Lumière noire et anamorphoses : pour une Optique diabolique
p. 195-209
Texte intégral
1Évoquer la lumière dans ses rapports avec le monde diabolique, qu’il s’agisse du diable lui-même ou de ses suppôts les sorciers, ne va pas de soi. Depuis que les abîmes infernaux ont reçu le grand révolté, lassé peut-être de réfléchir cette lumière divine dont l’un de ses noms, Lucifer, porte encore la trace, c’est d’abord aux ténèbres, éventuellement éclairées de sombres feux, qu’on l’associe1. La sorcellerie, écrit Pierre de Lancre, est « cette chose qui ne se fait qu’en ténèbres, et par le père des ténèbres, ennemi de la lumière du jour et comme maître de la nuit2 ».
2Chez les démonologues dont les textes, écrits entre le xve et le xviie siècles, font l’objet de mon étude, se déploie pourtant un imaginaire de la lumière, étroitement associé à une réflexion sur le regard et la vision. Mais la lumière diabolique est lumière artificielle, lumière obscure, propice aux secrets maléfiques, faux-semblant des lumières naturelle et divine, et le regard du sujet s’y affronte aux prestiges de l’illusion, à ces jeux savants et pervers qui sont l’une des armes les plus efficaces de la séduction satanique. La magie naturelle, dont Margaret Llassera rappelle dans ce même volume qu’elle usait de certains dispositifs optiques, n’est ainsi pour les démonologues que l’un des avatars de la sorcellerie, l’un des artifices utilisés par le diable pour amener les plus grands esprits comme les simples curieux « à sa cordelle ». Et, dans ce glissement de la magie à la sorcellerie, ce qui n’était que manipulations expérimentales de savants, ou qu’ingénieux jeux de société, glisse vers un processus pervers de distorsion du réel. Le diable ne se contente pas d’être l’ennemi de la lumière sous sa double acception de lumen et de lux, il en manipule dangereusement les effets et les significations : grand connaisseur des sciences et des arts, il conduit l’artifice à ses conséquences ultimes. Il joue des occasions d’erreurs sensorielles, et tout particulièrement visuelles, qu’il multiplie, en fait une arme de séduction en même temps qu’il leur donne une signification métaphysique. Dans la théorie démonologique de la sorcellerie, l’illusion entre en compétition symbolique avec la vérité, qu’elle réussit à mettre en doute.
Effets de lumière
3La lumière fournit aux démonologues un important registre de métaphores et de comparaisons, fondant même parfois une ontologie : Bodin écrit3 que « le souverain bien de l’homme ne gît en action, ni en contemplation simplement, comme plusieurs estiment, mais bien en une certaine effusion de lumière divine qui advient à l’homme quand il a la vision de Dieu ». Et Pierre Le Loyer appuie sa théorie démonologique sur une conception de l’intellect humain et angélique issu de Dieu même, « première essentielle lumière » dont se sont détournés les esprits du mal. Leur intellect, devenu « ténébreux », s’est alors mué en « fantaisie seulement », cette même fantaisie qui est, chez les humains, leur principal terrain d’action. Voués à la nuit, les démons sont offusqués par la lumière. « Les esprits des ténèbres », écrit encore Pierre Le Loyer,
« sentent bien loin la venue du soleil devant qu’il éclaire, et à ce moyen ils ne peuvent souffrir la moindre étincelle de lumière qu’ils penseront devoir éclairer et reluire du corps du soleil entrant en Orient. [...] Ainsi les diables après la minuit gagnent au pied de bonne heure, parce que le souvenir fâcheux de la lumière du soleil les trouble, et plus ils voient qu’elle approche, moins sont-ils hardis et assurés. [...] Les diables longtemps devant que le Soleil de Justice qui est Notre Seigneur Jésus-Christ descendit en terre, et éclairât les terres des Gentils et Infidèles, avaient senti le vent, et le bruit de sa venue, si bien que les oracles de Grèce qui avaient babillé jusqu’aux guerres des Perses ne parlaient plus que parfois en vers, et encore assez rarement ; ils se turent peu à peu, et quand la lumière fut venue, devinrent totalement muets. C’est ainsi de la nuit, en laquelle les diables sentent affaiblir leur puissance à la venue du jour4. »
4La lumière divine, comme la lumière naturelle qui en est le symbole, mais aussi bien les lumières sacralisées (« lampes ardentes, cierges et chandelles de l’église » id., p. 925), « troublent » significativement les esprits du mal, affaiblissent leur pouvoir, leur interdisent l’usage d’une parole mensongère. Mais Satan ne saurait se contenter d’une position de retrait. De ces ténèbres mêmes qui sont devenues son empire, il va faire une image dégradée, dangereuse, de l’espace sacré et lumineux dont il est exclu. D’abord en imitant la lumière :
« L’on a vu reluire les saints personnages d’une lumière pendant qu’ils vivaient. Cette lumière n’était qu’un signe de leur sainteté, et de la vertu divine qui les accompagnait, et guidait en leurs actions [...]. Le diable, qui a vu reluire les anges, et après eux les saints d’une lumière céleste, a pu se farder et les siens d’une lumière fardée et empruntée, et se faire admirer par feux et clartés subtiles » (id., p. 391 et 399).
5Les démons, écrit Le Loyer, « se déguisent et transfigurent tant qu’ils peuvent en anges de lumière » (id., p. 680). Bodin parle quant à lui d’un « masque de lumière5 ». Fard, déguisement, masque, c’est tout un registre de la théâtralisation qui apparaît ici, et la lumière factice produite par Satan en ses apparitions et représentations diverses – et tout particulièrement en la grande fête nocturne du sabbat – n’est pas sans rapport avec les feux de la scène...
6Sur les lieux du sabbat s’allument en effet des lueurs artificielles, lumières troubles, sombres, lumières noires. De Lancre évoque les « chandelles noires, de résine ou de poix », Henri Boguet, les « chandelles qui rendent une flamme de couleur bleue6 », Del Rio les « feux noirs et horribles7 ». Quant aux aveux des accusés lorrains étudiés par E. Delcambre, ils décrivent eux aussi les flammes « bleues et sombres » des bougies mais aussi « du feu non ressemblant le commun, ains sombre et comme bleu », « du feu comme brun et tanné [...] tirant sur le bleu [...] non clair et splendide comme l’élémentaire », ou encore une lueur « fort laide et de couleur bleue, jaulne, verde et blanc, sentant fort le soufre8 ». Le spectacle du sabbat trouve significativement son équivalent dans les traditions, vite assimilées au démoniaque, des indigènes des Indes occidentales, qui offrent un exemple particulièrement impressionnant du déguisement satanique. Le Loyer explique en effet qu’on y trouve des « escargots luisants » et que
« les Indiens, en leurs fêtes plus solennelles, se frottaient la face et les yeux d’une pâte composée de la chair de ces animaux, et était leur face toute reluisante et enflammée, non sans frayeur et épouvantement de ceux qui les regardaient tous rouges et étincelants de ce feu artificiel » (id, p. 51).
7Cet usage diabolique de l’artifice finit par pervertir la perception naturelle, avec des conséquences philosophiques considérables. Les diables « troublent l’organe de la vue, de sorte qu’une chose ténébreuse et nébuleuse nous semble claire, et au rebours une chose claire, obscure » (id, p. 347). « Maintenant », écrit Pierre de Lancre, le diable « est devenu si rusé qu’il tient ses assises aussi bien de jour que de nuit, faisant en plein jour des ténèbres et des ténèbres le jour, ou quelque clarté transparente9 ». Maître des prestiges, le diable parvient enfin à produire la confusion – non la coïncidence, nous sommes ici aux antipodes de ce registre philosophico-religieux – des contraires. Il rend indiscernable les différences : la nuit n’est plus seulement l’inversion du jour, comme les cérémonies sabbatiques ne sont pas seulement l’inversion des cérémonies chrétiennes. Elle en est le simulacre qui, comme dans les œuvres de l’école dite « post-moderne », ruine les prérogatives du modèle. La lumière divine, tout autant que celle de la raison, symbolisées l’une et l’autre par la clarté du jour, sont ainsi disqualifiées par la nuit diabolique qui, investissant leurs domaines, en subvertit peu à peu les significations.
Les jeux du diable : médecine, optique et créations artistiques
8Le diable joue aussi avec l’optique, avec les mécanismes de la vision, utilisant la faiblesse naturelle des sens humains. Tous les démonologues s’inquiètent des erreurs dont la vue, « le plus subtil et agile de tous les sens, et qui les excelle », selon Le Loyer, « le sens qui est le plus clair et le plus aigu de tous les sens », selon Jean Bodin (préface), est pourtant susceptible. Le Loyer, qui parle de « l’inconstance de la vue » (p. 44) fait le répertoire des opinions des philosophes sur ces erreurs, l’histoire des méprises, et rappelle les déformations volontaires des artistes (la fameuse Minerve de Phidias). Pour Bodin, « les yeux sont faux témoins » (préface). Or Satan, qui ne peut modifier en rien l’ordre fondamental du monde, peut en revanche jouer sur les apparences, les images, et tout le champ de l’imagination et de l’illusion lui est ouvert : la fascination « ordinaire », selon Boguet « à Satan et à ses suppôts » (p. 119) et le prestige sont essentiels dans sa stragégie de séduction. Or « qu’est-ce qu’un prestige », écrit Le Loyer (p. 142), « sinon une chose fausse et vaine, une fascination, un charme, un enchantement qui agit sur les yeux, et les éblouit ? »
9Se trouve donc formulée dans les textes démonologiques une sorte d’optique fantastique, qui répertorie les modalités de l’action satanique sur le sens de la vue ; modalités qui s’exercent dans un double registre, interne et externe, tandis que le support, matériel ou psychique, est toujours naturel. L’action diabolique et sorcière est ainsi conçue en fonction des théories scientifiques du moment de l’écriture démonologique, comme si elle constituait en quelque sorte, pour parodier Balzac, l’envers de l’optique, ou plus généralement de la science contemporaine.
10Le mécanisme intérieur de la vision peut être ainsi perverti, afin, comme le relevaient déjà les auteurs du Marteau des sorcières, que « l’illusion soit prise pour la réalité » :
« Les démons peuvent remuer les esprits et les humeurs intérieures, pour que les espèces conservées sortent des cachettes vers les principes sensitifs, c’est-à-dire les principes d’imagination et de fantaisie : ainsi on s’imagine que cela existe10. »
11C’est l’apparence des choses qui se trouve donc modifiée par le moyen des « images qui sont transmises à l’âme ». Le diable, habile à se servir des faiblesses physiques et morales de l’homme, est passé, comme le relevait Michel Foucault, « d’un ordre auquel il est soumis aux désordres d’une âme qu’à son tour il soumet L’action démoniaque ne prendra pas place dans le monde lui-même, mais entre le monde et l’homme, le long de cette surface qui est celle de la phantaisie et des sens, là où la nature se transforme en image [...] au niveau des possibilités de déviation du corps, ou plutôt dans ces marges de jeu qui entourent l’exercice de l’âme et du corps11 ».
12Ses victimes de choix sont les mélancoliques, sujets particulièrement sensibles à l’illusoire. Dans la mélancolie, le physique, le moral et l’intellectuel sont solidaires, les erreurs des sens et les troubles de la conduite influant directement sur la raison. Pour Bodin :
« Tout ainsi que le soleil ne se montre pas si clair en la terre qu’il fait en l’eau, et n’est pas si clair en l’eau trouble, qu’en l’eau claire, ni en l’eau agitée, qu’en celle-là qui est reposée : aussi les passions de l’âme troublée, qui n’est pas coye et tranquille, ne peut si bien recevoir la clarté intellectuelle » (Démonomanie, op. cit., p. 10 v.).
13Ainsi les victimes de Satan ont-ils l’entendement obscurci et le médecin Guibelet peut-il écrire que Galien explique la croyance aux loups-garous
« par une similitude. Tout ainsi, que les ténèbres épouvantent les enfants, ainsi la noirceur de l’humeur mélancolique semblable à une nuit enveloppe la clarté de l’âme de ses ténèbres, qui est cause de la peur, si nous n’y opposons la clarté de la raison. [...] L’âme qui est enveloppée dans l’obscurité de l’humeur en reçoit l’impression, et ne demande que les ténèbres12 ».
14Mais le diable est capable aussi bien de susciter la mélancolie : pour Martin Del Rio, il
« excite les maladies mélancoliques. Car du commencement il esmeut la bile noire, qui est dans le corps, et en pousse les fumées aux cellules des sens intérieurs. Puis après il augmente cet humeur par l’accès de choses brûlantes, ou bien la retient, et l’empêche de s’évacuer. [...] Il rend aveugle et sourd, en amoncelant des excréments nuisibles aux yeux ou aux oreilles » (op. cit., p. 264).
15Il crée aussi divers effets qu’un médecin comme le démonologue Jean Wier décrit en les assimilant à ceux de la mélancolie :
« Et tout ainsi comme par les humeurs et fumées l’usage de la raison est intéressée ès ivrognes, ès frénétiques et aussi ès mélancoliques passions, ainsi le diable, qui est un esprit, peut aisément, par la permission de Dieu, les émouvoir, les accomoder à ses illusions, et corrompre la raison, tellement que les apparences des choses qui ne sont point, soit imaginées comme les choses mêmes, qu’elles soient toujours aperçues devant les yeux, appréhendées, et que par icelles les pensements soient blessés13. »
16Le démon peut donc, « par ses visions, éblouir les yeux de [l’]entendement », de la même façon qu’il peut « troubler et obscurcir l’air en plein jour » (Le Loyer, op. cit. p. 365 et 359). C’est que les sens et la fantaisie, « brouillés » par le diable,
« offusquent et étonnent pour un temps l’intellect, comme un vin pris intempérément par la bouche tente le cerveau de ses fumées. Que si l’intellect aidé de Dieu ne tient ferme, il est en branle de donner du nez à terre, et céder à l’ennemi qui ayant occupé le corps et fait brèche ès sens, tâche de gagner le donjon et forteresse de l’âme et s’en emparer. Il ne le peut faire que par la tristesse, compagne du désespoir qu’il attache en la fantaisie de l’homme en s’en allant » (id., p. 794).
17Où l’on retrouve l’humeur noire, ces fumées de la mélancolie qui peuvent offusquer la lumière divine de l’intellect. Mais, plus symboliquement, les diables, pour Bodin, « éteignent la lumière de raison de ceux qui méprisent la loi de nature, et se moquent de Dieu » (op. cit., p. 3).
18En tout ceci il est question d’un savoir médical, d’effets physiques, psychologiques et moraux, d’une action qui porte sur le corps et le psychisme de l’homme. Mais le diable ne joue pas que sur l’interne : il est aussi un habile manipulateur des choses du monde, un véritable artiste, qui sait
« montrer diverses figures, façonner artificiellement des idoles inutiles, troubler la vue, éblouir les yeux, bailler les choses fausses pour les vraies, et empêcher par une singulière dextérité, que l’on ne s’en aperçoive : cacher celles qui sont vraies, à celle fin qu’elles n’apparaissent, mettre en avant les choses qui véritablement ne sont point, et toutefois les faire paraître » (Jean Wier, op. cit., vol. I, p. 55-56).
19De même les bateleurs qui, pour Del Rio comme pour la majorité des démonologues, ne sont que sorciers déguisés pour mieux appâter la curiosité du public, jouent-ils sur les apparences visuelles et peuvent
« si dextrement soustraire une chose aux yeux, et si subitement en substituer une autre en sa place, qu’ils trompent et l’esprit et la vue des assistants, voire les persuadent que la première est entièrement convertie en l’autre » (p. 146).
20Del Rio établit même un tableau des exemples de l’habileté technique du diable et de ses suppôts : on y retrouve les dons d’escamoteur et de joueur de passe-passe, mais aussi, plus curieusement, la connaissance supposée des jeux de miroir et des techniques de l’anamorphose, dont, depuis l’étude de Jurgis Baltrusaïtis, on sait la relation étroite à la curiosité technique, aux mécanismes de l’illusion d’optique, comme à une poétique de l’abstraction, et à une philosophie de la réalité factice14 :
« Ils ont coutume de recourir aux illusions, et tellement éblouissent les sens humains par de faux objets, que ce qui n’est pas semble être vraiment fait. Je prends le mot d’illusions au large, et de sorte qu’il comprenne le prestige, l’illusion et l’erreur, que l’on a coutume de distinguer. Car le diable trompe en trois façons principalement par la mutation, changeant ou l’objet ou l’air entre deux ou bien l’organe même. De la part de l’objet, il trompe premièrement par une prompte agitation, subite occultation, conférence variable, séparation ou secrète conglutination des choses démontrées. Secondement par l’art de perspective, et certaine disposition d’objet en ordre, à l’œil de celui qui regarde : comme par exemple, lorsque les lignes tirées d’un ordre confus montrent une certaine espèce de peinture artificielle à l’œil de ceux qui les regardent pas un trou. [...] Il trompe aussi de la part de l’air interposé. [...] Troisièmement, si le milieu, lequel est autour de l’objet même, est épaissi, l’aspect en est partiellement changé : pour exemple, une pièce de monnaie jetée dans un bassin plein d’eau, semblera plus grande qu’elle n’est, et dévalée dans le fond, paraîtra sur la superficie. En quatrième lieu, si mouvant l’air interposé les espèces sont aussi remuées, comme il arrive au navigants. [...] Cinquièmement, il arrive quelquefois que les sens sont trompés par la diverse conformation ou multiplication d’espèces sensibles ; ce qui provient aucunefois de la forme de l’instrument au travers duquel nous regardons, par exemple lorsqu’un seul miroir nous représente plusieurs figures d’un même objet ; aucunefois du site et collocation des instruments, comme si plusieurs miroirs étaient disposés en divers lieux, tant d’espèces pourraient se multiplier de l’un à l’autre, que ce qui serait fait en l’un apparaîtrait en l’autre [...] (p. 148-150).
21Le diable, que Boguet qualifie de « bon peintre », capable de prendre et de susciter toutes les formes, d’imprimer « telle couleur et ressemblance qu’il lui plaît » aux corps qu’il se donne, est donc un producteur d’illusions d’optique, un maître des jeux de la perspective, et du trompe-l’œil. Ainsi se fonde, dans les textes démonologiques, une réflexion proprement philosophique sur les erreurs sensorielles, mais aussi sur « la grande équivoque de l’apparence et de la vérité15 ». Les anamorphoses, ces « pièges à regard », comme écrit, à propos des Ambassadeurs d’Holbein, Jacques Lacan qui rappelle aussi « le privilège du regard dans la fonction du désir16 », en viennent donc à symboliser le pouvoir diabolique. Pour Grégoire Huret, auteur en 1672 d’un ouvrage d’optique théorique cité par Baltrusaïtis, les tableaux anamorphotiques
« ne sembleraient-ils pas être plutôt faits pour représenter des visions de songes lugubres ou des sabbats de sorciers seulement capables de donner de la tristesse et de la frayeur, et même faire avorter ou dépraver le fruit de la femme enceinte, que pour représenter des sujets naturels et agréables à l’ordinaire17 ? »
22Le peintre d’anamorphose, et, à la limite, tout artiste se voit enfin doté des caractéristiques diaboliques18. Pour Le Loyer, les « fictions des poètes et des peintres » provoquent
« l’erreur de notre imagination, qui se serait laissée tromper et séduire par la peinture, laquelle lui aurait imprimé une fausse notion ; je dis notion, d’autant que le vulgaire ignorant se la persuade, et la met en son intellect, aussi aisé à tromper comme est son imagination ; mais le sage qui a son intelligence éclaircie, et moins embrouillée que l’ignorant, fait, nonobstant toutes peintures et fictions, que son intellect donne à travers le nuage d’imagination, comme le soleil à travers les nues, et le dissipe facilement de sa lumière » (Le Loyer, op. cit., p. 14-15).
23Parmi les arts fréquemment associés au diable figure aussi la mise en scène théâtrale. Que les démonologues croient ou non à la réalité tangible du sabbat, ils le définissent comme un lieu de captation et du distorsion du regard. Rien ne s’y passe réellement, pour Ulrich Molitor, mais le diable fait que « souvent l’on croit voir des personnes en un lieu, alors que ce n’est seulement que leur image19 ». La disparition du sabbat lors de la prononciation du nom de Jésus ne prouve pas pour Del Rio son irréalité, mais que son « décor » est « prestige et illusions », et que le diable y produit un jeu de « déplacements subits » et de « tromperies du regard ». Autrement dit le sabbat fonctionne pour le sorcier comme la représentation théâtrale pour le spectateur, à ceci près que le sorcier au sabbat est victime d’un trouble intérieur redoublé par ces fantasmagories : « Le diable, dit Boguet, est incessamment à l’entour d’eux pour les empêcher de se reconnaître. » Mais le sabbat est aussi le symbole d’un monde où vérité et illusion se mêlent dangereusement et où le chrétien et même le démonologue, doublement éclairés par le savoir et la foi, sont parfois eux aussi en proie au vacillement des certitudes, car, écrit de Lancre (op. cit., p. 375) :
« Les fausses apparitions [des diables] sont revêtues de tant de ténèbres, d’illusions, de faux miracles, de soudains mouvements, de nouveautés extraordinaires et autres choses étranges qu’il est malaisé que notre courage et notre constance ne se relâche de quelque côté, qu’en ce point la frayeur ne nous tire comme éperdus hors de toute connaissance. »
24« Ils ont des yeux, et ils ne voient pas », disait l’Évangile. Les apparences trompeuses du monde naturel sont redoublées par les simulacres artistiques et démoniaques : les facultés sensorielles et intellectuelles de l’homme s’y trouvent piégées, et l’écriture des démonologues va d’abord se justifier d’être dénonciatrice de l’illusion, de restituer la claire et juste vision des choses.
Épiphanies de la lumière. Du voir au dire
25La « claire lumière » de la vérité, la « mise à jour » des réalités de la sorcellerie, objet proclamé et leit-motiv de presque tous les écrits démonologiques, s’oppose à l’évidence aux effets pervers des jeux du prince du mensonge sur l’imagination de ses suppôts, et, à la limite, sur l’ensemble du corps social, aux sombres feux du sabbat. Il s’élabore dans ces textes une véritable épiphanie de la lumière, des clartés de la raison savante aux illuminations divines, en passant par les rayons du soleil de la justice royale. Mais tous insistent sur les difficultés de cet avènement de la lumière. Pour de Lancre,
« quiconque veut éclairer les actions du diable ès mystères du sortilège, c’est tout autant que s’il pensait avec un de ces petits vers luisants qui éclairent la nuit, éclairer universellement tout le monde, ce qu’à peine peut faire le soleil : outre que ce crime se commet aux plus épaisses ténèbres d’une nuit fort obscure » (op. cit., p. 110).
26L’écriture démonologique apparaît alors comme la difficile illumination de la nuit par la clarté du sens. Le jésuite Martin Del Rio, qui semble pourtant convaincu qu’il n’y a plus de mystère, que l’existence de la sorcellerie est une évidence, que « les témoignages de l’écriture sainte nous l’apprennent, l’expérience nous l’assure, et la mémoire de tous les siècles en est si claire, que vouloir le prouver ce serait allumer des flambeaux pour éclairer en plein midi » (op. cit., p. 110), n’en écrit pas moins à son tour une énorme somme érudite sur la question. C’est que l’obscurité résiste, que la démonstration n’est jamais assez convaincante, ni le secret jamais totalement élucidé, c’est aussi que certains – facilement qualifiés par nos auteurs de complices des sorciers, voire de sorciers eux-mêmes – refusent de se laisser éclairer. Car, si le rapport à la vérité est une question de regard, la métaphore de l’aveuglement joue sur deux registres. Il peut s’agir de la cécité involontaire d’ignorants auxquels il faut porter la lumière de la connaissance, mais aussi de la cécité volontaire de ceux qui ferment les yeux pour ne pas voir, et qu’il faut alors convaincre d’imposture : Boguet évoque ainsi dans sa dédicace ceux qui se sont fait « siller les yeux », et de Lancre, dans « l’Épître au roi » qui introduit à L’Incrédulité et mécréance du sortilège pleinement convaincu20, une écriture destinée à « convaincre d’erreur et d’aveuglement ceux qui se plaisent plus aux obscurités des éclipses qu’aux purs rayons du soleil ».
27La religion, la philosophie et la justice, en ses représentants, « armés du feu étincelant de la vérité » (Del Rio, op. cit., avant-propos), vont donc s’unir pour faire passer les sorciers des « écoles de l’ombre » sataniques au « plein soleil devant les juges » (Le Loyer, op. cit., p. 669), pour dissiper les prestiges.
28Si, l’action diabolique agissant dans le domaine de la physique, l’organe de la vue est au premier chef affecté par la ruse diabolique, le voir est aussi étroitement lié à un dire qui, par effet de retour, conforte l’erreur du voir, en suscitant une opinion qui sera à son tour cause d’illusion. Le voir est bien souvent problème de croire, comme le démontre symboliquement l’histoire souvent invoquée de la jument de saint Macaire21, et comme le rappelle Montaigne, pour qui la vision du miracle est bien souvent liée à la « puissance de l’imagination », laquelle agit « principalement contre les âmes du vulgaire, plus molles », et plus faciles à manipuler : « On leur a si fort saisi la créance, qu’ils pensent voir ce qu’ils ne voient pas22. » D’où l’importance pour nos auteurs de lutter contre les dires populaires, les « contes de nourrice » où ils décèlent la trace d’un démon conscient du pouvoir des fables, ou les écrits mettant en question les théories démonologiques. Pusqu’il s’agit pour les démonologues d’un problème de discernement, il faut apprendre à bien voir, ce qui nécessite l’acquisition d’un savoir. Mais ce savoir passe chez certains auteurs par un dispositif d’écriture qui échappe au didactique et à l’érudition pour accéder aux prestiges des la littérature.
Le théâtre textuel
29Les jeux du voir et du dire sont ainsi particulièrement intéressants chez Pierre de Lancre : s’il pense pouvoir dispenser un savoir sur la sorcellerie, c’est qu’il a été le témoin direct de révélations. Le voir du juge, qu’il affirme non entaché d’illusions, envahit tout le texte, reléguant au second plan ses connaissances antérieures. C’est par un contact direct avec les réalités locales (« mais de voir tant de démons et de mauvais esprits, et tant de sorciers et sorcières confinés en ce pays de Labourd [...] de voir que c’est la pépinière [...] ») que le Labourd, lieu de son enquête, lui est apparu comme une véritable contrée sorcière. Les expressions du type « nous avons vu par une infinité d’expériences », ou « j’en pourrais alléguer une infinité d’autres exemples qui nous sont passés devant les yeux » abondent, et c’est la vision, ou son absence, qui détermine ses convictions. « Nous n’avons jamais vu l’expérience de ce point-là » dit-il par exemple pour expliquer ses doutes quant à la possibilité d’un mari sorcier remplacé au lit de sa femme par un incube (op. cit., p. 58) ; il prévient qu’il ne croira pas à la procréation diabolique « jusqu’à ce que quelque preuve certaine [lui] ait fait voir le contraire » ou « jusqu’à ce que l’expérience [lui] en ait levé le doute ». De Lancre insiste sur le caractère personnalisé de l’information, et sur la force de vérité d’un jugement ainsi supporté par la position de témoin direct : « Voici ce que nous en avons vu et appris de nous-mêmes, écrit-il (p. 165), et que nous estimons être plus certain. »
30La prolifération des termes connotant la vision est d’autant plus significative que le voir traduit en fait le plus souvent un entendre, puisqu’il s’agit des témoignages et aveux obtenus lors des interrogatoires. Comme Boguet avant lui, de Lancre dit sa confiance dans la parole des accusés : un témoignage, (p. 167) le « confirme plus que tous les livres du monde ». En revanche, il ne pourra jamais « dire ni découvrir » la nature des « moyens » diaboliques, « puisque les sorciers ne le savent eux-mêmes » (avertissement). La structure « X dit que... » revient sans cesse dans le texte, les mêmes discours, chaque fois rapportés à leur énonciateur, et découpés en séquences souvent narratives, étant utilisés dans des chapitres différents. De Lancre ira même, dans sa soif de savoir, en solliciter d’autres que ceux que sa mission lui permet d’entendre, et ajoute ainsi aux procès qu’il a menés le témoignage d’« affaires » conduites par le parlement de Bordeaux, qui « a condamné une infinité » de sorcières en l’année 1609 (p. 105) : il ira au château du Ha « épiant et écoutant ce qu’elles confessent de nouveau et de rare » (p. 143). En 1611, il ira chercher une voisine supposée voir des apparitions diaboliques, et la fera parler (p. 165). De Lancre va ainsi devenir un spécialiste renommé, et « Messieurs de la Grand Chambre » comme « Messieurs de La Tournelle » le feront appeler « pour s’éclaircir avec [lui] de quelque point de sorcellerie », « duquel [il aurait] vu quelque preuve ou expérience en nos procédures » (p. 188). Nous sommes, toujours, dans le domaine de la vision, inséparable de celui de la lumière, et nul n’est supposé pouvoir résister à l’évidence du dévoilement : « La vue oculaire de tous les secrets que nous avons vu de nos yeux » doit constituer la résolution du problème de l’incroyance, alors que les autres auteurs avaient « laissé plusieurs choses en doute et sans éclaircissement et résolution certaine ». Cette lumière n’est pas sans rapport avec l’éloge de la justice, c’est-à-dire ici, de Lancre étant l’envoyé direct de Henri IV, du pouvoir royal, ce « soleil de la France » auquel fait allusion la dédicace de son livre.
31Le voir et l’entendre du magistrat, fondements revendiqués de la vérité qu’il énonce, sont tous deux supposés pouvoir être directement communiqués par l’écriture : « Oyons premièrement nos sorciers... » (p. 194), écrit de Lancre à propos des festins du sabbat, et ce pluriel englobe aussi bien l’auteur que les destinataires du livre, intermédiaire supposé le plus transparent possible, entre le lecteur et la sorcellerie basque. L’ambition affirmée de de Lancre est de « raconter nuement ce que nos procédures nous en disent » (p. 218), de « raconter simplement ce qu’[il] a vu », et de « faire voir au public les simples confessions des sorciers ». Simplicité toute relative, de Lancre élaborant en fait une véritable esthétique du texte démonologique, fondée sur la nécessité de satisfaire le lecteur. Il ne s’agit plus seulement d’expliciter pour convaincre, de transmettre du savoir, mais de séduire, en conservant au discours rapporté une simplicité plaisante : de Lancre dit en effet
« se contenter du simple récit des dépositions des témoins et confessions des accusés : lequelles ont tant d’étrangeté en soi, qu’elles ne laissent pas de contenter le lecteur, bien que je les laisse en leur naïveté » (avertissement).
32L’appel à la pulsion scopique23 du « curieux » lecteur – déjà, bien avant Baudelaire, « semblable » et « frère » d’un de Lancre fasciné par ce qu’il croit découvrir – rompt totalement non seulement avec une conception didactique du texte, mais aussi avec la tradition démonologique de la confirmation du savoir. De Lancre cherche le « nouveau » et le « rare » ; une déposition le ravit, qui « semble découvrir un point nouveau de sortilège qui nous était inconnu » (p. 143), un « secret de l’école » (p. 196), les « particularités des sorcières de Labourd » (p. 405). En dernière instance, c’est cet accès à des « nouveautés » qui justifie l’écriture :
« il s’est passé une infinité de choses inconnues, étranges, et hors de toute créance, dont les livres qui ont traité ce sujet n’ont jamais parlé. [...] Il me semble qu’il est et sera grandement utile, voire nécessaire et à la France et à toute la chrétienté, de les voir rédiger par écrit. Ils convaincront sans doute “les plus durs, stupides, aveugles et hébétés” » (op. cit., Avertissement).
33La nouveauté revendiquée du travail (« c’est ici une procédure nouvelle contre Satan et les siens ») tient donc à son effet de mise à jour absolue, mais ce dévoilement est fondé sur une effraction. De Lancre s’est servi des sorcières et des enfants comme espions du diable :
« Nous l’avons si curieusement fait suivre en toutes ses assemblées nocturnes, par une infinité de sorcières qui avaient quitté le métier, et d’enfants, lesquels comme espions affidés assistaient à chaque sabbat, que nous en avons su et découvert jusqu’à la moindre circonstance » (pp. cit., Dédicace à Mgr de Sillery).
34L’acharnement à épier les actions diaboliques, à identifier par tous les moyens les pratiques illicites, à faire parler les sorcières, en dépit du secret que tente de leur imposer le diable (« je crois que le diable ne veut qu’on sache tout, ni qu’elles découvrent entièrement tout ce qu’elles savent » p. 108), tend à faire participer le lecteur à un lever du voile qui évoque curieusement un lever de rideau. Le regard circule, des sorcières au juge et du juge au lecteur. C’est déjà un véritable désir de spectacle que de Lancre cherche à satisfaire pour lui-même en faisant au procès « danser les enfants et les filles en la même façon qu’elles dansaient au sabbat » (p. 207), mais aussi en transformant le procès lui-même en théâtre de bonne compagnie, où la noblesse locale ne dédaigne pas de tenir un rôle : le « sieur Gramont gouverneur de Bayonne et pays de Labourd, en présence du sieur de Vausselas et sa femme, lequel par fortune s’en allait en ce temps-là gouverneur en Espagne » (p. 186), teste ainsi lui-même une sorcière en enfonçant dans son bras une aiguille pour chercher la marque diabolique. Le spectacle est aussi, via le texte, proposé au lecteur ; il est, comme son objet, hautement transgressif et, comme son objet aussi, il est supposé provoquer un plaisir sur la nature duquelle on peut s’interroger. Les variations subtiles sur la représentation du sabbat, ornées de tous les prestiges baroques du style de l’auteur, ne recherchent pas un effet très différent, dans son essence, de celui qu’était supposé provoquer, pour les sorcières au sabbat, la machinerie théâtrale, la perfection d’une mise en scène illusionniste et onirique :
« Toutes ces abominations, toutes ces horreurs, ces ombres n’étaient que choses si soudaines, qui s’évanouissaient si vite, que nulle douleur ni déplaisir ne se pouvait accrocher en leur corps ni en leur esprit : si bien qu’il ne leur restait que toute nouveauté, tout assouvissement de leur curiosité, et accomplissement entier et libre de leurs désirs, et amoureux et vindicatifs, qui sont délices des dieux et non des hommes mortels » (p. 207).
35On sait l’engouement des xvie et xviie siècles pour les machineries théâtrales, et plus particulièrement pour les machines hydrauliques. Rien d’étonnant donc à ce que de Lancre compare le sabbat à
« une certaine fontaine faite par artifice, qu’on a promenée par toute la France, laquelle représentant une sorte de mouvement sans fin [...] elle faisait une infinité de beaux effets » (p. 436-437).
36Les effets esthétiques s’y révèlent – aux yeux de celui qui contourne l’appareil et échappe à sa fascination pour voir ce qui se passe dans les coulisses – provoqués par « un vieux chien enfermé dans une roue de cuir toute déchirée », et faisant mouvoir « une eau croupie et puante » (ibidem). Comme la fontaine hydraulique, le sabbat-machine fait néanmoins oublier à ses acteurs-spectateurs la médiocrité des « ressorts, roues et remuements » qui en sont la cause véritable, pour les entraîner dans la jouissance du faux-semblant et des métamorphoses. La machine montre en effet à qui veut les voir les principes de son fonctionnement, mais la connaissance de l’artifice n’enlève rien au plaisir. Lieu de l’illusion, c’est dans l’illusion même que le sabbat puise son pouvoir séducteur. Le texte démonologique, qui joue à la fois de la mise en lumière des secrets diaboliques et des « tours » d’optique utilisés par le diable, et d’une représentation narrative qui essaie d’être au plus près de la reconstitution textuelle d’une obsédante présence du sabbat, ne finit-il pas par user des mêmes prestiges ?
37N’est-il pas d’ailleurs curieux de constater que, loin d’être unanimes quant à la nature du savoir à transmettre, supposé permettre au lecteur d’échapper aux illusions diaboliques et à leurs capacités respectives de s’en faire l’organe, les démonologues s’accusent réciproquement de mimer en quelque sorte l’activité diabolique, en cherchant par leurs textes à « éblouir les yeux » des lecteurs par une trompeuse mise en perspective. L’écriture n’est-elle pas alors accusée de pratiquer le même effet de trompe-l’œil que les simulacres diaboliques ? Lorsque Le Loyer accuse Bodin, lorsque Bodin accuse Jean Wier de manipuler les citations, de faire des rapprochements trompeurs, ne s’accusent-ils pas en somme de produire des effets d’anamorphose textuelle ?
38Les textes démonologiques apparaissent avant tout, quelle que soit par ailleurs l’importance de leur influence sur l’œuvre de répression, comme une vaste grille interprétative proposée aux hommes pour leur permettre de faire un tri parmi les signes du monde, et d’échapper non seulement aux actions maléfiques supposées des sorciers, mais à la fascination des signes diaboliques. Car les simulacres suscités par l’action satanique sont porteurs d’un caractère séducteur similaire à celui de l’œuvre d’art, et propre à entraîner tous les hommes, et plus particulièrement ceux qu’une tendance à la mélancolie prédispose à des spéculations interdites ou à des rêveries incontrôlées, dans une dérive dangereuse, loin des rassurantes certitudes des hiérarchies et des savoirs officiels. La dénonciation des méthodes sataniques apparaît de plus en plus, à mesure que l’on approche du xviie siècle, comme la figure exacerbée de la condamnation de l’art et de la technique, de toutes les productions d’illusions qui sont alors au cœur d’une réflexion théorique et d’une pratique scientifique et esthétique. Mais par leurs jeux constants sur l’imaginaire et le théorique, l’onirique et le rationnel, leur obsession du leurre et de l’illusion, les textes démonologiques eux-mêmes, en portant des interrogations sur le statut du visible et du pensable, sur la relation souvent obscure du sujet à lui-même et au monde, ont fini par jouer de ces savoir-faire qu’ils dénonçaient comme diaboliques, pour tenter d’imposer à leurs contemporains leur vision du monde. Dès le Marteau des sorcières, texte fondateur de la fin du xviie siècle, les auteurs n’hésitaient pas, pour mieux convaincre, à user des prestiges du narratif. À l’autre but de la chaîne, au début du xviie siècle, Pierre de Lancre revendiquera pour son texte un statut quasi littéraire, mettra en scène la sorcellerie comme un grand spectacle, et recherchera le plaisir du lecteur. Malebranche, grand chercheur de vérité, avait bien décelé, lorsqu’il évoquait les « rêveries de démonographes » et leur influence sur la croyance aux sorciers « qui se fortifie par les discours qu’on en tient24 », la tendance de nos auteurs à produire une fiction séductrice. De la dénonciation des jeux du diable aux jeux de l’écriture, de la théorie d’une optique diabolique à la mise en œuvre d’une littérature qui verra au xixe siècle son point d’accomplissement avec La Sorcière de Michelet, qui n’eût pas été concevable sans eux, les textes démonologiques ont produit à leur tour ces fascinants jeux d’ombre et de lumière sans lesquels, aujourd’hui, ils nous intéresseraient peut-être beaucoup moins.
Notes de bas de page
1 J’ai naguère consacré deux articles à des objets qui ont quelque rapport avec celui sur lequel est ici centrée la recherche : « Feux sorciers », in Le Feu, Terrain, Carnets du patrimoine ethnologique, n° 19, octobre 1992, et « Nocturnes sorciers. Symboliques de la nuit chez quelques démonologues », in La Nuit, textes réunis par F. Angelier et N. Jacques-Chaquin, Grenoble, Jérôme Millon, 1995.
2 Pierre De Lancre, Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons, où il est amplement traité des sorciers et de la sorcellerie. [...] Paris, Nicolas Buon, 1612, p. 110, réédit, partielle, introduction et notes par N. Jacques-Chaquin, Paris, Aubier-Montaigne, 1982.
3 Jean Bodin, Paradoxe sur la vertu, ... p. 24.
4 Pierre Le Loyer, Discours et histoire des spectres, visions et apparitions des esprits, anges, démons et âmes se montrant visibles aux hommes..., Paris, 1608, p. 445 et 357.
5 Jean Bodin, De la démonomanie des sorciers, Paris, 1580, rééd. Gutemberg Reprints, 1979, p. 15.
6 Henri Boguet, Discours execrable des sorciers. Ensemble leur procez faicts depuis 2 ans en çà en divers endroicts de la France..., Rouen, 1602. rééd. et introduction par N. Jacques-Chaquin, Paris, Le Sycomore, 1980, chap. XXI.
7 Martin Del Rio, Disquisitionum Magicarum libri sex [...], 1599-1601, trad. française par A. Duchesne, Controverses et recherches magiques [...], Paris, 1611.
8 E. Delcambre, Le Concept de la sorcellerie dans le duché de Lorraine au xvie et au xviie siècles, Nancy, Société d’archéologie lorraine, 1948, vol. I, p. 199 et 154-155.
9 De l’inconstance [...], op. cit., p. 89. Les Labourdins sont d’ailleurs prédisposés à cette confusion du jour et de la nuit, eux qui « vont volontiers la nuit, comme les chats huants, aiment les veilles et la danse aussi bien de nuit que de jour » (p. 41).
10 Henri Institoris et Jacques Sprenger, Malleus maleficarum ex variis auctoribus concinnatus [...], 1486, trad. française et éd. critique d’Amand Danet, Le Marteau des sorcières, Paris, Plon, 1973, p. 215.
11 Michel Foucault, « Les déviations religieuses et le savoir médical », in Hérésies et sociétés dans l’Europe pré-industrielle, xie-xviiie siècles, Paris, Mouton, 1968, p. 19-25.
12 Jourdain Guibelet, Trois Discours philosophiques (III : De l’humeur mélancolique), Évreux, Ant. Le Marie, 1603, p. 245b-246a et 253b. Ap. Jean Céard, « Folie et démonologie au xvie siècle », in Folie et déraison à la Renaissance, éd. de l’université de Bruxelles, 1976, p. 136. Un certain nombre de médecins, au xvie siècle, ont étudié les rapports entre la mélancolie et les erreurs des sens, en particulier de la vision. Voir Sydney Anglo, « Melancholia and Witchcraft : the Debate Between Wier, Bodin and Scot », in Folie et déraison à la Renaissance, op. cit.
13 Jean Wier, Histoires, disputes et discours des illusions et impostures des diables, des magiciens infâmes, sorcières et empoisonneurs [...], 1579. rééd. Paris, A. Delahaye et Lecrosnier, 1885, 2 vol.
14 Voir Jurgis Baltrusaïtis, Anamorphoses, ou magie artificielle des effets merveilleux, Paris, Olivier Perrin, 1969.
15 Michel Foucault, art. cit., p. 24.
16 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre II, éd. du Seuil, coll. Le Champ freudien, 1978, p. 82-83.
17 Op. cit., p. 76.
18 Voir mon article, « Portrait du diable en artiste », Otrante, n° 2, janvier 1992.
19 Ulrich Molitor, Dialogus de Lamiis et Phytonicis Mulieribus ou Des sorcières et devineresses, 1489, trad. française Paris, Librairie critique E. Nourry, 1928.
20 Pierre De Lancre, L’Incrédulité et mécréance du sortilège pleinement convaincu, Paris, chez Nicolas Buon, 1622.
21 Une femme, prétendument métamorphosée en jument par un maléfice, est conduite devant saint Macaire lequel, grâce à sa vraie foi, reconnaît qu’il ne s’agit que d’un prestige.
22 Montaigne, Essais, I, 21, éd. Villey, Paris, PUF, 1965, p. 99.
23 Voir Max Milner, La Fantasmagorie, Paris, PUF Écriture, 1982.
24 Malebranche, Recherche de la vérité, 1674, troisième partie, livre II, chap. VI, I, « Des sorciers par imagination et des loups-garous ».
Auteur
ENS Fontenay/Saint-Cloud.
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Lectures de Michel Foucault. Volume 1
À propos de « Il faut défendre la société »
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Pierre Estève
Nouvelle découverte du principe de l’harmonie avec un examen de ce que M. Rameau a publié sous le titre de Démonstration de ce principe, 1752
Pierre Estève André Charrak (éd.)
1997
Curiosité et Libido sciendi de la Renaissance aux Lumières
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1998
Géométrie, atomisme et vide dans l’école de Galilée
Egidio Festa, Vincent Jullien et Maurizio Torrini (éd.)
1999