dimensions propres à la névrose – distinction du je et de l’idéal du je, espace fantasmatique –, là où la religion juive mettait davantage l’accent sur des traits psychotiques – déni et fixation à une réalité traumatique, clivage et répétitions en acte, pas d’apparition d’une distinction entre je et idéal du je.
160Mais poursuivons, tout en rappelant la dernière phrase citée, faute de quoi la suite n’est guère compréhensible. « Mais peu importe si ce qui se présente ici est fantasme ou retour d’une réalité oubliée, en tous cas il y a à trouver en ce lieu l’origine de la représentation du héros (Héros), du héros (Helden) qui, oui, toujours contre le père se révolte et le tue sous une forme quelconque. Aussi [il y a à trouver] le véritable fondement de la “faute tragique” (“tragischen Schuld44”) du héros dans le drame (Drama), sinon difficilement démontrable. Il faut à peine douter que le héros (Held) et le chœur dans le drame grec présentent ce même héros (Held) rebelle et la bande des frères45, et il n’est pas sans signifiance qu’au Moyen Âge le théâtre recommence, neuf, avec la présentation de l’histoire de la passion » (193).
161Les références à la culture grecque n’étant pas anodines, le rapprochement entre chrétienté et culture grecque, entre drame et représentation de la passion, suggère que Freud voie dans la chrétienté à ses débuts la possibilité d’un remaniement et d’une élaboration comparables à ceux que la culture grecque a permis ; allégement de la religion qui en fait n’aura pas eu lieu. La suite devrait élucider pourquoi.
162« Nous avons déjà dit que la cérémonie chrétienne de la communion sacrée dans laquelle le croyant s’incorpore sang et chair du Sauveur (Heiland), répète le contenu de l’ancien repas totémique, bien sûr seulement dans son sens tendre, exprimant la vénération, non dans son sens agressif. Mais l’ambivalence qui domine le rapport au père se montra nettement dans le résultat final de l’innovation religieuse [sans doute approchons-nous de la réponse à notre question]. Prétendument destinée à la réconciliation avec le dieu père, elle finit (ging aus, même terme que l’Ausgang de Moïse, etc.) dans son détrônement et son élimination. Le judaïsme avait été une religion du père, le christianisme devint une religion du fils. L’ancien père dieu recula derrière Christ, Christ, le fils, vint à sa place, tout à fait comme dans cet architemps là chaque fils l’avait ardemment désiré (ersehnt) » (193-194).
163Au lieu que le mythe du héros demeure un mythe et offre à chacun l’espace de création d’un idéal du je, comme dans le monde grec, le mythe s’actualise – il s’incarne et il s’impose – barrant l’élaboration psychique individuelle et collective46. Selon Freud, le blocage est d’autant plus strict que l’effacement et donc l’inaccessibilité du père sont plus accomplis : ce que la communion, avec l’identification au Christ-fils, manifeste le mieux.
164Les deux religions sont le pendant l’une de l’autre. Chacune ne restituent que des morceaux de réalité psychique, déniant ou accaparant les autres ; ce faisant elles réduisent leurs membres à des identifications du je étroites et, pour la chrétienne, à un tenant lieu d’idéal très restreint.
165À cette étape des analyses freudiennes, côté juif, l’identification des je entre eux passe par l’élection, cependant que l’existence d’un père archaïque met l’accent sur les défenses psychotiques, de manière immédiate. Le déni du meurtre paraît accentuer une culpabilité qui ne saurait être qu’archaïque – mais que tout malheur réel accroîtra.
166Côté chrétien, le tenant lieu d’idéal est le fils, héros meurtrier et ou mis à mort, dont l’existence bloque l’accès à la reconstitution de l’histoire. Les légendes généalogiques, les Geschlechtersagen des Grecs sont impossibles. C’est comme une psychose de seconde génération, lorsque l’accès aux grands-parents est barré. De plus, l’existence du Christ empêche l’autonomie des fantasmes individuels de roman familial qui sont récupérés dans la religion – la construction de l’idéal du je est arrêtée. À ces éléments, on doit ajouter le fait que ce tenant lieu d’idéal est, dans sa relative faiblesse et ambiguïté, en position de tenant lieu de père aussi.
167Freud poursuit par une critique de la nouvelle religion chrétienne qui « à bien des points de vue signifia une régression culturelle vis-à-vis de l’ancienne, la judaïque » (194). Elle ne maintint pas le haut niveau de spiritualité auquel le judaïsme avait donné son envol, elle ne fut plus strictement monothéiste et reprit des rites et des dieux du polythéisme ainsi qu’une grande divinité maternelle. « Avant tout elle ne se ferma pas, comme la religion d’Aton et la religion mosaïque qui lui succéda, à la pénétration d’éléments superstitieux, magiques et mystiques, qui devaient signifier une lourde inhibition pour le développement spirituel (geistig) des deux derniers millénaires.
168« Le triomphe du christianisme était une victoire renouvelée des prêtres d’Ammon sur le dieu d’Akhenaton, après un intervalle d’un millénaire et demi et sur une scène (Schauplatz) élargie » (194). Ainsi est-ce sans doute un clivage qui sans cesse se répète : Ammon-Aton, Moïse-autre Moïse, Aton-Jahvé, la série des dualités qui s’ensuivent dans l’histoire juive, enfin retour à la scène originaire sous la forme juifs-chrétiens. Rend-il compte de la stabilité des collectifs en cause ? Ne sont-ce pas les papes qui considérèrent les Juifs comme nécessaires à la subsistance de la religion chrétienne ? Freud conclut ainsi ce passage : « Et pourtant le christianisme fut, du point de vue de l’histoire religieuse, c.-à-d. dans la relation au retour du refoulé, un progrès, la religion juive, à partir de là, dans une certaine mesure un fossile » (195).
169En matière de retour du refoulé, la religion chrétienne fait réapparaître toute la sainte famille, père, mère et fils – et la troupe des fils et filles ! Plus la thématique – voilée – du meurtre. Et elle cumule une religion du père, une religion du fils, une religion de la grande divinité maternelle et un polythéisme bariolé. Si l’on considère le schéma évolutif proposé par Freud, totem, humanisation du totem, divinité maternelle, dieu fils, dieu père, on a l’ensemble – plus le polythéisme (les saints) qui, semble-t-il, peut s’ensuivre dans l’évolution chronologique progressive. Ce serait la raison pour laquelle l’institution de l’Église catholique cumule et laisse prévaloir, selon les lieux et les temps, toutes les dynamiques connues des collectifs.
170Reste que judaïsme et christianisme apparaissent comme des aggravations – je dirai, écoutant leurs projections, des cultures barbares ou sauvages – vis-à-vis de l’évolution de cultures polythéistes où la religion s’atténue et tombe peu à peu en désuétude, comme dans le cas du monde grec, du monde chinois le plus élaboré (Tch’an), ou du monde romain : le De rerum natura de Lucrèce parut peu avant le début de cette ère. En outre le clivage judaïsme-christianisme paraît fonctionner comme tenon et mortaise – ainsi que Freud avait déterminé la religion d’Aton dans l’essai historique : religion en fait extrinsèque, religion d’opposition directe à celle qui existait – confirmant, autant qu’il est possible, son alter ego… et réciproquement.
171Enfin, quitte à suivre Freud dans la recherche d’une réalité traumatique déterminant ces formes psychotiques de la vie collective, on se demandera si l’explosion du Santorin, vers 1500, n’aurait pas pu constituer un authentique trauma – dont les déluges pourraient rendre compte aussi (cf. ci-dessus, pp. 100- 101) – capable d’engendrer d’immenses terreurs et des défenses très archaïques. Freud en fait d’ailleurs tacitement l’hypothèse dans ses tentatives de datation, comme nous l’avions noté.
172Retour au peuple juif, puis aux chrétiens et aux relations des deux groupes. « Cela vaudrait la peine de comprendre comment il advint que l’idée monothéiste put faire justement sur le peuple juif une impression si profonde, et être maintenue par lui si opiniâtrement (zähe). Je crois que l’on peut répondre à cette question. Le destin avait rapproché du peuple juif le haut fait et forfait de l’archi-temps, l’assassinat du père, en les amenant à répéter le même sur la personne de Moïse, une figure paternelle (Vatergestalt) prééminente. Ce fut un cas de “agir” au lieu de remémorer, comme il s’en produit si fréquemment pendant le travail analytique avec les névrosés. À l’excitation à la remémoration que la doctrine de Moïse leur apportait, ils réagirent cependant par le déni (Verleugnung) de leur action, en restèrent à la reconnaissance du grand père (Anerkennung des grossen Vaters) et se barrèrent ainsi l’accès au lieu où plus tard Paul devait attacher la continuation de l’archi-histoire » (195). Le déni, forme privilégiée de défense que Freud impute au peuple juif depuis le début de l’ouvrage, participe de la création et de la stabilité de la religion juive. Déni entraîne clivage, et rien de plus stable qu’un clivage, entre autres dans les collectifs. De fait nous avons sans cesse travaillé des dualités. La forme clivée des monothéismes en juif et chrétien telle que Freud en construit la genèse est-elle l’expression le plus stable de ce déni ? Bien sûr, le monothéisme musulman devrait être adjoint à cette histoire – tragique. Quand Freud écrivait, il était en retrait, d’où sans doute sa discrétion sur le thème.
173« Ce n’est pas tout à fait indifférent, ni tout à fait par hasard si l’assassinat brutal d’un autre grand homme devint aussi le point de départ (Ausgangspunkt) pour la nouvelle création religieuse de Paul » (195). Et Freud poursuit en montrant comment l’ombre de Moïse et de son destin se profilent derrière le Christ, « [...] un homme dont nous ne savons pas s’il fut vraiment le grand enseignant que les Évangiles dépeignent, ou bien si, plutôt, le fait et les circonstances de sa mort ne devinrent pas décisifs pour la signifiance (Bedeutung) que sa personne a gagnée. Paul, qui devint son apôtre ne l’a pas connu lui-même » (195). Certes la religion chrétienne a été en partie construite par Paul, et Freud attribue son succès à une interprétation convenable de l’histoire juive et de l’archi-histoire. « Il [Paul] était au sens le plus propre un homme religieusement doué ; les traces obscures du passé étaient aux aguets dans son âme, prêtes à l’irruption dans des régions plus conscientes » (192). Quel rapport avec Freud ?
174Voici les liens que Freud ajoute à ceux que Paul a probablement construits entre Moïse et le Christ. « [...] l’assassinat de Moïse par son peuple juif devient ainsi un morceau indispensable de notre construction, un terme de liaison important entre le processus oublié de l’archi-temps et le resurgissement ultérieur dans la forme des religions monothéistes. Une intuition plaisante est que le repentir (Reue) du meurtre sur Moïse donna l’impulsion (Antrieb) au fantasme de vœu du Messie qui devait revenir et apporter à son peuple la rédemption et la domination promise du monde. Si Moïse était ce premier Messie, alors le Christ est devenu son homme-substitut et successeur, alors Paul pouvait aussi s’adresser aux peuples avec une certaine justification historique : Voyez, le Messie est vraiment venu, il a même été tué devant vos yeux. Alors il y a aussi un morceau de vérité historique dans la résurrection du Christ, car il était l’archi-père de la horde primitive revenu (wiedergekehrt), transfiguré, et prenant comme fils la place du père » (196).
175Que les collectifs aient une incroyable capacité de répétition est démontré par le moindre travail clinique dans les groupes. Selon la tradition juive, tout fils aîné est comme le Messie, il n’y a pas loin jusqu’à la désignation du Christ. Le messianisme demeure un trait caractéristique de la culture juive, l’épisode de Sabbataï Zevi en Pologne ou, plus près de nous, le succès foudroyant du marxisme parmi les communautés juives européennes le démontrent aussi bien que l’invention du christianisme. Une différence peut-être essentielle entre les deux religions reste l’impossible identification en acte d’un chrétien avec le Messie, qui est le Christ, le tenant-lieu d’idéal – d’où la possibilité du commandement de s’identifier à lui (« imitation de Jésus-Christ ») –, alors qu’une telle identification en acte au Messie, une identification du je, demeure d’actualité pour un juif. L’exercice particulier de la fonction paternelle dans la culture juive s’éclaire par ce biais : on sait du père qu’il n’est pas le messie, mais il se pourrait que son fils le fût. D’où aussi une culture singulière de l’admiration, et la prégnance du matriarcat. Mais une conséquence peut-être plus importante est la labilité relative, la quasi-inexistence, du tenant-lieu d’idéal du je, différencié des identifications des je entre eux. Comme si tout un chacun était potentiellement (lui ou dans ses enfants) le tenant-lieu d’idéal du je en acte. Alors, la puissance des liens dans ce collectif, sa stabilité, s’éclaire sous un nouveau jour : le maintien des identifications des je entre eux passerait par une mise en acte incessante du tenant-lieu d’idéal, chacun s’identifiant via ces échanges comme étant et n’étant pas le tenant-lieu d’idéal, non assigné de façon stable comme il est plus usuel. La fierté aurait ainsi une autre source en plus de l’élection. Le style apparemment démocratique des échanges dans la communauté se comprendrait mieux ; néanmoins, il dépendrait d’une tout autre dynamique. Les bénéfices narcissiques de l’appartenance à la communauté s’éclaireraient – ainsi que sa persistance. Ce serait comme si la communauté tolérait et même imposait à chacun de ses membres (masculin) d’être et ne pas être Urvater, au sens que Freud confère au terme.
176Le lien que Freud voit entre repentir à propos d’un meurtre dénié et fantasme messianique mérite attention. En premier lieu, peut-il exister un repentir concernant un acte dénié ? (Le terme Reue est moins précis que le français et peut signifier remords, même si le terme Gewissensbisse, littéralement morsures de la conscience morale, existe aussi.) La réalité sociologique impose de reconnaître que la culture juive est une culture où la culpabilité ne manque pas, Freud l’a remarqué plusieurs fois. Une énigme subsiste cependant. Il est vraisemblable que la singularité des relations entre je et idéal du je, telle que nous l’avons esquissée, alimente immédiatement la culpabilité47.
177De plus, soit une situation clivée qui maintienne les deux positions psychiques découlant de « l’archi-père, nous l’avons tué » et de « l’archi-père, nous ne l’avons pas tué » ; où situer le « fantasme de vœu du Messie-archi-père qui devait revenir et apporter à son peuple la rédemption et la domination promise du monde » ? On a vu que le Messie est presque là, potentiellement dans chaque membre de la communauté. Faut-il dire que chacun l’est et ne l’est pas, ou plutôt est en train de le devenir et de ne pas le devenir, parce qu’à la fois nous l’avons tué et nous ne l’avons pas tué ? En ce cas, chacun risque à chaque instant le meurtre et la mort – ce qui éclaire la culpabilité corrélative, dans sa dimension archaïque. En tout cas une chose est sûre : il n’y a nul deuil possible de l’existence de la toute-puissance. Ce que la résurrection du Christ, dans son sens littéral et son interprétation freudienne, confirme.
178« Le pauvre peuple juif qui continua de dénier le meurtre sur le père avec l’obstination habituelle a lourdement expié (gebüsst) cela au cours des temps. Il lui était encore et toujours remontré : vous avez tué notre dieu. Et ce reproche a raison (hat recht), si on le traduit raisonnablement (richtig). Il exprime alors, rapporté à l’histoire des religions : vous ne voulez pas accorder (zugeben, consentir) que vous avez assassiné votre dieu (l’archi-image de dieu, l’archi-père et ses réincarnations ultérieures). Un complément devrait dire : nous avons bien sûr fait de même, mais nous l’avons avoué (zugestanden) et nous sommes depuis lors lavés de la faute (entsühnt) » (196).
179La fin du chapitre examine d’autres raisons de l’antisémitisme, celles qui « dérivent visiblement de la réalité et ne réclament pas d’interprétation et d’autres plus profondes, provenant de sources cachées (geheim) que l’on voudrait reconnaître comme les motifs spécifiques » (197). Parmi les premières, le reproche d’être étranger au pays. Il ne peut concerner une priorité temporelle, puisque les Juifs font souvent partie de la population le plus ancienne des lieux. Le comportement de minorité est un autre motif de haine. Ensuite, « Deux autres particularités des Juifs sont cependant tout à fait impardonnables. Premièrement ils sont à bien des égards divers (verschieden) vis-à-vis de leurs “peuples-hôtes”. Non fondamentalement divers [...] Mais ils sont pourtant autres, souvent d’une indéfinissable manière autres, surtout que les peuples nordiques, et l’intolérance des masses s’exprime de façon remarquable contre des petites différences (Unterschiede) plus fort que contre des différences (Differenzen) fondamentales [les petites différences permettent-elles l’entretien d’un clivage que de plus grandes différences excluraient ?]. Le second point agit encore plus fort, nommément qu’ils bravent toutes les oppressions, que les persécutions le plus cruelles n’ont pas réussi à les exterminer (ausrotten, déraciner, détruire) et même qu’ils montrent bien plutôt la capacité de s’affirmer dans la vie professionnelle (Erwerbsleben) et là où on les admet apportent des contributions de valeur à toutes les productions (Leistungen) culturelles » (197).
180Cette première description est classique, à ceci près que la répétition du clivage y prend des allures de névrose de destinée. Citons en partie la fin du chapitre. « Les motifs plus profonds de la haine des Juifs prennent racine dans des temps depuis longtemps passés, ils agissent à partir de l’inconscient des peuples [aus dem Unbewussten der Völker, cette expression est, à ma connaissance, un hapax dans l’œuvre de Freud ; il la critiquera dans la seconde partie] et je m’attends (ich bin darauf gefasst) à ce que tout d’abord ils ne paraîtront pas croyables. J’ose l’affirmation que la jalousie envers le peuple qui se déclara le premier né et l’enfant préféré du père-dieu n’est pas encore surmontée aujourd’hui parmi les autres, comme s’ils avaient ajouté foi à cette prétention » (197-198). On ne voit pas comment les chrétiens pourraient ne pas ajouter foi à cette prétention en effet. Vient ensuite la circoncision, « qui touche à un morceau volontiers oublié du passé de l’archi-temps ». Enfin le dernier motif de cette série : « […] on ne devrait pas oublier que tous ces peuples, qui se signalent aujourd’hui dans la haine des Juifs, ne sont devenus chrétiens que dans des temps tardifs de l’histoire, souvent poussés (getrieben) par sanglante contrainte. On pourrait dire qu’ils sont tous “mal baptisés”, que sous un mince badigeon de christianisme ils sont restés ce qu’étaient leurs ancêtres, qui s’adonnaient à un polythéisme barbare. Ils n’ont pas surmonté leur rancune contre la nouvelle religion qui leur a été imposée, mais ils l’ont déplacée sur la source d’où le christianisme leur vint. Le fait que les Évangiles racontent une histoire qui [a lieu] entre Juifs et ne traite en réalité que des Juifs leur a facilité un tel déplacement. Leur haine des juifs est au fond haine des chrétiens et l’on n’a pas besoin de s’étonner que dans la révolution national-socialiste allemande cette relation intime des deux religions monothéistes trouve une expression si nette dans le traitement hostile des deux » (198). Freud oublie que le polythéisme qu’il traite ici de barbare peut aussi ne l’être pas, comme dans le cas grec…
181Ce chapitre ne répète pas Totem et tabou – ni aucun texte antérieur. Freud lance une carte maîtresse, les monothéismes comme psychoses, et commence d’explorer le paysage correspondant avec une impressionnante fermeté et maestria. L’analogie avec les situations individuelles est poursuivie sans opposer d’obstacle majeur. La conclusion renverse en partie l’argumentaire. Elle participe sans doute du malaise de Freud, critique perspicace, original et plutôt virulent des monothéismes, et pourtant leur défenseur... (On est loin d’avoir exploité l’analyse raffinée et nouvelle que Freud amorce quant aux positions relatives du je et de l’idéal ; comme annoncé, on se limite dans ce travail à l’intelligibilité du texte de Freud.)
« E. Difficultés »
182Après avoir répondu à l’objection de ne s’occuper que de religions monothéistes, Freud redéploie ses hypothèses concernant la forme d’une tradition qui se maintient pendant des générations dans un peuple, ainsi que la topique, l’économie et la dynamique nécessaires à ce maintien. Retour donc aux hypothétiques traces phylogénétiques que le postulat analogique avait en un certain sens shuntées. On essaiera d’en donner au fur et à mesure une interprétation dynamique intelligible.
183Quant au premier problème, traiter « d’un seul cas parmi la riche phénoménologie des religions » (199), et manquer de lumière sur les autres, Freud s’excuse de son ignorance. Il évoque vite la fondation mahométane de la religion, qui lui paraît une répétition résumée de la juive, mais il ne manque pas de souligner le thème narcissique : « Avoir regagné (die Wiedergewinnung) le grand archi-père unique mit en avant chez les Arabes une extraordinaire élévation de la conscience de soi qui conduisit aux grands succès mondiaux, mais s’épuisa aussi en eux. [...] le développement interne de la religion s’arrêta, peut-être parce qu’il y manquait l’approfondissement que, dans le cas juif, le meurtre sur le fondateur de religion avait causé » (199). Quant à l’extraordinaire infatuation narcissique, au fantasme ou à la mise en acte de la domination du monde intrinsèques aux monothéismes, on ne peut être plus clair. La seconde hypothèse est plus discutable.
184L’examen des autres religions, très rapide, va en partie à l’encontre de nos déductions. En effet, Freud ne voit en elles que manque d’élaboration, jamais d’évolution plus avancée, voire résolutive. Ceci concerne « les religions apparemment rationalistes de l’Est » (199), cette généralité marque une ignorance, voire une condescendance, auxquelles Freud ne nous a pas accoutumés. Cela concerne aussi le fait que « chez des peuples primitifs du temps présent, on trouve la reconnaissance d’un être suprême comme contenu unique de la religion » (199) ; Freud y voit « un rabougrissement (Verkümmerung) du développement religieux » (199), à comparer avec des « névroses rudimentaires » (199). De nouveau condescendance, voire infatuation occidentales paraissent. À ce moment, Freud ne semble pas susceptible de penser que, dans l’un et l’autre cas cités, aussi bien que chez les Grecs – qu’il n’évoquera pas dans ce passage –, la religion ait pu évoluer plus loin vers sa résolution que chez les Occidentaux. Et il se replie pour finir sur « les dons individuels de ces peuples » pour rendre compte de la diversité religieuse.
185Le second thème de ce chapitre est celui de la forme en laquelle la tradition efficiente est présente dans la vie des peuples, à l’instar des traces mnésiques du passé dans l’inconscient, pour l’individu. Si la tradition du meurtre de Moïse peut avoir été transmise, au moins dans un cercle étroit de prêtres, était-ce suffisant ? « […] quelque chose devrait aussi être présent dans la masse ignorante, qui est d’une manière ou d’une autre apparenté au savoir des quelques-uns, et vient à sa rencontre, lorsqu’il [le savoir] est exprimé » (200).
186Mais la transmission de l’existence de l’archi-père des architemps et de son archi-meurtre ne peut provenir d’une tradition orale. D’où un détour par la métapsychologie individuelle, après que le résultat recherché a été énoncé au préalable : « la concordance (Übereinstimmung) entre l’individu et la masse est en ce point une [concordance] presque complète, dans les masses aussi l’impression du passé demeure conservée dans des traces mnésiques inconscientes » (201).
187Une description classique des diverses situations des traces refoulées s’ensuit ; « le refoulement peut aussi être complet, et nous voulons nous en tenir à ce cas dans la suite » (201), où, reprenant un style didactique, Freud énumère les conditions du retour du refoulé. À savoir : 1) la force des contre-investissements est modifiée (sommeil), ou 2) la part pulsionnelle attachée au refoulé subit un renforcement particulier (puberté), ou 3) le vécu récent laisse paraître des impressions et événements vécus « si semblables (ähnlich) au refoulé qu’ils ont le pouvoir de le réveiller » (202). Les deux premières conditions sont énergétiques, la troisième dépend d’abord d’une forme. Dans les trois cas, ce qui était refoulé ne revient pas tel quel mais subit des déformations (Entstellungen).
188Freud entre alors dans une discussion topique et présente la triade inconscient, préconscient, conscient, puis le je et le ça ainsi : « Nous devons introduire une autre différence, qui n’est plus qualitative [Ics/Psc-Cs] mais topique et, ce qui lui confère une valeur particulière, en même temps génétique » (202-203). Je note une formulation inhabituelle : « Dans le ça, nos pulsions originelles attaquent (greifen an), tous les processus dans le ça se passent inconsciemment » (203). S’ensuit la possibilité de situer le refoulé dans ce topos. « Le refoulé doit être compté au ça et est soumis aux mécanismes du même, il ne s’en sépare que du point de vue de la genèse » (203), que Freud a rappelée et dont nous nous dispensons de donner un résumé. Voici par contre un moment de la morphogenèse des instances : « […] Mais dans le cours ultérieur de la formation du je certains processus et impressions psychiques dans le je sont exclus par un procès défensif ; le caractère du préconscient leur est retiré, de sorte qu’ils ont de nouveau été rabaissés à [être] des parties constituantes du ça. Ceci est donc le “refoulé” dans le ça. En ce qui concerne le trafic (Verkehr) entre les deux provinces de l’âme, nous admettons donc que d’un côté le processus inconscient dans le ça est élevé au niveau du préconscient et incorporé au je, et que de l’autre côté, du préconscient dans le je peut faire le chemin inverse et être rétrogradé dans le ça. Il demeure hors de notre intérêt actuel que se délimite ultérieurement dans le je un district particulier, celui du “sur-je” » (203). Le sentiment de culpabilité ne sera pas abordé dans ce chapitre. Il ne le sera pas non plus de manière très systématique dans la suite – ce qui est cohérent avec les thèmes de la psychose, du narcissisme et du clivage.
189Freud critique ensuite sa topique et je relève cette notation : « L’insatisfaisant dans cette représentation, que je ressens aussi nettement que tout autre, provient de notre complète ignorance concernant la nature dynamique des processus de l’âme. Nous nous disons que ce qui différencie une représentation consciente d’une préconsciente et celle-ci d’une inconsciente ne peut rien être d’autre qu’une modification, peut-être aussi un autre partage de l’énergie psychique. Nous parlons d’investissements et de surinvestissements, mais au-delà toute connaissance nous manque, et même tout commencement d’une hypothèse de travail utilisable48 » (204).
190Comme Freud cherche des traces mnésiques de l’histoire du développement psychique de l’espèce humaine, je traduis la suite de ce passage, entre autres pour sa chute : « Sur le phénomène de la conscience nous pouvons encore indiquer qu’il dépend à l’origine de la perception. Toutes les sensations qui naissent grâce à la perception de stimulations de douleur, toucher, audition ou vision sont le plus [aptes à être] conscientes. Les processus de penser et ce qui peut leur être analogue dans le ça sont en soi inconscients et s’acquièrent l’accès à la conscience par liaison avec des restes mnésiques de perceptions de la vision et de l’audition sur la voie de la fonction langagière. Chez l’animal à qui la langue manque, ces rapports doivent être plus simples » (204).
191Une fois l’exposé métapsychologique général accompli, Freud revient aux traces phylogénétiques par le biais suivant : « Les impressions des traumas précoces dont nous sommes partis soit ne sont pas traduites dans le préconscient, ou sont bientôt rétrogradées par le refoulement dans l’état de ça. Leurs restes mnésiques sont ensuite inconscients et agissent (wirken) à partir du ça. Nous croyons pouvoir bien poursuivre leur destin ultérieur, aussi longtemps qu’il s’agit en eux de vécu propre (Selbsterlebtes). Une nouvelle complication s’adjoint cependant, lorsque nous devenons attentifs à la vraisemblance [suivante], dans la vie psychique de l’individu pourraient être efficients (wirksam) des contenus non seulement vécus propres mais encore apportés à la naissance, des morceaux de provenance phylogénétique, un héritage (Erbschaft, succession, patrimoine) archaïque. Les questions naissent alors : en quoi ce dernier consiste-t-il, que contient-il, quelles en sont les preuves ? » (204-205).
192Diverses réponses sont évoquées et récusées, un peu comme au début de Au-delà du principe de plaisir, à propos de la contrainte de répétition, où finalement une seule situation était retenue, celle de la répétition dans le transfert. Ici Freud évoque d’abord la notion de disposition et la récuse. Puis, la généralité de la symbolique de la langue lui paraît plus pertinente, même s’il finit par en récuser la valeur de preuve. Reste une réponse, liée au travail analytique : les réactions que l’enfant névrosé met en œuvre à l’endroit de ses parents et qui, selon les cures, paraissent dépendre d’un modèle plus que d’événements personnels. Examinons en détail ces deux derniers arguments.
193Quant à la symbolique de la langue : « La représentation (Vertretung) symbolique d’un objet par un autre – il en est de même dans le cas des actes accomplis (Verrichtungen) – est courante chez tous nos enfants, et comme allant de soi. Nous ne pouvons pas leur démontrer comment ils en ont fait l’apprentissage et devons dans nombre de cas convenir qu’un apprentissage est impossible. Il s’agit d’un savoir originaire que l’adulte a oublié plus tard. Il applique certes les mêmes symboles dans ses rêves, mais ne les comprend pas [...]. La symbolique s’installe aussi par-delà les diversités des langues ; des recherches démontreraient probablement qu’elle est ubiquitaire, la même (die nämliche) chez tous les peuples. Ici paraît donc se présenter un cas assuré d’héritage archaïque issu du temps du développement langagier, mais on pourrait encore rechercher une autre explication. On pourrait dire qu’il s’agit ici de relations de penser entre des représentations qui s’étaient produites pendant le développement langagier historique et qui doivent être maintenant à chaque fois répétées là où un développement langagier est parcouru individuellement. Ce serait alors un cas de transmission héréditaire (Vererbung) d’une disposition de penser comme sinon une disposition pulsionnelle et derechef aucune nouvelle contribution à notre problème » (205-206).
194Ce symbolisme paraît dépendre en effet de contraintes géométriques et dynamiques constitutives de la signification. Les travaux de René Thom ont apporté une importante contribution à leur élucidation49. Mais la « symbolique ubiquitaire » n’a pas une extension considérable – il n’y a que sept catastrophes élémentaires – même si l’on met à contribution l’algèbre des formes homologiques et cohomologiques.
195Venons-en au « travail analytique » qui fournit autre chose, d’une « vaste portée ». « Lorsque nous étudions les réactions aux traumas précoces, nous sommes assez souvent surpris de trouver qu’elles ne s’en tiennent pas strictement au vécu véritablement propre (an das wircklich selbst Erlebte), mais au contraire qu’elles s’en éloignent d’une manière qui convient beaucoup mieux au modèle d’un événement phylogénétique et de façon tout à fait générale ne peut être expliqué que par son influence. Le comportement de l’enfant névrosé envers ses parents dans le complexe d’Œdipe et de castration est extrêmement riche en telles réactions, qui paraissent individuellement injustifiées, et ne deviennent compréhensibles que phylogénétiquement, grâce à la relation au vécu des générations antérieures (früherer Geschlechter). Cela vaudrait complètement la peine de présenter ce matériau dont je peux me réclamer (sich berufen) ici, rassemblé pour la publication. Sa force de démonstration (Beweiskraft) m’apparaît assez forte (stark) pour oser le pas (Schritt) suivant et poser l’affirmation que l’héritage archaïque de l’humain embrasse non seulement des dispositions mais encore des contenus aussi, des traces mnésiques concernant le vécu des générations (Generationen) antérieures. Ainsi, extension et signifiance (Umfang und Bedeutung) de l’héritage archaïque seraient augmentées d’une manière pleinement significative (bedeutungsvoll) » (206).
196On n’aura pas d’autres précisions. L’indéfinie répétition du schéma œdipien dans les cures a laissé Freud perplexe depuis longtemps. Totem et tabou était une première tentative de réponse générique. Comme dans le cas de l’universalité du symbolisme, des contraintes géométriques et dynamiques ne suffiraient-elles pas pour élucider le problème ? La configuration œdipienne comporte peu d’actants en conflits, donc peu de solutions stables et exprimables dans l’espace-temps usuel et la langue. Or une situation symptomatique est stable par définition ; elle s’exprime en acte dans l’espace-temps usuel et est soumise à des contraintes dynamiques strictes. Nous avons proposé une interprétation géométrique du meurtre de l’archi-père : ce serait la représentation de la nostalgie de la figure de régulation le plus simple, persistance (quadratique) d’un actant dans l’être, une fois éprouvées les régulations vitales et psychiques effectives, structurellement stables et en général à plusieurs actants. À charge pour nous de construire des stylisations adéquates pour les configurations œdipiennes auxquelles Freud fait allusion. Les fantasmes originaires en donnent le schématisme et le travail de leur interprétation géométrique a déjà avancé50.
197« Lors d’une réflexion plus fine nous devons nous avouer que nous nous sommes depuis longtemps comportés comme si la transmission héréditaire (Vererbung) de traces mnésiques concernant le vécu des ancêtres, indépendamment de communication directe et de l’influence de l’éducation par l’exemple, n’était pas en question. Lorsque nous parlons de la perpétuation (Fortbestand) d’une ancienne tradition dans un peuple, de la formation d’un caractère du peuple, nous avions la plupart du temps à l’esprit une telle tradition héritée et non une tradition reproduite (fortgepflanzt) par communication. Ou bien nous n’avons au moins pas différencié entre les deux, et nous ne nous sommes pas rendu claire l’intrépidité (Kühnheit, audace, hardiesse, témérité ; un synonyme de la Verwegenheit qui ouvrait cet essai) que nous commettions par une telle négligence » (207). Que la transmission soit médiatisée par les échanges ou héréditaire paraît aisé à distinguer en droit, mais difficile en fait.
198Osons une hypothèse intrépide que la dynamique qualitative suggère. Étant donné une fonction vitale, quelle qu’elle soit, il est possible qu’elle s’effectue sans organe stable (manger et excréter pour une amibe), ou que des organes se stabilisent (bouche et anus) pour l’accomplir. Chez les humains, tout se passe comme si les fonctions de suppléance vitales assurées par l’entourage du nourrisson puis de l’enfant petit créaient des « organes psychiques », les représentations et imagos diverses que toute régression met au jour et que l’élaboration psychique « normale » complique et masque, sans que l’on soit autorisé à parler de destruction. Ce fut l’œuvre de la psychanalyse de révéler l’universalité de ces formations psychiques, humbles et tenaces, ainsi que deux conditions nécessaires de leur morphogenèse : d’une part, prématuration spécifique et latence, d’autre part, envahissement de l’ensemble des fonctions vitales par la sexualité (étayage). Les autres mammifères ne paraissent pas partager ce destin ; un ours mâle adulte par exemple ne semble guère gêné par des « organes psychiques » infantiles.
199Du point de vue des collectivités maintenant. À l’inverse des communautés animales connues, où les animaux dominants exercent incessamment leur pouvoir en acte pour le maintenir, il paraît que chez les humains des organisations du pouvoir, certes très diverses, se stabilisent sans qu’incessamment des actes les rappellent. Ne se créerait-il pas là aussi des « organes psychiques du pouvoir » ? Ils se grefferaient naturellement sur les « organes psychiques » individuels infantiles ; en effet, ces derniers sont dotés de la toute-puissance héritée des parents réels de l’enfance. Ainsi, tout collectif comporte un tenant-lieu d’idéal du je qui participe de la morphogenèse psychique pendant l’enfance. Plus précisément, il est, pour chaque humain, « le substitut pour le narcissisme perdu de son [celle du je] enfance, dans laquelle il [le je] était son propre idéal51 ». On peut se demander si les traces que Freud recherche ne ressortiraient pas à des processus de ce genre. En particulier, l’investissement d’un idéal du je, si rudimentaire et incarné qu’il soit, manifeste la perte (et la tentative de récupération) du narcissisme de l’enfance : où l’on retrouve la stylisation du meurtre ci-dessus évoquée.
200L’intrépidité, l’audace voire la témérité, telles sont les qualités requises pour avancer dans l’exploration des collectifs. Le malaise dans la culture en faisait état dans sa conclusion52. Freud jugeait alors impossible de caractériser les maladies des collectifs sans intrépidité, arguant entre autres du manque de référence « normale ». Voici que L’homme Moïse avance une nosographie. Freud aura ainsi été celui qui se sera « lancé dans l’entreprise hasardeuse d’une pathologie des sociétés culturelles ». Il pallie le manque d’arrière-plan qu’il signalait dans Malaise en partie par la culture grecque, en partie par les analogies avec l’individu.
201« L’état de nos affaires (Sachlage) est en tous cas aggravé par la position actuelle de la science biologique qui ne veut rien savoir de la transmission héréditaire des qualités acquises sur les descendants. Mais nous avouons en toute modestie que malgré cela nous ne pouvons manquer de ce facteur dans le développement biologique. Il ne s’agit certes pas dans les deux cas du même, là de qualités acquises qui sont difficiles à saisir (fassen), ici de traces mnésiques d’impressions externes, pour ainsi dire du palpable (greifbar). Mais il est bien probable que nous ne pouvons au fond nous représenter l’un sans l’autre. Lorsque nous admettons la perpétuation (Fortbestand) de telles traces mnésiques dans la communauté héréditaire (Erbschaft), nous avons franchi la faille (Kluft, fente, crevasse, cassure) entre psychologie individuelle et de masses, nous pouvons traiter les peuples comme les névrosés particuliers. [Ici le postulat s’avère.] Accordé que nous n’avons actuellement pas de preuve plus forte pour les traces mnésiques dans la communauté héréditaire archaïque que ces phénomènes (apparitions) de restes (Resterscheinungen) du travail analytique, qui réclament une dérivation à partir de la phylogenèse, cette preuve nous apparaît pourtant assez forte pour postuler un tel état de faits (Sachverhalt). S’il en est autrement, nous n’avançons ni dans l’analyse ni dans la psychologie des masses un pas de plus (einen Schritt weiter) sur le chemin [que nous avons] pris. C’est une témérité (Kühnheit bis) inévitable » (207).
202La continuité est encore et toujours le problème. Il avait été posé dès la conclusion de Totem et tabou et en partie résolu grâce à la métapsychologie des masses proposée dans Massenpsychologie53. Surtout, il avait été traité de façon fort différente dans Le Je et le Ça. Freud ne s’occupait pas alors de la pathologie monothéiste, mais cherchait, de manière générique, quelles traces et expériences de l’histoire humaine chaque humain recevait en héritage. La réponse, subtile, maintenait l’existence d’une « faille (Kluft) entre l’individu réel et le concept de l’espèce54 ». Elle ouvrait sur une construction homologique de « l’idéal du je (sur-je) » et sur l’ambiguïté du je55 – toutes notions qui ne sont pas de mise dans le cadre de la pathologie monothéiste, avec les réductions du je et de l’idéal du je qu’elle impose.
203Au demeurant, on est à une page de la fin de cet essai qui s’est déroulé presque jusqu’à la conclusion sans expliciter cette hypothèse. A-t-elle été nécessaire ? Sur quel point Freud tient-il tant à insister ? Il n’est pas sûr que nous l’ayons vraiment compris.
204« Nous faisons ainsi encore quelque chose d’autre aussi. Nous rétrécissons la faille (Kluft) que les temps antérieurs de l’arrogance (Überhebung, présomption, outrecuidance) humaine ont brusquement ouvert entre humain et animal » (207). L’infatuation narcissique n’est pas le fait des seules religions monothéistes. Elle est une caractéristique plus générale des humains. Le texte avançant, Freud insiste et insistera toujours davantage sur cet aspect de la pathologie des collectivités humaines.
205« Si lesdits instincts des animaux, qui leur permettent de se comporter d’emblée dans une nouvelle situation de vie comme si elle était ancienne et familière depuis longtemps, si cette vie instinctuelle des animaux autorise (zulassen) en général une explication, alors ce ne peut être que celle-ci : ils apportent les expériences de leur espèce dans la nouvelle existence propre, donc ils ont conservé des souvenirs’ (Erinnerungen56) du vécu de leurs ancêtres. Chez l’animal humain il n’en serait fondamentalement pas autrement. C’est aux instincts des animaux que correspond sa propre communauté héréditaire archaïque, fût-elle d’autres extension et contenu (Umfang und Inhalt) » (207-208).
206Ce passage sonne comme un rappel à l’ordre, presque un jugement à l’endroit du narcissisme humain que l’ouvrage ne cessera plus de décrire, voire de dénoncer ; comme si l’enjeu n’était pas seulement intellectuel et théorique...
207L’instinct animal et l’héritage phylogénétique sont tout aussi irréfutables que compliqués. Selon les recherches les plus récentes, il semble que les formes des dynamiques neurophysiologiques puissent être héréditaires, mais non leurs actualisations en comportements précis, qui s’apprennent : pas de traces très palpables, là non plus.
208Voici Freud tout près de conclure ce chapitre et cette partie. Les grandes orgues de l’archi-meurtre de l’archi-père jouent de nouveau leur partition solennelle. « Après ces discussions je n’ai aucun scrupule à dire expressément que les humains ont toujours su ça – de cette manière particulière –, qu’ils avaient une fois possédé et battu à mort un archi-père. Nach diesen Erörterungen trage ich kein Bedenken auszusprechen, die Menschen haben es – in jener besonderen Weise – immer gewusst, dass sie einmal einen Urvater besessen und erschlagen haben » (208). Le mot jamais encore employé par Freud en pareille circonstance est le participe passé du verbe besitzen : besessen ; ils l’ont possédé. Du point de vue de la terminologie freudienne, on est proche de l’investissement, la Besetzung, mais sur-stabilisé – de nouveau la notion d’organe fait signe. En outre, cette formulation fait écho à la possession réciproque du peuple juif et de l’idée monothéiste qu’on avait soulignée. Enfin, l’expression est ambiguë, ce que le français rend bien.
209La phrase allemande dit aussi que possession et meurtre appartiennent au ça comme sa possession. En un certain sens, Freud dit que les humains sont possédés par un narcissisme primaire et par sa suppression... Il faudrait dire que les humains possèdent dans le ça une dynamique quadratique de la persistance de l’être et... la dynamique de la stabilité structurelle qui la surmonte. Ainsi transposée, l’hypothèse n’est pas très extravagante. Au-delà du principe de plaisir avait imposé que l’appareil psychique comportât une dynamique de la stabilité simple (pulsion de mort) et des dynamiques de la stabilité structurelle (pulsion de vie)57. Ici Freud ajoute que la dynamique quadratique (narcissisme primaire) et sa disparition (meurtre) appartiennent aussi à l’appareil psychique humain.
210« Il y a deux questions à quoi il faut ici répondre. Premièrement, sous quelles conditions un tel souvenir entre-t-il dans l’héritage archaïque ; deuxièmement, dans quelles circonstances peut-il devenir actif, c.-à-d., pénétrer à partir de son état inconscient dans le ça vers la conscience, même autre (verändert) et déformé ? » (208).
211Les réponses ne sont pas difficiles et reprennent des éléments déjà indiqués. Pour ce qui concerne la première : « Si l’événement (Ereignis) était assez important ou s’est assez souvent répété, ou les deux. Pour le cas du meurtre du père les deux conditions sont réalisées (erfüllt) » (208). De notre point de vue, l’événement se répète pour chaque humain lorsqu’il quitte le « narcissisme absolu » du premier âge58. « Pour la deuxième question, il faut remarquer [ceci] : il se pourrait que l’ensemble d’un grand nombre d’influences entre en considération, qui n’ont pas toutes besoin d’être connues, une évolution (Ablauf) spontanée est même pensable, en analogie avec le processus dans maintes névroses » (208). Freud songe-t-il à l’apparition d’une névrose sans influences particulières ou à la résolution spontanée d’une névrose, ou aux deux ? Dans le second cas, nous retrouverions l’hypothèse d’une évolution résolutive des religions.
212« Mais certainement, le réveil de la trace mnésique oubliée par une réelle répétition récente de l’événement (Ereignis) est d’une signifiance décisive. Ce fut une telle répétition que le meurtre sur Moïse ; plus tard, le prétendu meurtre judiciaire sur le Christ, de sorte que ces événements (Begebenheiten) passent au premier plan de la causalité (Verursachung). C’est comme si la genèse du monothéisme n’avait pas pu manquer de ces incidents (Vorfälle). On est rappelé aux paroles du poète : “Ce qui, immortel, doit vivre dans le chant, il faut que cela sombre (untergehen) dans la vie” » (208).
213On est rappelé par le poète aux conditions de formation de l’idéal du je, à celles des identifications formatrices de l’idéal et à celles des formes cohomologiques. De même que la possession résonnait à travers l’essai, de même la disparition : Untergang du complexe d’Œdipe et de l’identification en acte au père, afin qu’une identification formatrice de l’idéal puisse paraître. Ici, de manière générique, disparition de ce qui advient dans le Gesang : le chant, la poésie qui peut circuler dans la communauté symbolique. Freud a choisi un poète pour prononcer ce rappel : Schiller. « Partager ce qui a disparu59. » Mais les religions ne sont pas des poèmes. Les incarnations de Moïse, du Christ et de leur meurtre insistent. Elles limitent l’élaboration de l’idéal du je à des formes actualisées, rudimentaires et infantiles.
214« Pour conclure une remarque, qui amène un argument psychologique. Une tradition qui ne serait fondée que sur la communication ne pourrait pas produire le caractère de contrainte qui revient aux phénomènes religieux. Il lui serait advenu d’être écoutée, jugée, éventuellement refusée (abgewiesen), comme tout autre nouvelle provenant de l’extérieur, elle n’atteindrait jamais le privilège d’être libérée (der Befreiung) de la contrainte du penser logique » (208-209). Les symptômes les plus graves qui avaient été envisagés dans le chapitre « Analogie » sont rappelés. Terrassement du penser logique, dans la religion ou la psychopathologie.
215« Il faut qu’elle ait d’abord parcouru le destin du refoulement, l’état de séjourner dans l’inconscient, avant qu’elle puisse déployer lors de son retour de si puissants effets, contraindre les masses dans son envoûtement60, comme nous l’avons vu dans la tradition religieuse avec étonnement et jusqu’ici sans compréhension. Et cette réflexion pèse d’un poids lourd pour nous faire croire que les choses se sont passées ainsi, comme nous nous étions efforcés de les dépeindre, ou au moins semblablement (so ähnlich) » (209).
216Un mot sur la chute ; so ähnlich est une expression figée que l’on traduit par « à peu près comme ça » ; littéralement elle signifie « ainsi semblablement ». Freud conclut l’essai sur l’analogie et l’Ähnlichkeit qui y sont si centrales et si difficiles à soutenir.
217Surtout, un argument économique prévaut in fine. De fait, la puissance de la contrainte n’est pas intelligible sans contribution de l’inconscient – Freud l’avait soutenu dès 1907. Mais il est possible que les actualisations narcissiques, tenant lieu d’idéal inclus, avec les bénéfices qu’elles comportent, mise à l’écart de la pensée rationnelle incluse, ne nécessitent pas toute l’histoire de l’humanité pour être compréhensibles. Nous avons tenté de le suggérer ; des considérations plus fines à propos des dynamiques psychiques, des formes qu’elles sont susceptibles d’induire et de leur stabilité, pourraient suffire à la besogne, y compris analogique.
218Enfin, jusque-là pas un mot n’a été dit sur la dynamique de la culpabilité proprement dite. Sans doute est-ce lié à l’hypothèse du clivage, d’où ne se déduit pas aisément une métapsychologie de la culpabilité. Il reste un dernier essai à lire – plus exactement la deuxième partie du troisième essai, mais elle a assez d’autonomie et d’originalité pour prétendre au titre d’essai. L’investigation des implications du narcissisme en acte dans les monothéismes y sera poursuivie en détail et un aspect de la culpabilité s’en trouvera éclairé : sa sexualisation.
Notes de bas de page
1 Même formule que plus haut, à propos des sauvages Sémites qui « nettoyèrent le tyran du chemin (räumten den Tyrannen aus dem Wege) » (148-149).
2 L’autodafé des œuvres de Freud a eu lieu, à Berlin, en mai 1933 ; la confiscation des livres du Verlag, à Leipzig, en mars 1936.
3 Ce mot signifie en principe célébration – d’un dieu. Le verbe abhalten à quoi il réfère signifie étymologiquement tenir (halten) loin ou séparé (ab). Outre tenir à distance, il signifie empêcher, puis faire faire ses besoins à un enfant ; faire passer un examen ; tenir une conférence ; enfin célébrer (significations qui interprètent la célébration du dieu de façon intéressante).
4 Note de la Traduction Œcuménique de la Bible, Nouveau Testament, p. 216.
5 Les premières traductions françaises des œuvres de Freud, dues à d’excellents germanistes et cependant défectueuses, ont l’intérêt de souligner les passages des textes qui suscitent le plus de résistance ; pour cette raison, ce sont souvent de bons instruments de lecture. D’après les travaux de I. Grubrich-Simitis, op. cit., il en ira de même avec la publication des œuvres posthumes, lorsqu’on disposera des textes tels que Freud les a rédigés, outre leur version actuelle.
6 G. W. XIII, p. 391, Neurose und Psychose.
7 Il est vrai que le silence sur la religion juive est criant dans le quatrième essai de Totem et tabou, « Le retour infantile du totémisme » ; surtout au moment où Freud élucide toute une série de situations religieuses, dont la chrétienne, sans référence à la religion juive, après avoir posé l’hypothèse générique du meurtre de l’archi-père (chapitre 6).
8 Le quatrième essai de Totem et tabou s’intitule « Die infantile Wiederkehr des Totemismus », « Le retour infantile du totémisme ».
9 Certes il s’agit de la fin de Moïse, de son meurtre, mais l’expression choisie, littéralement « allé hors », pourrait convenir au prophète Elie. Ausgang signifie d’ailleurs et issue, fin, et commencement : c’est la singularité « pli » en dynamique qualitative. De plus, Freud a utilisé le même mot quelques lignes plus haut pour signifier que son travail est issu (ausgehend) de l’homme Moïse. À la lettre, Freud désigne son propre travail comme la fin de Moïse – donc la fin des religions, si on l’a bien lu. Vœu pieux, compte tenu des analyses déjà produites et de celles qui vont suivre – si l’on permet cette plaisanterie.
10 Qui est une fin au sens de cessation, sans ambiguïté.
11 Dans P&P on a montré comment le schéma dynamique qui décrit le fonctionnement du je-plaisir du « nourrisson plus les soins maternels » selon les Formulierungen über die zwei Prinzipien des psychischen Geschehens (op. cit., G. W. VIII, note 1, p. 232), suffit pour décrire la relation entre guide et membres d’une horde. Ce schéma dynamique est un « copli », selon la terminologie de José Argémi et René Thom, cf., 1988, Esquisse d’une Sémiophysique. Physique aristotélicienne et Théorie des Catastrophes.
12 « auf “Gottes unerforschlichen Ratschluss” » ; ce ne sont pas exactement “les insondables décrets de la providence”, où l’allemand réclamerait, comme le français, un pluriel, pourtant Freud fait comme s’il citait une expression figée.
13 Cette discrétion vis-à-vis de la culpabilité n’a rien d’étonnant. D’un côté Freud en a élucidé la métapsychologie dans les collectifs – toute la deuxième moitié de Malaise lui est consacrée. De l’autre, les défenses corrélatives du déni ne mettent guère l’accent sur elle.
14 Verhältnis. Ce terme signifie la plupart du temps rapport mais Freud l’emploie souvent ici au sens plus vague de circonstances, conjonctures.
15 Auflockerung. Il s’agit de faire des trous, de rendre plus lâche et plus aéré.
16 Vermessenheit signifie témérité, présomption, outrecuidance ; le terme signifie littéralement se tromper en mesurant, et l’on croit entendre Freud resté un instant du côté grec juger l’Hybris narcissique du monde juif – dont c’est une des premières mentions.
17 « Terme délicat à traduire. C’est un adjectif substantivé que Freud emploie très souvent dans l’essai [Massenpsychologie], comme adjectif et comme nom. Einzeln signifie seul, particulier, spécial, individuel, séparé, détaché, isolé. L’accent porte sur le caractère un et séparé : une seule chaussure, une assiette dépareillée, un cas particulier, se traduisent en utilisant einzeln. En outre la signification comporte la notion de détail (im einzelnen signifie en détail). Ein Einzelner est un individu, une seule personne : on pourrait traduire ainsi mais l’existence du terme Individuum, que Freud utilise aussi, et la fréquence de l’emploi de einzel comme adjectif rendent cette traduction peu satisfaisante. J’ai choisi “particulier”, terme insatisfaisant, mais qui permet de traduire einzeln par le même mot, quelle que soit sa fonction grammaticale. » P&P, ch. 4, note 8.
18 Le chapitre 2, « Par la bouche et par l’oreille » du livre de Marcel Detienne, 1981, L’invention de la mythologie, offre une analyse approfondie des cultures écrites et orales ainsi que de leurs relations.
19 Cf. 1919, Das Unheimliche, G. W. XII, pp. 227-268 – encore un grand texte sur le narcissisme.
20 L’histoire grecque des Cyclades, de la Crête et du monde mycénien a quelque peu progressé depuis la rédaction du Moïse, et elle a bien distingué ces divers espaces, en outre daté vers 1500 l’irruption du Santorin (Théra). Néanmoins ce n’est pas l’histoire factuelle qui nous intéresse, mais le texte de Freud, nous suivrons donc ses déductions sans plus revenir sur ces questions.
21 Naturellement, A. Berman n’avait pas respecté ces répétitions, rendant ces chapitres à proprement parler incompréhensibles. Cornélius Heim ne les respecte par toujours, par exemple überwaltigen, déjà cité.
22 Citons-le : « Le lecteur est maintenant invité à faire le pas (Schritt) vers l’hypothèse que dans la vie de l’espèce humaine s’est produit le semblable (Ähnliches) à [ce qui s’est produit] dans celle de l’individu. Donc qu’il y a eu là aussi des processus à contenu sexuel-agressif, qui ont laissé derrière eux des suites durables, mais [qui] pour la plupart furent soumis à défense (abgewehrt), oubliés ; plus tard, après longue latence, ils sont venus à l’efficience et ont créé des phénomènes, les symptômes (Phänomene, den Symptomen, même expression que dans tout ce chapitre) semblables en structure et tendance (Aufbau und Tendenz).
« Nous croyons pouvoir deviner ces processus et voulons montrer que leurs suites symptomatiques-semblables (symptomähnlich) sont les phénomènes (Phänomene) religieux. Puisque depuis l’apparition de l’idée d’évolution on ne peut plus douter que le genre humain a une préhistoire, et puisque cette dernière est inconnue, c’est-à-dire oubliée, une telle conclusion a presque le poids d’un postulat. Lorsque nous apprenons que les traumas efficients et oubliés se rapportent ici comme là à la vie dans la famille humaine, nous saluons ceci comme un supplément-cadeau (Zugabe) hautement souhaité, non prévu et non exigé par les discussions jusque-là.
« J’ai établi ces affirmations déjà depuis un quart de siècle dans mon livre “Totem et tabou” (1912) et n’ai besoin que de les répéter ici » (186).
23 La réalité traumatique est réapparue en force dans les œuvres de Freud dès que l’hypothèse des pulsions de vie et de mort a permis de l’accueillir dans un cadre épistémologique suffisant (cf. DQP, ch. 9. 2.). Les articles de 1924, Névrose et psychose et La perte de réalité dans la névrose et la psychose, ont fait de la réalité une quasi-instance économique. Ainsi, ce n’est pas miracle si dans L’homme Moïse l’étiologie traumatique joue un rôle central. À vrai dire, seul le cadre très étroit de la première topique stricto sensu, qui ne donnait accès qu’à un appareil psychique isolé, avait conduit à un « abandon » provisoire de la théorie du trauma et de celle, corrélative, de la séduction (entre 1897 et 1911, cf. DQP).
24 Cette notation est une contribution originale à l’organisation et la formation du caractère.
25 Exceptionnellement, Freud souligne par des italiques.
26 Le verbe abwehren, ici au participe passé, signifie repousser, enrayer, parer, détourner, etc., tous les actes liés à la défense. Étant donné que die Abwehr est la défense, au sens technique que ce terme a acquis en psychanalyse freudienne, il ne paraît guère convenable d’en taire la signification.
27 Cf. P&P, ch. 2 et 3 et le Vocabulaire.
28 Freud n’utilise ce terme qu’une seule fois dans Totem et tabou, pour décrire la thèse de Darwin et présenter une longue citation de cet auteur, G. W. IX, p. 152.
29 Cf. P&P, notamment ch. 9. 2, et le Vocabulaire.
30 Ib., notamment ch. 1 et ch. 9, et le Vocabulaire.
31 Ce passage de l’œuvre est celui qui peut le mieux alimenter une lecture lacanienne de la fonction paternelle, du « père mort » – et du langage comme organe les représentant. Au demeurant, l’hypothèse freudienne du meurtre de l’archi-père vise sans doute à démarquer la psychanalyse d’une hypothèse par trop continuiste entre une espèce animale préhumaine et des humains constitués et parlants, hypothèse très répandue du temps de Freud. De nouveau (cf. supra p. 88), la paléoanthropologie actuelle confirme la discontinuité relative de l’évolution qui permet la parole.
32 P&P, notamment ch. 1, ch. 5. 7, ch. 9, et le Vocabulaire.
33 Que nous avions déduite de manière intrinsèque dans P&P, ch. 9.
34 Le clivage * se dit en allemand Spaltung. Le terme ici employé précise la dualité. Zwiespalt signifie conflit, désaccord, et s’emploie pour désigner un déchirement intérieur. Zwiespaltig, l’adjectif, signifie désuni, en désaccord ; des sentiments ainsi qualifiés sont contradictoires, un être ainsi qualifié est déchiré. La Zwiespältigkeit est la qualité générique qui résulte de ces significations.
35 La dynamique phallique est évidemment dominante – ce que les totems figurés ne manquent pas de rappeler.
36 Même connotation de transformation et séparation radicales que dans la « complète séparation psychique d’avec les parents », voile psychische Ablösung der Eltern, nécessaire pour que cesse le règne du principe de plaisir, G. W. VIII, p. 232, Formulierungen über die zwei Prinzipien des psychischen Geschehens.
37 Ce terme signifie ce que le français entend lorsqu’on rétablit l’ordre ; surtout, Freud l’a employé pour décrire le rétablissement terminal de l’identification paternelle dans le récit de cas qui concluait le chapitre précédent. En outre « wiederherstellen » est le verbe qui signifie le caractère conservateur des pulsions dans Au-delà du principe de plaisir.
38 Jacques Cauvin, 1994, Naissance des divinités. Naissance de l’agriculture, présente l’apparition de la grande déesse au Proche-Orient. Jean Bottéro, dans ses nombreux ouvrages et traductions, présente et étudie le monde mésopotamien ancien ainsi que l’apparition de la culture hébraïque dans ce contexte.
39 Le terme est peu courant, analogue à Überbleibsel, construit sur bleiben et signifiant un restant, un résidu, des vestiges ; Überlebsel est construit sur leben, vivre.
40 « Je ne crois pas que cette conception du délire (Wahn) est complètement nouvelle, mais elle accentue pourtant un point de vue qui d’habitude n’est pas mis au premier plan. L’essentiel en lui est l’affirmation que la folie (Walnsinn) n’a pas seulement de la méthode, comme le poète l’a déjà reconnu, mais qu’un morceau de vérité historique aussi est contenu en elle, et l’on est prêt d’admettre que la croyance contraignante (der zwanghafte Glauben) que le délire trouve tire sa force justement d’une telle source infantile ». Konstruktionen in der Analyse, G. W. XVI, p. 54.
41 Cf. P&P, ch. 8.
42 Rappelons la conclusion des Konstruktionen in der Analyse. « Les formations délirantes des malades m’apparaissent comme des équivalents des constructions que nous structurons (aufbauen) dans les traitements analytiques, des tentatives pour l’élucidation et le rétablissement (Erklärung und Wiederherstellung), qui, dans les conditions de la psychose, ne peuvent toutefois conduire qu’à substituer au morceau de réalité que l’on dénie dans le présent un autre morceau que l’on avait de même dénié dans un passé reculé (in früher Vorzeit). Découvrir les rapports intimes entre la matière du déni présent et celle du refoulement de naguère devient la tâche de chaque investigation particulière. De même que notre construction agit seulement en ramenant un morceau de l’histoire perdue de la vie, de même le délire doit sa force de conviction (üherzeugende Kraft) à la part de vérité historique qu’il installe à la place de la réalité repoussée (abgewiesenen Realität). De cette façon le délire aussi se soumettrait à la proposition que j’ai naguère énoncée une fois à propos de la seule hystérie, [à savoir que] le malade souffre de ses réminiscences. Cette courte formule ne voulait pas non plus à l’époque contester la complication de la causalité de la maladie ni exclure l’efficience de tant d’autres facteurs.
« Si l’on conçoit (erfassen) l’humanité comme un tout et qu’on la met à la place de l’individu humain particulier, on trouve qu’elle aussi a développé des formations délirantes, qui sont inaccessibles à la critique logique et contredisent la réalité (Wircklichkeit). Si malgré cela elles peuvent exprimer un extraordinaire pouvoir (Gewalt) sur les humains, l’investigation conduit à la même conclusion que chez l’individu particulier. Elles doivent leur puissance au contenu de vérité historique qu’elles ont fait remonter du refoulement des architemps oubliés (vergessener Urzeiten) ». G. W. XVI, p. 55-56.
43 Littéralement, ces possessions (Besitz) résultent, comme état stable, d’un investissement (Besetzung), lui dynamique. Ici comme plus haut et plus loin, la traduction de C. Heim, littéraire, ne répète pas lorsque Freud répète ; ce faisant elle masque – à tout le moins édulcore – le sens du texte.
44 Dans la correspondance entre Freud et Sándor Ferenczi, la première mention de ce qui deviendra Totem et tabou est indiquée par Freud comme son intérêt pour la « culpabilité tragique » (selon la traduction française de la lettre du 28 mai 1911 ; je présume qu’il s’agit de la « tragische Schuld » ; le terme allemand Schuld peut en effet signifier dette, faute et culpabilité).
45 Freud a changé de point de vue depuis Totem et tabou, « Le retour infantile du totémisme », ch. 6 (G. W. IX, pp. 187-188). Il avait alors proposé que le héros de la tragédie (Tragödie) grecque représentât le père souffrant puis mourant, en présence de la bande des frères, figurée par le chœur. Ainsi les membres du chœur auraient-ils participé avec une « hypocrisie raffinée » (raffinierte Heuchelei) aux épreuves subies par le héros-père ; ce dernier étant chargé, par déformation (Entstellung), de la « faute tragique » commise par les fils. La lecture suggérée ici semble plus satisfaisante, surtout en tenant compte de l’inévitable identification du héros et du père. Cependant la tragédie d’alors (Tragödie) s’est transformée en drame (Drama)…
46 On retrouve une situation analogue à celle du premier essai, lorsque le guide accapare le schème d’une vie de héros, le détruit ce faisant en tant que schème et prive chacun de son roman familial.
47 Être l’idéal et avoir l’objet (d’amour) en acte dispensent de l’élaboration de la séparation, donc de celle de l’ambivalence. Cette dernière est donc en acte : d’un côté « amour » de la possession, de l’autre, haine de la même, sexualisée et retournée en « culpabilité » archaïque. Freud étudiera la forme particulière de cette culpabilité (et sa sexualisation) dans la deuxième partie de ce troisième essai (cf. infra ch. 3, « d) Renoncement pulsionnel »).
48 Il n’est peut-être pas absurde de soutenir et de montrer, comme nous avons tenté de le faire depuis longtemps, que la dynamique qualitative est un instrument adéquat pour lire Freud et pour avancer dans le travail d’élucidation de la métapsychologie, tout en demeurant dans le domaine de la psychanalyse freudienne.
49 Cf. 1974, Modèles mathématiques de la morphogenèse. Recueil de textes sur la théorie des catastrophes et ses applications, qui présente ces contraintes et les formes qu’elles provoquent, et, 1988, Esquisse d’une Sémiophysique. Physique aristotélicienne et Théorie des Catastrophes. Ce dernier ouvrage traite de façon centrale et frontale le problème de la morphogenèse et de la dynamique (physis) du sens ; celui des contraintes qui y ont cours ; et donc celui du cadre conceptuel dans lequel la question des universaux linguistiques est pertinente – l’ensemble du travail est effectué à l’aide des instruments d’investigation que la dynamique qualitative apporte.
50 Cf. P&P, ch. 5 à 7.
51 G. W. X, p. 161, Pour introduire le narcissisme.
52 G. W. XIV, p. 504-505. « Si le développement de la culture a une ressemblance (Ahnlichkeit) si étendue avec celui du particulier (Einzel) et qu’il travaille avec les mêmes moyens, ne doit-on pas être justifié de diagnostiquer que maintes cultures – ou époques culturelles – possiblement l’humanité tout entière – sont devenues “névrosées” sous l’influence des tendances culturerelles ? À la décomposition analytique de ces névroses pourraient s’attacher des projets thérapeutiques qui revendiqueraient un grand intérêt pratique. Je ne pourrais pas dire qu’une telle tentative de transfert de la psychanalyse sur la société culturelle serait insensée ou condamnée à l’infécondité. Mais on doit être très prudent, ne pas oublier qu’il ne s’agit pourtant que d’analogies, et qu’il est dangereux non seulement chez les humains, mais chez les concepts aussi, de les arracher à la sphère où ils sont nés et ont été développés. Le diagnostic des névroses collectives (Gemeinschaftsneurosen) se heurte à une difficulté particulière. Dans la névrose particulière (Einzelneurose) le contraste dans lequel le malade se détache de son environnement supposé “normal” nous sert de repère. Un tel arrière-plan (Hintergrund) manque dans une masse atteinte (affiziert, contaminée) de la même façon, il faudrait aller le chercher ailleurs. Et pour ce qui concerne l’application thérapeutique de [notre] apercevance, à quoi aiderait l’analyse le plus pertinente de la névrose sociale, puisque personne ne possède (besitzt) l’autorité d’imposer la thérapie à la masse ? Malgré tous ces surcroîts de difficultés, il est permis de s’attendre qu’un jour quelqu’un se lancera dans l’entreprise risquée (Wagnis, entreprise hasardeuse, aventureuse) d’une telle pathologie des sociétés culturelles. » Le début de la conclusion du Malaise n’est-il pas la meilleure introduction possible à L’homme Moïse ? Freud ne s’est-il pas lancé dans l’entreprise hasardeuse ? Ne doit-il pas en soutenir les (difficiles) corrélats épistémologiques ?
53 Cf. P&P. ch. 3.
54 G. W. XIII, p. 267.
55 « On ne doit pas non plus prendre la différence entre je et ça [de façon] trop rigide, ne pas oublier que le je est une quote-part (Anteil) particulièrement différenciée du ça. Les événements vécus du je paraissent tout d’abord se perdre pour l’héritage (Erbschaft), mais s’ils se répètent [de manière] assez fréquente et forte chez de nombreux individus qui se suivent les uns les autres selon les générations, ils se transportent pour ainsi dire en événements vécus du ça, dont les impressions sont maintenues grâce à la transmission héréditaire (Vererbung). C’est ainsi que le ça héréditaire (erblich) héberge en soi les restes (die Reste) d’une innombrable quantité d’existences-je (Ich-Existenzen), et lorsque le je crée son sur-je à partir du ça, il ne met peut-être de nouveau au jour que de plus anciennes conformations de je (Ichgestaltungen), il leur crée une résurrection (Auferstehung). » G. W. XIII, p. 267.
56 Partout dans le texte nous avons traduit Erinnerungsspur par trace mnésique.
57 Cf. DQP, ch. 7 et 8.
58 Pour ce qui concerne la conciliation d’un narcissisme primaire avec une relation d’objet primaire, et leur stylisation, voir DQP, ch. 2, et P&P, ch. 6.
59 Formule génétique que D. Bennequin, 1997, Le non-être homologique, P&P, p. 350, trouve pour signifier comment la perte nécessaire à la création cohomologique retentit ensuite sur les formes actualisées.
60 Bann signifie anathème, ban, charme, fascination ; Bannbulle est une bulle d’excommunication ; le verbe bannen signifie frapper d’anathème, envoûter, fasciner, charmer, captiver.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Lectures de Michel Foucault. Volume 1
À propos de « Il faut défendre la société »
Jean-Claude Zancarini (dir.)
2001
Pierre Estève
Nouvelle découverte du principe de l’harmonie avec un examen de ce que M. Rameau a publié sous le titre de Démonstration de ce principe, 1752
Pierre Estève André Charrak (éd.)
1997
Curiosité et Libido sciendi de la Renaissance aux Lumières
Nicole Jacques-Lefèvre et Sophie Houdard (éd.)
1998
Géométrie, atomisme et vide dans l’école de Galilée
Egidio Festa, Vincent Jullien et Maurizio Torrini (éd.)
1999