Philosophie facile et philosophie abstraite au XVIIIe siècle
Leichte und abstrakte Philosophie im 18. Jahrhundert
Easy Philosphy and Abstract Philosophy in the 18 th Century
Filosofía fácil y filosofía abstracta en el siglo XVIII
p. 65-86
Résumés
À la distinction que fait Hume, dans l’Enquête sur l’entendement humain, entre la philosophie facile et la philosophie abstraite, l’on attribue une valeur catégoriale. On examine successivement la philosophie abstraite qui, appliquant la méthode analytique, s’adresse à la raison et ne connaît que des rapports, et la philosophie facile (laquelle est un authentique mode philosophique) qui s’adresse à l’homme total, sollicite le goût et parle dans l’évidence. L’impossibilité de concilier ces deux modes philosophiques signifie que les raisons de la philosophie ont cessé d’être naturelles et que les évidences de la nature humaine ont perdu leur caractère rationnel. La distinction nuit à la clarté. Science et sagesse ont divorcé.
The author attributes a category value to the distinction Hume makes in An Enquiry Concerning Human Understanding between easy and abstract philosophy. He then successively examines abstract philosophy which, applying the analytic method, is concerned with reason and knows only relationships, and easy philosophy (an authentic philosophical mode) which is concerned with man as a whole, including tastes and the obvious. The impossibility of reconciling these two philosophical modes points toward the conclusion that philosophical reasoning has ceased to be natural and that obvious aspects of human nature have lost their rational character. The distinction impedes clarity. Science and wisdom have divorced.
Der von Hume in der « Untersuchung über den menschlichen Verstand » vorgenommenen Unterscheidung zwischen leichter und abstrakter Philosophie wird der Wert einer Kategorie beigemessen. Es werden nacheinander die abstrakte Philosophie, welche in Anwendung der analytischen Methode sich an die Vernunft wendet und nur Verhältnisse kennt, und die leichte Philosophie (ein authentischer philosophischer Modus), welche sich an den ganzen Menschen wendet, den Geschmack heranzieht und in der Evidenz spricht, untersucht. Die Unmöglichkeit, die beiden philosophischen Modi in Einklang zu bringen, bedeutet, daβ die Gründe der Philosophie nicht länger natürlich sind und die offenkundigen Tatsachen der menschlichen Natur ihren vernünftigen Charakter verloren haben. Die Unterscheidung schadet der Klarheit. Wissenschaft und Weisheit haben sich getrennt.
A la distinción que establece Hume, en su Enquête sur l’entendement humain, entre filosofía fácil y filosofía abstracta, se le atribuye un valor categorial. Se examinan sucesivamente la filosofía abstracta, la cual aplicando el método analítico, se dirige a la razón y tan sólo conoce relaciones, y la filosofía fácil (la cual constituye un auténtico modo filosófico) que se dirige al hombre total, solicita el gusto y se expresa en la evidencia. La imposibilidad de conciliar estos dos modos filosóficos significa que las razones de la filosofía han dejado de ser naturales y que las evidencias de la naturaleza humana han perdido su carácter racional. La distinción perjudica la transpariencia. Ciencia y sabiduría han divorciado.
Texte intégral
1Les questions les plus naïves sont souvent les plus redoutables. Et la plus naïve de toutes, la moins instruite philosophiquement, est incontestablement celle qui demande : qu’est-ce que la philosophie apporte à la vie des hommes ? Ou encore : pourquoi mérite-t-elle d’être enseignée ? On peut assurément feindre de ne pas entendre la question. Si d’aventure elle se fait plus insistante, on peut la brocarder, en la déclarant populaire ou, d’une manière plus entendue, métaphysique. On peut encore lui opposer des délais : la réponse ne pourrait venir qu’après que la philosophie aurait développé son essence, laquelle essence n’a pas d’attache initiale avec la question. Mais si l’on prend enfin au sérieux la demande, l’on éprouve alors le sentiment inconfortable du professionnel trop compétent pour savoir s’adapter à l’objet qui lui est proposé : le concept est trop puissant pour une question qui touche à la vie humaine. Et pourtant, il paraît difficile de se dérober ; car il serait incorrect que la philosophie, qui par ailleurs se donne le droit de mettre à la question la vie ordinaire, le sens commun ou le langage des hommes, n’ait pas quelque compte à rendre au vulgaire – qui n’est point philosophe.
2En vérité, cet écart, ce divorce entre la philosophie vivante (demandée) et la philosophie savante (instituée), n’est pas propre à notre temps. Une histoire des métamorphoses de la relation entre la tradition philosophique et la tradition humaniste qui l’a toujours doublée ou accompagnée, serait fort instructive. Mais nous voudrions ici nous arrêter à une figure de cet écart, celle que dessine au XVIIIe siècle la distinction faite entre la philosophie facile et la philosophie abstraite et qui a pour facteur principal l’esprit d’analyse qui caractérise cette dernière.
3La distinction entre philosophie facile et philosophie abstraite (ou abstruse) est présentée par Hume dans la le section de l’Enquête sur l’entendement humain. À notre connaissance, et sous réserve d’une plus ample information, c’est dans l’œuvre de ce philosophe qu’elle apparaît pour la première fois expressément. De sorte qu’il pourrait paraître abusif de lui faire jouer le rôle général que nous allons lui attribuer. Mais, d’une part, la philosophie de Hume est, par son scepticisme critique, certainement la première philosophie analytique consciente qui ait existé ; d’autre part, précisément en raison de cet art analytique qui est le sien, il est remarquable combien notre auteur, dans les Essais ou dans les deux Enquêtes, a su capter l’esprit de son temps par des moyens philosophiques souvent simples : tantôt une distinction qui s’élève à l’état de catégorie, tantôt l’énonciation d’un problème qui vient fixer un débat aux termes incertains, tantôt enfin une argumentation aisée qui, une fois formulée, institue un dispositif intellectuel désormais incontournable.
4Outre son rôle dans l’Enquête proprement dite, on peut sans peine conférer à la présente distinction des deux sortes de philosophie une puissance catégoriale. Assurément, une catégorie, au sens où nous l’entendons maintenant, est ordinairement précédée non seulement par la matière qu’elle enregistre et ordonne, au moment où elle la prend en charge, mais aussi par un travail obscur et brouillon dont le sens ne se révèle qu’après coup. Et la matière débattue ici est le rôle qu’il faut accorder à la philosophie dans la société britannique du XVIIIe siècle et à la fonction collective de ce savoir dont on sait qu’il n’est pas alors confiné dans les Universités, mais qu’il est souvent une affaire publique qui se traduit en traités, en essais innombrables, en défenses, pamphlets, dialogues et sermons de tous genres, vaste littérature s’adressant à la population instruite de l’époque. Or, les auteurs contemporains de cette réalité à la fois culturelle et sociale ne sont pas sans tenter de la penser ni sans se donner des moyens conceptuels pour en rendre compte. Mais, et c’est un trait plaisant de la philosophie du XVIIIe siècle que de penser ce qui est à penser d’abord, et de n’en venir à la réflexion qu’ensuite – penser n’est pas encore instruire critiquement sa pensée. Ainsi, touchant la présente distinction, on trouve bien, par exemple, chez Locke une invitation à distinguer entre l’usage civil des mots, emploi qui convient à la conversation et au commerce de la vie ordinaire, et leur usage philosophique, « j’entends l’usage qu’on en doit faire pour donner des notions précises des choses et pour exprimer en propositions générales des vérités certaines et indubitables »1. L’emploi des noms de substance (pour ne parler que d’eux), pris dans leur signification vulgaire, est assurément parfaitement recevable, mais il fait problème si on le considère philosophiquement. On distinguera donc les deux langages, pour autant qu’on fasse la distinction entre le sens commun et la philosophie ; laquelle distinction est déjà plus que la simple perception de la différence sociale entre le peuple et la classe cultivée, puisqu’il est ici question d’un usage savant du langage, répondant à une exigence de précision de la pensée. Mandeville, de son côté, a recours à une distinction analogue quand il doit répondre aux attaques et se justifier de l’effet de scandale opposé à la Fable des abeilles. Il rappelle que son enquête est philosophique : « Je n’écris pas pour le plus grand nombre et je ne cherche de partisans que parmi le petit nombre de ceux qui savent abstraire leur pensée et s’élever par l’esprit au dessus du vulgaire »2. Le caractère philosophique du propos et de la langue dans laquelle ce propos s’exprime, le rend inaccessible à un public non averti pour lequel il serait effectivement nuisible, s’il pouvait se l’approprier. Ainsi sont distingués deux sortes de langage, l’un précis, l’autre incertain mais suffisant pour la pratique ordinaire de la vie ; ou encore, deux sortes de discours, l’un abstrait et recherchant les causes, s’adressant à un public de philosophes ou de magistrats, l’autre adapté au vulgaire et plus soucieux des effets.
5Qu’apporte de nouveau et de décisif la distinction de l’Enquête ? D’abord, de la lucidité. Le thème que la précision est la vertu première du discours philosophique est aussi vieux que Bacon dans la pensée britannique et a été renforcé par le modèle mathématisé de la philosophie naturelle. Mais la philosophie de Hume fournit les éléments de méthodologie critique qui permettent de constituer d’une manière propre cet idéal de précision et d’abstraction. Ensuite, cette lucidité, appliquée plus particulièrement à la nature et à la fonction de la philosophie, est rendue possible par le fait que Hume introduit un élément nouveau : l’idée de la philosophie facile. Alors que les arguments de Locke et de Mandeville que nous avons très brièvement évoqués fixent un certain rapport de la philosophie au sens ou au langage commun, Hume distingue expressément entre deux modes philosophiques, la philosophie facile et la philosophie abstraite, la première méritant autant que la seconde le nom de philosophie. Même si l’idée de philosophie facile s’impose plus aisément au XVIIIe siècle qu’au XXe siècle, même si par ailleurs elle entre dans la stratégie défensive que développe notre auteur en faveur de la philosophie abstraite, il reste qu’elle est caractérisée en propre et que, corrélativement, l’idée de l’abstraction qui appartient à l’autre philosophie se trouve désormais susceptible d’être déterminée de façon rigoureuse.
6Suivant l’intention du texte, mais non son ordre, et afin de corriger la lecture qui en est faite trop souvent, nous présenterons successivement, après avoir posé la distinction, la philosophie abstraite, puis la philosophie facile, avant de terminer en examinant la question de leur accord ou de leur conciliation.
L’élaboration de la distinction dans l’œuvre de Hume
7La distinction, rendue expresse dans la section 1 de l’Enquête sur l’entendement humain, est en germe dans l’introduction du Traité (3e § in fine), où le jeune Hume fait acte d’une modestie qui n’est pas trop modeste, et déclare que la philosophie est une chose si profonde et abstruse que la recherche dans laquelle il s’engage ne saurait prétendre parvenir sans peine ni totalement à la vérité. « Ce serait, selon moi, une forte raison de présumer contre elle, si elle s’avérait si facile et évidente [so very easy and obvious] ». Le discours philosophique ne peut jouir d’emblée d’une évidence qui sera bien plutôt sa récompense, quand il atteindra son achèvement. Il est vrai que Hume a ici en vue l’évidence que s’octroient ceux qui veulent commencer par les premiers principes, et que sa prudence affichée est une critique non formulée (et pas proprement nouvelle) du dogmatisme.
8C’est dans la célèbre lettre à Hutcheson du 17 septembre 17393 que la distinction est proprement élaborée. Hume avait adressé à Hutcheson une copie du troisième livre du Traité, livre qui porte sur la morale et qui paraît en 1740. Et Hutcheson, célèbre à l’époque pour son éloquence et ses qualités pédagogiques, avait reproché à Hume dans sa réponse le manque « d’une certaine chaleur dans la cause de la vertu », manque dû à l’aridité de recherches trop abstraites. Hume se déclare affecté par cette critique et répond qu’il y a deux façons de considérer l’esprit, comme le corps : en anatomiste, quand l’on cherche ses ressorts et ses principes les plus secrets, et en peintre, lorsqu’on décrit l’élégance et la beauté de ses actions. Celui qui étudie l’esprit comme agent peut ou bien chercher les principes actifs qui le déterminent ou bien le représenter et l’illustrer dans ses actions et ses mœurs. Chercher les causes ou les principes n’est pas la même chose que valoriser les effets. Or, ajoute Hume, ces deux façons de traiter l’esprit ne peuvent être conjointes dans le même écrit ; on ne peut associer le raisonnement, inévitablement austère, et l’illustration, qui a pour mérite ses ornements. Et il s’agit là d’une impossibilité qui, nous le verrons plus bas, concerne non seulement le style de l’écrivain, mais encore le mode de penser lui-même. Hume termine en ajoutant que, néanmoins, un anatomiste peut instruire un peintre ou un sculpteur4. « Je suis persuadé qu’un métaphysicien peut être très utile à un moraliste, bien que je ne puisse aisément concevoir la réunion des deux caractères dans une même œuvre »5.
9La distinction est de nouveau évoquée au début de l’Abstract, à la faveur de l’opposition traditionnelle des Anciens et des Modernes : « La plupart des philosophes de l’Antiquité, qui ont traité de la nature humaine, ont davantage fait preuve d’une délicatesse de sentiment, d’un juste sens de la moralité ou d’une grandeur d’âme, que de profondeur dans le raisonnement et la réflexion »6. Les Anciens se sont contentés de représenter le sens commun sous les lumières les plus brillantes « sans suivre avec application une chaîne de propositions ou sans donner aux différentes vérités la forme d’une science réglée ». Et Hume souligne que, au contraire, l’auteur du Traité, c’est-à-dire, lui-même, a tenté d’introduire en philosophie morale la même exactitude que celle qui règne désormais en philosophie naturelle et de se porter à un petit nombre de propositions simples à partir desquelles enchaîner toutes les autres.
10Enfin, la distinction est développée dans tous ses traits dans la 1e section de l’Enquête, et innerve de façon souterraine l’ensemble de l’ouvrage, comme en témoignent ici et là quelques résurgences dans les autres sections7. Elle est ainsi présentée dès le début du texte : « La philosophie morale ou la science de la nature humaine peut se traiter de deux façons différentes » : the easy and obvious philosophy considère l’homme comme étant né pour l’action et comme étant influencé, dans son appréciation des choses, par le goût et le sentiment. Les hommes se déterminent alors selon la valeur des choses et selon les couleurs dans lesquelles on les représente. Non pas qu’ils soient par là rendus aveugles : le sens qui est commun à toute l’humanité sait juger de ce qui se présente à lui. Et la philosophie facile use des moyens adaptés à cette puissance de jugement. Pour s’adresser au sentiment, elle emploie les ressources de l’évidence : elle donne à voir, elle représente sous le jour voulu, elle emprunte les secours de la poésie et de l’éloquence8 qui puisent leurs enseignements dans la vie courante. Ces moyens, qui sont accordés à ce à quoi ils s’appliquent et aux fins poursuivies, seront donc considérés comme légitimes. Quant à la seconde sorte de philosophie, l’accurate and abstruse philosophy, elle considère l’homme comme un être raisonnable plutôt que comme un être actif ; elle tente de former son entendement plutôt que de réformer ses mœurs ; elle traite la nature humaine non comme un principe susceptible d’être influencé, mais comme un sujet de spéculation propre à éclairer le fondement de toutes les autres sciences9. Sa méthode consiste dans le raisonnement ; et la fin qu’elle poursuit est de s’élever progressivement dans les principes les plus généraux de l’objet étudié, ici la nature humaine.
De la philosophie abstraite ou de la métaphysique
11La 1e section de l’Enquête répète un mouvement discursif qui, considéré dans sa généralité, était déjà développé dans l’introduction du Traité, à savoir la défense de la philosophie abstraite que Hume, allant contre un usage péjoratif fréquent chez ses contemporains, nomme à l’occasion métaphysique10. Suivons le texte du Traité, Hume reprend une antienne dont il n’a pas l’originalité. Qui considère l’état présent de la philosophie touchant l’esprit humain et prend la mesure de l’ignorance où nous sommes des questions qui peuvent se présenter devant le « tribunal de la raison » ainsi que le peu de solidité des systèmes, n’aura pas de peine à dénoncer l’insuccès de la philosophie, s’il a quelque sens et connaissance. Mais cet insuccès tourne au discrédit : controverses et discussions font rage, l’éloquence s’en mêle et tranche à la place de la raison, la populace qui se tient à l’extérieur comprend que cela ne va pas fort à l’intérieur. Pire, ce discrédit incite au renoncement : la philosophie est dénoncée comme vaine et stérile et l’exigence d’abstraction est abandonnée. « De là naît le préjugé commun contre les raisonnements métaphysiques de cette espèce ». Toutefois, « rien, sinon le scepticisme le plus résolu joint à un grand degré d’indolence, ne peut justifier cette aversion pour la métaphysique »11. Et le projet même de la science de la nature humaine est un effort pour rétablir la légitimité de la connaissance abstraite et métaphysique. Que cette défense de la métaphysique, que ce soutien vigoureux apporté à une philosophie abstraite soit renouvelé dans l’Enquête montre assez que les difficultés rencontrées dans l’entreprise et enregistrées dans le Traité n’ont en rien diminué l’intention de connaissance qui anime la pensée humienne, cette pensée fût-elle sceptique.
12À quoi reconnaît-on qu’un discours appartient à cette philosophie abstraite ? À ceci qu’il est abstrus, c’est-à-dire qu’il requiert de l’attention pour être suivi et compris. Le propre du raisonnement est d’enchaîner des rapports selon un ordre de nécessité où, par suite de la longueur des raisons qui se succèdent, l’évidence initiale se perd. Mais ce caractère abstrus, qui serait à rejeter si l’on voulait conserver l’évidence initiale, est inévitable quand le raisonnement porte sur des sujets « profonds » qui précisément ne se donnent pas dans une évidence initiale, mais sont poursuivis par le raisonnement. Que sont ces sujets profonds auxquels s’applique la métaphysique12 ? Hume conserve active la vieille définition aristotélicienne de la métaphysique comme science des causes et des principes premiers. Les principes ne jouissent pas d’une évidence initiale ou commune, mais doivent faire l’objet d’une longue recherche ; loin de constituer le point de départ, ils sont la conclusion à laquelle se porte le raisonnement. Hume est encore aristotélicien sur un autre point (sans, certainement, en être très conscient) : la métaphysique, science des principes, est la première des sciences ; la science de la nature humaine est la capitale de tout le système du savoir13 ; et, science des principes premiers ou derniers (ce qui revient au même), elle a pour vocation d’établir les principes de toutes les autres sciences. « En prétendant par conséquent expliquer les principes de la nature humaine, nous proposons en fait un système complet des sciences construit sur un fondement presque entièrement nouveau, le seul sur lequel elles puissent se tenir avec quelque sécurité »14. C’est pourquoi, elle est par essence une philosophie abstraite ; c’est pourquoi, ses raisonnements sont des raisonnements métaphysiques.
13Que la science de la nature humaine soit la science la plus abstraite qui soit peut surprendre, puisque son objet est précisément la nature humaine, et que tout un chacun, dans sa vie même, a une conscience immédiate ou prochaine de sa propre humanité. Les adversaires de Hume ne cesseront de rappeler ce trait et d’exiger que la philosophie se bâtisse sur les évidences du sens commun. Or, déclare Hume, « il y a ceci de remarquable, touchant les opérations de l’esprit, que, quoiqu’elles nous soient présentes de la façon la plus intime, cependant, quand elles deviennent un objet pour la réflexion, elles semblent enveloppées d’obscurité »15. L’esprit humain est un objet paradoxal : clair à lui-même dans la conscience immédiate, il devient obscur quand il est érigé en objet de connaissance. Sans doute, on pourrait avancer là un argument de nature à la fois méthodologique et psychologique, argument que l’introduction du Traité rappelle : la philosophie morale ne peut expérimentaliser comme le fait la philosophie naturelle. En effet, dans la première, l’observation et a fortiori l’expérimentation modifient l’objet observé, celui qui observe n’étant pas étranger au champ expérimental lui-même. La philosophie, examinant les principes naturels de l’esprit, les perturbe par son examen. « Une telle réflexion et préméditation troublerait l’opération de mes principes naturels au point de rendre impossible de former à partir des phénomènes aucune conclusion juste ». Mais Hume dit plus que cette difficulté de la connaissance de soi-même ou de l’expérimentation psychologique. Il dit que la raison, lorsqu’elle s’applique abstraitement à la nature de l’esprit humain, en brouille les évidences naturelles, qu’elle en trouble les principes, comme si l’accord, ordinairement supposé, de la méthode et de l’objet étudié n’était pas obtenu. Assurément, cela peut signifier deux choses : ou bien que, précisément parce que les principes de la nature sont brouillés, il est fait un usage abusif de la méthode – c’est le reproche communément adressé par les philosophes du sens commun au scepticisme de Hume, scepticisme qui procéderait d’un abus d’abstraction ou d’analyse ; ou bien que, si la méthode est bien rationnelle, son application aux principes de la nature humaine montre que ces principes, eux, ne sont pas rationnels. Clairs naturellement à la conscience commune, ces principes deviennent obscurs quand ils sont soumis à l’exigence de distinction entretenue par la philosophie abstraite et précise. Reprenons l’ensemble de l’argument.
14L’homme a une expérience immédiate de sa nature humaine et de son être au sein des circonstances et des situations que lui impose la vie. De cette conscience, il tire un savoir ordinaire, essentiellement pratique, qui lui permet de se diriger et de se conduire. Cette conscience ou sentiment est clair et s’exprime sous forme de principes actifs. La lumière en est normative. C’est elle à laquelle s’adresse la philosophie facile qui redouble les maximes d’une manière éloquente et illustre les situations.
15Mais une telle expérience pratique de la nature humaine n’est pas science. S’il est vrai que l’homme ne cesse de se pratiquer lui-même, il reste qu’il ne se connaît pas lui-même et que, comme Hume le répète après et avant tant d’autres, la science de l’homme est la plus négligée de toutes les sciences ; ce qui est d’autant plus dommageable qu’elle seule peut éclairer les principes des autres sciences. À cet égard, on ne passe pas continûment de la clarté pratique du sens à la clarté abstraite de la raison. Du sens commun à la philosophie abstraite, il y a solution de continuité. Et cela, pour une double raison : étant abstraite, la raison spéculative d’une part fait de la nature humaine son objet, c’est-à-dire en suspend les déterminations pratiques ; d’autre part elle la soumet à l’analyse, c’est-à-dire substitue à la considération des fins l’examen des rapports. Et son motif est non plus quelque passion de la vie ordinaire, mais la curiosité, cette passion que le XVIIIe siècle met à la source de la spéculation.
16Prise comme objet d’observation, la nature humaine est saisie dans l’ensemble des conduites par lesquelles les hommes répondent aux situations et se comportent dans les diverses circonstances de la vie. En ce sens, elle constitue un champ phénoménal qui s’enrichit de l’expérience propre, mais aussi de l’histoire présente ou passée des hommes ; elle est un domaine d’effets dont il faut chercher les causes. Et selon la définition aristotélicienne, philosopher sera chercher les causes et se porter vers les principes premiers. À ceci près, néanmoins, qui n’est plus aristotélicien et que Hume reprend à la critique de son temps, – à ceci près que cette connaissance des causes ne pourra jamais valoir comme une connaissance d’essence ou, ce qui revient au même, que jamais les causes premières ne seront atteintes. En effet, l’essence est ce dans quoi l’objet apparaît par soi à la raison avec clarté et distinction et ce par quoi la nature de l’objet une fois rendue intelligible dans ses principes, peut être en même temps comprise dans son efficace causale. Qui connaîtrait la nature humaine dans ses principes pourrait en comprendre pratiquement les effets. Faute d’une telle connaissance d’essence, l’unique moyen de connaître les causes – qui ne seront jamais premières ou évidentes par soi – est d’analyser les effets. « Car il me semble évident que, l’essence de l’esprit nous étant tout aussi inconnue que celle des corps extérieurs, il faut qu’il soit également impossible de se former la notion de ses pouvoirs et de ses qualités autrement que par des expériences attentives et exactes, et par l’observation des effets particuliers qui suivent des diverses circonstances ou situations où il est placé »16.
17Ce disant, Hume ne fait pas preuve d’une grande originalité. Mais son mérite est de penser avec exactitude ce que d’autres de ses contemporains admettaient avec évidence. L’introduction du Traité où tout ceci est rappelé est néanmoins si rapide qu’on pourrait ne pas prêter attention à la précision du raisonnement. La méthode sera donc expérimentale. À partir de la considération des effets particuliers, la science de la nature humaine s’élèvera aux causes générales et aux principes les plus universels possibles, et en même temps aux causes les plus simples et aux principes les moins nombreux. Comme il n’y a point de connaissance d’essence, les causes générales seront à traiter comme des faits généraux que la philosophie s’efforcera de réunir en un système d’une façon aussi simple que possible et qui seront établis par les effets (sur un mode hypothético-déductif, dirait-on aujourd’hui), de façon à ne pas tomber dans des hypothèses-fictions.
18Or, la méthode ainsi rappelée dans ses exigences expérimentales et théoriques n’est absolument pas innocente. Le sens commun, disions-nous, vit dans une évidence pratique qui lui suffit plus ou moins ; c’est-à-dire, il vit dans les effets, il se porte, vue l’urgence de la vie, des effets aux effets et, s’il cherche les causes, c’est toujours en vue des conséquences. Il ne sort pas du caractère concret des situations. Chercher des causes qui soient des faits généraux, c’est inévitablement perdre l’évidence initiale sur laquelle le sens commun se repose. Mais si, d’autre part, on exclut la possibilité d’une connaissance d’essence, c’est alors définitivement qu’on perd cette clarté initiale, sans pouvoir espérer lui substituer une évidence terminale qui dédommagerait avantageusement d’une telle perte. D’un côté, il y a contrariété entre la clarté initiale et l’effort de distinction qui caractérise la philosophie abstraite, car on ne peut dégager des faits généraux qu’en procédant à une réduction analytique des phénomènes concrets fournis par l’expérience et qu’en portant son attention sur les rapports qu’entretiennent les termes que l’on a distingués. De l’autre côté, faute d’une connaissance d’essence terminale dans laquelle elle pourrait se valider métaphysiquement, la méthode s’est séparée de son objet ou, si l’on veut, ne tire plus qu’une puissance opératoire de l’exigence de rigueur et de précision qui la caractérise. La méthode d’analyse qui permet d’aller du concret à l’abstrait, du particulier à l’universel, du complexe au simple, et qui pour cela décompose, distingue, délimite et établit les rapports par des raisonnements dont la chaîne peut être longue, – cette méthode impose son exigence propre d’exactitude qui devient l’unique exigence, sans qu’il faille désormais chercher quelque clarté dans l’objet. Pour le dire d’une façon abrupte, cette méthode d’analyse par laquelle Descartes pensait obtenir des idées claires et distinctes, sacrifie irrémédiablement la clarté à la précision. Et c’est ce sacrifice que la plupart des contemporains de Hume ne sont pas près d’accepter, bien qu’il soit renfermé dans la méthode expérimentale dont beaucoup d’entre eux se réclament.
19L’époque est trop peu dogmatique ou positive pour ne pas demander que la méthode d’analyse se justifie par autre chose que par la satisfaction spéculative qu’elle procure. Hume, s’il rappelle que la spéculation est un plaisir, et un plaisir innocent, s’attache néanmoins à en montrer l’utilité. Et il est remarquable qu’il le fasse avec la plus grande netteté dans la le section de l’Enquête, en des termes bien éloignés des intentions déçues qu’on lui prête trop souvent. Mais l’analyse ne donne que ce qu’elle peut donner. Au minimum, une géographie ou une anatomie de l’esprit humain « or a délineation of the distinct parts and powers of the mind »17. À défaut de pouvoir saisir de façon intelligible les pouvoirs de l’esprit humain (l’esprit humain comme principe et cause), on peut distinguer ces pouvoirs, délimiter leur juridiction. Ce premier résultat n’est pas sans utilité pour la philosophie facile ou le sens commun. Au maximum, et malgré la difficulté inhérente à la complexité de l’esprit humain (qui est un objet beaucoup moins simple que les corps auxquels s’applique la philosophie naturelle), si l’on parvient non seulement à distinguer les termes, mais encore à établir leurs rapports dans des lois générales, on peut espérer obtenir, comme l’a fait Newton en philosophie naturelle, un début de connaissance « des ressorts secrets et des principes qui font agir l’esprit humain »18, c’est-à-dire se porter à des principes plus généraux et les disposer en une théorie.
20En vérité, Hume accorde à la philosophie précise et abstraite une puissance qui n’est pas qu’ancillaire, puisqu’il lui attribue une efficace proprement critique. Et sa fonction critique est double. D’abord, elle permet de combattre la mauvaise spéculation : « nous devons cultiver la vraie métaphysique pour détruire la métaphysique qui est fausse et adultérée »19. La fausse métaphysique est celle qui naît d’une spéculation aventureuse qui se porte vers les sujets les plus profonds sans satisfaire la double exigence de toujours s’en rapporter à l’expérience et de toujours raisonner avec rigueur. En particulier, la vraie philosophie ruinera le jargon métaphysique qui naît de l’abus des mots, quand on rapporte le langage aux idées abstraites. Sans doute, n’aura-t-on pas de peine à accorder que ce rôle cathartique lui appartienne, puisque le langage est de son ressort et qu’il est légitime qu’elle rappelle les exigences qui président à sa constitution. On accordera peut-être moins facilement la critique de la métaphysique adultérée qui est le rejeton monstrueux du mariage de la philosophie et de l’intérêt. Pour le dire en un mot, la métaphysique adultérée est le fruit de la confusion (notamment du côté de la religion) entre la philosophie abstraite qui poursuit une précision toute analytique et la philosophie facile qui se détermine par rapport à des valeurs ou à des fins. On ne peut tirer une raison des fins et des valeurs elles-mêmes (qui relèvent du sens), même si on peut traiter d’une manière rigoureuse des moyens et des conséquences de ces fins. Non seulement la raison n’est pas pratique par elle-même, mais on ne peut vouloir l’intéresser pratiquement.
21Ensuite la philosophie abstraite exerce cette autre fonction critique d’éclairer les autres sciences et de déterminer leurs principes, au point même d’être capable de corriger ceux qui s’adonnent à ces sciences. En ce sens, elle joue un rôle de fondation. Sur ce point l’Enquête répète d’une façon nette, quoique plus discrète, les propos bien connus de l’introduction du Traité. On pourrait peut-être s’étonner qu’une philosophie dont la puissance d’invention est inductive et dont la méthode, expérimentale et théorique, ne mène, à force de rigueur et de précision, qu’à des faits généraux et à des constructions méthodiques, se voie octroyer cette fonction : comme il n’y a plus de connaissance des premiers principes pour la supporter (comme il en va chez Aristote) et que n’est pas encore élaborée une critique de la raison pure, d’où, demandera-t-on, tire-t-elle son droit ?
22La méthode analytique est séparée de son objet (à savoir la nature humaine) puisque dans la connaissance qu’on peut en avoir, cette dernière ne se présente pas dans une évidence rationnelle, mais seulement concrète. Cependant, la méthode ne peut être totalement indifférente à son objet. Les philosophes du sens commun reprochent à l’esprit d’abstraction de ruiner, par excès d’analyse, les évidences naturelles, et le condamne au ridicule. Hume est conscient de cette objection : même séparée, la méthode de précision doit être pertinente relativement à l’objet. Si la philosophie facile pêche par défaut de rigueur, la philosophie abstraite peut pêcher par excès d’analyse. D’où une théorie du raisonnement juste, qui est brièvement élaborée au début de l’Essai sur le Commerce. La plus grande partie de l’humanité, dit Hume, se partage en deux classes, celle des penseurs peu profonds qui se tiennent en deçà de la vérité et celle des penseurs abstrus qui se portent au-delà. Ces derniers sont de loin les plus rares, bien qu’ils soient les plus utiles. En se portant trop loin, ils ouvrent des voies, ils explorent des difficultés, lesquelles « peuvent produire de belles découvertes quand elles sont traitées par des hommes qui possèdent un mode de pensée plus juste ». Les penseurs peu profonds dénoncent les penseurs abstrus et même les penseurs justes au nom des évidences immédiates ou prochaines qu’ils nourrissent. « Tout jugement ou toute conclusion est avec eux particulière. Ils ne peuvent élargir leur vue jusqu’aux propositions universelles qui comprennent sous elles un nombre infini d’individus et renferment une science entière dans un seul théorème ». Mais, « si intricate qu’ils puissent paraître, il est certain que les principes généraux, s’ils sont justes et s’ils sont sûrs, doivent toujours prévaloir dans le cours général des choses, même s’ils peuvent ne pas s’imposer dans des cas particuliers »20. Et Hume développe un argument qui n’est pas sans rappeler la structure de l’induction baconienne. Dans la conduite ordinaire de notre vie nous avons une appréhension concrète, c’est-à-dire globale et non distincte, des situations et des problèmes que nous imposent les circonstances ; et, forts de l’évidence que secrète la concrétude, nous agissons en réponse sans vraiment nous abstraire du domaine de la particularité. Nous n’analysons guère les concrets et par là-même nous n’accédons pas à la généralité des causes. En revanche, le penseur abstrait accomplit cette opération simultanée d’analyse et de généralisation. Mais, eu égard aux effets, c’est-à-dire aux concrets qui sont l’objet de l’analyse et qui intéressent notre vie, le penseur abstrait peut pêcher par excès, c’est-à-dire pousser l’analyse plus loin qu’il n’est requis pour expliquer les effets considérés et dans certains cas introduire des distinctions ou des degrés de généralité qui, étant sans proportion avec l’objet considéré, finissent par égarer l’esprit. Emportée par sa propre exigence interne de précision, l’analyse conduit alors à une complication qui est sans mesure avec ce qui est en question. L’analyse devra donc s’équilibrer en quelque sorte, par excès et par correction, et trouver la mesure du raisonnement juste. Tel est le devoir de pondération que la vie et la nature humaine imposent à la raison précise, quand celle-ci les prend pour objets. Les évidences concrètes sont perdues, les maximes pratiques deviennent des objets de spéculation, mais la rigueur analytique développée doit faire preuve de mesure (sans renoncer à elle-même) et s’imposer des limites (par exemple, accorder que les principes généraux peuvent souffrir des exceptions particulières, que la concrétude des effets peut se montrer plus résistante qu’on ne le pense, etc.).
De la philosophie évidente et facile
23Cette pondération est une manière d’autorégulation ; elle n’est pas un abandon ou un retour détourné à la philosophie facile, qui en diffère, non point en degré, mais en nature, si du moins l’on présente rigoureusement les procédures analytiques de la méthode expérimentale et si l’on en tire la conséquence inévitable, à savoir un scepticisme envers les évidences naturelles. Les contemporains de Hume ne montrèrent généralement pas autant de clairvoyance que lui et firent de la méthode expérimentale elle-même le meilleur garant des principes de la nature humaine et le meilleur moyen de combattre les excès métaphysiques. Un exemple suffira ici, celui de George Turnbull qui fut le maître de Reid à Aberdeen21.
24En 1740, un an après la parution des deux premiers livres du Traité de la nature humaine et la même année que le troisième livre, Turnbull fait paraître un ouvrage portant le titre the Principles of Moral Philosophy. Il suffit de lire l’épître dédicatoire pour observer une apparente communauté d’esprit et d’intention entre Turnbull et Hume. Turnbull déclare que son intention est « de rendre compte des phénomènes moraux comme le grand Newton nous a appris à expliquer les phénomènes naturels », qu’il faut combattre le mépris des recherches difficiles, qu’il faut en finir avec l’ignorance coupable où les hommes sont de leur propre nature, et que son objet est d’étudier la structure de l’esprit humain, la constitution de ses facultés et de ses affections. Et Turnbull de préciser sa méthode qui sera de même espèce que la méthode expérimentale de Newton. Mais, quand il reprend cette dernière, il ne montre aucune conscience critique envers ses implications, puisqu’il la traite comme une méthode d’évidence. « Par les découvertes faites en philosophie naturelle, nous savons que, les faits sitôt recueillis et disposés ensemble dans l’ordre qui convient, la vraie théorie de tous les phénomènes en question se présente d’elle-même »22. Le recueil expérimental et la disposition analytique livreraient d’emblée la vérité des phénomènes. Par exemple, il suffirait de bien collecter les phénomènes moraux et de bien les ordonner les uns par rapports aux autres, pour rendre manifeste l’existence d’un sens moral, principe pratique existant en tout homme. L’induction généralisante est ainsi réduite au recueil des phénomènes et l’exigence analytique à leur disposition ordonnée. Rien de plus n’est requis, puisque la vérité censée se manifester alors d’elle-même. Au contraire, le scepticisme moral procède d’un goût excessif pour la spéculation. « Nous voyons à quelles tristes extrémités en sont réduits ceux qui veulent balayer par des réflexions subtiles et égoïstes, tout ce qui a l’apparence de bienveillance sociale, de la gentillesse ou de la générosité dans notre constitution ; et la complexité et la subtilité d’une telle philosophie est contre elle un argument aussi fort que celui que l’on reconnaît comme un très bon argument en philosophie naturelle, quand l’on rapporte les hypothèses compliquées et déroutantes à celles qui sont les plus simples ». Turnbull n’est pas Hume.
25Le registre de l’évidence appartient, pour Hume, à la philosophie facile, à l’easy and obvious philosophy. Encore une fois, et on ne saurait trop insister, la philosophie facile est un mode authentique de philosopher, mais un mode différent, de sorte qu’il ne faut pas la tenir pour une traduction, une vulgarisation, à l’intention d’un large public, de ce qui serait la philosophie des philosophes. Le texte de l’Enquête est parfaitement clair sur ce point. Car Hume enracine sa distinction des deux modes philosophiques dans la distinction des facultés, reprise de Hutcheson, entre la raison d’une part et le goût et le sentiment d’autre part. Très certainement, c’est la question des fondements de la morale qui l’a conduit à instituer cette différence avant de la généraliser23.
26La philosophie facile, quoique non spéculative, n’est pas sans connaître la nature humaine, mais elle la connaît sur un mode pratique. Son savoir est dans l’influence qu’elle exerce lorsqu’elle représente le bien et la vertu. Philosophie morale par excellence (au sens restreint du terme), elle est une science concrète de l’homme complet. Elle met en œuvre, elle rend sensible le commandement que formule la nature dans la trop célèbre prosopopée : « Soyez philosophe ; mais au milieu de toute votre philosophie, soyez toujours un homme »24 et reprend en ce sens la tradition humaniste. Le pur philosophe est peu accepté dans le monde ; l’ignorant est à juste titre méprisé ; « le caractère le plus parfait, suppose-t-on, se trouve entre ces deux extrêmes… » (nos italiques). La nature s’adresse donc à l’honnête homme (pour reprendre un terme français), qui est à la fois un être raisonnable doué de sens et de réflexion, un être sociable, communiquant avec ses semblables et partageant avec eux des fins communes, et enfin un être moral qui a le souci de bien se diriger dans sa vie. C’est à cet homme total que la philosophie facile s’adresse, sans faire le partage de ces différents caractères, influençant son sens moral tout en parlant à son esprit, le rendant raisonnable à la fois dans ses actions propres et dans sa vie sociale. Elle ne distingue pas en lui les facultés, car l’éloquence est faite de sens et d’émotion, de consensus et d’approbation, de passion raisonnable. Par le moyen de compositions d’un style et d’une manière facile, « la vertu devient aimable, la science source d’agrément, la compagnie instructive et la solitude divertissante ». « Faites, dit la nature, que votre science soit humaine et telle qu’elle puisse se rapporter directement à l’action et à la société »25 – ce que ne fait pas la philosophie abstruse.
27S’il est clair que l’entreprise de Hume n’est pas de l’ordre de la philosophie facile, mais bien de la philosophie abstraite, en revanche il n’y a pas à mépriser la première. Non seulement, parce que c’est celle qui satisfait au mieux la nature humaine, mais aussi parce qu’elle a été pratiquée par des auteurs que Hume respecte et même révère. Très certainement, Cicéron au plus lointain, et Hutcheson au plus proche.
28On sait que Hume n’a jamais cessé de pratiquer Cicéron26 et que les traces de l’auteur latin sont nombreuses dans son œuvre. La dignité reconnue à la philosophie facile relève sans doute beaucoup de l’honneur dû à Cicéron et à l’importance de son rôle dans la tradition humaniste. À très gros traits, Cicéron dit ceci : l’éloquence dispose d’une puissance inégalée. « Elle est une force si puissante qu’elle embrasse l’origine, l’opération, le développement de toutes choses, de toutes vertus et de tous devoirs, de tous les principes naturels gouvernant la morale, l’esprit et la vie des hommes, et aussi détermine leurs coutumes, leurs lois, leur droit »27. Ce pouvoir de l’éloquence ne dérive pas seulement des aptitudes naturelles de l’orateur ni de techniques oratoires qui en feraient un maître d’artifice, mais surtout de ce qu’elle renferme le tout des connaissances humaines. Il n’y a pas d’éloquence sans connaissance totale des choses en général et de l’homme en particulier. Et celui qui veut agir sur les cœurs et les passions ne parviendra à aucun résultat, « à moins d’avoir étudié à fond les différents caractères des hommes, le ressort général de la nature humaine et les causes qui mettent en mouvement ou retiennent les esprits »28. Sans doute cette étude relève-t-elle des philosophes, parce qu’elle exige une science profonde, par là réservée à un petit nombre ; mais seul l’orateur est capable d’une oratio gravis et ornata et hominum sensibus ac mentibus accomodata29. Les philosophes peuvent penser avec justesse, mais ne savent pas rendre leur pensée avec élégance (polite). De ce fait, que ce soit par oral ou par écrit, ils sont incapables de s’adresser au public (ne parlant jamais que pour leurs sectateurs)30. C’est pourquoi, la véritable éloquence (qui connaît l’âme humaine) est la philosophie accomplie (perfectam philosophiam), celle qui touche les hommes, les intéresse dans leur vie, dans ce qui leur importe, la vie, la mort, les devoirs, celle enfin qu’on peut traiter comme une véritable médecine de l’âme. « Car tel est l’effet de la philosophie : elle guérit les âmes, chasse les vaines inquiétudes, libère des désirs et bannit les terreurs »31.
29L’éloquence n’est pas un ornement ajouté ni la traduction de ce qui serait le langage authentique de la philosophie en un langage plus fleuri et plus accessible : elle est, pour Cicéron, le mode même de la communication philosophique. Il serait tout aussi inexact d’opposer par là le rationalisme de la philosophie savante et de ce qui serait l’irrationalisme d’une philosophie flatteuse. Dans sa Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu (1725), Hutcheson combat certainement l’idée lockienne d’une morale dont les préceptes seraient démontrables ou le calcul d’utilité qu’on trouve dans les doctrines de Hobbes et de Mandeville, mais ne s’abandonne pas pour autant à un subjectivisme pathétique. Précisément, pour échapper aux incertitudes qui résultent du déductivisme de Locke ou à l’égoïsme dans lequel s’exprime la philosophie hobbienne, il importe de connaître les pouvoirs et les dispositions de la nature humaine. Or est implanté en tout homme un sens interne par lequel le Beau et le Bien sont susceptibles d’être reconnus, assentis et jugés. Ainsi est-il possible de connaître les vérités morales. Mais comme elles sont saisies par le sens moral, elles s’imposent dans leur importance, dans l’intérêt qu’elles ont pour les hommes, dans la valeur qu’elles ont pour la destinée humaine. La connaissance spéculative n’est pas séparable de la connaissance pratique des fins humaines. Et c’est pourquoi, la philosophie s’adresse et à la raison et au sens interne, c’est pourquoi, elle convainc et émeut. Lorsqu’il met au principe de la philosophie facile le commandement de la nature de rester un homme, Hume se fait l’écho de cette vérité hutchesonienne qui est en même temps une leçon.
La conciliation impossible
30Distinguer entre deux sortes de philosophie, juxtaposer deux méthodes, l’une d’exactitude, l’autre d’éloquence, séparer deux fins, celle du savoir et celle de la sagesse morale, privilégier en l’homme tantôt la raison, tantôt le goût, n’est pas sans conséquence, même si la distinction a le mérite d’introduire une clarté toute analytique. Le fait même de distinguer est évidemment un acte de la philosophie abstraite qui s’attache ainsi à définir son territoire et à fixer son droit. Mais le résultat est bien un fossé creusé entre le raisonnement philosophique, désormais attentif à sa seule rigueur, et les valeurs attachées aux objets sur lesquels il s’applique ou les intérêts qui motivent la recherche. Le XVIIIe siècle n’était pas prêt à accepter un tel écart entre une philosophie analytique et une philosophie pratique. Cet écart fixé par Hume fut sans doute responsable pour une part de l’accusation morale de scepticisme portée contre lui. Mais, ainsi, il ne faisait que tirer la conséquence de l’application à la philosophie morale de la méthode de précision et de détermination de la philosophie naturelle. Et l’on comprend pourquoi, en contrecoup, un Reid se soit attaché (vainement) à associer la méthode expérimentale et la philosophie facile du sens commun32. La distinction entre les deux philosophies consacre donc l’échec du projet unitaire qui avait animé la philosophie antique : science n’est pas sagesse. Mais elle génère en même temps d’autres clivages, notamment celui entre d’une part la méthode d’évidence qui, représentant les choses dans la clarté, peut encore donner à voir des objets qui importent, des vérités qui intéressent, et la nouvelle méthode de distinction qui détermine par la forme du raisonnement.
31Certes, Hume lui-même n’est pas insensible à ces effets ; et la suite de la première section de l’Enquête s’efforce sinon de réconcilier les deux philosophies, du moins de les rapprocher. Elle tient pour cela un raisonnement d’utilité. En vérité, il n’est guère besoin de défendre la philosophie facile : elle plaît, elle rentre dans la vie courante, elle éduque les passions, elle sert la vie sociale, et, ajoute Hume, elle n’est pas dangereuse, puisque, sollicitant les sentiments naturels, elle est susceptible (si du moins elle ne sort pas de son ordre) d’être corrigée et rectifiée par eux. C’est la philosophie abstraite, c’est la méthode d’analyse qui doit être justifiée. Cette dernière satisfait d’abord la curiosité, passion spéculative et innocente ; elle peut ensuite être utile à la philosophie facile, car par sa précision elle en sert les descriptions et les représentations, elle affine la délicatesse du goût. Elle peut même, par une pratique répétée, finir par modeler dans le philosophe un comportement intellectuel qui à la longue modifie son comportement moral, et, de là, par se diffuser insensiblement dans la société, ou du moins chez ceux qui y exercent des fonctions. Son utilité la plus évidente (et là son triomphe est total) est de combattre la métaphysique adultérée, la bigoterie, qui surgissent quand les passions, pour échapper au jugement du sens naturel, en appellent à la spéculation – utilité paradoxale puisqu’elle cristallise la distinction entre les deux philosophies !
32Dans un dernier paragraphe, Hume tente d’atténuer le divorce. « Heureux si nous pouvions joindre les frontières des différentes espèces de philosophie, en réconciliant la profondeur de l’enquête avec la clarté, et la vérité avec la nouveauté »33. La vérité exige que l’on porte l’analyse de la nature humaine aussi loin qu’il est requis, de façon à remonter vers les principes autant qu’il est possible. Mais l’analyse est abstraite et, en raison de sa difficulté, elle produit peu d’agrément. Le plus qu’on puisse espérer, semble-t-il, est de parvenir à un point d’équilibre où l’acuité critique du penseur abstrus est tempérée par la contrainte d’une clarté discursive qui interdit le détail excessif, et où le labeur de la recherche est récompensé par la nouveauté ou la surprise du propos.
33Ce paragraphe, assez énigmatique, qui fait écho à l’introduction de l’Essai sur le Commerce, est peut-être éclairé par la dernière section de l’Enquête qui est consacrée aux différents types de philosophie sceptique. L’intention de ce texte n’est pas elle-même parfaitement claire, puisque la nomenclature proposée, si elle passe par les thèmes sceptiques développés dans le Traité, ne présume pas du statut de la philosophie humienne elle-même. La philosophie facile est toujours en accord étroit avec le sens commun, parce qu’elle a pour condition le partage entre les hommes des vérités d’évidence. La philosophie abstraite, quant à elle, lorsqu’elle poursuit sa recherche sur les fondements ou les principes de ces vérités d’évidence (vérités des sens, vérités des raisonnements qui portent soit sur les relations d’idées, soit sur les questions de fait), tombe dans des embarras sceptiques et suscite une inquiétude touchant les pouvoirs de l’esprit humain. Lorsqu’elle se conforme à sa propre méthode et lorsqu’elle poursuit son objet (les principes), la philosophie abstraite ne cesse de susciter des problèmes et, ainsi, devient pyrrhonienne. Ou, pour le dire en des termes plus parlants, la raison philosophique, lorsqu’elle scrute la nature humaine, n’y découvre rien de rationnel. Tout le travail de distinction auquel elle s’applique ne lui permet pas d’installer l’objet étudié dans une évidence rationnelle que l’on pourrait avantageusement substituer à l’évidence naturelle initiale à laquelle elle a renoncé. Spéculativement, le pyrrhonisme l’emporte toujours. Mais comme la philosophie abstraite n’a pour motif qu’une innocente curiosité, son impuissance sur les esprits la garde du ridicule (le ridicule de rendre obscurs les principes de la nature humaine). En un mot, les deux modes de philosophie sont irréconciliables sur les principes : la philosophie abstraite qui examine les principes de la nature humaine et tente de les fonder n’y parvient pas en raison ; la philosophie facile qui se nourrit de l’évidence des mêmes principes se borne à les exposer, à les faire valoir. Par ailleurs, la philosophie abstraite l’emporte toujours spéculativement, alors que pratiquement la philosophie facile, forte du sens naturel, n’a pas de peine à s’imposer toujours. « La nature est toujours trop puissante pour les principes »34.
34À défaut de réunifier les deux sortes de philosophie, on peut tenter d’en composer les résultats dans un scepticisme mitigé ou dans une philosophie académique. L’argument que développe Hume dans la 3e partie de cette section XII est un argument par les effets, et non par les raisons. Eu égard à la nature humaine, le pyrrhonisme auquel mène la philosophie abstraite est un scepticisme « outré ». Mais la nature humaine, livrée à elle-même, conduit à des abus, puisque, si elle est déterminante, elle n’est pas encore réglée, du moins dans ce qui dépasse l’ordre de la vie courante. Le pyrrhonisme triomphe toujours dans l’ordre des raisons, mais il est impuissant devant la nature ; la nature l’emporte toujours, mais elle peut s’égarer. Le scepticisme mitigé tire parti de cette tension : il invite à une modération, à une réserve toute philosophique, quand la nature, emportée par son propre poids, prétend se faire raison et ériger ses évidences en dogmes ; il circonscrit les recherches humaines aux objets qui sont à sa portée ; mais, dans l’ordre de la philosophie abstraite, il ne laisse pas de trancher et est apte à faire régner une méthodologie critique rigoureuse.
35De ce propos, tout en nuance, on peut conclure que non seulement les deux modes philosophiques diffèrent dans leurs fins, leurs méthodes, leurs objets et leurs résultats, mais encore dans la relation qu’ils entretiennent avec la nature. Tandis que la philosophie facile y fait constamment appel, se nourrit de ses certitudes, et part spontanément de ses principes, de sorte qu’elle en est en quelque manière le développement discursif, la philosophie abstraite entretient une tension constante, telle qu’elle ne cesse de composer avec la nature humaine, cédant toujours devant elle, mais en la corrigeant ou en l’éduquant. En sorte qu’elle ne renoncera pas à sa vocation d’examen, elle n’abandonnera pas son exigence analytique, elle ne transigera pas quant au caractère obscur des principes ; mais elle saura reconnaître l’outrance de la spéculation et, puisque, au bout du compte, la vie importe plus que la philosophie, elle prêtera sa puissance critique aux intérêts des hommes.
Conclusion
36On sera peut-être tenté, par suite du malaise que crée une telle argumentation, de renfermer soigneusement dans les limites du XVIIIe siècle cette figure des rapports de la vie ou de la nature humaine et de la philosophie. Mais, en vérité, si le scepticisme critique de Hume naît de la méthode analytique, si l’introduction de cette méthode en philosophie accompagne nécessairement l’établissement de la science moderne, on ne voit pas comment se dérober. Le malaise éprouvé est d’autant plus grand que le scepticisme humien est à double détente : si ce qui est distinct a cessé d’être clair, si la connivence de la nature et de la raison est déchirée, alors les raisons de la philosophie cessent d’être naturelles, c’est-à-dire de valoir sur le mode de l’évidence, tout autant que les évidences de la nature cessent d’être rationnelles. Il serait intéressant d’étudier comment, en réponse, les philosophies postérieures ont tantôt dénoncé la méthode analytique pour reconstituer l’évidence rationnelle, tantôt essayé de rapporter l’analyse aux évidences du sens commun, fût-ce au prix d’un renoncement à la critique.
37Mais concluons sur la réponse dominante du XVIIIe siècle aux arguments sceptiques de Hume. Hume fut presque unanimement accusé d’être un métaphysicien (au mauvais sens du mot). Une part de la renommée d’un auteur comme Beattie tient à la charge qu’il a menée contre la philosophie humienne. Reprenons rapidement les arguments développés dans l’Essai sur la nature et le caractère immuable de la vérité35 publié en 1770 par « that bigot, silly fellow » (selon le mot de Hume qui ne l’aimait pas). Beattie commence par un historique assez bien informé du mot métaphysique. La philosophie de l’esprit humain n’a pu se développer aussi longtemps qu’elle fut incorporée à la philosophie naturelle. Les Scolastiques la séparèrent bien de la physique où Aristote l’avait placée, sous la raison qu’elle traite des substances immatérielles, mais ce fut pour la lier, en tant que pneumatologie, à l’ontologie et à la théologie naturelle et pour la livrer aux raisonnements métaphysiques de celles-ci. La science de l’esprit humain n’a pu être vraiment instituée qu’à partir du moment où on lui a donné son véritable fondement : l’expérience, et sa véritable méthode : la méthode expérimentale. Beattie comme tant d’autres se réclament de Newton et de Locke. Mais Hume « a ranimé le mode de raisonnement des Scolastiques, mode qui part de la théorie et qui force les faits à s’y plier »36. L’auteur du Traité est ainsi replacé dans une tradition philosophique, déclarée métaphysique et caractérisée par un type de recherche dont l’abstraction se nourrit de l’illusion des mots, de l’esprit de système et d’une expérience partiale. La philosophie humienne, est-il dit, est partiale parce que, s’étant livrée à un prétendu esprit de rigueur qui ne concerne que les mots et la forme des systèmes, elle contredit les faits les plus évidents et les plus avérés. Elle porte atteinte à ce savoir immédiat, à portée d’esprit en quelque sorte, qu’emporte l’expérience intellectuelle et morale que nous avons de notre propre nature. La vraie philosophie ne cessera de se rapporter à ces vérités de fait, aisément accessibles. La fonction de la philosophie est précisément de les représenter discursivement, sans nuire à leur évidence naturelle. Et Beattie de reprendre quasi les termes dans lesquels Hume avait présenté la philosophie facile. Les excès du scepticisme humien ne résultent pas seulement de la mauvaise foi, mais aussi d’un abus, d’une intempérance de la raison. La vraie philosophie sait conjuguer les différents pouvoirs de l’esprit humain. « Le génie véritable ne s’accorde pas avec des pouvoirs de raisonnement qui, par leur force, s’élèveraient au dessus des pouvoirs du goût et de l’imagination. Les esprits en lesquels les diverses facultés sont unies dans la juste proportion sont de loin supérieurs aux puérilités du scepticisme métaphysique »37. La métaphysique procède d’un abus de l’esprit d’analyse qui déséquilibre l’homme total. La philosophie ne peut être que facile et évidente.
38La réaction de Beattie et des autres aura été d’autant plus vive que la menace était réelle. Pour un temps, la philosophie facile l’emporta en Grande-Bretagne, sous les traits des philosophies du sens commun. Mais nous n’avons plus aujourd’hui la naïveté requise, sans doute parce que la réalité censée naturelle des principes de la nature humaine a été oblitérée par une réalité historique qui l’infirmait. C’est pourquoi, l’éloquence philosophique s’est déplacée et s’est attachée à des fins plus esthétiques que pratiques. Ce faisant, elle se prive de ce régulateur pratique, d’autant plus efficace qu’il est spontané, que Hume lui avait donné et qu’il appelait sens, instinct ou nature ; en sorte que son rapport aux valeurs de la vie, qui est la condition de l’échange entre les hommes dont elle s’autorise, devient incertain. Si la philosophie facile a à se justifier philosophiquement, autrement que par les couleurs de ce qu’elle représente, alors elle perd son droit spontané ; et ne reste ouverte que la voie difficile de la philosophie abstraite. Mais les conditions de cette dernière demeurent telles que Hume les a explicitées. Et l’abstraction de la philosophie, certes légitime (quoi qu’en pense Beattie), n’apporte pas entière satisfaction, même au philosophe.
Notes de bas de page
1 Essai sur l’entendement humain, III, 9, 3, trad. de Coste (cette référence nous a été aimablement communiquée par J.-M. Vienne).
2 Fable des abeilles, remarque T, trad. de L. et P. Carrive, Paris, 1974, p. 178. Voir sur ce point P. Carrive, La philosophie des passions chez B. Mandeville, Paris-Lille 1983, p. 125, qui cite également cette formule de la Lettre à Dion, en réponse aux attaques contenues dans l’Alcyphron de Berkeley : la Fable est « un texte destiné aux magistrats et aux politiciens ou, au moins, à la partie vraiment sérieuse et pensante de l’humanité. La prose en est philosophique, et à peine intelligible à ceux qui ne sont pas habitués à ce genre de spéculations ».
3 The Letters of David Hume, ed. by J.Y. Greig, Oxford, 1932, tome 1.
4 L’argument de l’anatomiste et du peintre est repris dans l’Enquête.
5 Letters, ed. Greig, tome 1, p. 33.
6 Abrégé du Traité de la nature humaine, trad. de D. Deleule, Paris, 1971, pp. 37-39.
7 Voir par exemple les dernières lignes de la section VII.
8 L’éloquence est ici une méthode positive. Quand l’on y recourt dans les matières abstraites, elle devient alors un artifice (Cf. Traité, introduction). L’association dans ce texte de la poésie et de l’éloquence est probablement une référence au second traité de la Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu (VI, 6 et 7) où Hutcheson établit que l’éloquence et la poésie doivent leur pouvoir au sens moral. L’éloquence n’émeut l’auditeur qu’en donnant une vive représentation des passions de l’auteur, passions que l’orateur tente de susciter chez l’auditeur et qui sont fondées sur des qualités morales. De même pour la poésie qui donne plus de plaisir que les écrits des philosophes.
9 Le texte de l’Enquête évoque ici directement le texte du Traité qui faisait de la science de la nature humaine la capitale de toutes les autres sciences, qu’elles aient l’homme pour objet comme la logique, la morale, la critique ou la politique, ou qu’elles en soient relativement indépendantes comme les mathématiques, la philosophie naturelle ou la religion naturelle.
10 Il y a 6 occurences du terme dans le Traité et une douzaine dans les deux Enquêtes. L’idée générale portée par le mot est toujours celle d’une science, d’un principe, d’un objet abstrait ou difficilement saisissable dans l’évidence. Cette obscurité peut être ou le résultat de l’artifice (la métaphysique est alors assimilée à la philosophie scolastique, à la théologie) ou n’être que la conséquence légitime de l’abstraction d’un raisonnement appliqué à des objets qui appellent une telle abstraction.
11 Introduction, XVIII-XIX, 57-58. Nous citons à partir de l’édition Selby-Bigge, Oxford, 1968 (le ed. 1888) et donnons la référence dans la traduction d’André Leroy, Paris, 1946.
12 La métaphysique est toujours opposée à l’observation facile, à l’évidence immédiate. Cf. les formules de l’espèce suivante : « sans avoir recours à la métaphysique, on peut aisément observer que…. (T, 429, 539-540) ; les sceptiques « soumettent au même doute les maximes de la vie commune que les principes ou les conclusions les plus profondes de la métaphysique et de la théologie » (E, 150, 206). Pour Enquête, nous donnons successivement la page dans l’édition Selby-Bigge, revue par Nidditch (3e ed., Oxford, 1979), et dans la traduction d’André Leroy (Paris, 1947).
13 Cf. l’introduction du Traité. En T, 62, 132, la métaphysique est distinguée de la mécanique à propos des questions portant sur le vide. En E, 97, 146, la métaphysique est distinguée de la philosophie naturelle. Il y a des questions proprement métaphysiques (T, 185, 273 ; T, 189, 277 ; E, 95, 144).
14 Traité, XX, 59.
15 Enquête I, 13, 47.
16 Traité, introduction, XXI, 60.
17 Enquête I, 13, 48.
18 Id., 14-15, 50-51.
19 Id., 12,47.
20 Essays, Oxford, 1963, pp. 259-263. Dans son ouvrage Hume et la naissance du libéralisme économique, Paris, 1979, p. 94 et sq., D. Deleule a attiré l’attention sur ce texte. On peut trouver dans ce même texte l’écho d’un propos de Cicéron qui dans l’Orator (XXI, 73) se pose aussi la question : jusqu’où ?, mais qui déclare à l’inverse de Hume : « tamen magis offendit nimium quam parum ».
21 D.F. Norton, dans David Hume, Common-sense Moralist, Sceptical Metaphysician, Princeton 1982, chap. 4, a attiré l’attention sur cet auteur et sur l’intérêt de le comparer à Hume.
22 Principles, 1, 59.
23 Dans l’Abstract, mais encore dans la première section de l’Enquête sur les principes de la morale, Hume note que les anciens philosophes qui entretenaient une théorie rationaliste de la moralité, ne laissaient pas de la traiter sur le mode du goût, tandis que les modernes qui nourrissent une théorie esthétique n’ont de cesse « d’expliquer ces distinctions [morales] par des raisonnements métaphysiques et par des déductions qui se tirent des principes les plus abstraits ». État de confusion dont Shaftesbury fut le premier à s’aviser et dont il ne fut pas lui-même totalement dégagé.
24 L’extrapolation de cette formule a conduit à des interprétations abusives. Il suffit de lire le texte avec précision, en étant attentif à son mouvement discursif, pour comprendre que ce commandement caractérise en propre la philosophie facile et qu’il ne condamne pas l’entreprise de la philosophie abstraite dont Hume se fait le ministre. Le tour éloquent de ces deux pages (d’une éloquence toute conforme à la philosophie facile) a incité à les rapprocher d’autres textes – par exemple de la conclusion du le livre du Traité ou encore de la lettre de 1734 où le jeune Hume donne des informations sur la vie intellectuelle de sa jeunesse – et a propagé l’idée fausse d’un Hume qui, puni par la nature de ses excès métaphysiques et sceptiques, en reviendrait à une philosophie humaniste, faite d’un moralisme modéré.
25 Enquête I, 9, 43.
26 « La renommée de Cicéron fleurit à présent ; mais celle d’Aristote est complètement oubliée » (Enquête I, 7, 41).
27 De Oratore, III, 20, 76 ; cf. III, 31, 122.
28 De Oratore, I, XII, 53.
29 De Oratore, I, XII, 54.
30 Tusculanes, I, 3, 6.
31 Tusculanes, II, 4, 11.
32 Cf. sur ce point notre article : « Reid et la possibilité d’une philosophie du sens commun », Revue de Métaphysique et de Morale, XCVI, 1991, pp. 551-571.
33 Enquête I, 16, 52.
34 Entête XII, 160,216.
35 Voir IIIe partie, chapitre 2, portant le titre : « appréciation de la métaphysique, cause de la dégénérescence de la science morale ».
36 P. 415.
37 P. 453.
Auteur
Professeur à l’Université de Nantes
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