Hobbes, la peur et le lien social
p. 45-66
Texte intégral
1De l’économie de la peur à la politique de la terreur. Ne pourrait-on pas résumer ainsi l’économie politique de Hobbes1 ?
2Par « économie de la peur », nous entendons une situation où la peur de l’autre conduit chacun à accumuler toujours davantage de pouvoir et à l’état de guerre généralisée, du moins de non-paix où le conflit ouvert est toujours à l’horizon. Où la peur de l’autre et l’idée que l’autre a peur de vous (et en poursuivant la mise en abyme) produisent les raisons d’avoir peur. En cet état de nature, chacun n’aura comme perspective qu’une vie « solitaire, misérable, pénible, quasi animale et brève »2.
3Pourquoi cette peur de l’autre ? Comment les hommes se piègent-ils dans cet état de terreur, comment réussissent-ils à s’en sortir ? En échangeant l’économie de la peur contre la politique de la terreur (Ginzburg, 2009).
4La peur de l’autre interdit la formation du lien social, elle rend impossible aux hommes à l’état de nature d’établir ce que leur raison leur montre comme étant la solution pour sortir de la guerre généralisée : séparer « le tien du mien », donc bâtir un système de propriété et faire qu’il soit respecté, ne transférer des droits que par des contrats et faire que les obligations souscrites par les contractants soient bien des obligations qui lient comme des chaînes.
Le lien social
5On peut caractériser la pensée de Hobbes comme une économie politique du lien social, le lien qui fait la société, la Cité. Hobbes ne raisonne pas dans le cadre d’une communauté holiste où les individus sont définis par leur appartenance à un ensemble social préalable. Il pense la société comme étant constituée par les liens volontaires, contractuels, entre les individus. Donc, au départ, des éléments distincts, les individus, et quelque chose qui les fasse tenir ensemble.
6Dès lors que l’on part d’individus qui font société, le lien social est relationnel. Cependant, à notre époque, le lien social tend à être pensé comme seulement relationnel dans le cadre de ce que nous nommons la « société civile », c’est-à-dire hors les relations à l’État. Dans les représentations dominantes aujourd’hui, une certaine densité des rapports sociaux, des rapports de toute nature, suffit à faire lien. Mais pendant des siècles, le lien est ce qui attache, ce qui lie au sens fort, pas seulement ce qui relie. Et la question posée est celle de la force de ces liens. Elle n’est pas séparable de celle, préalable, de la nature de ces liens.
7En simplifiant, il est possible de penser la nature du lien social dans un « triangle des déterminations ». Les sommets de ce triangle sont respectivement : le sacré et le religieux, voire plus largement l’idéologique, le politique, l’économique enfin.
8Et le lien peut être pensé soit comme un lien horizontal, donc des relations directes entre des individus partageant une même croyance, des relations d’association et de débat sur la place publique, des relations d’échange de biens, soit verticalement, donc les relations de chacun avec un « pasteur » qui mène son troupeau de croyants, avec un chef politique ou plus généralement avec l’État, voire même des relations économiques de chacun avec une organisation de coopération économique et de distribution des biens.
9Encore faut-il que ces liens tiennent solidement. Aujourd’hui, lorsqu’on pense au lien social, on n’a en vue qu’une certaine densité de relations. Mais il s’agit d’une dérive du sens. Hier, lorsqu’il s’agissait d’analyser les liens qui font la Cité, le mot « lien » était pris en son sens fort, ancien3. Le lien est ce qui attache, comme l’attache qui fait des épis une gerbe ou fait tenir les faisceaux, également comme la chaîne qui lie l’esclave à son maître. Que l’attache soit la force « nue », qu’elle soit d’origine naturelle ou contractuelle, elle doit être solide.
10Dès lors, la loi était pensée comme une chaîne. Et lorsque des contractants s’engagent, ils doivent être liés par un lien qui les oblige, qui doit tenir fermement, comme les fers qui retiennent le prisonnier pour dette, selon une image alors courante. La chaîne n’est pas qu’une image : le bondsman est un serf, un esclave, bondage est une forme d’esclavage. À l’époque de Hobbes est parfaitement connue l’histoire des débiteurs qui, dans la Rome archaïque, sont engagés sur leur corps et qui, insolvables, peuvent être littéralement enchaînés par leur créancier (par un contrat spécifique, le nexum, de nexus, « lien », « chaîne »), qui peuvent être retenus ou vendus comme esclaves.
11Au xviie siècle, très majoritairement, le lien social se conçoit politique et vertical. Lorsqu’on pense à ce qui fait lien entre les individus qui constituent une société, on pense à la relation à l’État, qu’il s’agisse d’un roi, d’assemblées ou d’un régime mixte. Et ces liens doivent être de solides attaches. Les liens à l’État sont censés faire les liens horizontaux entre les sujets ou les citoyens. Une conception classique est de penser le lien politique à l’image de la famille. La soumission verticale « naturelle » de tous les membres de la famille au pater familias permet l’établissement de liens horizontaux des membres entre eux. D’où la monarchie à la Filmer (1681) où la relation « naturelle » au roi fonde la relation des sujets entre eux. On pourrait certes fonder le lien vertical sur la force pure, mais très généralement, les notions de consentement et de légitimité semblent indispensables à la stabilité de la Cité : même s’il s’agit de sujets, il ne s’agit pas d’esclaves. Une autre solution théorique avait été trouvée par la succession de deux pactes : un pacte d’association suivi d’un pacte de soumission.
12À la fin du xviiie et au xixe siècle, le lien social se concevra économique et horizontal, fondé sur la division du travail (naturelle elle aussi) et l’échange. La société se passe de l’État ou plutôt celui-ci, comme la monnaie, n’est qu’un moyen de faciliter les échanges, un supplément d’âme. Et la question de la force de ces liens est résolue par l’intérêt réciproque : nous sommes dans un monde de relations réciproques avantageuses et la force du lien tient à ce que tout le monde y gagne.
13Le « moment Hobbes » est bien celui d’un basculement. Le lien légal, vertical est pensé par Hobbes comme une chaîne verticale que la loi établit « entre la bouche du souverain et les oreilles des sujets » ; à l’état de nature, il n’existe pas, il n’existe que dans la Cité. À l’état de nature, les liens horizontaux créés par les contrats passés entre les individus – politiques essentiellement, mais aussi économiques par les contrats d’échange de biens – sont présents « en creux », entrevus par des hommes capables de raison, cherchant à satisfaire leurs désirs de paix et de bien-être, mais ils sont sans force et donc ne se nouent pas. En d’autres termes, dans un monde sans lois, on ne peut compter que sur le lien conventionnel ; or les conventions que les hommes tentent de passer ne créent pas d’attache, d’obligations, elles sont fragiles comme fétu de paille, elles sont « just words ! », des promesses qui n’engagent que ceux qui y croient.
14Il faudrait que les liens contractuels puissent être comme des chaînes, avoir « force de loi ». Ce n’est pas possible, et ce n’est que par la formation de liens verticaux, par la terreur que l’État imposera, que les liens horizontaux auront force. Mais ces liens de l’État à chaque sujet, ces liens verticaux, ne sont pas l’essentiel ; ils sont nécessaires pour donner force aux liens horizontaux, et ce sont ces derniers qui font la société. Hobbes voit que le lien social passe par l’association et l’échange (c’est son aspect précurseur du libéralisme). Cependant, il pense qu’il n’y a pas de conventions sans quelque chose qui lie fortement les parties, pas de force du lien sans la peur de le rompre, et finalement pas de peur suffisante sans « quelque chose en plus » qui inspire la terreur à ceux qui ne tiendraient pas leurs obligations contractuelles – l’État : « Civil Societies are not meer Meetings, but Bonds » (De Cive angl. sect. I, chap. 1, II, remarque *« born fit »). L’État institué, les obligations contractuelles ayant force, la société en paix se soutient de ces multiples échanges et transferts, sauf si l’État s’effondre du fait de ses divisions.
15Si la coordination décentralisée échoue, la seule solution est de construire une coalition générale de tous autour d’un seul (le souverain), une coordination centralisée faisant de tous une unité, faisant de la multitude un peuple, il faut en surplomb l’État et son pouvoir inouï. Le problème hobbésien essentiel est celui de l’émergence de l’État. On est dans la problématique du passage d’une situation non coopérative à une situation coopérative.
16On pourrait certes supposer que l’État est toujours déjà là, en germe, à l’extérieur (un prince étranger qui impose sa domination) ou à l’intérieur (une principauté, ce qui revient au même), mais ce n’est pas résoudre le problème de la sortie de l’état de nature (puisqu’on en est déjà sorti). Il faut donc faire émerger la Cité, ou l’État, par une coordination décentralisée, par un accord ou une acceptation des individus. Or, si cette coordination est vouée à l’échec, s’il n’existe aucune instance pour rendre cet accord contraignant, n’est-ce pas la quadrature du cercle ? Il s’agit en effet de changer les règles du jeu non pas de l’extérieur, disons par un arbitre ou un chef déjà là, mais de l’intérieur, du fait des individus de la multitude eux-mêmes. Il s’agit d’une tentative de construction d’un cadre coopératif en partant d’interactions non coopératives.
17Hobbes finira par trouver une solution, par « boucler » sa démonstration, et il le fera par une longue maturation qui le mène des Elements of Law au De Cive et au Léviathan. S’agit-il d’un coup de force, de l’intervention d’un Deus ex machina ?
Le théorème hobbésien fondamental
18Pourquoi l’état de nature, la guerre de tous contre tous ? Il faut d’abord éliminer une explication qui a effleuré Hobbes, mais qu’il ne retient pas. Les hommes seraient fondamentalement méchants. Malgré la célèbre formule, ils ne sont pas naturellement des loups les uns pour les autres. D’ailleurs, à la formule « homo homini lupus », il juxtaposait cette autre : « homo homini deus ». Hobbes n’a pas retenu l’hypothèse inverse de celle du « bon sauvage », même si Rousseau lui adresse cette critique. Lorsqu’il écrit que le méchant homme « est un enfant robuste », il veut signifier que le mal n’est pas inhérent à l’homme, mais qu’il le fait par manque de discernement. Or le sauvage n’est nullement un « enfant robuste » ; il est capable de raison et la développe grâce à l’expérience, qui ne lui fait pas défaut. Si la nature est pour Hobbes un état épouvantable, les sauvages ne sont pas des individus particulièrement « naturels » ; en revanche, l’état dans lequel ils sont l’est, d’où son caractère épouvantable.
19C’est au contraire parce que l’homme est un être capable de raison qu’il va s’enfermer dans la logique de l’état de nature ; c’est parce que les contractants sont capables de raison que les conventions qu’ils passent ne seront pas respectées et qu’il ne s’en passera donc pas ou qu’elles ne résisteront pas longtemps.
20Par théorème hobbésien fondamental, nous entendons l’échec d’une coordination décentralisée entre des individus égoïstes qui calculent stratégiquement, d’où la guerre généralisée, tout au moins un état de non-paix. Dans l’esprit hobbésien, nous commencerons par donner le cadre d’hypothèses, puis la démonstration.
21Les hypothèses :
- les hommes sont solitaires ;
- ils sont égaux ;
- ils sont égoïstes ;
- ils sont rationnels, au sens modeste où chacun s’efforce d’agir de façon cohérente afin d’atteindre ce qu’il estime être son intérêt ;
- il n’existe ni système de propriété, ni État qui puisse contraindre les hommes à respecter leurs engagements ;
- les hypothèses précédentes sont généralement connues de tous, et chacun sait que les autres les connaissent.
22Cette présentation est typiquement une « reconstruction rationnelle ». Si la démarche de Hobbes est effectivement hypothétique, ces hypothèses, telles qu’elles viennent d’être présentées, simplifient sa pensée. On peut cependant considérer que, sous cette forme sans nuances, elles sont caractéristiques de certains aspects de sa philosophie politique, mais il faudrait avoir le temps, ici, de les regarder de plus près car, sous cette forme simple, aucune ne correspond parfaitement à une analyse plus subtile.
23La démonstration repose sur deux piliers :
- dans l’état de nature où chacun est libre de ses moyens et ne peut jouir que des biens libres dont il s’empare, de ce qu’il est capable de défendre, de ce qu’il prend aux autres, l’agressivité prédatrice est le premier fondement de la guerre généralisée ;
- le second fondement est la défiance. Même pour les hommes qui se contenteraient fort bien « de vivre tranquilles à l’intérieur de limites modestes » (Lév., p. 123), la pire situation étant d’être agressés alors qu’ils sont restés eux-mêmes pacifiques – ils risquent de perdre leurs biens, leur liberté, leur vie –, la nécessité s’impose, « du fait de la défiance de l’un à l’égard de l’autre [...], de prendre les devants [anticipation], autrement dit de se rendre maître, par la violence ou par la ruse, de la personne de tous les hommes » (Lév., p. 122 ; Lev. angl., p. 184). D’autant qu’ils sont approximativement égaux, que leurs espoirs de réussir sont à peu près équivalents, que l’on peut toujours tuer l’autre (en particulier grâce à une alliance). On est dans un monde tragique d’opportunisme généralisé où le comportement logique est – au premier degré où nous nous situons ici –, après avoir signé un pacte de paix, de planter son couteau dans le dos de son partenaire-adversaire avant que celui-ci ne le fasse ! Chacun le sachant, on comprend la convergence vers un état d’agression généralisée, désastreux pour chacun, cependant supérieur à la situation du pacifique agressé. Si les hommes ne sont pas des fauves par nature, ils tendent à se comporter comme des loups, non par férocité ou quelque agressivité innée, mais du fait de la situation et de leur caractère d’individus égoïstes et calculateurs.
24Depuis les travaux de David Gauthier, il est devenu courant d’observer que l’analyse de Hobbes pourrait être représentée par un dilemme du prisonnier joué une seule fois (Gauthier, 1969, p. 77 et suiv. ; Hampton, 1986, p. 62 et suiv. ; Kavka, 1986, p. 137 ; Binmore, 1994, p. 118 ; Lazzeri, 1998, p. 199 ; Duhamel, 2006). Un tel jeu est non coopératif (les accords ou les coalitions que les joueurs passent entre eux ne tiennent pas d’eux-mêmes), le seul intérêt des parties ne suffit pas à l’obtention d’une solution d’équilibre satisfaisante pour chacun et socialement, le jeu converge vers la solution catastrophique pour chacun et pour tous dans la mesure où le mieux pour chacun est d’agresser un adversaire sans défense ; or le pire est d’être agressé alors qu’on est pacifique. Enfin, même si les parties réussissent à signer un pacte de paix qui leur permettrait d’atteindre la situation la meilleure pour tout le monde, le pacte ne pourra tenir et la guerre reprendra. Comme dans le jeu classique du dilemme du prisonnier, si le problème rebondit, la solution est la même : dans le cas où les prisonniers pourraient communiquer et signer un pacte, ce pacte ne tiendrait pas.
25Hobbes, en scientifique de son époque, inscrit sa démonstration dans une analyse en termes de droit et de lois de nature. Dans le Léviathan, dès la première phrase du chapitre 14, il définit le droit de nature : « la liberté qu’a chacun d’user comme il le veut de son pouvoir pour la préservation de sa nature propre, c’est-à-dire de sa vie » (Lev. angl., p. 189 ; Lév., p. 128). Tous les organismes vivants ne sont-ils pas tendus vers leur survie par le principe fondamental à toutes choses, le conatus4, cette force première qui fait que, selon la proposition qu’en donnera Spinoza, « chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être » (Spinoza, Éthique, partie III, prop. VI, 1999, p. 216) ? L’homme n’est pas libre d’agir autrement, pas plus qu’une pierre de tomber vers son centre de gravité (De Cive fr., chap. 1, VII, p. 96) : en ce qui concerne la peur de la mort, la liberté se fait contrainte absolue d’agir pour l’éviter.
26Si, dans le Léviathan, le droit de nature semble être posé comme un axiome, la lecture du texte plus ancien qu’est le De Cive (De Cive fr., chap. 1, VII, p. 96) montre que cette définition résulte d’une démonstration. Les divergences entre les deux textes révèlent une conception du droit naturel qui oscille entre le tragique, le droit de préserver sa vie, et l’utilitaire.
27En effet, par droit, Hobbes entend la liberté d’agir, d’exercer son pouvoir propre dans l’espace des possibles que les contraintes ou obstacles extérieurs définissent. D’agir comme un être humain, c’est-à-dire selon sa volonté orientée par son jugement et sa raison qui est détermination du (ou des) moyen(s) estimé(s) adéquat(s) pour obtenir « ce qui lui semble bon, et éviter ce qui lui semble mauvais » (De Cive fr., chap. 1, X, p. 96). En d’autres termes, « en l’état de nature, l’utilité est la règle du droit » (De Cive fr., chap. 1, X, p. 97). Mais quel est le « principe » de cette recherche de l’utilité ? Se préserver en vie, et la liberté est donc avant tout d’éviter la mort. Si, dans un premier temps (et dans le De Cive), Hobbes passe de l’utilitaire au tragique, dans un second temps (et dans le De Cive et le Léviathan), il y a retour du tragique à l’utilitaire.
28Si le droit de nature est la liberté qu’a chacun d’utiliser son pouvoir pour la préservation de sa vie, cet objectif tend en effet à être défini de façon extensive : Hobbes y intègre la défense de son intégrité physique, de sa famille et, en vertu du « qui veut la fin veut les moyens » (De Cive fr., chap. 1, VIII, p. 96), celle des biens qui permettent de préserver cette existence, ceux que chacun estime tels. Et finalement « il n’existe rien, dans ce dont on a le pouvoir d’user, qui ne puisse éventuellement vous aider à défendre votre vie contre vos ennemis : il s’ensuit que dans cet état [de nature] tous les hommes ont un droit sur toutes choses » (Lév., p. 129), ou « chacun a droit de faire et de posséder tout ce qui lui plaît » (De Cive fr., p. 97), un droit sur tous les biens qu’il considère comme utiles. C’est le deuxième temps de la démonstration, le retour du tragique à l’utilitaire.
29Si le droit de nature est de faire tout ce qui est dans son intérêt apparent, pourquoi, dans le Léviathan, le définir par la préservation de sa nature propre, de sa vie ? Pour construire la nouvelle morale utilitaire, il fallait la fonder sur un principe, un roc primordial, donc sur le droit à la survie, sur la liberté de préserver son être. Et parce que préserver son être, c’est se préserver comme capacité de ressentir, d’apprécier le bien et de rejeter le mauvais, de se préserver comme machine à jouir.
30De la définition du droit naturel découlent les lois de nature. Ce sont les règles générales qui interdisent à tout individu doté de raison de faire ce qui pourrait porter atteinte à son existence ou, plus généralement, ce qui pourrait lui nuire (on retrouve l’aller-retour délibéré entre tragique et utilitaire). Ce sont, ce ne sont que des moyens rationnels d’atteindre cet objectif. D’ailleurs, à proprement parler, ce ne sont pas des lois, explique Hobbes, mais des théorèmes concernant ce qui favorise sa propre conservation et défense, les règles stratégiques de base qu’un individu recherchant sa survie, voire un avantage, doit suivre (et suivra s’il le peut) à l’état de nature.
31Puisque l’objectif primordial est d’éviter la mort violente, la première loi de nature est que chacun doit rechercher la paix5, à condition que les autres la recherchent également, sinon, il faut jouer la guerre6. La stratégie tit for tat semble envisageable. Hobbes le confirme puisqu’il écrit dans les Elements of Law que la stratégie idéale (ou le sommet de la vertu) consiste « à être sociable avec ceux qui seront sociables et terrible envers ceux qui ne seront pas sociables » (Éléments, partie I, chap. 17, § 15, p. 210), et qu’il s’agit d’une stratégie « vertueuse ». Dans le doute, lorsque sa vie ou celle de sa famille est en jeu, comment le premier à pouvoir jouer (ce peut être l’un ou l’autre des deux adversaires) pourrait-il s’abstenir d’attaquer ? On voit que le montant des « enjeux » n’est pas indifférent à la solution : lorsqu’il s’agit de vie et de mort (et le perdant ne rejouera pas !), on ne peut que prendre l’offensive (surtout que l’on sait que l’autre est dans le même cas, vous sait dans le même cas…).
32La seconde loi de nature dérive de la première : pour que règne la paix, il faut que « le tien et le mien » soient clairement séparés, donc que chacun abandonne ses droits sur toute chose et se contente de ses droits sur les choses qui seront dès lors siennes. Et, bien sûr, à la condition que les autres en fassent autant7.
33La nécessité de la paix et la raison qui dit comment y arriver (qui leur suggère les clauses appropriées d’accord de paix [Lév., p. 126]) font que les hommes, par négociations et finalement par consentement mutuel, devraient construire ce que l’on peut désigner comme un ordre contractuel libéral-libertaire, un ordre anarchiste qui ne pourrait être qu’égalitaire. Hobbes nous donne précisément la procédure nécessaire pour y arriver, les conditions d’un succès de ces négociations. Si elles ne sont pas remplies, l’établissement spontané d’un ordre social échouera nécessairement. Mais elles ne suffisent pas ! Même si elles sont remplies, cet ordre échouera. Quelles sont les conditions nécessaires ? Les hommes étant par nature égaux, il faut, pour que cet accord soit possible, ou même simplement envisageable, qu’il aboutisse à une répartition égalitaire. Donc, pour aboutir à un accord sur un ordre, pour réussir à le fonder par une coordination décentralisée et à le maintenir dans la durée, des conditions s’imposent :
- les hommes doivent mettre en œuvre une procédure de négociation générale aboutissant à un système de droits de propriété (la difficulté d’un tel processus est grande, même à l’échelle de petites communautés, et rien ne prouve qu’un tel processus convergerait vers une solution) ;
- ils devront aboutir à une répartition égalitaire puisque les hommes sont égaux naturellement et que, même s’ils ne le sont pas, ils ne seraient évidemment pas d’accord sur le classement : aucune autre base conventionnelle n’est donc possible, toute autre répartition serait facteur de guerre (mais l’égalité n’empêchera pas la guerre). D’ailleurs, si l’on décidait de façon consensuelle de confier à un arbitre le soin de juger deux hommes, celui-ci devrait les traiter comme des égaux, sinon ce serait une cause de guerre. Donc, non seulement « une distribution égale appartient à la loi de nature », mais elle impose « que chacun reconnaisse autrui comme étant son égal par nature » (Lév., p. 154). La condition nécessaire, mais pas suffisante, d’une détermination consensuelle d’une clé de répartition des droits de propriété et de la stabilité de l’accord obtenu est de retenir le critère d’équité, le seul à pouvoir être partagé par tous : ce ne peut être que l’égalité, le critère naturel ;
- ils doivent s’engager à respecter ces droits de propriété (chacun ne le faisant que dans la mesure où il peut être assuré que les autres le feront), à ne recourir qu’aux contrats pour redistribuer ces droits, à les respecter, et ils devront accepter de se soumettre à l’arbitrage en cas de litige.
34Supposons que les individus de la « multitude » arrivent à se mettre d’accord, cet accord ne tiendra pas ! Nous sommes ici au cœur du problème. La troisième loi de nature, en effet, pose « que les hommes s’acquittent de leurs conventions, une fois qu’ils les ont passées » (Lév., p. 143)8, les conventions valides bien entendu, et pour Hobbes cela revient à dire que l’on doit respecter ses conventions à condition que les autres les respectent, les aient déjà respectées.
35Précisons que si, pour Hobbes, « le mutuel transfert de droit est ce que l’on nomme contrat », la convention (covenant) ou le pacte (pact) désigne un contrat où l’obligation d’une des parties (ou des deux) ne sera effectuée qu’à terme : l’une des parties (ou les deux) doit (doivent) se fier à l’autre (Lév., p. 132-133, Lev. angl., p. 193, De Cive fr., sect. I, chap. 2, IX, p. 106).
36Ne nous y trompons pas, respecter les conventions passées n’est pas d’abord une obligation morale, mais une règle stratégique : chacun doit respecter les conventions passées dans la mesure où il est assuré que les autres en feront autant, et cela par intérêt bien compris (il s’agit donc de morale utilitaire).
37Hobbes dès lors développe sa logique. La troisième loi de nature est le fondement de la justice9. Et si les hommes ne respectent pas leurs conventions, ils restent à l’état de nature (puisque la deuxième loi est remise en cause, les hommes ne respectant pas la convention de répartition égalitaire du tien et du mien). Or, à l’état de nature, les conventions seront sans force, les hommes ne les respecteront pas et finalement il ne s’en passera pas. Donc, lorsque n’existe aucun moyen de donner force aux conventions, c’est-à-dire lorsque l’État n’existe pas, tout est permis de ce qui nous semble utile. Chacun a autant de droits que ceux que son pouvoir lui donne, par la force et la ruse. À l’état de nature, il n’est pas de justice.
38Pour Hobbes, l’État se substitue à Dieu. L’État est un dieu mortel, à la toute puissance seulement inférieure à celle du Dieu immortel. Et c’est dans la mesure où la peur de Dieu ne suffit pas à imposer aux hommes le respect des conventions qu’il faut instituer l’État.
39Le nœud de la démonstration est donc qu’à l’état de nature, il ne se formera pas de conventions. La démonstration nous plonge dans l’univers juridique de l’époque. Les conventions étant des contrats, elles créent (transfèrent) des droits, mais ces droits peuvent être sans force. Les conventions ne sont valides que si la volonté d’opérer la transaction existe clairement dans l’esprit des deux parties. Si la volonté doit être claire, une volonté libre n’est pas nécessaire : les conventions passées sous l’empire de la crainte sont parfaitement valides (Lév., p. 138-139) tant qu’une loi civile ne l’interdit pas.
40Pourquoi ne peut-il exister de conventions valides à l’état de nature ?
41Tout d’abord, une convention telle qu’aucune des parties ne s’exécute sur le champ, ne créant que des obligations futures réciproques et reposant donc sur une double confiance, est nulle (voyd) (Lév., p. 136) – ce qui est conforme à l’ancien droit –, la volonté de contracter ne pouvant y être raisonnablement supposée. Car « celui qui s’exécute le premier n’a pas d’assurance que l’autre s’exécutera ensuite, les liens formés par les paroles étant trop faibles [...] sans la crainte d’un pouvoir de coercition » (Lev. angl., p. 196) qui n’existe pas dans l’état de nature tel qu’il est défini par Hobbes. Donc personne ne s’exécutera et comme il est conforme à la raison d’anticiper cette non-exécution, la volonté de contracter n’est pas établie et la convention n’existe même pas10 (Lév., p. 136 et 143). Il n’y a, pour donner force au pacte, que la peur des conséquences négatives d’une rupture, mais si chacun estime que s’il s’exécute le premier, l’autre ne s’exécutera pas, il lui faut « prendre les devants » et ne pas s’exécuter le premier.
42En second lieu, une véritable convention, valide au sens de l’ancien droit comme à celui que retient Hobbes, c’est-à-dire lorsque l’une des deux parties s’est déjà exécutée, ne peut exister. L’opportunisme étant supposé être une conduite rationnelle, celui qui n’a fait que promettre risquant fort de ne pas remplir son obligation, l’autre partie n’a pu prendre ce risque. De telles conventions sans force ne peuvent être passées puisqu’il n’est pas crédible qu’une partie ait rempli son obligation en l’absence de toute garantie sur la contrepartie. Mis à part un échange simultané, aucun transfert de droits reposant sur la confiance n’est possible en l’absence d’un mécanisme d’enforcement.
43D’où cette conclusion (temporaire) : à l’état de nature où les conventions sont sans force, il ne peut exister de conventions valides.
44Tel est particulièrement le cas des conventions qui devraient constituer le socle social, le système de propriété et assurer la paix (des conventions où chacun accepte de restreindre sa liberté dans la mesure où les autres le font). Si un pacte de paix (ou d’association) est signé, chacune des parties craignant que l’autre partie ne l’agresse en profitant de la situation, elle devra prendre l’offensive : les pactes ne sont que « paroles vides » et, au-delà du « si vis pacem para bellum », pour Hobbes, celui qui veut sauvegarder sa vie, sa famille, ses biens, doit se lancer dans une guerre préventive.
45De tels pactes ne seront donc généralement pas passés ou ne dureront pas (d’ailleurs, s’ils sont passés, comment ne pas présumer que, souvent, une ruse est cachée derrière ?).
46Dès lors, la démonstration est bouclée. Alors même que chacun préfère la paix et que la raison suggère à tous le moyen d’y arriver par des conventions mutuelles, cette coordination décentralisée échoue et la situation la pire qui soit, la guerre de chacun contre chacun, s’impose, ou revient après l’échec des tentatives pour fonder la paix sur des pactes nuls ou sans force. Dans l’état de nature, il n’est pas possible de construire par accord de chacun avec chacun une société civile, il ne saurait ni se former, ni se transmettre des droits effectifs sur certains biens, mais chacun conserve son droit sur tous les biens.
47Finalement, « là où il n’est pas de pouvoir commun, il n’est pas de loi ; là où il n’est pas de loi, il n’est pas d’injustice. La violence et la ruse sont en temps de guerre les deux vertus cardinales »11 (Lév., p. 126).
L’enforcement endogène des contrats : le lien social autogénéré ?
48L’analyse de Hobbes ne peut pas être simplifiée en un dilemme du prisonnier joué une seule fois. Elle est plus complexe, plus subtile et plus pertinente (MacLean, 1981, p. 594 ; Kavka, 1986 ; Lazzeri, 1998, p. 199). Rappelons l’idée et donnons ensuite la présentation de Hobbes.
49Dans un dilemme du prisonnier joué une seule fois, les joueurs savent qu’ils ne se retrouveront pas, et ce savoir est common knowledge. Le monde est supposé si vaste que nos partenaires se dissolvent dans l’anonymat. Ils ne peuvent que jouer la guerre, rompre leurs éventuelles promesses réciproques de s’en tenir à la paix et, comme le dit Hobbes, prendre l’offensive. Mais s’ils savent qu’ils se retrouveront pour rejouer indéfiniment dans un Small World à la David Lodge ? Une bonne solution est de jouer la paix et de continuer tant que l’autre joue aussi la paix, la guerre s’il joue la guerre, ou de respecter sa promesse tant qu’il respecte la sienne : une stratégie du « tit for tat ». Jouer la paix, respecter ses promesses devient rationnel par peur des rétorsions, pour assurer sa réputation ou pour éviter d’être ostracisé, et parce que chacun sait que les autres sont dans cette situation, etc. Les prisonniers, d’ailleurs, souvent n’avouent pas même si l’on n’est pas en présence d’une mafia imposant le respect de la convention « n’avouez jamais » : les délinquants connaissent la signification du « on se retrouvera ! ».
50Pour Hobbes, on le sait, le seul élément qui donne force aux conventions et particulièrement aux pactes de paix, c’est la peur des rétorsions. Comment ne prendrait-il pas en compte cette possibilité de retrouver sur son chemin l’homme, éventuellement le puissant (ou ses amis, sa famille) dont on a trahi la confiance, que l’on a agressé alors qu’il avait le dos tourné ? Et les effets de réputation. Dès lors, si le « premier degré » de la théorie hobbésienne peut se résumer par l’idée que des hommes capables de calculer leur stratégie en vue de leur intérêt apparent ne respecteront pas leurs promesses réciproques, en particulier de paix, qu’ils passeront les premiers à l’offensive et donc qu’il ne se passera pas de conventions valides, le « deuxième degré » exprimerait l’idée que si l’on considère des hommes suffisamment rationnels pour tenir compte, dans l’appréhension de leur intérêt, des conséquences complexes, interactives, lointaines de leurs actions – et qui savent que les autres le sont –, ils respecteront leurs conventions.
51Une droite raison à longue portée supposée largement généralisée permettrait de donner force aux conventions, en particulier aux pactes de paix. Comme l’écrit Kavka (1986), dans le cadre d’un dilemme du prisonnier joué un nombre indéfini de fois, dès le premier coup (ou le premier jeu), par peur des rétorsions aux coups ultérieurs, chacun respectera le pacte ou la convention, il jouera la paix. Ce serait dans cette optique que Hobbes affirme et démontre que « seul un fou ne respectera pas ses conventions ».
52Voilà donc le théorème hobbésien fondamental mis à mal, Hobbes redevenu « fréquentable ». En effet, il deviendrait rationnel de respecter ses contrats, les pactes de paix ou d’association et, coup double, au moment où il devient possible de fonder théoriquement l’État par un simple contrat d’association, l’État n’est plus nécessaire puisque les contrats tirent leur force des seules relations entre les parties, d’un enforcement endogène (comme pour la lex mercatoria des communautés de marchands).
53Tout un courant néo-hobbésien s’appuiera sur cette analyse pour « enchaîner Léviathan » (mieux vaut dire domestiquer Béhémoth), c’est-à-dire démontrer qu’il est rationnel d’être moral (les thèses de la morale rationnelle) ou, dans la terminologie de Hobbes, rationnel d’être juste (de respecter ses contrats), même à l’état de nature. Toute la discussion est mise par Hobbes sous le titre explicite : « Justice not contrary to reason ». La question est d’une telle importance qu’il nous faut suivre Hobbes avec précision, avant d’aller au-delà pour l’interpréter.
54Pour suivre le raisonnement de Hobbes dans le chapitre 15 (« Des autres lois de nature », Lév., p. 143 et suiv.), il faut rappeler deux points.
55D’abord, pour Hobbes, les simples promesses mutuelles échangées ne sont que ce qu’elles sont : des mots en l’air. Il faut, pour qu’une convention ou un pacte soit valide, que la volonté de s’engager soit explicite. En revanche, lorsque l’une des parties s’est exécutée, la convention est valide. Ceci est conforme à l’ancien droit. La question qui est alors posée, celle de la force de la convention, est de savoir si l’autre partie doit s’exécuter. « Doit » au sens des lois naturelles, donc au sens du comportement stratégiquement efficient.
56En second lieu, dans l’état de nature, il n’y a évidemment pas de coalitions autoritaires, ce que Hobbes nomme des Unions où les pouvoirs de chacun sont concentrés sous la volonté et entre les mains d’un seul. Ce serait des Républiques et… on ne serait plus à l’état de nature ! En revanche se forment des alliances, de simples associations (societas) résultant d’un accord (consensio, consent) « quand les volontés de plusieurs concourent à une même action » (Éléments, p. 168). Ces confédérations sont certes fragiles car fondées sur des conventions ou des pactes qui ne tiennent pas, du moins pas durablement12, mais elles sont présentes.
57Ces deux points rappelés, suivons le raisonnement de Hobbes. Il estime que, à l’état de nature, lorsque la convention est valide parce qu’une partie s’est déjà exécutée, il est rationnel pour l’autre partie de s’exécuter à son tour. Du moins lorsqu’elle pèse les conséquences lointaines (en conformité avec sa définition du bien apparent, « apparent or seeming Good » [Lev. angl., p. 129 ; Lév., p. 57]). Il s’agit d’un passage du Léviathan qui a suscité une intense discussion : le débat autour de l’« Insensé » (« Fool ») (Kavka, 1986 ; Binmore, 1994 ; Picavet, 2006 ; Duhamel, 2006). Un passage d’une grande clarté et parfaitement conforme avec la troisième loi de nature selon laquelle il faut respecter les conventions valides.
58Paraphrasant les Psaumes13, Hobbes écrit : « L’Insensé a dit en son cœur, il n’est point de justice » (Lév., p. 144). Or Hobbes définit l’injustice comme « la non-exécution des conventions », des conventions valides évidemment14. Seul un être irrationnel, un « insensé » ne respecte pas de telles conventions, c’est-à-dire non seulement lorsqu’existe un État, mais également lorsqu’à l’état de nature, l’autre partie a accompli son obligation. On pourrait estimer, explique-t-il, que « passer des conventions ou ne pas en passer, les respecter ou ne pas les respecter, rien de tout cela n’est contraire à la raison, quand cela favorise l’intérêt de l’agent » (Lév., p. 144). Pourtant, ne pas respecter son contrat sera toujours se conduire en fool, en insensé ou du moins en homme qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez.
59En effet : (1) être rationnel – le comportement du sage, mais plus largement de celui qui n’est pas insensé –, c’est aller selon son intérêt (être insensé, c’est aller contre) ; or (2), il est dans l’intérêt de chacun de respecter les conventions valides, donc (3) seul un insensé ne les respecte pas. « […] lorsque l’une des parties s’est déjà exécutée [...] alors la question est de savoir s’il est contraire ou non à la raison, c’est-à-dire à l’intérêt de l’autre, de s’acquitter. Et je dis, moi, que ce n’est point contraire à la raison » (Lév., p. 146). Dès lors que le calcul prend en compte une chaîne de conséquences suffisamment longue, face aux risques fort probables de rétorsions, suivies de contre-rétorsions, finalement de guerre généralisée, au risque de sa propre destruction et de celle des siens, en un mot tout bien pesé, l’homme capable de raison respectera ses obligations.
60En second lieu, celui qui ne respecte pas les contrats passés risque d’être ostracisé (sauf bévue des autres) par tous ceux qui, rationnels, préfèrent le respect des contrats et la paix. D’autant que se sont formées, dans l’état de nature même, des associations (confederation, society, societas). Celui qui ne respecte pas ses contrats ne pourra compter sur des alliés indispensables ; perdu de réputation, il sera isolé et rapidement éliminé.
61Lorsque l’état de nature devient un champ de relations entre des confédérations, certes lâches et instables, il est essentiel à la survie de l’individu d’avoir la réputation de respecter ses contrats et de ne pas en être exclu15.
62Démontrer qu’il est rationnel de respecter ses conventions quand les autres ont exécuté leurs obligations est dans le droit fil de la théorie des lois de nature de Hobbes : le passage sur le Fool n’est pas un moment étrange dans l’analyse hobbésienne, mais une conséquence immédiate de cette théorie. Toutes ces règles stratégiques imposent rationnellement de faire quelque chose à la condition que les autres l’aient fait ou que l’on soit sûr qu’ils le feront. En particulier, chacun doit (par intérêt bien compris) respecter ses conventions si les autres le font, et quelle plus grande certitude que lorsqu’ils les ont déjà accomplies ? La conduite opportuniste de celui qui ne respecte pas ses obligations quand l’autre partie s’est exécutée est « folle », une incapacité à calculer les conséquences de ses actes. Ce n’est pas par morale mais par intérêt, c’est de la morale utilitaire.
63Alors, la coordination décentralisée pourrait réussir ? À l’état de nature, le non-insensé, que ce soit par la prise en considération des rétorsions probables, des risques d’ostracisation ou des effets de réputation, remplira sa part du contrat lorsque l’autre aura rempli la sienne. Hobbes s’arrête ici, mais ne devrait-il pas aller au-delà et admettre qu’un « non-insensé », jouant le premier et sachant cela, remplira ses engagements ?
64En effet, s’il est rationnel d’exécuter ses obligations lorsque l’autre l’a fait préalablement, il devient rationnel pour le premier à jouer de respecter ses promesses, la probabilité de voir le second (supposé rationnel) s’exécuter étant élevée. Ce comportement (faire confiance et s’exécuter le premier parce qu’on sait qu’alors l’autre partie ne peut, rationnellement, qu’exécuter ses obligations) revient à prendre à la lettre la formule des évangélistes, la « règle d’or » sous sa forme positive : « ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le leur »16, une stratégie efficace dans le dilemme du prisonnier réitéré (Axelrod, 1984). Or, Hobbes ne livre pas cette seconde partie du raisonnement qui pourtant semble s’imposer.
65Si nous suivons ce raisonnement – ce que Hobbes se refuse à faire –, alors, en l’absence d’enforcement exogène, de véritables conventions seraient possibles, y compris les conventions reposant sur des promesses mutuelles qui ne seraient pas sans force (enforcement endogène) et en particulier les pactes de paix et de défense mutuelles. À condition d’admettre que le premier à devoir s’exécuter a intérêt à le faire (qu’il est donc rationnel de le faire). « Tit for tat », le premier à jouer, jouerait la paix (il tient sa promesse), sachant que l’autre jouera la paix (tiendra alors la sienne) et si tout se passe bien, la confiance s’installe.
66La troisième loi de nature (« that men performe their covenants made ») aurait alors une portée effective en l’état de nature, la droite raison à suffisamment longue portée, éclairée (par la peur des rétorsions, l’ostracisation, divers effets de réputation), l’imposant. À la longue, des hommes suffisamment rationnels devraient réussir à établir de façon consensuelle un système de droit de propriété égalitaire. Ils s’engageraient par des pactes de non-agression à le respecter, à respecter leurs conventions, et ils les respecteraient par intérêt bien compris. Le jeu serait coopératif et Béhémoth domestiqué.
67Il suffirait par conséquent d’individus égoïstes, suffisamment rationnels et sachant que les autres sont de la même étoffe, pour qu’une coordination décentralisée réussisse sur une base conventionnelle de répartition égalitaire, pour que la paix soit instaurée et que règne, sinon une sorte de paradis sur terre, du moins un purgatoire « libéral-libertaire ». Et puisque l’instruction, l’accès à la connaissance, la pratique des sciences permet cet élargissement de la raison, il y aurait à l’horizon un espoir d’éviter l’état de guerre générale sans le recours à l’État, à l’État absolu. Les associations ou confédérations tiendraient, elles seraient stables et il ne serait pas nécessaire de fonder Léviathan.
68Et pourtant Hobbes se refuse explicitement à aller jusqu’en ce point : s’il est rationnel de respecter ses obligations contractuelles lorsque l’autre s’est déjà exécuté, le premier à « jouer » ne respectera pas ses promesses, il tirera le premier, il « prendra les devants ». Ultime retournement en faveur du théorème hobbésien fondamental : la coordination décentralisée, libérale-libertaire, ne réussit pas, on revient à la solution tragique, le processus menant à la confiance est tué dans l’œuf. Pourquoi ?
Les passions et l’impossibilité du lien social « naturel »
69La réponse est à chercher du côté des passions. Ce qu’on appelle communément passions, ce sont « les commencements intérieurs des mouvements volontaires », des conatus, d’infimes premiers mouvements qui tendent à rapprocher l’homme de ce qu’il imagine être un bien et à lui faire repousser ce qu’il imagine devoir être un mal. Toutes ces passions servent le conatus fondamental, persévérer dans l’être. Le jeu des passions fragilise le lien conventionnel par quatre phénomènes liés.
La rationalité limitée
70Un problème de cognition. Une action sera entreprise si son aspect bénéfique (le bien) l’emporte sur l’aspect nuisible (le mal), mais cette analyse « coût-avantage » ne peut porter que sur « un bien apparent, ou vraisemblable », un avantage net estimé pour un certain niveau d’information et de capacité cognitive.
71Si toute délibération suppose « la prévision d’une longue chaîne de conséquences », « il est bien rare qu’un homme puisse en voir le bout ». L’homme raisonnable cherchera à obtenir la chaîne des consécutions la plus longue et la plus sûre, mais étant donné que les interactions stratégiques forment une chaîne infinie, il est impossible d’arriver à l’intérêt vrai.
72Dès lors, la délibération peut se clore par une dernière passion qui exprimera une volonté « agressive » ou à conséquence agressive.
La myopie
73Les hommes se laissent emporter par des passions immédiates trop puissantes. Alors que les passions sont, par définition, derrière toute action, la raison, cette « tard-venue », n’est pas toujours présente. Pour Hobbes, les passions ne s’opposent pas à la raison puisque celle-ci est présente dans la délibération, qu’instrumentale, elle est à leur service. Mais la préférence pour le présent est souvent trop importante, et elle l’emporte sur le calcul à horizon lointain.
74Certaines passions et l’amour-propre (self love) sont comme des « verres grossissants » (multiplying glasses) qui font apparaître la moindre peine comme une catastrophe. Alors que les hommes manquent de lunettes pour voir loin (prospective glasses) : les sciences morales et politiques. Les hommes sont myopes : ils préfèrent une (médiocre) jouissance immédiate a un (grand) avantage dans le futur ; ils se laissent alors emporter sans calculer les conséquences à longue portée.
Les passions « comparatives »
75Certaines passions, l’ambition, la cupidité, la vanité, la colère, l’envie surtout, nous emportent.
76D’abord parce qu’elles sont omniprésentes alors que la raison est absentéiste. Il en va ainsi de la recherche de la gloire, de la « fausse gloire » ou de la « vaine gloire ».
77L’envie surtout pousse à des actions incompatibles avec l’intérêt raisonné : si elle est le propre de l’homme, elle n’en est pas moins un biais par rapport aux fonctions de préférence « éclairées » qu’atteindraient des individus chaussés de prospective glasses, celles qui correspondent à l’intérêt plus objectif de l’homme. Non seulement l’envie est une passion souvent irréfléchie, mais elle explique que des hommes qui ont raisonnablement intérêt à la paix choisissent la guerre.
78Les hommes sont rivaux surtout afin de creuser la différence avec les autres. D’où d’ailleurs le caractère de passion impossible à assouvir de l’accumulation de pouvoirs. S’il ne s’agissait, dans cette compétition, que de s’assurer une jouissance directement, il y aurait satiété. Mais quand il s’agit de distinction, ou comme il dit aussi d’éminence, il n’est pas de limite.
79Le rôle de la distinction est capital lorsque, contre Aristote, Hobbes oppose les animaux politiques comme les abeilles et les fourmis, et l’homme17. Hobbes explique que les hommes, à la différence des animaux politiques, sont en compétition perpétuelle en matière d’honneur et de dignité, donc de distinctions, rivalité dont procèdent la haine et l’envie, et finalement la guerre.
80D’une certaine façon, la recherche de distinction et l’envie jouent dans le « bellum omnium contra omnes » de Hobbes le rôle, inversé, de la sympathie smithienne aux côtés de la main invisible. En tout cas, si, comme dans la théorie économique standard, les fonctions de préférence étaient strictement indépendantes, les liens conventionnels seraient beaucoup plus forts.
L’enfer, c’est l’image brouillée de l’autre
81Si les hommes passent les premiers à l’offensive, c’est parce qu’ils ne sont pas suffisamment rationnels, étant emportés par des passions perturbatrices, trop puissantes dans le court terme ou orientées vers « l’éminence ».
82Mais c’est surtout parce qu’ils savent que tel est le cas des autres hommes, ou d’autres hommes (et même que cette rationalité très limitée est common knowledge). Si les hommes sont souvent emportés par des passions, il suffit d’anticiper que l’autre se comportera ainsi pour ne pas s’exécuter. Chacun doit passer à l’offensive car le risque est grand que ce soit l’autre qui, emporté par ses passions, attaque et soit victorieux, vous éliminant, vous et les vôtres, du « jeu ».
83Même dans une situation où la majorité des hommes est supposée « jouer » d’abord la paix rationnellement, il suffit d’un petit groupe formé d’hommes supposés moins (ou pas) rationnels et donc disposés à jouer la guerre pour entraîner une guerre générale. Même les modérés doivent toujours prendre l’offensive et la « volonté de nuire » est généralisée.
84Surtout, « nous ne pouvons discerner les uns d’avec les autres » les caractères de celui qui se présente ! Donc, « les personnes les plus modérées seront nécessairement obligées de se tenir toujours sur leur garde, de se défier, de prévenir » (De Cive fr., « Préface », p. 72), c’est-à-dire de prendre l’offensive. Fondamentalement, si le lien conventionnel ne tient pas, si la stratégie offensive s’impose à tous, c’est qu’à côté de ceux qui, méchants ou dominés par leurs passions, attaquent, il y a ceux qui agissent de même, et à l’égard de tous, par peur de tels comportements dans la mesure où ils ne disposent pas de l’information qui leur permettrait de discriminer entre « modérés » et « arrogants » ou « enfants robustes ».
85Dans le doute sur le type de comportement de l’adversaire, surtout lorsqu’il s’agit de vie et de mort, l’homme sage prendra les devants.
86« Quiconque s’approche est potentiellement un ennemi » dans le très court moment de la décision, surtout lorsqu’il s’agit de vie ou de mort. La confiance et l’amitié demandent du temps, il faut que la confiance ait été mise à l’épreuve, il faut des habitudes communes, s’être fait connaître, reconnaître, des jeux réitérés entre les mêmes personnes, et qui tournent toujours bien. Mais qu’apparaisse un nouveau joueur, comment savoir s’il n’y a pas une « paille » dans sa rationalité ou une passion sauvage qui l’emporte dans la satisfaction immédiate ?
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Nous utilisons essentiellement trois ouvrages de Thomas Hobbes : The Elements of Law Natural and Politic, le De Cive, le Léviathan. Pour Elements, nous utilisons l’édition de J. C. A. Gaskin, The Elements of Law Natural and Politic, Oxford University Press, 1994 (désormais : Elements), et sa traduction française par D. Weber, LGF (Le Livre de poche), 2003 (désormais : Éléments). Pour le De Cive, l’édition latine est citée dans W. Molesworth, Opera latina, t. II, rééd. Aalen, Scientia Verlag, 1966 (désormais : De Cive lat.) ; la traduction française (elle a joué un rôle essentiel) a été réalisée par S. Sorbière, Le Citoyen, 1649 à Amsterdam, chez Blaeu, reprise dans l’édition de S. Goyard-Fabre, Paris, Flammarion, 1982 (désormais : De Cive fr.). La traduction anglaise (1651) est éditée dans English Works of Thomas Hobbes par W. Molesworth, rééd. Aalen, Scienta Verlag, 1966, t. II (désormais : De Cive angl.).Quant au Leviathan, or the Matter, Forme and Power of a Common-Wealth Ecclesiasticall and Civill (1651), l’édition utilisée est celle de C. B. Macpherson, Pelican Books, 1968, repris dans Penguin classics, 1985 (désormais : Lev. angl.) et la traduction française est celle de F. Tricaud, Paris, Sirey, 1971 (désormais : Lév.). Nous avons repris des éléments de ce texte pour une communication au 12e colloque de l’European Society for the History of Economic Thought (ESHET), Prague, 15-17 mai 2008. Pour une présentation plus détaillée, voir Dockès (2008).
2 « […] solitary, poore, nasty, brutish, and short » (Lev. angl., p. 186).
3 En anglais, le mot link a principalement le sens de « liaison », « relation », « rapport », pour se différencier de bond qui attache et noue et a pris le sens d’« engagement », d’« obligation » (bonds signifie originairement les fers du prisonnier, en latin vinculum). En français, le mot « lien » a les deux sens ; d’abord il eut surtout le sens fort d’« attache » pour dériver vers la signification de « liaison » ou de « relation ».
4 Conatus ou endeavour correspondent au français « effort ».
5 La paix est préférable à la guerre, d’abord pour préserver sa vie, ensuite parce que chacun préfère une vie agréable en jouissant de ce que son industrie lui procure (Lév., p. 126).
6 « […] tout homme doit s’efforcer à la paix, aussi longtemps qu’il a espoir de l’obtenir, mais quand ce n’est pas le cas, il peut rechercher et utiliser tous les secours et tous les avantages de la guerre » (Lév., p. 128-129 ; Lev. angl., p. 190). Hobbes explique que la première partie de la phrase est de l’ordre de la loi (doit) et que la seconde récapitule le droit naturel (il est libre) « de se défendre par tous les moyens dont il dispose » (Lév., p. 129).
7 « […] que l’on consente, quand les autres y consentent aussi, à se dessaisir, dans toute la mesure où l’on pensera que c’est nécessaire à la paix et à sa propre défense, du droit que l’on a sur toute chose ; et que l’on se contente d’autant de liberté à l’égard des autres qu’on en concéderait aux autres à l’égard de soi-même » (Lév., p. 129).
8 « [...] that men performe their covenants made » (Lev. angl., p. 201).
9 Hobbes s’appuie aussi sur l’enseignement de l’École (du droit), sur sa définition canonique de la justice, « donner à chacun ce qui lui appartient » (l’adage d’Ulpien : « Justicia est voluntas jus suum cuique tribuere »). Comme à l’état de nature, « il n’est rien qui appartienne » (Lév., p. 144) ; là où il n’est pas de propriété, il n’est pas d’injustice.
10 « […] des promesses mutuelles, quand la certitude de l’exécution fait défaut chez l’une ou l’autre partie » ne sont même pas des conventions (Lév., p. 146). En revanche, si l’une des parties s’est déjà exécutée, c’est le signe manifeste que cette partie a compris que la volonté de l’autre partie était de s’exécuter aussi (Éléments, partie I, chap. 15, 9, p. 187), et la convention est valide.
11 « Where there is no common Power, there is no Law: where no Law, no Injustice. Force and Fraud, are in war the two cardinal Vertues. » (Lev. angl., p. 188)
12 Existence et instabilité de ces associations, ce que Hobbes va démontrer (et sa démonstration suppose leur existence).
13 Psaume XIV (ou, quasi identique, le psaume LIII) : « L’insensé a dit en son cœur, il n’est point de Dieu. »
14 « Les conventions où l’on se fait mutuellement confiance sont […] invalides, lorsqu’existe la crainte que l’une ou l’autre partie ne s’exécute pas. » (Lév., p. 143)
15 « […] dans l’état de guerre, où chacun, faute d’un pouvoir commun qui tienne tout le monde en respect, est l’ennemi de chacun, il n’est pas d’hommes qui puissent espérer par sa propre force ou son propre esprit, se protéger de la destruction sans l’aide de confédérés, situation où chacun attend de la confédération qu’elle le défende de la même façon que n’importe quel autre : par suite […] celui qui enfreint ses conventions et en conséquence déclare qu’il pense qu’il lui est permis raisonnablement d’agir ainsi, celui-là ne peut être admis dans aucune société d’hommes qui s’unissent pour la paix et leur défense, sinon par une erreur de ceux qui l’admettent (et une fois admis, il ne saurait être gardé dans cette société sans qu’ils s’aperçoivent du danger de leur erreur) » (Lév., p. 146, Lev. angl., p. 204).
16 Sous sa forme négative, la règle d’or est « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît à toi-même » (« quod tibi fieri non vis, alteri non feceris ») ; la formule est dans Tobie, IV, 15. Dans la version latine du Léviathan, Hobbes donne cette formulation (« celle des philosophes ») ainsi que la formulation positive tirée des Évangiles (celui de Luc, VI, 31 et celui de Matthieu, VII, 12) qui commandent positivement de faire à autrui ce que tu voudrais qu’il te fasse (Lév., p. 158, note 122), ce qui est fort différent. En effet, sous la forme positive, cela revient à exécuter son obligation avant qu’autrui ait exécuté la sienne. Un joueur jouant la réciprocité, le tit for tat, peut commencer par faire confiance (et se construire une réputation d’homme de confiance) en jouant un coup qui le mette à découvert par rapport à l’adversaire et revenir durement à la guerre si l’autre ne le suit pas (on sait que le sommet de la vertu pour Hobbes est d’être sociable avec ceux qui le sont, terrible avec ceux qui ne le sont pas). Sur « la version hobbésienne de la règle d’or », voir Binmore (1994, p. 114, note 27).
17 Pour Aristote, l’homme est un animal politique à un degré infiniment supérieur aux abeilles (Politique, L. 1, 2, 1253a, p. 5-20) dans la mesure où lui seul a le sentiment du bien et du mal, du juste et de l’injuste et où la nature (qui ne fait rien sans finalité) l’a doté de la parole qui lui permet, qui lui impose de réaliser la mise en commun de ces sentiments, donc non seulement des communautés d’intérêt (fondées sur l’utile et le nuisible), mais aussi des communautés de valeurs (le bien et le mal, le juste et l’injuste) qui engendrent la famille et la cité.
Auteur
Professeur émérite à l’université Lyon 2, chercheur au laboratoire Triangle et membre associé au Cercle des économistes. Depuis 2007, il a publié : Le choc des populations, guerre ou paix (avec J.-H. Lorenzi et le Cercle des économistes, Paris, Fayard, 2010) ; Le sucre et les larmes. Bref essai d’histoire et de mondialisation, Paris, Descartes, 2009) ; Jours de colère (avec F. Fukuyama et al., Paris, Descartes, 2009) ; Fin de monde ou sortie de crise (avec J.-H. Lorenzi et le Cercle des économistes, Paris, Perrin, 2009) ; Hobbes. Économie, terreur et politique (Paris, Economica, 2008) ; L’enfer, ce n’est pas les autres. Bref essai sur la mondialisation (Paris, Descartes, 2007). Il termine actuellement un ouvrage sur Les crises économiques. Histoire, théories, actualité (Paris, La Découverte).
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