« Le sang de notre sang, la chair de notre chair »* : l’enseignement de la nation en Bulgarie communiste
p. 219-234
Texte intégral
1C’était le jour de la rentrée [1985]. Je suis arrivée en classe et la professeur principale m’a demandé de lui remettre le carnet scolaire où figurait mon nouveau nom. Elle nous a accueilli avec fierté en déclarant : « Bienvenus à tous dans vos nouveaux noms. Aujourd’hui est un grand jour car nous sommes en train de renaître et, les uns après les autres, nos anciens Bulgares se sont retrouvés, ils se sont reconnus comme Bulgares. » J’étais là assise à côté d’une amie bulgare ; je la regardais. Moi, Turque, je n’arrivais pas à être comme elle. Je n’arrivais pas à être conforme à ce qu’ils décrivaient.2
2Entre 1984 et 1989, en Bulgarie, un pays qui comptait alors un peu plus de 8,5 millions d’habitants, les pouvoirs communistes procédèrent à l’assimilation forcée des quelque 800 000 membres de la minorité turque. Mobilisant appareils idéologique et répressif, ils cherchèrent à éradiquer tous les signes d’altérité linguistique, culturelle et confessionnelle : la mesure la plus connue concerne le remplacement des patronymes turcs par des noms à consonance « bulgare orthodoxe » ; s’y ajoutèrent notamment la prohibition du turc dans l’espace public et l’interdiction des pratiques festives et cultuelles musulmanes. Selon la version officielle défendue par les autorités bulgares, la Bulgarie ne comptait pas de minorité turque – les derniers ayant émigré vers la Turquie dans le cadre d’un accord bilatéral entre 1968 et 1978 –, seulement des Bulgares dont les ancêtres auraient été islamisés et turcisés de force pendant l’ère ottomane et qui auraient décidé de renouer avec leur identité bulgare3.
3Ainsi que le rappelle l’extrait d’entretien précédemment cité, l’école constitua l’une des arènes dans laquelle le processus dit « de renaissance » (Văzroditelnija proces) fut amené à se déployer. Elle fournit dès lors un site privilégié où observer certaines des facettes de la politique communiste d’ingénierie sociale de la nation.4 Après 1944, l’institution scolaire a occupé une place centrale dans le projet communiste de façonnage d’un « homme nouveau » et d’égalisation des conditions. Elle se devait d’être école du peuple, vecteur d’émancipation et de mobilité. « Plus qu’une machine à instruire, souligne Emmanuel Droit, l’école est une machine à construire une société. »5 Si, dans un premier temps, les pouvoirs communistes proposèrent aux représentants des minorités un cursus scolaire dans leur langue maternelle (c’était à ce prix, pensait-on, qu’ils seraient convertis à la parole socialiste), à partir des années 1960 ils se donnèrent pour objectif une unification nationale synonyme d’effacement des différences. Cette politique d’homogénéisation forcée culmina avec la campagne d’assimilation des années 1984-1989.
4Dans le cadre du présent article, l’objectif est dès lors d’interroger conjointement les formulations changeantes de la politique scolaire et les expériences de l’altérité (de la solidarité parfois aussi) au sein de l’institution. L’exploration des mondes scolaires nous amènera à proposer du processus d’assimilation forcée une lecture qui souligne ce qu’il doit à l’ambition prométhéenne de modelage des individus du communisme et à un projet stato-national formulé au xix e siècle. Ce double héritage présente un défi majeur à l’enseignement de la nation en Bulgarie postcommuniste.
La politique scolaire au service d’une ingénierie de la nation
De la production d’un homme socialiste à l’objectif d’une « nation socialiste unifiée »
5À l’instar d’autres États européens, les gouvernants bulgares ont entrepris au sortir de l’Empire ottoman (de facto en 1878, de jure en 1908) de transformer « des paysans en Bulgares » (pour paraphraser la formule célèbre de Eugen Weber concernant la fabrique de la nation française).6 De cette politique, l’œuvre scolaire constitue l’un des piliers : il s’agit d’embrasser et d’unifier des territoires bulgares hétérogènes où les musulmans, anciens membres de la société dominante, se retrouvent en situation minoritaire.7 Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce désir de nationalisation des âmes n’empêche pas le maintien d’une certaine autonomie en matière scolaire, même si la pression des pouvoirs publics, variable selon la conjoncture politique, se renforce sensiblement après 1923 et 1934, entraînant la fermeture de nombreux établissements.8 Les Turcs de Bulgarie sont formés dans des écoles musulmanes privées, souvent financièrement peu dotées, dont les programmes ne sont guère adaptés au marché du travail bulgare.9 De fait, couplée avec les vagues d’émigration en direction de l’Empire, puis de la Turquie, cette organisation scolaire participe de la marginalisation sociale et politique des minorités10, tout comme elle contribue à la promotion d’une élite bulgare : une certification scolaire en bulgare est en effet rendue obligatoire pour les recrutements dans la fonction publique.
6La relative disjonction des espaces sociaux bulgares et turcs est remise en question par l’arrivée au pouvoir des communistes en 1944. Soucieux de rompre avec la politique « bourgeoise » des minorités, porteurs d’un projet modernisateur accordant à l’éducation et à la culture une place privilégiée, les dirigeants communistes adoptent des mesures ambitieuses : en 1946, les établissements scolaires privés musulmans sont nationalisés. Toutefois, la nouvelle loi sur l’enseignement (septembre 1946) reconnaît aux minorités le droit de s’instruire dans leur langue maternelle au sein d’écoles publiques subventionnées par l’État. La scolarité publique, gratuite, devient obligatoire entre 7 et 15 ans, y compris pour les filles. Les curricula, entièrement remaniés, reçoivent une coloration socialiste homogène. L’État investit dans la construction de nouvelles écoles, la formation du corps enseignant et l’acquisition de matériel scolaire. En parallèle, une vaste campagne de lutte contre l’illettrisme fait tomber à 36 % (au milieu des années 1950) le pourcentage des Turcs ne sachant ni lire ni écrire.11 Des quotas pour les minorités sont introduits en 1947 pour élargir l’accès des Turcs à l’enseignement supérieur. L’on croit revivre la politique soviétique d’indigénéisation des années 1920 : l’objectif est de former une intelligentsia turque convertie à des idéaux socialistes qu’elle aura à charge de relayer dans les provinces. Dans le même temps, la consigne d’un apprentissage obligatoire du bulgare est appliquée strictement.
7Un changement de ligne s’observe toutefois dès la fin des années 1950, qui coïncide avec le triomphe de l’aile « nationale » sur l’aile « moscovite » au sommet du Parti et de l’État. Si jusqu’alors, l’objectif était de produire un nouvel homme socialiste en injectant un contenu socialiste à des enseignements dispensés dans diverses langues, désormais il s’agit de faire coïncider socialisme et bulgarité et de voir dans le rapprochement, puis la fusion entre les diverses composantes du peuple bulgare un des moyens de faire advenir un « socialisme mûr ». L’inflexion dans l’œuvre scolaire repose sur un triple diagnostic : premièrement, la langue turque constituerait l’un des relais de la turquisation des minorités partageant la foi musulmane (les Bulgares musulmans, une partie des Roms, les Tatars). L’extension de la sphère linguistique turque est vue comme participant d’une érosion de la bulgarité. Deuxièmement, en dépit de la politique d’encouragement au bilinguisme, l’usage préférentiel du turc au sein de la communauté favoriserait la clôture communautaire, la préservation d’un mode de vie et de pensée « conservateurs » et limiterait l’efficacité du « travail idéologique » socialiste. Enfin, la langue turque est vue comme un canal d’influence privilégié pour la Turquie capitaliste et bourgeoise, puissant voisin membre de l’OTAN dont la force démographique et militaire ne laisse d’inquiéter. L’on retrouve cette argumentation dans un rapport du responsable des départements « Agitprop et propagande » et « Travail avec les minorités » du Comité central du Parti communiste adressé au Politburo en novembre 1961 :
Après l’islamisation forcée opérée par les conquérants turcs, la fusion et l’acceptation de la nationalité turque par les Tatars, les Tsiganes et les Bulgares musulmans s’est poursuivie, y compris après la libération de la Bulgarie du joug turc. […] dans le Nord-Est de la Bulgarie, il y a des villages qui se pensent « turcs » alors qu’ils sont en fait tatars. Jusque récemment, les enfants des Tatars étaient instruits en langue turque, ce qui contribuait à leur intégration à la turcité. […] Les cas les plus nombreux d’adoption de la nationalité turque se rencontrent dans la population tsigane.12
8Ce processus est imputé à l’adoption d’une ligne politique « erronée » :
Les décrets relatifs à l’étude de la langue turque pour les élèves turcs dans de nombreux cas affectent également les enfants d’origine non turque. De manière incorrecte, sont traités et enregistrés comme Turcs des citoyens et leurs enfants d’origine bulgare, tsigane et tatare, simplement en raison du fait qu’ils professent la foi mohamétane et qu’ils portent des noms turcs et arabes. […] L’on continue à envoyer des enseignants turcs exercer dans des pensionnats accueillant des enfants d’origine bulgare mohamétane ou dans des écoles avec des enfants tsiganes et tatars. Tout ceci facilite objectivement la turcisation [turčeeneto].13
9En réponse, le gouvernement bulgare décide la fusion en 1959-1960 des écoles bulgares et turques, avec une scolarité désormais proposée intégralement en bulgare. L’enseignement du turc reste offert à titre optionnel, du cours préparatoire jusqu’à la fin du collège, sur demande parentale. Cette provision sera à son tour éliminée entre 1970 et 1974.14 En parallèle, la langue turque elle-même fait l’objet d’une ingénierie visant à éloigner ce qui est présenté comme un « dialecte » turc de Bulgarie de la « langue littéraire » utilisée en Turquie et à « enrichir » l’idiome local d’emprunts lexicologiques bulgares.15 Peu à peu, les mesures qui avaient contribué à l’épanouissement d’une culture en langue turque sont supprimées : la presse en langue turque devient bilingue ; les théâtres populaires de Razgrad, Sumen et Kărdžali sont invités à jouer un répertoire bulgare et à interpréter les pièces de théâtre turques dans leur traduction bulgare à partir de 1975. Cette politique va de pair avec une « folklorisation de la différence » – celle des Turcs comme des Bulgares musulmans dont les arts, les vêtements et les traditions sont abondamment étudiés –, une folklorisation dont Michel de Certeau et alii ont montré à quel point elle pouvait être le « corollaire d’une politique d’unité nationale ».16
10L’école est alors envisagée comme un vecteur privilégié d’érosion des différences. Paunka Gočeva, une responsable du Front populaire écrit ainsi, dans un rapport de 1975 :
La psychologie expérimentale affirme que l’essence de la personne se forme à 50 % avant l’âge de 7-8-9 ans ; à 30 % avant 14 ans et à 20 % avant 20 ans. […] Si le pouvoir populaire maîtrise l’éducation et l’instruction du jeune Turc dans ces frontières d’âge à travers un système de jardins pour enfants, d’écoles, d’internats et d’internats semi-ouverts, de pensions et de résidences étudiantes, ce qu’il est convenu d’appeler la « question turque » en Bulgarie peut être dans une large mesure liquidée d’ici vingt ans.17
11Pendant les années 1970, les élites communistes bulgares restent toutefois divisées quant à la « solution » à apporter au problème « turc » : ces derniers sont-ils assimilables ou d’une différence irréductible ? Faut-il employer des méthodes incitatives ou coercitives ? Nonobstant ces divergences d’appréciation, l’un des traits saillants de la politique bulgare des minorités de cette période réside dans l’adhésion à un projet d’ingénierie sociale prométhéen qui a déjà trouvé à s’illustrer dans le changement forcé des noms imposé aux Roms musulmans (au tournant des années 1960) et aux musulmans bulgarophones (1970-1972), ainsi que dans les campagnes d’athéisme, de transformation des habitudes vestimentaires musulmanes et d’introduction de rituels « civils » de substitution. L’assimilation forcée portera à son paroxysme cette logique comme en témoigne l’annexe à circulation réduite d’une décision adoptée par le Plénum du Parti communiste en mai 1984 :
Point 2 - Que soit mise en œuvre la ligne visant à former des collectifs ethniquement mixtes de travail, d’enseignants, de sportifs, d’enfants et d’élèves. Accroître la participation des enfants et des jeunes Turcs bulgares aux brigades et camps d’été mixtes régionaux et interrégionaux.
Point 3 - Que le ministère de l’Éducation nationale élabore un plan pour satisfaire les besoins en enseignants et éducateurs bien formés, avant tout des Bulgares, à destination des régions peuplées de Turcs bulgares. Progressivement, mais dans des délais relativement brefs, exclure les enseignants [tenu] turcs bulgares ayant effectué des déclarations nationalistes pro-migratoires, religieuses ou d’autres propos ennemis, qui ne présentent pas les qualités nécessaires et ne parlent pas bien bulgare. […]
Point 12 – Que le Conseil pour les valeurs spirituelles près le Conseil d’État prépare d’ici la fin de l’année 1985 une proposition intégrale de bulgarisation définitive des toponymes en prêtant une attention particulière à la microtoponymie. Sur la base des points de vue compétents des linguistes, des ethnographes, des folkloristes, des historiens, des écrivains, etc., remplacer les appellations géographiques étrangères qui n’existent pas dans notre langue et dans notre patrimoine national, stigmate du joug exercé par une terre étrangère, avec de beaux noms bulgares liés aux traditions nationale et locale.18
La contribution des cursus et manuels scolaires au roman national bulgare
12Par-delà l’organisation du système scolaire et le recrutement des enseignants, l’entreprise de façonnage des identités s’adosse à un travail sur les manuels d’histoire et de littérature.19 Dans la seconde moitié du xix e siècle, le récit national bulgare s’était cristallisé autour de figures emblématiques inscrites dans une linéarité téléologique : les principales étapes de cette narration comprenaient la quête des origines, le « joug turc », la « Renaissance nationale » des xviii e et xix e siècles, la résistance contre « l’oppresseur » et la lutte pour la liberté.20 Puis venait le temps des « catastrophes nationales » (la création en 1878 d’une Bulgarie amputée des terres de Macédoine espérées, les conflits balkaniques de 1912-1913, le traité de Neuilly de 1919, etc.). À la production de ce roman national, les écrivains avaient par ailleurs apporté une contribution majeure, exaltant l’image d’une terre que des barbares Ottomans auraient arrachée à la civilisation.21
13Le changement de régime, après 1944, renouvela partiellement un grand récit relu à travers le prisme de la lutte des classes et initialement sous-tendu par le désir de dissocier le passé ottoman du présent des minorités de confession musulmane vivant en Bulgarie. Dans les années 1960, les manuels scolaires présentent cependant les cinq siècles d’administration impériale comme une ère de développement arrêté et l’Ottoman sous la figure de l’Autre. Il s’agit de faire saillir la fierté d’une histoire médiévale reconstruite en âge d’or et l’orgueil d’un xix e siècle tout entier tourné vers le projet d’une réalisation stato-nationale. Les principaux personnages du récit historique sont les moines copieurs (qui auraient préservé écriture et âme bulgares), les hayduti, ces bandits de grand chemin parés des atours de patriotes, et les paysans aux soulèvements cruellement réprimés.22 En outre, dès cette époque, « l’inimitié constitutive » (Bernard Lory) entre la Bulgarie et la Turquie acquiert une nouvelle actualité en raison de l’appartenance des deux pays aux camps antagonistes de la guerre froide.
14Mais c’est surtout au début des années 1980 que la relecture nationaliste de l’histoire amorcée dans la seconde moitié des années 1960 reçoit sa pleine traduction dans les manuels. La refonte des programmes reflète l’objectif de création d’une « nation socialiste unifiée » (edinna socialističeska nacija) avancé par le Comité central du Parti communiste et repris par le ministère de l’Enseignement.23 Elle prend aussi sens dans un contexte d’exaltation des ferveurs patriotiques à l’occasion de la célébration du 1300e anniversaire de la création d’un État bulgare, en 1981. Le thème de l’islamisation « forcée » des populations chrétiennes sous le « joug turc » fait l’objet d’un traitement étoffé.24 En outre, l’accent est placé sur la diversité des « colonisateurs » ottomans établis en terre bulgare, afin de suggérer l’existence de proximités « ethniques » entre Turcs de Bulgarie et membres de la majorité.25 Comme le souligne très justement Mjumjun Isov, l’objectif d’un effacement-négation des différences ethnoculturelles suppose que les Bulgares eux-mêmes parviennent à dépasser leurs représentations stéréotypées de l’altérité turque. Les manuels scolaires s’emploient dès lors à faire coexister la construction d’une linéarité historique faisant des Turcs (ottomans et de Turquie) un peuple barbare et cruel avec l’affirmation d’une proximité entre Turcs (de Bulgarie) et Bulgares.26 Au tournant des années 1980, milieux enseignants et chercheurs (archéologues, ethnologues, historiens, etc.) sont par ailleurs mobilisés pour « dire » la nation et en quérir les traces. Un ambitieux projet de collecte des témoignages oraux et d’artefacts matériels du passé est lancé en 1983 sous le nom de « La mémoire nationale raconte », auquel enseignants et élèves sont appelés à contribuer. L’écriture d’une histoire locale a vocation à démontrer la bulgarité de toutes les contrées, prélude à une imposition étatique de l’homogénéité.27
15Une fois explorées ces politiques de la nation, reste à déterminer quelles furent leurs incidences sur les vécus de l’école en milieu minoritaire.
Les pouvoirs de l’école : violence symbolique et changement social
16Des expériences scolaires, il n’est pas rare que les Turcs de Bulgarie ayant grandi dans les années 1960-1970 offrent deux récits de prime abord contrastés. Le premier souligne la violence symbolique d’un ordre scolaire en langue bulgare et le traitement perçu comme discriminant accordé à ceux que leur nom et/ou leur accent singularisait. Ces souvenirs n’interdisent pas, second registre mémoriel, l’évocation nostalgique d’enfances ayant épousé les rythmes scolaires, ni même la valorisation du rôle de l’école dans l’ouverture sur le monde et la réalisation de soi. Sans épuiser la diversité des vécus, le tissage de ces deux narrations se comprend mieux si l’on se souvient que, pendant la période communiste, l’institution scolaire a pu constituer un vecteur de mobilité sociale, y compris pour les minorités.
Socialisation scolaire et intériorisation de la norme linguistique dominante : les mondes des élèves
17Variables dans l’espace et le temps, les expériences de l’école se déclinent aussi différemment selon les classes considérées. Les décennies communistes sont associées en Bulgarie à un vaste processus d’urbanisation couplé à un exode rural. Ce mouvement affecte toutefois davantage les membres de la majorité que les minorités, conduisant à une accentuation de la territorialisation des identités.28 Cette organisation spatiale se reflète dans la cartographie scolaire : l’école primaire est souvent associée à une expérience d’entre soi, dans de petits établissements de village où une certaine ressemblance rapproche élèves et corps enseignant. L’entrée au collège associe souvent au déplacement vers la ville la découverte d’un environnement majoritairement bulgare. Par-delà cette stratification, l’univers scolaire dément la promesse d’égalité sociale du communisme : les Turcs, Bulgares musulmans et Roms sont souvent relégués dans des écoles de périphérie aux équipements vétustes. Rares sont les élèves minoritaires qui parviennent à intégrer les lycées d’élite au cursus en langues étrangères (russe, anglais, français, allemand). Il n’est en outre pas rare que les Roms soient assignés à des établissements spécialisés pour handicapés, quand bien même les enfants ne présentent aucun handicap.29
18Surtout, à partir de 1959-1960, les élèves turcs se heurtent à une politique d’unification linguistique qui tend à disqualifier leurs propres savoirs linguistiques.30 Pour nombre d’entre eux, l’entrée au jardin d’enfants ou à l’école maternelle constitue un moment de confrontation brutale aux pouvoirs de l’idiome officiel et à l’ordre social qu’il fonde. Mohamed Uzunkăš, un ouvrier devenu poète-guitariste, né en 1956 dans un village des Rhodopes, témoigne en des termes émouvants du caractère fondateur de l’école dans l’intériorisation d’une lecture dévalorisante de soi :
À six ans, je ne savais pas que d’autres langues existaient. Que les gens peuvent parler et se comprendre avec des mots différents de ceux que nous utilisions à la maison. Pour moi, le monde tenait tout entier dans le village de Vezlec et c’était un événement lorsque nous allions à Benkovski, à un kilomètre de chez nous. À six ans, je fus emmené au jardin d’enfants où une camarade [maîtresse d’école] m’accueillit. Vingt enfants environ sont réunis dans une pièce et cette étrange femme se met à nous parler, elle dit quelque chose, mais, moi, je ne comprends rien. J’ai le sentiment qu’elle dresse les autres enfants contre moi. Saisi de terreur, j’éclate en larmes. […] Peu à peu je me suis efforcé de m’habituer à cette langue étrangère. J’apprenais des mots par cœur, mais j’avais du mal à faire des phrases. Et comment apprendre une langue quand à la maison tu parles seulement turc. […] À la maison, il n’y avait personne pour s’occuper de moi. Les sœurs participaient au travail des champs. C’est ainsi qu’est né mon plus terrible complexe.31
19Les incidences de cette incapacité à produire des énoncés « corrects » autrement que dans le mimétisme ou la littéralité de la mémoire sont parfois encore accentuées par les décalages entre le code linguistique inculqué à l’école et les parlers de la rue. Une fois encore, Mohamed Uzunkăš rend justement compte de la confusion suscitée par ces contrastes, lui qui a grandi dans un environnement où coexistaient Turcs et Bulgares musulmans (le bulgare de ces derniers était, selon l’idéologie linguistique officielle, valorisé en tant que pure authenticité bulgare tout en étant infériorisé à l’image d’une communauté rurale et montagnarde). Relatant un cours de littérature consacré à l’Iliade, il reproduit sans s’en rendre compte les hiérarchies linguistiques dominantes :
En 9e année [l’équivalent de la troisième en France], notre classe comptait seulement quatre élèves turcs, les autres étaient des bulgaro-mohamétans des Rhodopes. Et là, me voici de nouveau confronté à un problème. Tout le monde à l’école comme en ville parle un dialecte des Rhodopes et déforme les mots. Moi, à l’époque, je n’avais pas encore bien maîtrisé le bulgare et voilà que je dois comprendre et me familiariser avec le dialecte des Rhodopes. […] La combinaison est terrible : tu ne connais pas bien le bulgare, autour de toi ils utilisent une sorte de dialecte, une langue des Rhodopes déformée et on te demande de comprendre l’idée centrale de la mythologie grecque.32
20Ce sentiment d’une indignité particulière n’est toutefois pas confiné à l’environnement scolaire. L’épreuve du quotidien vient plus largement confirmer le pouvoir du bulgare : en milieu rural, en dehors des responsables religieux, les figures de la notabilité et de l’autorité sont des Bulgares ou de parfaits locuteurs du bulgare (enseignants, assistantes maternelles, responsables administratifs locaux, secrétaires locaux et régionaux du Parti). La politique des cadres du BKP, qui repose sur l’octroi des postes dirigeants à des Bulgares envoyés, missionnaires de la nation et du socialisme, dans les régions minoritaires, fait de l’idiome officiel la langue de l’autorité.
21Plus fondamentalement, les Turcs de Bulgarie ont le sentiment, dans les années 1960-1980, d’être soumis à un traitement discriminant. Nombreux sont, en entretien, les évocations d’injustices en matière de notation, les souvenirs de propos méprisants. E., une ancienne institutrice de 52 ans qui quitta la Bulgarie en 1989, revient sur sa propre trajectoire33 :
À l’école, les Turcs avaient toujours les moins bonnes notes. Quoique tu fasses, c’était comme cela. Tu te présentais aux examens, tu pouvais répondre correctement à toutes les questions et pourtant, à la fin, on te donnait un 3 ou 4 [6 était alors la note maximale]. Pour les Turcs, c’était comme cela. Moi, je me souviens, un jour, il y a même un professeur qui m’a dit : c’est dommage que tu sois turque. Tu es douée, tu aurais pu faire quelque chose dans la vie.34
22La présentation de l’histoire et du panthéon littéraire bulgare constitue une seconde source de dissonances cognitives. La dénonciation du « joug turc » entre en contradiction avec les souvenirs parfois transmis par les grands-parents, tandis que les visites furtives à des proches en Turquie – autorisées lorsque les relations bilatérales bulgaro-turques connaissent une embellie – et l’écoute de la radio turque viennent démentir le regard condescendant porté sur le pays voisin. Se construire comme Turc de Bulgarie exige de concilier l’adhésion, fût-elle partielle, à un récit historique bulgare anti-turc avec l’image d’une Turquie, mère patrie nourricière. Contes, chansons, photographies d’un autre temps, livres arrachés à la surveillance des pouvoirs communistes, objets rapportés de Turquie participent de la reproduction d’une appartenance qui cherche à se dire dans les interstices de l’histoire officielle, H., un professeur d’histoire turc, évoque ces tactiques du quotidien :
Un jour, par hasard, j’ai trouvé au fond d’un grenier un vieux livre en édition originale des années 1920. Et, là, j’ai découvert une lecture tout autre de ce qu’ils appelaient la Libération [osvoboždenie]. L’auteur racontait ouvertement les violences faites aux Turcs au moment de la guerre [de 1877-1878]. Il racontait comment ils sont arrivés dans un village et ils ont pillé. À ce moment-là, j’ai compris que le problème ne venait pas des Bulgares. Il venait de ce que les communistes avaient falsifié l’histoire. Le problème, c’était les communistes.35
23La domination symbolique du bulgare, la socialisation à l’ordre dominant s’accompagnent toutefois d’une transformation sociale qui permet à une nouvelle génération d’enseignants, journalistes et intellectuels turcs de connaître une promotion sociale, certes limitée mais souvent inédite.
Mobilité sociale et milieux enseignants : les élites scolaires turques du socialisme
24Jusqu’à l’avènement du communisme, les différences culturelles avaient entretenu des hiérarchies sociales largement figées. Après 1944, l’œuvre pédagogique et linguistique est pensée comme un instrument de changement socio-économique (et de colonisation des confins intérieurs de l’altérité). Associée à la loyauté politique, la maîtrise de la langue dominante et la certification scolaire autorisent en effet la détention des positions sociales au sein de la bureaucratie et de l’appareil du Parti36, des professions culturelles, voire du secteur productif, même si les trajectoires des Turcs se heurtent de manière croissante à la défiance des pouvoirs publics envers une intelligentsia turque soupçonnée de ferveur nationaliste à partir de la seconde moitié des années 1960.
25Quelques chiffres éclaireront à la fois l’ampleur des transformations sociales intervenues et la persistance, voire l’accentuation, des disparités entre majorité et minorités. Là où 35,2 % des Turcs sont illettrés en 1956 (13,1 % en moyenne nationale), ils ne sont plus que 15,8 % en 1975.37 À cette même date, 32 000 Turcs sont diplômés du secondaire ou du supérieur (Deug ou maîtrise), un pourcentage modeste (5,3 % contre 21,4 % en moyenne) mais en augmentation sensible (0,78 % en 1956, contre 10,8 % en moyenne).38 Au cours de la même période, la part des emplois dans le secteur agricole est ramenée de 84,3 % à 56,1 %, tandis qu’émerge une petite élite enseignante et culturelle (1,8 % en 1956 et 3 % en 1975). Les Turcs restent toutefois surreprésentés dans l’agriculture et le bâtiment et sous-représentés dans le reste du secteur industriel. Le développement du maillage scolaire fournit par ailleurs des débouchés à une nouvelle génération d’instituteurs et de professeurs, ainsi que le suggère l’accroissement rapide du nombre des écoles turques entre 1944 et 1950 (de 424 à 1 199) ainsi que celui des élèves qui passe de 37 335 à 105 376. En l’espace de six ans, le nombre des enseignants est presque multiplié par quatre (de 871 à 3 037).39
26Couplée avec l’efficacité de la répression étatique, cette histoire sociale n’est sans doute pas étrangère au caractère relativement tardif des mobilisations collectives des Turcs de Bulgarie contre l’érosion de leurs droits. Assurément, dès la seconde moitié des années 1950, ils observent avec alarme le développement d’une ligne politique reclassant les enjeux minoritaires en questions sécuritaires, comme le rappelle le professeur H. :
La situation a commencé à se dégrader en 1956, lors du Plénum d’avril, ils ont commencé à parler de l’unité du peuple bulgare. Avant, ils nous avaient formés pour devenir enseignants ; ils nous avaient appris un peu de littérature turque, un peu d’histoire parce qu’ils voulaient pouvoir exporter la révolution en Turquie, être prêt au cas où. Mais, quand la Turquie est devenue membre de l’OTAN, ils ont compris que la révolution n’aurait pas lieu. Et puis, il n’y avait plus Staline pour les contraindre. Alors ils ont commencé avec la fermeture des écoles turques et la fusion des établissements. Comment il y avait très peu d’enseignants qui pouvaient donner des cours en bulgare à l’époque, ils faisaient venir des retraités depuis quelques grandes villes dont Sofia pour qu’ils donnent des cours.40
27La fusion des écoles bulgares et turques en 1959-1960, qui prive de nombreux enseignants turcs d’une carrière à peine amorcée, suscite de très vifs mécontentements. Au tournant des années 1970, maints professeurs, artistes ou même figures locales du Parti dénoncent une relégation au rang de citoyens de « seconde zone ». Cette prise de position leur vaut une répression étatique aussi ciblée que violente (licenciements, arrestations, internements avec ou sans jugements, etc.).41 Après la suppression des cours en turc, quelques enseignants basculent vers la langue bulgare ; la plupart sont licenciés et doivent se reconvertir dans l’agriculture, l’élevage, la construction, l’industrie ou les mines, subissant un déclassement social sévère. Une frange des Turcs n’en reste pas moins attachée au projet communiste d’égalitarisation des conditions sociales. La perspective d’une émigration en Turquie fournit en outre une alternative à l’expression publique des dissensions.42 Au moment de l’assimilation forcée, en revanche, les milieux enseignants joueront un rôle particulièrement actif dans la dénonciation de la bulgarisation.
L’école de l’assimilation forcée : comment dire l’identité ?
28Entre 1984 et 1989, l’école devient plus que jamais un espace aliénant, même si certains professeurs bulgares, enrôlés contre leur gré dans la politique d’assimilation, tentent parfois d’en atténuer les effets. Chaque matin, au moment de l’appel des élèves, l’utilisation des « identités de papier » (G. Noiriel) vient rappeler le pouvoir d’identification bureaucratique des agents de l’État : les enseignants qui refuseraient d’employer les nouvelles dénominations bulgares sont passibles de sanctions, tout comme les managers d’entreprise publiques, les personnels des services hospitaliers et médicaux. Dans toutes les interactions avec des représentants du service public, les Turcs de Bulgarie sont obligés de manier des prénoms et patronymes à consonance bulgare. En réponse à ce pouvoir de nomination étatique, l’on observe une (re)différenciation entre les identités administratives et celles qui servent à dire l’appartenance dans l’environnement familial.43
29L’on imagine sans peine l’épreuve effroyable que représente cet effacement soudain de toute turquicité (interdiction du nom, de l’utilisation de la langue turque en public, etc.). N., une jeune Turque de Kazanlăk qui avait 17 ans en 1985, se souvient : « Nous n’avions personne avec qui parler de ce qui nous était arrivé. Dans notre immeuble, en dehors de notre famille vivaient principalement des Bulgares. Et évidemment, avec eux, on n’osait rien dire. À l’école, dans ma classe, j’étais la seule Turque. »44 N., de trois ans sa cadette, se rappelle quant à elle qu’au cours de sa scolarité, une enseignante, une seule, a cherché à contourner l’interdit : « Tous les matins, les enseignants faisaient l’appel en utilisant nos nouveaux noms. Une fois, pourtant, j’ai eu un professeur qui, de toute l’année scolaire, ne m’a jamais appelée que par nom numéro de matricule, afin de ne pas devoir utiliser mon nom “restitué”. »45
30L’ajustement ne fut sans doute pas moins délicat pour de petits camarades de classe bulgares qui, élevés dans l’enthousiasme nationaliste du début des années 1980, avaient également été socialisés par leur environnement familial à marquer – parfois imperceptiblement – une distance avec les représentants des minorités turques et musulmanes. Du jour au lendemain, les savoirs locaux qui fondaient la désignation des différences (l’on se souvenait qu’à la fin du xix e siècle déjà, telle ou telle famille était installée dans un quartier du village et qu’elle était Turque…) étaient invalidés par l’État. L’Autre devenait même. N. évoque avec sensibilité les efforts d’ajustement mutuel, mêlés de non-dit, de défiance parfois aussi, entre élèves :
J’avais une amie bulgare ; nous étions tout le temps ensemble. C’est seulement après être partie en Turquie que j’ai réalisé qu’elle venait souvent dormir à la maison, mais que moi, je n’étais jamais allée dormir chez elle. J’ai alors compris qu’ils n’avaient pas confiance en nous, parce que nous étions Turcs. Une fois, elle est venue me demander : « Est-ce vrai que vous étiez des Bulgares et qu’un jour, ils sont venus et ils vous ont forcés à devenir Turcs ? » Je me suis sentie honteuse, parce que les Turcs, avec tout ce que j’avais lu dans les livres, tout ce qu’ils disaient dans l’idéologie, ils étaient si mauvais, je ne pouvais en être. J’ai dit : « Peut-être, je crois que ma grand-mère m’a raconté quelque chose comme cela. »46
31Loin de favoriser la disparition des distinctions ethnoculturelles espérée par ses initiateurs, la politique de bulgarisation forcée a de fait suscité un effort de ressourcement identitaire au sein des communautés turques et musulmanes de Bulgarie. Elle a également donné naissance à un mouvement de protestation cristallisé dès 1984-1985 dans le cadre d’organisations souterraines violemment réprimées par l’État, puis converti au printemps 1989 en une vaste mobilisation pacifique avec le soutien de représentants de la jeune dissidence bulgare. Face aux protestations, les autorités communistes se réfugient dans la répression. Ils expulsent les leaders de la contestation, parmi lesquels figurent de nombreux représentants des élites intellectuelles turques, avant de provoquer l’exode de quelque 340 000 Turcs vers la Turquie entre mai et août 1989.47
32Au lendemain de la chute du communisme, l’abolition des décrets d’assimilation, puis la restitution des droits des minorités figurent parmi les priorités des nouveaux dirigeants bulgares. Le principe d’une scolarisation publique en bulgare n’est toutefois pas remis en question : des cours de turc, réintroduits en 1991-1992, sont dispensés à titre de cours « obligatoires librement choisis » du CP à la terminale depuis la rentrée 2002. Mais ils entrent en concurrence avec d’autres matières, telles que l’anglais, de sorte que le nombre des inscrits s’est effondré, passant de 106 000 en 1992 à 14 076 en 2008.48 Les membres des minorités, qui cumulent parfois défis socio-économiques et linguistiques, continuent à être confrontés à l’échec scolaire plus que les enfants issus de la majorité.
33Par ailleurs, l’enseignement de la nation dans sa diversité continue à représenter un défi. Depuis vingt ans, l’enseignement bulgare a dû affronter la gestion du passé communiste, de sévères restrictions budgétaires et un déclassement social du corps enseignant, tout en ouvrant les programmes scolaires à une histoire européenne et globale. Dans les milieux intellectuels, les thématiques de l’altérité, de la différence et de sa reconnaissance ont acquis une visibilité nouvelle. En parallèle, des historiens et des acteurs du secteur non gouvernemental ont effectué un travail immense pour documenter la politique communiste des minorités, le processus d’assimilation forcée et faire connaître à un large public l’ampleur de violences qui lui furent associées. Pourtant, cette réflexion critique tarde à se refléter dans des manuels scolaires où le récit national reste dominé par le motif d’une renaissance nationale menée contre l’Empire ottoman. Plus qu’au niveau de l’enseignement de l’histoire ou de la littérature, c’est dans de nouvelles disciplines (comme l’instruction civique) que sont introduits des thèmes tels que la lutte contre les discriminations. L’appropriation de ces notions par les enseignants et leurs élèves se heurte toutefois à la persistance de représentations associant l’Europe à la « civilisation » et l’Orient à la barbarie.
34Pour autant, l’on aurait tort d’offrir de la trajectoire bulgare une lecture « exotisante », qui lui attribue une double singularité – communiste et balkanique. Car c’est à des enjeux éminemment européens que les enseignants bulgares sont aujourd’hui confrontés : comment faire entendre la polyphonie des identités et expériences historiques, lorsque le roman national a privilégié le récit « majoritaire » ? Comment favoriser une ouverture sur l’Autre qui n’en essentialise pas l’altérité ? On le voit, les dilemmes bulgares sont aussi les nôtres.
Notes de bas de page
* Cette expression est tirée d’une intervention du Premier ministre, G. Atanasov, devant le secrétariat du Comité central du Parti communiste bulgare (BKP) datée de mars 1985 au cours de laquelle il annonça l’achèvement de la campagne de bulgarisation forcée des noms des Turcs de Bulgarie (CDA, F 1B, op.63, a.e. 67, l.137-152). La citation exacte est la suivante : « Ces temps derniers, singulièrement en décembre l’an passé et en janvier 1985, tous nos compatriotes aux noms turco-arabes ont adopté de leur plein gré des noms bulgares. […] Il s’agit d’un processus réellement populaire, spontané, qui a embrassé toutes les régions où vivent ces gens. […] [Aujourd’hui] reviennent dans la famille bulgare commune nos frères et sœurs de sang à qui pendant des siècles des conquérants étrangers ont troublé la conscience nationale. Cette population est le sang du sang du peuple bulgare, la chair de sa chair. »
2 Entretien avec N., 39 ans, élève à Razgrad en 1985, Istanbul, 3 septembre 2009.
3 Sur l’assimilation forcée, voir M. Gruev et A. Kaljonski, Văzroditelnijat proces. Mjusjulmanskite obšnosti i komunističeskijat režim [Le processus de renaissance. Les communautés musulmanes et le régime communiste], Sofia, Siela, 2008 ; I. Jalămov, Istorija na turskata obštnost v Bălgarija [Une histoire de la communauté turque de Bulgarie], Sofia, Ilinda Evtimov, 2002 ; B. Šimşir, Bulgaristan Türkleri [Les Turcs de Bulgarie], Istanbul, Bilgi Yaylnevi, 1986 ; A. Eminov, Turkish and Other Muslim Minorities in Bulgaria, Londres, Hurst, 1997 ; M. Ivanov, Kato na praznik. Dokumentalni stranici za « văzroditelnija proces » (1984-1989) [Comme à la fête. Pages documentaires sur le « Processus de renaissance », (1984-1989)], [http://www.old.omda.bg/biblioteka/mihail_ivanov/praznik_1.htm], consulté le 26 février 2013.
4 Cet article s’inscrit dans le prolongement de recherches sur les politisations des enjeux linguistiques publiées dans Nadège Ragaru, « Faire taire l’altérité. Police de la langue et mobilisations linguistiques au temps de l’assimilation forcée des Turcs de Bulgarie », Cultures et conflits, nos 79-80, 2010, p. 73-96.
5 E. Droit, Vers un homme nouveau ? L’éducation socialiste en RDA (1949-1989), Rennes, PUR, 2009.
6 E. Weber, Peasants into Frenchmen. The Modernization of Rural France, 1870-1914, Stanford, Stanford University Press, 1976.
7 Estimée à environ un tiers en 1877, la part des musulmans tombe à 17,18 % en 1900, 14,30 % en 1920 et 13,30 % en 1946 (chiffres des recensements bulgares, critère religieux, [http://www.nsi.bg/Census/Census.htm], consulté le 26 février 2013). La notion de « musulmans » (qui reprend les lignes de catégorisation religieuses prépondérantes au sein de l’Empire ottoman) englobe alors des populations turques, tcherkesses, tatares, bulgares musulmanes (Pomaks), en partie roms, etc. La Bulgarie ante communiste comprend d’autres minorités (grecque, juive et arménienne notamment) dont il ne sera pas ici question.
8 Alors que l’on compte 1 673 écoles primaires (sibyan) et 39 écoles secondaires (rüştiye) en 1921-1922, leur nombre tombe à 397 et 27 en 1943-1944. Chiffres cités dans B. Şimşir, Bulgaristan Türkleri, ouvr. cité, p. 147.
9 I. Jalămov, Istorija na turskata obštnost v Bălgarija, ouvr. cité, p. 84-94 ; H. S. Yenisoy, Bulgaristan Türklerinin türkçe eğitim davası (1877-2007) [Le processus d’enseignement en turc des Turcs de Bulgarie], Bursa, Balkan Türkleri Göçmen ve Mülteci dernekleri Federasyonu Yayını, 2007, p. 9-28 ; E. Multlu et S. Kavanoz, « Mother tongue education of turkish minority in Bulgaria », The Journal of International Social Research, vol. 3, no 14, 2010, en ligne : [www.sosyalarastirmalar.com/cilt3/sayi14pdf/mutlu_emel_ve_suzankavanoz.pdf], consulté le 26 février 2013.
10 En 1905, on estime à 4 % la part des musulmans sachant lire et écrire, alors que le pourcentage est de 32,3 % pour les Bulgares, 35,2 % pour les Grecs, 53,8 % pour les Juifs et 54,3 % pour les Arméniens. Chiffres cités dans Ö. Turan, The Turkish Minority in Bulgaria, Ankara, Türk Tarih Kurumu Yaylnlarl, 1998, p. 214-216. Voir aussi W. Höpken, « Modernisierung, Tradition und soziale Wandel in Bulgarien seit dem zweiten Weltkreig », Südosteuropa, 11-12, 1988, p. 617-633.
11 U. Büchsenschütz, Malcinstvenata politika v Bălgarija, Sofia, IMIR, 2000, p. 39 et annexe III, tab. 15.
12 Dokladna zapiska ot zaveždašt otdel « Propaganda i agitacija » : « Za rabota s nacionalnite malcinvstva » do PB na CK na BKP i proektorešenie za podobrjavane masovo-političeskata rabota sred bulgaro-mohamedanite, ciganite i tatarite v Bulgarija i nabeljazvane merki protiv tendenciite na turčeene na tova naselenie, 21 novembre 1961.
13 Ibid.
14 Il semblerait que l’enseignement à titre optionnel du turc n’ait pas totalement disparu après cette date à Kărdžali. La question est débattue en mai 1984 par le Politburo. T. Živkov déclare : « Nous ne sommes pas parvenus à surmonter l’opposition de la direction régionale [du Parti] à Kărdžali. […] Le Premier secrétaire a bloqué la mise en œuvre de notre politique. Il n’a pas appliqué les décisions du CK. Là-bas, on a un État dans l’État ». Voir Pălen stenografski protokol, CDA, F 1B, op. 67, a.e. 3090.
15 A. Eminov, « The education of Turkish speakers in Bulgaria », Turkish and Other Muslim Minorities in Bulgaria, A. Eminov, ouvr. cité, p. 122-138.
16 M. de Certeau, D. Julia et J. Revel, Une politique de la langue, Paris, Seuil, 2002, p. 178.
17 Beležki i mnenija na Paunka Gočeva za dejnostta na BKP sred turskoto naselenie, 18 mars 1975, CDA, F 378 B, op. 1, a.e. 1156, l.1-34.
18 Dopălnenie kăm rešenieto na Politbjuro na CK na BKP, Sofia, 8.5. 1984 [Strogo sekretno ot osobena va ž nost], CDA, F 1B, op. 67, a.e. 3090, l.32-43.
19 Sur l’enseignement de la littérature, voir A. Kiossev, « Bulgarian textbooks of literary history and the construction of national identity », Balkan Identities, Nation and Memory, M. Todorova éd., Londres, Hurst, 2003, p. 355-365.
20 Pour une introduction aux historiographies balkaniques sur l’Empire ottoman, voir B. Lory, « Rusty Ottoman keys to the Balkans of today », Central and Southeastern Europe in Transition, H. Gardner éd., Wesport, Praeger, 2000, p. 31-42.
21 Sur les Turcs ottomans dans la littérature bulgare, voir M. Vrinat, « L’image du “Turc” dans la prose bulgare des xix e et xx e siècles : thème et variations sur un mythe identitaire balkanique », Les Cahiers balkaniques, nos 36-37, 2007-2008, p. 273-293 ; A. Hranova, « Historical myths : The Bulgarian case of pride and prejudice », Myths and Boundaries in South-Eastern Europe, Pal Kolsto éd., Londres, Hurst, 2005, p. 297-325.
22 Les inflexions du contenu des manuels scolaires ont été remarquablement étudiées dans M. Isov, Naj-različnijat săsed. Obrazăt na osmancite (turcite) i Osmanskata imperija (Turcija) v bălgarskite učebnici po istorija prez vtorata polovina na XX vek, Sofia, IMIR, 2005. Pour une réflexion plus large sur les manuels scolaires en Bulgarie communiste, voir L. Deyanova, « La continuité de la mythologie pédagogique nationale. Les manuels d’histoire bulgare avant et après 1944 », Istorija, mitologija i politika [Histoire, mythologie et politique], D. Koleva et K. Grozev dir., Sofia, Iz. Izdatelstvo « Kliment Ohridski », 2011.
23 Voir, par exemple, « Tezisi za razvitieto na obrazovatelnoto delo v Narodna Republika Balgarija, utvărdeni ot plenum na CK na BKP, sustojal se na 16 i 17 juli 1979 g. », Rabotni č esko delo, 27 juillet 1979, no 208, p. 2-3.
24 L’interprétation des conversions à l’islam pendant la période ottomane reste jusqu’à ce jour un enjeu historiographique vivement débattu. Les manuels scolaires des années 1980 les présentent comme l’œuvre d’une politique violente et systématique ayant contribué à « dénationaliser » des Bulgares de souche. Certains travaux d’historiens bulgares mettent pourtant en évidence, dès la seconde moitié des années 1980 (à l’instar des écrits de Antonina Željazkova), l’existence de dynamiques plus complexes, individuelles plus que collectives, suscitées par des considérations fiscales et sociales plus que résultant d’une entreprise étatique forcée. Voir N. Clayer, « Recension de Anton Minkov, Conversion to Islam in the Balkans. Kisve Bahasi Petitions and Ottoman Social Life, 1670-1730, Brill, Leyde-Boston-Cologne, xv +277 p. », Turcica, vol. 36, 2004, p. 277-279 ; A. Popovic et G. Grivaud dir., Les conversions à l’islam en Roumélie et en Anatolie à l’époque ottomane, Athènes, École française d’Athènes (à paraître).
25 M. Isov, ouvr. cité, p. 194-196.
26 Ibid., p. 205-209.
27 Sur cette campagne, voir M. Angelova, (Ne)spodelenata pamet na kăsnia socializăm. Dviženieto « Narodna pamet razkazva » (1983-1989) [La mémoire (non) partagée du socialisme tardif. Le mouvement « La mémoire populaire raconte » (1983-1989)], Sofia, Semarš, 2010.
28 Voir D. Anagnostou, « Nationalist legacies and European trajectories : Post-communist liberalization and Turkish minority politics in Bulgaria », Southeast European and Black Sea Studies, vol. 5, no 1, 2005, p. 89-111.
29 Sur les effets post-communistes de cette politique scolaire envers les Roms, voir N. Tilkidžiev et al., Otpadaštite Romi. Izsledovatelski trud, Sofia, Open Society, 2009.
30 On doit notamment à Pierre Bourdieu d’avoir décrit la violence symbolique associée à l’acquisition de la langue « légitime » à travers un processus d’inculcation sanctionné par des diplômes scolaires et confirmé sur le marché du travail : P. Bourdieu, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982.
31 V. Mutafčieva dir., Istorija naselena s hora [Une histoire peuplée de vies], Sofia, I. Gutenberg, 2005, p. 444-449.
32 Ibid., p. 452.
33 Les entretiens ici cités ont été réalisés en août et en septembre 2009 auprès de Turcs de Bulgarie ayant émigré en Turquie, principalement dans les années 1970 et en 1989 (au moment de l’exode de 340 000 Turcs, provoqué par la politique d’assimilation du gouvernement bulgare). L’enquête menée à Istanbul et à Bursa avait vocation à explorer le « tourisme des origines » des Turcs de Bulgarie vivant en Turquie. L’auteur souhaite remercier Nurcan Özgür pour l’aide qu’elle lui a apportée au cours de cette enquête. Voir N. Ragaru, « Voyages en identités. Les espaces-temps de l’appartenance des Turcs de Bulgarie établis en Turquie », Critique internationale, no 47, 2010, p. 37-60.
34 Entretien avec E., 52 ans, Bursa, 3 septembre 2009.
35 Entretien avec H., 65 ans, Istanbul, 29 août 2009.
36 Sous le communisme, la représentation des Turcs au sein du BKP a fluctué tout en restant inférieure à celle de la population majoritaire. En 1961, le BKP comptait ainsi 16 031 Turcs (sur 528 674 membres). À la même date, 113 872 Turcs étaient membres du Front populaire (OP) et 67 568 d’autres organisations liées au komsomol. En outre, 15 454 Turcs travaillaient dans les comités du Parti, de OF et du komsomol. En 1978, le rapport est de 27 093 Turcs pour environ 800 000 membres du BKP (788 211 en 1976 et 825 876 en 1981). V. Stojanov, Turskoto naselenie meždu poljusite na ethničeskata politika [La population turque entre les pôles de la politique ethnique], Sofia, Lik, 1998, ; U. Büschenschütz, Malcinstvenata politika v Bălgarija, ouvr. cité, p. 71 (1978) et J. Bell, The Bulgarian Communist Party from Blagoev to Zhivkov, Stanford, Hoover Institution Press, 1986, p. 131 (pour le nombre total des membres du BKP).
37 W. Höpken, « Modernisierung, Tradition und soziale Wandel in Bulgarien seit… », ouvr. cité, p. 444 (1956) et Dokladna zapiska ot otdel « Propaganda i agitacija » na CK na BKP otnosno : Osnovnite nasoki na rabotata s bălgarskite turci », CDA, F. 1B, op. 63, a.e. 106, l.4-28 (1975).
38 Voir W. Höpken, ouvr. cité, pour les pourcentages et Dokladna zapiska…, ouvr. cité, pour le nombre de diplômés.
39 Chiffres cités dans E. Multlu and S. Kavanoz, « Mother tongue education of Turkish minority in Bulgaria », art. cité.
40 Entretien avec H., déjà cité.
41 Certains journalistes, à l’image de Ahmed Šerifov, sont emprisonnés, d’autres sont internés et envoyés en relégation intérieure, comme l’enseignant et journaliste, Yumer Osmanov. Échange email avec H. Yenisoy, 20 juin 2010.
42 En 1968, la signature d’un accord bilatéral bulgaro-turc permet à quelque 130 000 Turcs de gagner la Turquie et d’y retrouver des proches dont ils avaient été séparés en 1950-1951, lors d’une précédente vague migratoire.
43 Cette expérience a été remarquablement décrite par une doctorante turque de Bulgarie, Džemile Ahmed, « Ime, preimenuvane i dvojstvena identičnost. Bălgarskite turci po vreme na “Văzroditelnija proces” » [Nom, changement des noms et identité double. Les Turcs bulgares à l’époque du “Processus de Renaissance”], Sociologičeski problemi, 1-2, 2003, p. 166-178.
44 Entretien avec N., 43 ans, Bursa, 31 août 2009.
45 Entretien avec N., 39 ans, Istanbul, 3 septembre 2009.
46 Ibid.
47 Ce mouvement protestataire pacifique a fait l’objet d’un important travail historien ces dernières années. Voir, entre autres, la série d’articles publiés en 2009 dans la revue, Obektiv, du Bălgarski Helsinki komitet, à l’adresse : [http://old.bghelsinki.org/index.php?module=resources&lg=en&cat_id=9], consulté le 11 avril 2013 ; D. Gorčeva, « Za “văzroditelnija proces” i săprotivata sreštu nego trjabva da piše v učebnicite » [Il faut que les manuels scolaires parlent du ‘processus de renaissance’ et de la résistance contre lui], Liternet, 12 (121), 21 décembre 2009 ; M. Ivanov, Kato na praznik, ouvr. cité.
48 L’auteur souhaite remercier Krasimir Kănev de lui avoir procuré ces données du Nacionalen statističeski institut (NSI), Obrazovanie v Republika Bălgarija [Éducation en Bulgarie], Sofia, NSI, 2009.
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