Hegel et le libéralisme
p. 189-214
Texte intégral
1La relation de Hegel avec l’école libérale a été maintes fois étudiée et a donné lieu à des jugements très variés. Certains interprètes, comme Ilting, ont tâché de faire voir en Hegel des aspects libéraux, mais le plus souvent, à la suite de Haym, on a vu en lui un adversaire du libéralisme. Pour une telle recherche, on a comparé Hegel avec divers auteurs libéraux antérieurs, contemporains ou postérieurs à lui, et l’on a procédé à une comparaison des doctrines selon divers points de vue. Par exemple, on a pu comparer Hegel avec Locke, Montesquieu ou Benjamin Constant. De la sorte, un certain auteur est pris comme mesure de référence, sa vision du libéralisme sert de modèle et la doctrine hégélienne est examinée à cette aune, pour être rejetée ou pour montrer des points d’accord1. Mais est-il pertinent de prendre un modèle extérieur pour juger d’une philosophie ? Et n’est-il pas insuffisant de prendre pour norme du libéralisme telle ou telle version, celle de Locke ou de Constant par exemple ? Certes, l’école libérale est relativement unifiée et se reconnaît dans certains concepts majeurs (le droit naturel moderne, l’individu, le marché et le capital, le refus de l’abus du pouvoir, la séparation des pouvoirs politiques, etc.), mais une grande diversité s’y rencontre néanmoins, et le terme reste aujourd’hui fortement polysémique. Ne faut-il pas alors plutôt retourner la question et considérer le regard que Hegel porte sur le libéralisme ? Il s’agira donc de penser le libéralisme du point de vue hégélien, et d’examiner la manière dont Hegel repense cette doctrine et dialogue avec ses auteurs. Car, si Hegel est sans doute libéral, au sens que ce terme a au xixe siècle, il ne rentre pas dans un moule prédéfini mais il interroge la pensée libérale, en repense les points essentiels et finalement en intègre maint élément de manière originale dans son propre système. La question ne sera donc pas de savoir si Hegel est libéral ou non selon telle théorie, mais de savoir de quelle manière il repense la doctrine libérale, et quel concept du libéral il établit. Nous voudrions montrer qu’il présente un libéralisme éthique. Ainsi, sa critique du libéralisme ne consiste pas en une destruction de ses concepts, mais en un examen qui conduit à leur approfondissement, et souvent à l’intégration de leur contenu au sein d’un tout plus complet et rationnel. Chaque élément conservé sera donc repensé, développé et exposé maintenant en tant que moment nécessaire de la science de l’État et de la vie de l’esprit objectif.
2Les Principes de la philosophie du droit2 emploient peu le mot libéral. L’expression « État libéral » apparaît une fois : dans la longue remarque consacrée aux rapports entre État et religion (GPR, § 270, Rem.), dans un passage montrant que « l’État fort » a à être « libéral », c’est-à-dire tolérant avec les sectes religieuses qui refusent son autorité et de remplir leurs devoirs à son égard. Or, il est fort ici, non pas au sens de la seule puissance économique ou militaire, mais de la force de son esprit, c’est-à-dire fort de ses institutions et des mœurs libres de ses citoyens, fort de la force que donne seule la liberté. En outre, dans ses leçons sur l’histoire, Hegel souligne l’œuvre politique de Napoléon : il a répandu en Europe les « institutions libérales » nées en France de la Révolution3. De même, dans ses Leçons, il rappelle que la Charte constitutionnelle voulue par Louis XVIII reprenait « toutes les idées libérales que l’esprit-du-peuple avait développées depuis la Révolution »4. Ces institutions correspondant pour l’essentiel à ce qui est exposé dans ses Principes de la philosophie du droit, il est légitime de voir en ce livre une doctrine de l’État libéral. On se souvient aussi du témoignage de Victor Cousin disant que Hegel « était profondément libéral »5.
3L’État hégélien ne reçoit guère de nom ou d’adjectif pour le définir : il s’agit simplement de l’État moderne (GPR, § 260), rationnel, de l’État de la liberté. Certes, c’est celui qui s’est fait jour en Europe, à partir de la Glorieuse Révolution anglaise, de la fondation des États-Unis d’Amérique et de la Révolution française, parachevée par Napoléon. Mais Hegel n’a cure de lui attribuer un titre qui l’enfermerait dans telle ou telle école, et son étude n’est pas ici empirique ou historienne. En effet, il expose « l’Idée de l’État » (GPR, § 259), et sa thèse philosophique consiste à montrer que c’est elle qui constitue les États modernes, qui est leur principe immanent et actif. Cette Idée transcende les divisions ultérieures, qui sont nées souvent de son démembrement, quand chaque école n’en a gardé qu’une partie, là où la pensée de la liberté nous demande d’articuler et de créer tous ses côtés. Cependant, si le mot apparaît peu, la Chose y est pourtant de manière déterminée. Or, si l’on distingue habituellement deux aspects du libéralisme, l’économique et le politique, l’examen de la Philosophie du droit demande d’en distinguer davantage et de les unifier dans l’Idée. Nous voudrions ici considérer la question surtout selon trois côtés : le juridique (le droit naturel moderne et son concept d’individu), la société et l’économie, et l’État politique.
Droit naturel et individu
4La pensée libérale classique a pour premier principe l’individu et sa liberté, et son corrélat nécessaire, la liberté et la sûreté de la propriété privée. Ces deux notions se retrouvent dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, où le droit premier, fondement de tout droit particulier, est la liberté, et où la propriété est le premier droit déterminé. Cette thèse s’enracine dans la philosophie politique de Hobbes, et se déploie une première fois comme telle dans celle de Locke. Locke pose la liberté de l’individu comme principe, ce qu’il nomme « propriété » : l’avoir en propre définit l’homme, lequel a en propre sa personne, et il fonde l’appropriation des biens extérieurs par le travail6. Qu’en est-il chez Hegel ? Si la libre individualité et la libre propriété sont bien affirmées, certains lecteurs estiment qu’elles sont cependant finalement supprimées ou subordonnées, dans la mesure où elles ne sont rien sans l’État, ou même, pire, dans la mesure où règne à leurs yeux un primat du tout étatique sur ses parties. Examinons la question.
5La première partie du livre, Le droit abstrait, expose le droit de l’individu comme personne. Il correspond au droit privé des juristes et repense l’héritage du droit naturel moderne7. En sa forme, il est universel et nécessaire, et il expose les normes juridiques rationnelles de tout monde éthique possible. Or, la liberté de la personne, affirmée en lui, sera confirmée au niveau de l’intériorité morale, et sera enfin effective au niveau de la vie éthique familiale, sociale et politique. Le droit abstrait expose le premier moment, rationnel et définitif comme tel, non hypothétique, du cours de l’Idée de la liberté. Son sujet est la libre personnalité comme sujet de droit, et son objet est la Chose. L’homme, qui est un esprit libre, est ici une personne, dont la personnalité est inaliénable, ce qui interdit l’esclavage et toute violation de son droit (GPR, § 66). Or, si Hegel honore l’individu du droit formel en tant que personne, il ne l’isole pas, mais il le pose dans l’élément de la reconnaissance mutuelle des consciences de soi (qui relève de « l’esprit subjectif »), et il montre la nécessité de sa relation avec l’autre personne, c’est-à-dire de la « relation de volonté à volonté », qui est l’essence du droit contractuel (GPR, § 71). C’est ainsi que le commandement du droit prescrit : « Sois une personne et respecte les autres en tant que personnes » (GPR, § 36). Dans l’unité du droit et du devoir, chacun est une personne qui a à agir comme une personne à l’égard d’autrui, reconnu comme libre personnalité. Si le droit formel exprime une autorisation eu égard à l’action, il signifie en même temps l’interdiction d’attenter à la libre personnalité infinie, que cette violence vienne d’autrui ou de l’État (GPR, § 38). Par là est sauf le droit de la personne, jusqu’au sein de la vie éthique.
6Le chapitre sur la propriété repense les principaux éléments du concept libéral, mais en l’inscrivant dans une philosophie spéculative de la volonté libre spirituelle. La personne a à exister en tant qu’Idée, c’est-à-dire comme unité de soi et de son objectivation de soi. Il lui faut donc disposer d’une sphère extérieure d’action qui sera le lieu d’exercice de sa liberté, le lieu de son incarnation mondaine (GPR, § 41). La propriété est un agir qui consiste pour la personne à placer sa volonté libre dans une Chose. Seule une Chose, ce qui est impersonnel, sans droit, est appropriable. Hegel souligne, ici au plan juridique, la légitimité de la propriété privée (GPR, § 46), non en vertu de son utilité ou de sa fécondité économique, non pour faire l’apologie de l’individu possesseur égoïste, mais tout simplement en tant que droit pour la personne de se signifier dans des Choses siennes, propres, à part, en se donnant une sphère d’action propre à soi. La personne ne demeure pas dans une intériorité abstraite, mais accomplit son vouloir dans l’extériorité des Choses et des corps. Si pour Locke, c’est « le travail de son corps et l’ouvrage de ses mains »8 qui autorisent l’appropriation par l’homme des bonnes choses de la nature, pour Hegel, l’appropriation est d’abord, dans son concept, un acte d’objectivation de soi de la volonté libre, et le travail constitue seulement le second mode de prise de possession, comme don de forme à la Chose, forme qui la rend mienne, entre le premier mode qui est la saisie de la Chose, et le plus haut qui est la désignation, faisant de la Chose le signifiant de ma volonté (GPR, § 54-58).
7La vie et le corps de la personne lui sont propres à deux niveaux, d’abord dans « l’esprit subjectif », en tant que l’âme a fait de son corps charnel son œuvre propre, qu’elle l’habite sur le mode de l’habitude, et maintenant dans « l’esprit objectif », en tant que la volonté s’objective en lui, et en fait son corps propre juridiquement (GPR, § 47). Il en découle l’interdiction de faire violence au corps d’un homme, et d’abuser de lui dans la sphère du travail (GPR, § 48). Si la liberté est sainte (GPR, § 30), le corps propre l’est aussi, comme présence charnelle au monde de la volonté libre personnelle.
8Quant à l’usage de la propriété, il est libre, et « la propriété est par essence propriété libre, plénière » (GPR, § 62). Toujours d’un point de vue juridique, et non économique, Hegel montre le caractère légitime, parce que rationnel, de la liberté, de la sûreté et de l’usage plénier des biens. Il ajoute que si la liberté de la personne a commencé de s’épanouir grâce au christianisme depuis plusieurs siècles, c’est seulement depuis la Révolution française et sa Déclaration des droits que « la liberté de la propriété a été reconnue comme principe » (GPR, § 62, Rem.). La libre propriété privée est bien un des principes du monde moderne libéral, en tant qu’elle est liée au droit contractuel et au libre-échange.
Société civile, travail et économie
9Étant essentiellement agricole et artisanale, l’économie antique s’effectue surtout au sein de la famille, sous l’autorité du père, comme on le voit chez Aristote. Le travail relève de l’union de l’homme avec ses esclaves, qu’il dirige. Comme son nom l’indique, l’économie relève de la maison. La chrématistique est l’art de l’acquisition des richesses, en vue de leur distribution interne pour la jouissance des divers membres de la famille. Mais dans le monde moderne, l’individu reçoit le droit de s’affirmer comme tel et de se répandre de tous côtés en ses activités privées variées (GPR, § 184 – travail et richesse, voyages, sport, amitié, loisir, etc.), ce qui requiert la création par l’État moderne d’une libre sphère d’activités non familiales et non politiques, dont Hegel découvre l’existence et qu’il nomme société civile9. Pour Hegel, c’est l’État qui laisse exister sa société civile, en sa relative indépendance par rapport à lui, en ses mœurs et ses institutions propres. Dans le monde moderne, par conséquent, l’économie ne se joue plus essentiellement au sein de la famille, même si toute famille nécessite un patrimoine, durable comme elle-même pour exister et bien vivre (GPR, § 170). Au contraire, elle reçoit un nom nouveau, qui traduit la haute place de la chrématistique en ce temps, elle devient « économie politique » (GPR, § 189, Rem.), c’est-à-dire production de la richesse au sein du tout étatique. Mais en toute rigueur sa place est bien la société civile, car pour Hegel, ici encore libéral, l’économie ne doit pas être d’État, entièrement dirigée et maîtrisée par un État qui serait alors totalitaire.
10Montchrestien, théoricien mercantiliste inventeur de l’économie politique, traite en cette science nouvelle de l’enrichissement de l’État et de tous, sous l’impulsion et la réglementation de l’État, par la division du travail et l’industrie. Mais Hegel, en distinguant société civile et État, va différencier et articuler leurs rôles respectifs. Maintenant, l’économie aura son lieu propre dans la société civile, elle sera essentiellement sociale, l’affaire des individus qui s’associent, passent des contrats, coopèrent, fondent des entreprises et y créent de la richesse. Si l’expression société civile a d’abord désigné la société politique, l’État (c’est la societas civilis, traduction de la koinônia politikè, et c’est par exemple l’usage du terme qu’en fait Locke), en son sens moderne elle signifie finalement la sphère de la libre association des individus, comme sphère où règnent la nécessité et la recherche de la satisfaction des besoins cultivés. Mais la force de l’État libéral hégélien se vérifie à ceci qu’il laisse exister et unifie, réconcilie avec soi, une société civile qui est une sphère non politique, ou prépolitique, dans laquelle aucun but politique n’entre en scène comme tel, et pour laquelle l’État lui-même n’apparaît que comme un moyen à son service. La société civile moderne et son économie politique sont non politiques.
11L’économie politique comme science positive ne pouvait pas naître avant le monde moderne. Celui-ci est en effet l’époque de l’histoire mondiale qui voit se développer le principe chrétien de la libre personnalité, c’est-à-dire le droit du sujet libre (GPR, § 124, Rem.), ce qui implique, d’une part, le droit pour celui-ci de trouver sa satisfaction, son intérêt, dans son action (GPR, § 121-122), et d’autre part la reconnaissance du droit de la particularité de la personne concrète, qui est le premier principe de la société civile (GPR, § 182). Ce sont là les principes mêmes du dynamisme social, économique, scientifique et technique de ce monde.
12Hegel a étudié très tôt les doctrines économiques libérales, Adam Smith, Jean-Baptiste Say et David Ricardo notamment. Il fait l’éloge de ces savants grâce auxquels l’économie est devenue une véritable science « qui fait honneur à la pensée »10. Là où l’observation empirique du ciel voyait des phénomènes irréguliers, l’astronomie mathématique moderne les a sauvés en découvrant des mouvements réguliers, des lois. Pareillement, ces économistes ont montré que la production, la distribution et la consommation des biens, choses qui se font en partie de façon arbitrale, au gré de la sagacité et du calcul égoïste des individus, obéissent pourtant à des lois, comme en témoigne la fameuse idée de la « main invisible »11 chez Adam Smith. L’ordre des besoins humains (nourriture, boisson, vêtement, logement, locomotion, etc.) est marqué par la contingence : contingence de la nature (climat variable, sol plus ou moins fertile, etc.) et contingence humaine (connaissances et habiletés variables, diligence dans le travail, libres choix et modes variables eu égard aux objets utiles ou censés procurer du plaisir, etc.). Or, la science économique fait voir une nécessité régissant cet élément contingent, de manière spontanée et le plus souvent ignorée des acteurs eux-mêmes. Si chacun semble produire, thésauriser, investir et consommer de manière contingente, on peut non seulement mettre en évidence des régularités statistiques, grâce au calcul statistique notamment, mais aussi des lois et des principes qui régissent le capital, le marché et le travail.
13En effet, l’économie moderne, en trouvant son dynamisme dans le libre arbitre individuel, est bien régie par une raison immanente à sa sphère, ou plutôt par l’entendement qui, comme moment de la raison elle-même, est le principe réconciliateur qui organise la vie civile (GPR, § 189). La société civile tout entière est la sphère de la nécessité et de l’entendement (GPR, § 183), et le système des besoins est sa première détermination. Or, si la personne en sa particularité est son premier principe, celui-ci n’est pas l’unique, car il s’articule avec le second, qui est l’universalité (GPR, § 182), le tout en vue de la vie civilisée de la singularité individuelle, en ce syllogisme social. Penser la main invisible consiste pour Hegel à saisir l’articulation des moments du Concept, donc la présence active, efficace, de l’universel rationnel dans l’organisation du travail et de la richesse. La particularité sociale de l’individu n’est jamais pure ou isolée, mais toujours entrelacée avec celle des autres, dans une interdépendance de tous côtés des besoins humains et de leur satisfaction ; et surtout, elle est toujours fondée sur des puissances universelles, qui sont des institutions civiles et des lois absolument nécessaires à la bonté et à la justice de cette vie (GPR, § 184). Si l’individu a le droit d’affirmer sa particularité, il ne peut le faire qu’au sein d’institutions civiles (et politiques) nécessaires au caractère éthique de sa vie.
14On voit là l’appropriation des sciences économiques libérales par le philosophe : ce qui est pour Smith comme une main invisible par laquelle les rapports s’harmonisent est compris comme l’opération de la raison elle-même, comme travail de la raison à même les rapports socio-économiques. De même que la physique expérimentale d’entendement fournit des pensées à la philosophie spéculative de la nature afin que celle-ci pense ces pensées, afin qu’elle « puisse traduire en concept l’universel d’entendement qui lui est transmis »12, de même, la science économique fournit à la philosophie de « l’esprit objectif » des notions et des règles nécessaires, afin que celle-ci les élève au Concept. Ainsi, en pensant les notions de l’économie libérale, Hegel, tout en les justifiant, va les approfondir et les dépasser, notamment en soulignant la nécessité des institutions que sont les familles et les corps intermédiaires pour la vie sociale, là où l’école libérale a tendance à ne voir que l’individu.
15La société civile est tout d’abord le règne de l’entendement, et c’est celui-ci qui joue le rôle de puissance réconciliatrice, certes en tant qu’entendement de la raison, c’est-à-dire de l’esprit objectif. Qu’est-ce à dire ? Le travail de l’entendement, on le sait, consiste en la séparation ou la différenciation, et en l’abstraction. Il est cette puissance absolue (la bonté de la raison) qui pose le séparé, l’abstrait, qui donne existence pour soi à ce qui ne peut cependant exister véritablement qu’au sein du tout, en guise de membre libre de la totalité. Ici, cela veut dire que, au lieu d’être seulement substantiel comme la Cité platonicienne, en tant que raison unique et totale de la vie active, l’État moderne laisse exister en sa relative indépendance sa société civile tout autant que le libre individu. La raison politique moderne pose, par son entendement, société civile et individu. C’est là la bonté de l’Idée de l’État qui « laisse aller [entlassen] » (GPR, § 181) librement à partir de soi sa sphère civile. L’État libéral libère de soi sa société et ses individus, les laisse aller en les laissant s’auto-organiser selon leurs propres institutions. Si l’abstraction est un concept majeur du système des besoins, cela signifie que cette sphère est celle de la différence sociale, qui va jusqu’à la séparation et à la division. Or, cette séparation, loin d’être mortifère ou aliénante, est le rythme même de la vie civile et de son économie, ce que nombre d’interprètes n’ont pas vu. La société moderne comporte ainsi un moment de « l’atomistique »13, c’est-à-dire de l’individualisme, dans la mesure où elle permet à chaque individu, à chaque monade spirituelle, de faire valoir sa singularité, jusque sur le mode de la solitude et de l’isolement (GPR, § 192). Mais c’est en elle seulement, non en l’État (à la différence de l’école libérale), que l’individu est en quelque façon principe et fin pour soi.
16L’entendement joue déjà au niveau du mode du besoin et de la satisfaction. L’animal est entièrement déterminé par son instinct, il n’a que le cri et ne travaille pas. En revanche, l’homme, parce qu’il est esprit et pense, est liberté, et donc d’abord indétermination et universalité, ainsi il a la parole et il travaille. Le besoin un est divisé en une multitude de besoins particuliers, que l’entendement abstrait les uns des autres, de telle sorte que le travail pareillement se divise en une multitude de travaux particuliers, spécialisés, qui pourront seuls procurer satisfaction à ces besoins. Le besoin et le travail modernes sont caractérisés par l’abstraction, c’est-à-dire par la division et la séparation. Et l’entendement est réconciliateur dans la vie du travail dans la mesure où il unifie, où il fait croître ensemble ces éléments qu’il a d’abord dû séparer pour les déterminer. Les besoins et les travaux de l’homme sont donc « concrets » en tant qu’ils sont « sociaux » (GPR, § 192), d’une concrétude d’entendement qui unifie et relie le séparé comme tel.
17Le travail dans l’économie libérale est donc nécessairement un système différencié, une médiation et un processus, une longue chaîne du travail, où chacun travaille des travaux antérieurs (GPR, § 196). La « division des travaux » (GPR, § 198) est donc nécessaire, et elle est l’œuvre de l’entendement économique. Celui-ci sépare les travaux, les opérations et les techniques, pose le séparé et le relie avec les autres éléments dans la grande chaîne du travail social. Comme l’a montré Adam Smith, en reprenant un exemple donné par Diderot dans l’Encyclopédie, la division intelligente du travail dans une manufacture d’épingles permet d’augmenter la qualité et la quantité d’épingles produites par chacun14.
18Hegel, en repensant la théorie libérale, souligne le « moment de libération qui réside dans le travail » (GPR, § 194, Rem.). L’homme étant un esprit libre, la libération consiste en plusieurs aspects (GPR, § 198). Tout d’abord, l’homme se libère de sa naturalité, en se créant des besoins spirituels, sociaux, de sorte qu’il a finalement besoin de bonnes choses qui ne sont plus données par la nature, mais qui sont son œuvre – c’est là la jouissance de soi dans l’œuvre. Et ces Choses varient en partie en fonction des goûts, des modes et de l’imaginaire social (GPR, § 193), jusqu’à la vanité ou la destruction du plaisir dans le plaisir même (GPR, § 185). Loin de dépendre alors de la nécessité de nature, il a affaire à une nécessité produite par l’esprit (GPR, § 194), qu’il peut maîtriser et dans laquelle il peut se retrouver, pour y demeurer libre. Ensuite, grâce à la division rationnelle d’un travail essentiellement intelligent, le travail de chacun devient plus simple, son habileté plus précise et plus haute. Les hommes se rendent certes mutuellement dépendants, mais c’est pour se libérer ensemble – par le travail social et en se liant – de la nature et du besoin primaire, et pour pouvoir jouir ensemble d’une vie raffinée15 (GPR, § 191). Enfin, par le progrès des sciences et des techniques, le travail abstrait, devenu mécanique, séparable en opérations distinctes et successives, peut être accompli par des machines. L’homme se libère donc enfin en partie du travail lui-même, en créant des machines qui imitent son intelligence et son vouloir. À la différence de Marx, la division du travail est pour Hegel quelque chose de bon. C’est seulement une extrême division du travail qui comporte des dangers, dans la mesure où l’abstraction ne signifierait plus une précision et une grande habileté dans la spécialisation, mais un travail borné : il s’agit alors de gestes répétitifs élémentaires, requérant une formation et une habileté tout à fait bornées, de sorte que le travailleur de cette branche est inévitablement exposé au chômage et fortement dépendant de la conjoncture économique (GPR, § 243).
La richesse universelle
19Eu égard à la richesse et à sa source, Hegel recueille encore la leçon des économistes libéraux, tout en montrant le rôle majeur du capital et du commerce dans cette économie. Dans l’économie antique, comme on le voit chez Platon ou Aristote, ce qui est premier, c’est le travail. Un homme doit d’abord produire des biens pour soi, et, s’il a produit des biens en abondance, il pourra échanger ce supplément de biens contre d’autres biens, sur le marché local ou lointain, au moyen de la monnaie. L’échange requiert la surabondance et la disparité : chacun produit en excès certains biens et manque d’autres biens, et la justice est accomplie dans l’échange selon la règle de l’égalité du prendre et du rendre. En revanche, dans l’économie libérale moderne, comme le montre Hegel, ce qui est premier, déterminant, ce sont le capital et le marché, ce qui implique le libre-échange, la libre concurrence et la loi de l’offre et de la demande. Nul ne peut produire seul, comme Robinson, mais seulement à l’intérieur du marché, lequel est en outre par essence mondial. L’économie libérale est celle du libre-échange et du marché universels. Pour pouvoir travailler et produire, il faut qu’existent le marché, mais aussi le capital et la monnaie, comme mesure mesurante de la valeur et comme moyen d’échange universel (GPR, § 204). Si chacun peut produire de la richesse, sans doute d’abord pour soi, c’est seulement dans la mesure où il existe une richesse universelle dont il peut prendre une part, par exemple sous forme d’emprunt bancaire, à investir dans une entreprise pour la faire fructifier. Hegel a compris, le premier semble-t-il, le rôle majeur joué dans l’économie libérale par la finance et par l’emprunt, pour les individus, les entreprises et les États, et il a anticipé sur la théorie du multiplicateur qui sera énoncée par Keynes. Dans l’économie désormais capitaliste, non seulement l’argent est nécessaire, mais encore le capital, comme valeur destinée à sa propre augmentation, comme richesse produisant de la richesse : l’argent n’est pas un simple moyen pour l’échange, comme le voulait Aristote16, mais il devient à lui-même son principe et sa fin, du point de vue économique. Un capital n’est pas une somme stable, un quantum immobile, mais une essentialité, une unité redoublée en côtés opposés (le positif et le négatif : prêt et dette), une unité active, productrice de richesse : pour le créancier, en vertu des intérêts qu’il en retire, et pour le débiteur, en vertu de l’usage qu’il en fait pour produire des biens17. Un capital est une valeur monétaire active, une grandeur positive et un rapport fluctuant de dette et de prêt ; il est multiplié en étant prêté maintes fois, et par sa circulation, comme la monnaie.
20La richesse universelle est permanente (GPR, § 199), nécessaire et première. Chacun en reçoit une part et peut alors à son tour contribuer à son augmentation. Ce n’est pas là une interaction entre deux termes, mais un processus conceptuel : l’universel est premier, comme richesse universelle durable sur laquelle chacun peut faire fond, et grâce à laquelle chacun peut gagner quelque richesse nouvelle, laquelle augmente alors la richesse du tout. La richesse universelle se produit en produisant des richesses particulières qui la produisent en retour. Hegel souligne aussi le fait que le mouvement de l’échange et du travail renverse l’égoïsme de l’individu en une contribution à la satisfaction d’autrui : chacun, en travaillant pour soi, travaille à la richesse universelle et à la satisfaction du besoin cultivé d’autrui (GPR, § 199). La main invisible est en fait l’opération de l’esprit objectif, qui est le principe et la vérité des rapports sociaux concrets. La totalité de la richesse d’une famille, d’une entreprise ou d’une société constitue son Vermögen (GPR, § 199), son patrimoine vivant et sa richesse. Héritier de la notion de puissance active chez Aristote (Métaphysique, Delta 12), le Vermögen est la potentia, la capacité active de produire de la richesse et des biens, et elle est constituée par la totalité de la fortune, des biens meubles et immeubles, des valeurs et des capitaux dont on dispose. La richesse actuelle est en même temps une richesse potentielle, capable d’augmenter, et elle constitue donc le pouvoir d’agir, la puissance financière et matérielle. La fortune de la société civile est sa puissance d’action au dedans et au dehors d’elle-même.
21Le monde du travail se divise nécessairement selon le concept (GPR, § 202) en trois états [Stände], qui forment plusieurs branches socioprofessionnelles. Le premier monde est le monde agricole. Hegel souligne, notamment à l’encontre du droit féodal, qu’il lui faut une terre qui soit sa propriété privée. L’homme de ce monde a affaire à la nature et à un temps naturel, celui des travaux et des jours scandés par les saisons. Mais, comme le montre Hegel dans ses leçons18, dans l’époque moderne de l’économie libérale, l’agriculture elle-même devient spéculative et industrieuse, elle a rompu avec son mode familial, vivrier et empirique pour se rendre semblable au reste : besoin de capitaux, recherche du profit par l’échange, machines, production de masse, écoulement sur un vaste marché, etc. Le mode libéral du travail moderne ne saurait laisser hors de soi aucun secteur d’activité, au contraire, il les transforme et les détermine tous.
22Le second monde est celui des activités industrieuses (GPR, § 204). On y produit des biens et des services grâce à l’intelligence et au savoir-faire cultivés (GPR, § 197). Tout y repose sur la liberté, dans la mesure où cet homme ne dépend que de soi, c’est-à-dire que de son ingéniosité scientifique et technique et de son travail. Cet homme est essentiellement citadin et il parvient à la jouissance de soi dans son œuvre. Le temps de ce monde est celui de l’entendement, non des saisons de la nature. Ce monde se différencie en trois branches, qui reposent toutes sur des principes libéraux : d’abord l’artisanat et les métiers indépendants, ce qui produit des biens ou des services individualisés ; ensuite l’industrie avec ses petites ou grandes entreprises, qui produit des biens et des services en masse ; et enfin le commerce, qui est l’état universel du monde économique libéral, agissant grâce au moyen d’échange universel qu’est l’argent. Dans une société ouverte au dedans et vers le dehors, l’état commercial est le premier, puisque c’est lui qui fait circuler matériaux et marchandises nécessaires à la production autant qu’à la consommation des biens. L’économie de marché repose sur l’échangeabilité universelle, ce qui nécessite une organisation nationale et mondiale du commerce. Le troisième monde est le fonctionnariat, dont la tâche est le service de l’État et des besoins universels de la vie sociale, comme les institutions judiciaires, l’instruction publique et l’université, la santé publique, etc.
23À l’encontre de l’État substantiel de Platon dans lequel ce sont les gardiens qui assignent à chacun sa place sociale et son métier, en fonction de son naturel, Hegel montre la nécessité de laisser chacun pouvoir choisir à son gré (GPR, § 206). Cela est légitime du point de vue de la liberté des modernes, qui inclut l’idée de libre choix par la personne morale des fins de son action (GPR, § 113), mais aussi au regard de l’Idée de la liberté, qui demande que le sujet se retrouve dans un objet qui soit le sien, donc, ici, qui demande le droit pour l’homme de trouver sa satisfaction dans son travail dans la mesure où c’est le sien, son intérêt véritable.
La loi et le tribunal
24La société civile n’est pas réductible au système des besoins, et encore moins à l’atomistique (la libre affirmation de l’individu), qui n’est que son premier moment. Certes, Hegel montre la légitimité de l’économie libérale dans la sphère civile, mais il souligne en même temps la nécessité, non seulement de l’État, mais encore d’institutions propres à la société civile, dont certaines sont créées et régies par l’État, et d’autres par les individus privés. La liberté économique, pour relever de la vie éthique (Sittlichkeit) et non d’un chaos ou de l’immonde, nécessite toutes ces institutions. L’économie libérale ne peut se déployer de manière libre et juste que grâce à des institutions civiles et étatiques. C’est ainsi que sont nécessaires l’administration du droit et celle de la justice, qui confèrent à la société civile sa « constitution juridique » (GPR, § 157). Contrairement à l’accusation de Karl Popper, c’est une société ouverte, où les rapports reposent sur la reconnaissance mutuelle des Soi et sur les lois, et où chacun vaut simplement en tant qu’homme. La division du travail n’a pas divisé l’humanité. L’homme social « vaut parce qu’il est homme » (GPR, § 209, Rem.), reconnaît les autres et est reconnu comme tel. L’agir individuel n’est pas laissé à l’arbitraire de chacun, mais est au contraire régi par des lois universelles, qui doivent être connues de tous et publiques, pour pouvoir obliger en vérité. À l’encontre de l’École historique du droit (Gustav von Hugo, Friedrich Carl von Savigny), qui veut en rester à la coutume, Hegel, héritier du libéral Montesquieu, affirme la nécessité de la loi et d’un Code civil (GPR, § 216), comme Napoléon a su en donner un au peuple français. Un Code de lois retiendra ce qui est rationnel dans les coutumes, et les conduira au savoir et à l’universalité. L’État libéral hégélien énonce ainsi les lois qui vont régir la vie privée, économique et civile des individus.
25Les normes vraies énoncées dans le Droit abstrait deviennent maintenant des droits positifs. De la sorte, tout le champ de l’activité socio-économique est régi par le droit contractuel, dont les formalités sont légitimes puisqu’elles donnent force de loi à la propriété (GPR, § 217). Dans la société civile, la propriété ne peut faire l’objet d’une saisie immédiate, comme du point de vue du Droit abstrait, mais seulement médiate, en vertu d’une convention avec autrui, sous la forme d’un contrat de donation ou d’un contrat d’échange, comme la vente et l’achat, le louage ou le rapport salarial (GPR, § 80). L’économie libérale ne saurait s’exercer dans un état de guerre de tous contre tous, mais seulement dans un état juridique, dans un état de droit19, où tous seront égaux devant la loi. La libre concurrence elle-même requiert le respect de la personne, universellement, et le respect de la loi.
26La vie sociale, la production, le commerce et l’échange nécessitent la loi, mais aussi l’institution du tribunal, avec la figure du juge comme organe de la loi (GPR, § 226), pour arbitrer les conflits dans la société civile et pour rendre la justice, au lieu du terrible règne de la violence et de la vengeance (GPR, § 102). Les rapports entre individus sont des rapports juridiques, moraux (GPR, § 207, 242) et enfin éthiques en tant qu’ils relèvent des bonnes mœurs et des lois. La loi et le tribunal sont des institutions de l’État dans sa société, pour la justice et la bonté de sa vie. Cela veut dire que l’État hégélien libéral ne délaisse pas sa société, ne l’abandonne pas à ce qui serait son anarchie ou l’arbitraire généralisé, dans une conflictualité générale ; mais il ne la terrorise pas davantage et ne se substitue pas à elle et à ses acteurs, dans la mesure où il la laisse s’organiser en ses cercles spécifiques tout en y faisant valoir le droit positif nécessaire à la détermination des principes de l’agir. Ainsi, en laissant exister sa société civile, cet État crée pour elle des institutions dont il est l’auteur et le recteur. Non pas des institutions pour entraver sa bonne marche, mais au contraire pour permettre une vie éthique conforme à la liberté rationnelle et à la vérité.
La police
27Hegel regroupe sous le nom de police toutes les institutions nécessaires au bien-vivre dans la société civile, qu’elles soient des institutions purement privées, ou communes, ou étatiques. La police fait ici écho à la Polis grecque comme universel politique, sauf que dans le monde moderne elle est l’universel civil qui a pour but, non l’État, mais le Bien et la prospérité sociale des familles et des individus comme tels. Cette « police » accomplit ses missions en n’étant qu’un ordre extérieur (GPR, § 231) qui ne saurait se substituer aux libres acteurs sociaux. Ses fonctions sont multiples : réglementation et régulation de l’économie, prévoyance des affaires d’intérêt général, santé publique, instruction publique, traitement de la misère et du chômage, etc. L’économie libérale ayant pour premier principe l’individu libre, celui-ci ne saurait devenir un esclave de la société ou de l’État, et il a donc à conserver son indépendance spirituelle ainsi qu’à gagner sa vie par son métier. Cependant l’originalité de Hegel consiste à établir que la bonne marche de la vie sociale et de l’économie elle-même requiert des services et des institutions privés et publics qui veillent à l’effectivité du Bien privé et du Bien commun.
28L’individu a à demeurer maître de soi et actif pour sa prospérité, mais l’économie de marché ne peut pas reposer que sur la libre individualité. Il faut également des organismes qui prennent soin de l’intérêt général : par exemple, l’entretien des routes, la création de ports, l’organisation de foires, l’approvisionnement en eau et en nourriture, les banques et les bourses, l’assurance, etc. Dans une société de libre-échange et de marché ouvert, chacun compte sur la « possibilité non entravée [ungehinderte] » (GPR § 235), libre, de l’approvisionnement et de l’échange des moyens. Or, ces affaires ne sauraient être laissées au hasard, ou à la seule initiative individuelle, ou à celle du seul État. La solution hégélienne de ce problème n’est pas étatiste, mais libérale, d’une manière originale. L’État n’a pas nécessairement à agir lui-même, par des entreprises publiques, mais il a à prévoir ces affaires et à contrôler leur bonne marche, eu égard à la légalité, à la salubrité, à la fonctionnalité, etc. Dès lors que ce sont des affaires nécessaires au Bien de tous, l’État a un rôle à jouer : il lui revient de prévoir et de faire faire ou de laisser faire le nécessaire par des entreprises privées, tout en contrôlant leur action. La « police » de l’État libéral ne va pas se substituer aux acteurs économiques privés, mais, en tant qu’ordre extérieur, elle laisse agir et elle vérifie le respect de la loi et l’accomplissement du Bien commun. Hegel articule ici l’action de l’État avec celle des entreprises et des organismes privés, donc avec la libre initiative individuelle. Tout n’est pas individuel, il y a du commun et de l’universel, et il faut reconnaître à chacun son droit et son action. En effet, l’action de l’État ne doit pas entraver la vie économique, puisqu’elle est ici au service de son déploiement sans entrave. L’intervention de l’État, par sa « police », c’est-à-dire par son gouvernement et ses ministères, doit consister à laisser la liberté agir, et à mettre en place tout ce qui lui est nécessaire. Pour Aristote, le libéral est celui qui est généreux en faisant le meilleur usage de l’argent, sachant l’acquérir et en disposer20. En sa générosité, l’État libéral est alors celui qui fait ce bon usage de la richesse publique et qui laisse les individus faire bon usage de leur richesse.
29Hegel affirme bien « la liberté d’entreprise et de commerce dans la société civile » (GPR, § 236, Rem.) et l’autorégulation de l’activité économique, en vertu de son autoconstitution. Dans les relations entre producteurs, distributeurs et consommateurs s’effectue d’abord un ordre spontané, qui résulte du libre jeu des individus et des entreprises. « Le rapport correct [richtige] s’instaure de soi-même au total [im ganzen von selbst] » (GPR, § 236). Chacun agit de soi-même, librement, et l’harmonie du tout se fait de soi-même, dans l’ensemble. Or, ce n’est pas là l’action de la seule main invisible accordant les intérêts particuliers, mais c’est le fruit de la coopération de plusieurs facteurs : certes, l’action libre de l’individu, mais comme action menée selon le droit, la loi et la justice, et grâce à toutes les institutions de « police ». Ces institutions sont nécessaires à la spontanéité même du jeu social. Hegel reconnaît le principe libéral du « laisser-faire » : « Le principe de notre temps est laisser aller, laisser faire. […] Ceci est assurément exact »21. L’État n’a pas à réguler ou à planifier entièrement l’économie, et Hegel est tout à fait hostile à une économie entièrement étatisée, à un capitalisme d’État qui enlèverait à l’individu sa liberté d’action et rendrait l’État totalitaire, prenant entièrement en charge l’individu, sa vie et son travail. Il en donne comme exemple les grands travaux d’État en Asie, comme la construction des pyramides, pour souligner que cela procédait d’un État et d’une époque barbares, qui ignoraient la libre personnalité (GPR, § 236, Rem.).
30Cependant, face aux tenants d’un libéralisme pur, qui ne voient que l’individu, le marché et le commerce, Hegel affirme également la nécessité de l’État et de sa « police » pour la création d’une société policée. S’il est hostile au dirigisme étatique, il ne l’est pas au libéralisme, contrairement à l’interprétation courante, mais seulement à un libéralisme extrême, aveugle à la grandeur propre du politique en lui-même et à son service de la vie sociale et économique. Si l’activité socio-économique s’autorégule et s’harmonise dans l’ensemble, une « réglementation » (GPR, § 236) supérieure et intelligente, étatique, est pourtant nécessaire. De quoi s’agit-il ? Hegel nierait-il le « laisser faire » ? Non, mais il sait que le libre jeu économique produit inévitablement des conflits d’intérêts de tous côtés et qu’il serait irrationnel d’attendre leur résolution spontanée, parce que celle-ci risquerait d’être violente et injuste de divers côtés. L’effectivité du Bien commun requiert des règles, des lois, et une régulation consciente faite par l’État. Il s’agit, d’une part, par exemple, de la possibilité de fixer le prix de certaines choses nécessaires, quotidiennes (comme le pain), mais afin d’éviter aussi bien un prix trop bas, qui ruinerait le producteur, qu’un prix trop haut, qui serait néfaste au consommateur. Et il faut exercer un contrôle des biens, eu égard à leur qualité, à leur salubrité, etc. Il s’agit, d’autre part, de prévoyance à l’échelle nationale et mondiale, eu égard aux marchés lointains dans l’espace et aux futurs contingents dans les relations économiques et politiques. Il revient à l’État, au gouvernement et au Parlement d’exercer ce regard providentiel, qui anticipe le possible et conseille l’action. La société libérale est une société de l’esprit libre, elle est donc ouverte sur le monde, elle est essentiellement maritime, et par là ses membres sont exposés au danger et à la ruine (GPR, § 247). C’est pourquoi la connexion des sociétés particulières requiert l’intelligence et la prévoyance étatiques de la conduite des affaires. L’époque de la mondialisation, du marché, du capital et du travail universels requiert un État qui pense sa société et le monde, ainsi que leur avenir éthique.
31La vie sociale et économique se produit d’elle-même, sans être construite d’en haut par l’État. Si celui-ci intervient dans l’économie de marché et de libre-échange, ce n’est pas pour l’entraver, mais précisément pour sauver sa liberté concrète, pour permettre son déploiement selon ses propres principes22. C’est ce que l’État fera par exemple en favorisant la concurrence et en veillant à ce qu’elle soit effective. La réglementation et la régulation étatiques ne doivent pas opprimer les acteurs socio-économiques, mais au contraire ont pour but leur liberté véritable, conforme au droit et à l’éthique. L’action de la puissance publique n’est pas là pour entraver, mais pour favoriser et déterminer de manière éthique le « laisser faire » qui est de règle. L’État laisse être et s’auto-organiser la société civile, et, s’il met en place des institutions en elle, c’est à son service, pour sa libre vitalité, et pour sauver le caractère éthique de sa vie23. Hegel expose donc un libéralisme éthique. En créant sa société civile, l’État ne l’abandonne pas. Créer, c’est libérer de soi et parachever son Autre en l’unifiant avec soi. Par conséquent, tout en laissant sa société s’organiser par elle-même en ses cercles divers et liés, l’État crée pour elle et en elle des institutions civiles nécessaires à sa vie bonne, policée. Ce qui est le cas des institutions nécessaires au traitement de la pauvreté et de la misère.
32C’est sans doute Hegel qui découvre la question sociale, en notant que « L’importante question de savoir comment on peut remédier à la pauvreté est une question qui agite et tourmente surtout les sociétés modernes »24. La société civile moderne, dans la mesure où elle attire à soi et prend sur soi l’individu, lequel devient ainsi son « fils » (GPR, § 238), se retrouve dans une situation de droits et de devoirs réciproques à son égard. Elle constitue ainsi un monde éthique de la solidarité, et il lui revient de prendre soin de ses membres souffrants et désarmés, notamment par la maladie ou la vieillesse (GPR, § 241-242) ou par le chômage et la pauvreté (GPR, § 243-248). Le libéralisme éthique de Hegel lui fait découvrir cette question majeure de nos sociétés et envisager les réponses adéquates. La pauvreté qui a des causes naturelles, physiques (maladie, infirmité, vieillesse, etc., GPR, § 241) a pour remède des institutions privées et publiques (hôpitaux, hospices, etc.), mais aussi la charité personnelle, dans ces institutions comme dans la vie tout simplement (GPR, § 242 et 207). Quant à la pauvreté et à la misère qui ont des causes économiques, Hegel souligne l’aporie qui est encore la nôtre : d’un côté, l’honneur de la société civile est de prendre soin de ces membres démunis qui sont toujours les siens, de l’autre, elle ne doit leur venir en aide que de manière conforme à son principe de la libre individualité (GPR, § 245). Loin de produire des masses d’hommes maintenus dans l’assistance ou une populace durable, il lui faut donc trouver des remèdes qui permettent de retrouver un emploi, pour que chacun puisse jouir du droit et de l’honneur de gagner sa vie par son travail25.
La corporation
33Il existe un vrai remède à la pauvreté, interne à la société, ce sont les corps professionnels (GPR, § 250-256). À l’encontre de la vue libérale qui ne pose pour principe de la société que l’individu26, Hegel souligne la nécessité de l’existence des corps intermédiaires dans la société civile. Celle-ci n’est en effet pas réductible à sa dimension atomistique et à son abstraction, lesquelles sont pourtant nécessaires au système des besoins et du travail. Au contraire, elle est constituée, outre les individus, de familles et aussi de divers corps constitués qui font office de médiateurs, d’une part entre les individus, en fonction de leurs intérêts communs, et d’autre part entre les individus et l’État. Familles et corporations forment ainsi les deux racines éthiques de l’État (GPR, § 255). Selon leur nom hégélien, qui ne renvoie pas aux guildes médiévales mais signifie un besoin spécifique du monde moderne, ces corporations sont notamment les corps de métiers organisés, reconnus, et les syndicats, mais aussi les communes, les associations coopératives, etc. Ces corps civils sont fondés en droit, ont des capitaux propres, des règles, un honneur, et ils sont autoadministrés par leurs membres, de telle sorte que la désignation des autorités en leur sein se fait par une libre élection (GPR, § 288). Ils ont des devoirs à l’égard de leurs membres et il leur revient notamment de proposer une formation professionnelle, ainsi que de porter un secours temporaire à leurs membres, quand ils en ont besoin. Ce secours momentané vient de pairs, sur le mode de la solidarité de corps, dans un cadre familier, et il ne peut donc être humiliant (GPR, § 252-253).
34Certes l’État a à veiller à la légalité et à l’éthicité de ces corps, mais leur indépendance et leur autonomie sont réelles. L’autoadministration des corps civils est un point capital, qui assure la libre vitalité de ces sphères et qui limite la possibilité d’un abus du pouvoir gouvernemental à l’égard de sa société civile, dès lors que celle-ci a sa constitution propre (GPR, § 295). Par conséquent, l’État libéral hégélien n’est pas l’Un politique qui fait face aux multiples atomes ou à des masses inorganiques toujours susceptibles de violence (GPR, § 302), dans un face à face qui serait ruineux pour tous. Au contraire, il est organisé à tous les niveaux : le pouvoir étatique a sa constitution politique et la société sa constitution civile, articulée avec celle de l’État. L’individu éthique est en même temps membre d’une famille, d’un corps professionnel, d’une commune et enfin de l’État. Tout d’abord, dans sa famille l’individu gagne le souci des siens et de la destinée heureuse de cette communauté durable (GPR, § 170), et maintenant, dans ces corps civils qui rassemblent les hommes selon une communauté d’intérêts particuliers, il acquiert un sens de ce Bien commun, où s’enracine son sens de l’État et du Bien universel. La spontanéité de la vie civile n’est pas seulement celle de l’individu, mais aussi celle de ces corps intermédiaires relativement autosuffisants. Hegel présente donc bien un libéralisme éthique qui est original.
L’État
35Hegel, on le sait, refuse la théorie du contrat social27. C’est une fiction qui ne permet pas de saisir l’Idée de l’État : celui-ci ne saurait naître d’une libre association des individus, parce qu’il ne repose pas sur le concept d’individu, mais sur celui d’esprit objectif, de sorte que le libre individu est bien plutôt le fruit positif de l’État rationnel. Les doctrines contractualistes visaient l’apologie et le salut de l’individu, en en faisant le principe et la fin de l’État28. Selon Locke, par exemple, les hommes renoncent à leur liberté naturelle et se soumettent au pouvoir politique afin de sauvegarder leur « propriété », c’est-à-dire l’avoir en propre que sont la vie, la liberté et les biens29. Hegel refuse cette thèse parce qu’elle ignore l’Idée de l’État et son vrai but. Faire de l’État l’institution qui protège l’individu, sa liberté et sa propriété, c’est le confondre avec la société civile, dont c’est en effet le but (GPR, § 258, Rem.). Cette critique a fait que Hegel a souvent été considéré comme antilibéral sur ce point majeur. Pourtant il ne rejette pas un tel but. Au contraire, l’État lui-même et sa société ont à veiller sur l’individu, sur son droit et son bonheur, par la médiation des lois et des institutions civiles. Hegel veut seulement dire que c’est là un but nécessaire en son ordre propre, social, mais non le but final. En effet, pour l’individu, le but final de sa vie éthique est l’État, la participation au pouvoir politique, par la médiation de la représentation politique : il s’agit pour l’homme social de devenir citoyen afin de « mener une vie universelle » (GPR, § 258, Rem.). En acquérant un sens de l’État, une « disposition intérieure politique [politische Gesinnung] » (GPR, § 268), le citoyen s’élève au souci de l’État qui est le sien, il fait de la Chose publique son affaire propre (GPR, § 261, Rem.), et par là il s’élève au souci du monde en son histoire ouverte.
36L’État hégélien n’engloutit pas l’individu. Au contraire, il crée pour lui une société civile et des institutions qui fondent sa liberté privée et civile, par quoi il est conforme au réquisit libéral, et enfin il l’élève à sa vie éthique la plus haute en lui donnant la possibilité de prendre part aux affaires de l’État et du monde, ce par quoi Hegel expose un libéralisme véritablement politique. Pour Benjamin Constant, la représentation politique a l’avantage de concilier la liberté des modernes, d’abord privée, avec celle des anciens, d’abord politique, mais en déchargeant l’individu du souci de la Chose publique30. Pour Hegel au contraire, la liberté éthique suprême est politique, et il faut que les individus mènent une vie politique, comme citoyens actifs, pour le salut de l’État autant que pour le leur.
37L’État est l’esprit d’une communauté d’hommes et de femmes qui agit dans l’histoire selon le caractère de sa vie éthique. Comme chez Aristote, le tout est antérieur à la partie, mais dans l’État moderne celle-ci est un membre spirituel libre. Chez Hegel, la vie éthique signifie, selon le sens grec de l’êthos, une habitation du monde senti et su comme bon, de sorte que l’on peut y être chez soi, donc libre. La relation de l’État avec les siens n’est pas une interaction, mais relève du concept de vie et de but. L’État est l’universel premier, qui demeure et qui produit les siens, en leur donnant une terre, une langue, des habitudes et des mœurs, de la richesse, des lois et des institutions. Mais, en retour, les citoyens coproduisent cet État qui est le leur, qui est leur affaire universelle et le sens même de leur vie éthique (GPR, § 258). Sur ce point, Hegel dépasse la doctrine libérale mais en l’intégrant à titre de moment repensé du tout. Les théories contractualistes, en faisant de la libre association des individus la source idéale de l’État, n’ont vu d’une certaine manière que le second moment de la question, à savoir le fait que les citoyens produisent leur État, mais en ignorant le premier, à savoir que c’est d’abord l’État qui produit les siens. L’État, qui apparaissait comme un moyen du point de vue de la société civile, se manifeste maintenant comme but universel : il est un esprit libre qui est à soi-même son propre but. Il est un Soi autarcique, la vérité de la volonté libre, et il a sa propre constitution. Il est cet esprit vivant qui se produit soi-même en produisant les siens, en tant que ceux-ci le produisent en retour31.
38Eu égard à l’État politique, Hegel repense des exigences majeures de la pensée libérale, face à la possibilité de l’abus du pouvoir, et il les intègre pareillement en les dépassant : la nécessité d’un État constitutionnel, de la séparation des pouvoirs (vue par Locke et précisée par Montesquieu) et de la représentation. Son originalité consiste à démontrer ces points selon le Concept qu’il expose dans sa Science de la logique. Il reconnaît la nécessité de la séparation des pouvoirs politiques, afin notamment d’éviter le danger de l’abus du pouvoir32. Mais il en refuse la représentation d’entendement, en partie issue de Locke et de Montesquieu, qui y voit un problème d’équilibre entre des pouvoirs distincts vus comme des parties et des adversaires, selon des rapports mécaniques qui requièrent comme des contrepoids (GPR, § 272, Rem. et 286, Rem.). Pour lui, l’État rationnel est constitutionnel et la séparation des pouvoirs se fait selon le Concept, en un syllogisme un de trois syllogismes : moment de la singularité (décider souverainement), moment de la particularité (gouverner) et moment de l’universalité (légiférer). Le syllogisme du pouvoir, sa constitutionnalité et son organisation empêchent par principe l’abus du pouvoir, car il y a là deux erreurs à éviter : un pouvoir indivis et un pouvoir divisé de manière mécanique. Un pouvoir absolument un, sans séparation, comme le veut Hobbes dans son Léviathan, serait irrationnel et serait donc un danger permanent. Toute séparation du pouvoir appartient pour Hobbes à ces maladies qui ruinent l’État en installant la division à sa tête. Pour Hegel au contraire, la division est nécessaire, et elle est rationnelle, avec le moins d’abus possible, quand elle est faite selon le Concept. La différenciation du pouvoir un en trois pouvoirs véritables, constitutionnels, suffit de manière générale à réduire le danger d’abus. Non pas parce que chacun pourrait empêcher, arrêter ou limiter (Locke) les autres, mais parce que chacun, étant en lui-même la totalité posée selon un moment du concept, n’est efficient que dans la mesure où il accomplit sa tâche propre et où les autres sont efficients en lui et pour lui (GPR, § 272). Chacun des trois pouvoirs s’enchaîne avec les autres, et est tour à tour en position d’extrême et de médiateur à l’égard des autres, dans l’unité du système du pouvoir. Cette organicité des pouvoirs les rend conécessaires et coactifs dans l’unité. En outre, chaque pouvoir est fondé sur la constitution, et non laissé à l’arbitre subjectif ou au hasard.
39Le premier pouvoir est le pouvoir princier, « la cime et le commencement du tout » qu’est « la monarchie constitutionnelle » (GPR, § 273). Or, ce n’est absolument pas le pouvoir isolé et total d’un individu qui pourrait être un tyran. C’est un syllogisme qui comprend dans soi les trois moments du concept : l’universalité de la constitution, la particularité du conseil et la singularité de la décision première et dernière. Il est le premier pouvoir, souverain, comme cime de la totalité, mais son pouvoir consiste précisément à commencer la vie du tout. C’est le pouvoir absolu et libre de la décision, le pouvoir de commencer de soi-même la pensée et l’action de l’État, au dedans et au dehors33. Mais, dans cet État constitutionnel aux pouvoirs séparés, ce sont les autres pouvoirs qui vont mener à bien les décisions princières et la vie des institutions. Par exemple, eu égard à la législation, si le prince veut une loi sur une question particulière, il en décide, mais il confie au gouvernement la tâche d’élaborer un projet de loi, lequel sera présenté par celui-ci devant le Parlement, où il sera débattu, amendé et éventuellement voté, et le prince in fine signera la loi pour sa promulgation. Ni le prince, ni aucun autre pouvoir ne peuvent agir tout seuls, ou tout faire, tout seuls.
40Le second pouvoir est le gouvernement. Il repose également sur la constitution, agit sous l’autorité du prince, devant lequel il est responsable de sa conduite des affaires particulières. Il est divisé en ministères distincts mais toujours en relation, pour la bonne marche de leur administration des personnes et des choses (GPR, § 290). Cette différenciation du travail ministériel est aussi ce qui empêche l’abus dont serait capable un pouvoir qui serait total et tout-puissant. Hegel est attentif à la possibilité de « l’abus du pouvoir de la part des autorités administratives » (GPR, § 295) et au danger de voir le corps des fonctionnaires se replier sur soi, dans une attitude corporatiste, renversant et instrumentalisant son service de l’État en une mainmise sur lui (GPR, § 296-297). C’est là le danger de la bureaucratie et de la confiscation des institutions par cette partie cultivée de la population, à son profit. Les remèdes à ces dangers sont précis : d’une part, de manière interne, règne le principe de l’éthique et de la responsabilité du fonctionnaire, dans la hiérarchie du pouvoir ; d’autre part, de manière externe, le fonctionnaire a devant soi des corps civils fondés en droit et indépendants, jaloux de leur droit, et les individus qui ont affaire aux autorités, dans la mesure où ils sont cultivés et vigilants, exercent eux-mêmes un contrôle extérieur nécessaire (GPR, § 295).
41Le troisième pouvoir est le législatif, reposant toujours sur la constitution. Il a à établir l’universel de la loi et des grandes affaires de l’État. Ici encore, les garanties à l’encontre de l’abus du pouvoir sont avant tout institutionnelles. Dès lors que le principal danger réside en un pouvoir indifférencié et immédiat, qui serait irrationnel, inarticulé, la médiation est le principal remède et permet la sauvegarde de la liberté, comme double médiation : la représentation et le bicamérisme.
42Tout d’abord, le grand nombre prend part à ce pouvoir, sous la forme de la représentation, et non pas immédiatement comme dans la démocratie directe athénienne. Par la représentation, les états sociaux deviennent des états politiques, ils acquièrent un sens de l’État (GPR, § 302) et une efficience politique. Par là, le grand nombre produit l’État qui est son œuvre universelle, et cela constitue le moment démocratique de l’État moderne, avec le rôle important que joue l’opinion publique34. Ensuite, il faut que le Parlement se divise en deux chambres, dont la détermination soit distincte, l’une (la Chambre haute) étant plus attentive à la conservation du Bien vivant dans les mœurs, les lois et les institutions, l’autre (la Chambre des députés) étant plus attentive au changement, à la nouveauté et à la mobilité de la vie moderne. S’il n’existait qu’une seule Chambre, elle serait directement face au gouvernement. Un désaccord avec celui-ci serait ipso facto une crise politique, et le prince aurait à recevoir la démission d’un gouvernement désavoué par la Chambre. En revanche, s’il y a deux Chambres, selon la différence susdite, l’opposition éventuelle tombe en elles, et il leur revient de s’accorder. Quand elles s’accordent, leur accord a du poids et fait autorité : si toutes deux s’accordent pour confirmer un projet, il est probable qu’il aura quelque bonté, et si toutes deux s’accordent pour le rejeter, il est probable que ce sera raisonnable. Ce qui garantit la vie éthique contre l’abus du pouvoir est d’abord objectif, constitutionnel et institutionnel, c’est « la liberté publique » (GPR, § 286, Rem.), c’est-à-dire la liberté devenue effective en toutes les sphères de la vie éthique.
Conclusion
43Le libéralisme s’est présenté comme la philosophie de la liberté par excellence. Or, la critique hégélienne consiste à montrer qu’il réduit la liberté à celle de l’individu et qu’il néglige l’État comme tel, en sa fin propre. Pourtant, cela ne signifie pas que Hegel supprimerait l’individu ou nierait la liberté individuelle, comme une légende tenace et fausse continue de le prétendre, mais bien plutôt que, tout en affirmant la nécessité et la grandeur de la liberté de l’individu, il montre en outre la nécessité et la grandeur de l’État, comme principe éthique de la liberté. S’il repense les thèmes libéraux, ce n’est pas pour les détruire, mais bien pour conserver ce qu’il y a de vrai en eux à ses yeux, et pour les sauver en les élevant au Concept. Au sens classique du terme, Hegel mérite donc sans doute d’être considéré comme un grand penseur libéral, qui expose une éthique libérale originale.
Bibliographie
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[1822], Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte, Theorie Werkausgabe, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1970 (Leçons sur la philosophie de l’histoire, trad. J. Gibelin, Paris, Vrin, 1987).
[1830], Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften, W. Bonsiepen et H. C. Lucas éd., Düsseldorf, Meiner, 1992 (Encyclopédie, III, Philosophie de l’esprit, trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1988).
[1863-1866], Die Naturphilosophie, Theorie Werkausgabe, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1970 (Encyclopédie, III, Philosophie de la nature, trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 2004).
Autres références citées
Aristote, 1981, Métaphysique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin.
1983, Éthique à Nicomaque, trad. J. Tricot, Paris, Vrin.
1999, Les politiques, trad. P. Pellegrin, Paris, GF.
Bourgeois Bernard, 1992a, « Le droit naturel dans la philosophie de Hegel », Études hégéliennes, Paris, PUF.
1992b, « Le prince hégélien », Études hégéliennes, Paris, PUF.
2001, Hegel, les actes de l’esprit, Paris, Vrin.
Constant Benjamin, 1997, De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, dans Écrits politiques, Paris, Gallimard.
Honneth Axel, 2008, Les pathologies de la liberté, trad. F. Fischbach, Paris, La Découverte.
Kervégan Jean-François, 2007, L’effectif et le rationnel. Hegel et l’esprit objectif, Paris, Vrin.
Locke John, 1994, Le second traité du gouvernement, trad. J.-F. Spitz, Paris, PUF.
Losurdo Domenico, 1992, Hegel et les libéraux, Paris, PUF.
Montesquieu, 1951, De l’esprit des lois, dans Œuvres complètes, R. Caillois éd., Paris, Gallimard (Pléiade).
Peperzak Adriaan T., 2001, Modern freedom. Hegel’s Legal, Moral, and Political Philosophy, Dordrecht, Kluwer.
Pinson Jean-Claude, 1989, Hegel, le droit et le libéralisme, Paris, PUF.
Siep Ludwig, 2009, « Le mouvement de la reconnaissance », La Phénoménologie de l’esprit de Hegel. Lectures contemporaines, D. Perinetti et M.-A. Ricard éd., Paris, PUF.
Smith Adam, 2002, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, trad. Ph. Jaudel, Paris, Economica.
Soual Philippe, 2000, Intériorité et réflexion. Étude sur la logique de l’essence chez Hegel, Paris, L’Harmattan.
2006, Le sens de l’État. Commentaire desPrincipes de la philosophie du droitde Hegel, Louvain, Peeters.
2008a, « Droit naturel et droit rationnel selon Hegel », Droit naturel. Relancer l’histoire ? X. Dijon éd., Bruxelles, Bruylant, p. 541-569.
2008b, Visages de l’individu, Paris, PUF.
Vieillard-Baron Jean-Louis, 2006, Hegel, penseur du politique, Paris, Le Félin.
Notes de bas de page
1 Sur ce genre de démarche, voir Pinson, 1989 et Losurdo, 1992.
2 Hegel, Grundlinien der Philosophie des Rechts [1821b], 1995 (cité : GPR, avec le numéro du paragraphe, sans appel de note et avec notre traduction – le lecteur retrouvera aisément le texte allemand ou celui des traductions). Pour un approfondissement des questions, nous renvoyons à notre commentaire (Soual, 2006).
3 Hegel, Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte [1822], 1970, p. 533 (Leçons sur la philosophie de l’histoire, 1987, p. 343).
4 Hegel, Vorlesungen über Naturrecht und Staatswissenschaft [1817-1818], 1983, p. 190, cité : GPR-Wa (Leçons sur le droit naturel et la science de l’État, 2002, p. 220).
5 V. Cousin (Revue des deux mondes, 1866, p. 617), cité par J.-L. Vieillard-Baron dans sa traduction des Principes de la philosophie du droit [1821c], 1999, p. 419.
6 Locke, 1994, V, § 27, p. 22.
7 Sur ce point, voir Bourgeois, 1992a et Soual, 2008a.
8 Locke, 1994, V, § 27, p. 22.
9 Comme le note A. Peperzak, c’est là « une part hautement originale de son travail », louée par tous les commentateurs (Peperzak, 2001, p. 422 ; nous traduisons).
10 Hegel, Grundlinien der Philosophie des Rechts, Zusatz [1821a], 1970, § 189, p. 347, cité : GPR-W 7 (Principes de la philosophie du droit, 1982, Add., p. 220).
11 Smith, IV, 2, 2002, p. 468.
12 Hegel, Die Naturphilosophie [1863-1866], 1970, § 246, p. 20 (Encyclopédie, III, Philosophie de la nature, 2004, Ad., p. 343).
13 Hegel, Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften, § 523 [1830], 1992, p. 498, cité : GW 20 (Encyclopédie, III, Philosophie de l’esprit, 1988, p. 303, cité : Enc., III). Sur cette question, voir notre livre : Soual, 2008b, III, p. 175-194. Contrairement à ce que soutient Jean-Claude Pinson, il n’y a pas chez Hegel « une critique radicale » de cet aspect essentiel « de l’héritage libéral » que constitue « l’individualisme » (Pinson, 1989, ouvr. cité, p. 105).
14 Smith, 2002, ouvr. cité, I, 1, p. 9-10.
15 Contrairement à ce que soutient Peperzark, cette dépendance n’est pas malheureuse, puisqu’elle signifie la connexion et la solidarité sociales des hommes, et Hegel ne dénonce pas ici « un fossé scandaleux » (Modern freedom, ouvr. cité, p. 447) séparant le luxe des uns de la dépendance des autres, puisqu’il souligne que l’enrichissement touche en principe tous les hommes associés, de même que tous deviennent interdépendants eu égard à leurs besoins.
16 Aristote, Les politiques, I, 9-10, p. 115-122.
17 Voir Hegel, Wissenschaft der Logik. Die Lehre vom Wesen [1813], 1978, p. 277 (Science de la Logique. La doctrine de l’essence, Remarque : « Les grandeurs opposées de l’arithmétique », 1976, p. 66-67). Et voir notre commentaire : Soual, 2000, p. 294-295.
18 GPR-Wa, § 104, Rem., p. 132 (trad. Deranty, p. 168).
19 Comme le note Jean-François Kervégan, « cette conception de la loi est, à certains égards, proche des théories libérales de l’État de droit » et hostile à la conception selon laquelle « C’est l’autorité, non la vérité, qui fait la loi », selon le mot de Hobbes (Kervégan, 2007, p. 207).
20 Aristote, Éthique à Nicomaque, IV, 1-2, 1983, p. 169-175.
21 Hegel, Vorlesungen über Rechtsphilosophie, Band IV [1818-1831], 1974, p. 625 (Laisser aller, laisser faire : en français dans le texte). A. Peperzak souligne à juste titre qu’une économie régie par le seul marché serait pour Hegel « un vrai fléau », mais sans voir que le « laisser faire » est relativement justifié à ses yeux (Modern freedom, ouvr. cité, p. 471).
22 Comme le note J.-F. Kervégan, Hegel est par là « plus “libéral” qu’on ne le dit souvent », en ce que cette action de l’État va « globalement dans le sens de la liberté plutôt que dans celui de l’égalité, donc des droits de liberté plutôt que des droits sociaux » (L’effectif et le rationnel, ouvr. cité, p. 199).
23 On ne peut donc soutenir, comme le fait D. Losurdo, que Hegel « théorise une politique étatique résolument interventionniste » (Hegel et les libéraux, ouvr. cité, p. 137), ni comme A. Peperzak que cet État réalise le bien-être général « “dans et contre” le mécanisme économique en intervenant là où la société civile va de travers » (Modern freedom, ouvr. cité, p. 432), car l’État agit dans et pour sa société. Comme le montre B. Bourgeois, cette intervention sociale de l’État « se borne à favoriser ou à rétablir le dynamisme immanent » aux actions sociales, de sorte que, au contraire de l’État policier fichtéen, l’État hégélien en son libéralisme social « rejette tout dirigisme économique » (Bourgeois, 2001, p. 112 et 114).
24 GPR-W 7, Zusatz, § 244, p. 390 (trad. Derathé, ouvr. cité, Ad., p. 251).
25 Comme le note B. Bourgeois, face à la tentation d’un « activisme de la solidarité (visant à réaliser socialement l’union égalitaire de l’idéalité politique) », avec Hegel « on ne peut socialement vouloir la solidarité qu’en libéral » (Hegel, les actes de l’esprit, ouvr. cité, p. 100).
26 Ce qui a eu pour effet, comme le rappelle D. Losurdo, d’interdire durablement les organisations syndicales, au motif qu’elles niaient l’autonomie contractuelle de l’individu (Hegel et les libéraux, ouvr. cité, p. 102).
27 Contrairement à la thèse de J.-C. Pinson (Hegel, le droit et le libéralisme, ouvr. cité, p. 105), cette critique du contractualisme n’est pas nécessairement antilibérale, car elle vise une représentation fausse de l’État. Et le libéral Montesquieu ne fonde pas l’État sur une théorie contractualiste.
28 Sur ce thème, voir notre Visages de l’individu, ouvr. cité, III, p. 135-174.
29 Locke, Le second traité du gouvernement, IX, § 123, ouvr. cité, p. 90.
30 B. Constant voit que « la liberté politique soumettant à tous les citoyens, sans exception, l’examen et l’étude de leurs intérêts les plus sacrés, agrandit leur esprit, anoblit leurs pensées » ; cependant pour lui le « système représentatif » est nécessaire car c’est lui qui permet l’exercice de la liberté des modernes, d’abord consacrée à « nos intérêts privés » (Constant, 1997, p. 617 et 615).
31 On ne peut donc dire comme J.-C. Pinson que « le libéralisme hégélien ne pourra être qu’un libéralisme “tempéré” par un “holisme ”prédominant » (Pinson, 1989, ouvr. cité, p. 212), ni comme Ludwig Siep que « le moment de la “libération” de l’individu par l’autolimitation de l’État ne trouve pas son compte dans la philosophie pratique de Hegel » (Siep, 2009, p. 200). Comme le note J.-L. Vieillard-Baron (2006, p. 34), Hegel passe « pour un penseur “étatiste”, voire totalitaire avant la lettre, alors qu’il est un penseur libéral, qui conçoit l’État comme un ensemble organique, une harmonie politique des citoyens ».
32 Selon l’expression de Montesquieu : « Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. » (De l’esprit des lois, XI, 4, Œuvres complètes, II, 1951, p. 395)
33 Selon l’expression de B. Bourgeois (1992b, p. 237), c’est « le pouvoir absolu d’un monarque non absolu ».
34 A. Honneth voit en Hegel « un libéralisme autoritaire » : « De l’idée d’un espace public politique, de la représentation d’une formation démocratique de la volonté, on ne trouve, dans la doctrine hégélienne de l’État, pas la moindre trace » (Honneth, 2008, p. 127), mais c’est là ignorer le rôle majeur du Parlement.
Auteur
Titulaire de l’agrégation, du doctorat et de l’habilitation, est professeur de philosophie en Première supérieure (Ulm) et chercheur au Centre Hegel de l’université de Poitiers, où il enseigne également. Spécialiste de Hegel, il a publié de nombreux articles et plusieurs livres : Intériorité et réflexion. Étude sur la Logique de l’essence chez Hegel (Paris, L’Harmattan, 2000) ; Le sens de l’État. Commentaire des Principes de la philosophie du droit de Hegel (Louvain-Paris, Peeters, 2006) ; Visages de l’individu (Paris, PUF, 2008) ; Le drame de la liberté. Introduction aux Principes de la philosophie du droit de Hegel (Paris, Hermann, 2011).
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