Une parole d’origine, étrangère
As in Itself
p. 129-155
Résumés
Mallarmé commence ses traductions de Poe à l’époque où, jeune homme, il cherche sa propre poésie, ainsi qu’une poétique et une métaphysique renouvelées. Il développe son langage poétique en imitant, dans une prose assouplie, les constructions anglaises de Poe, et en saisissant l’occasion des maladresses rythmiques et verbales de Poe pour créer des combinaisons de sons inouïes et des configurations syntaxiques rares. Sa correspondance de l’époque témoigne d’une lutte entre une réalité qui résiste au moi et la tendance irréalisante de l’esprit, et de la crise célèbre de dépersonnalisation que Poe a pu influencer. Mallarmé transforme la descente « impie » de Poe dans les abîmes de l’inconscient, en une exploration profane du vide métaphysique ; sa lecture en partie abusive de Poe et des « régions extrêmes de l’esprit » semble l’aspirer vers une manière d’impuissance. En prenant tout à fait au sérieux, cependant, le projet profond de Poe, Mallarmé le révèle aux lecteurs de langue anglaise. Ses traductions contribuent aussi à une théorie de la traduction, en montrant l’aptitude de celle-ci à changer un poète étranger et à changer à la fois la poésie du traducteur et la langue dans laquelle il traduit.
Mallarme begins to translate Poe at the time when he is developing his own poetry, poetics and metaphysics. He finds most of what he needs for his new poetic language by imitating in French prose the English constructions of Poe, and by taking the opportunity of Poe’s often awkward rhythms and phrasing to create rare combinations of sounds and unheard syntactical configurations. His correspondence of the time reveals a struggle between the claims of a reality independent of the self and the unrealising tendency of the mind, and a famous crisis of depersonalisation which Poe may well have influenced. Mallarme, wittingly or unwittingly, transforms Poe’s « unholy » descent through the chasms of the unconscious into a secular exploration of the metaphysical void, and is perhaps led by his partial misreading of Poe into « extreme regions of the mind » which account in part for his contention with poetic impotence. In taking seriously the extremity of Poe’s project, however, Mallarme sees further than English-speaking readers of Poe. His translations also exemplify the power of translation both to change an original re-creatively and to change the translator’s own poetry and native language.
Texte intégral
I
1Vouloir traduire un poème c’est vouloir, parfois, le changer. Il ne s’agit pas d’être fidèle, dans ce cas, ni infidèle, mais de reconnaître, comme point de départ et vérité première, que la traduction ne sera jamais une transparence et que la langue du traducteur, son époque, sa mémoire aussi et le présent où il se trouve au moment de traduire, le suivent ou le poursuivent dans son travail. Le poème changera, qu’on le veuille ou non, et l’amour de l’autre, l’admiration devant une différence, peuvent porter le traducteur à vouloir contrôler ce changement, pour le bien du poème, pour que toute modification se fasse sous le signe de la plus haute exigence. Il ne s’agit pas tout à fait non plus de préserver le poème, de le garder vivant par une traduction qui le renouvelle en vue de sa présence – quelle que soit son origine – ici et maintenant, comme le font, de génération en génération, des lectures successives et diverses. C’est plutôt supposer, dans tout poème que l’on aura envie de relire, une ouverture et un accueil – une capacité à absorber le jour de chaque nouveau lieu où on le place – et désirer explorer son possible.
2Le fait même de transposer un poème dans une autre langue le modifie, le plus souvent en mal. Reconnaître cependant que traduire, après tout, c’est toujours écrire, toujours pénétrer dans les relations troubles entre le langage et l’exister quotidien, entre les mots que la vie suscite et motive et le réel qu’ils tentent de nommer ; que c’est faire sans cesse des choix, sans pouvoir en prévoir toutes les conséquences, s’ouvrir soi-même, selon l’attention accrue et multipliée qu’est la poésie, à tout ce qui devient, du coup, important, et prendre le risque de créer, de produire dans sa propre langue ce qui n’y existe pas encore – cela peut affranchir le traducteur, lui donner la liberté d’être lui-même dans sa découverte progressive des poèmes qui l’ont requis. S’il s’engage à traduire non des poèmes mais un poète, il va plus loin. Dans la rencontre la plus intime dont il est capable, il sonde le futur de l’œuvre d’un autre.
II
3La traduction en prose par Mallarmé de trente-six poèmes d’Edgar Poe est l’autre tombeau qu’il lui a dressé. C’est un toast funèbre porté à ce genre d’écrivain, l’étranger, qui constitue peut-être la plus intéressante des « influences », tout comme la traduction elle-même est d’ailleurs le plus intéressant des hommages – on pense à ces hommages que Mallarmé lui-même, poète méconnu et généreux, ne cessa de rendre – et le signe particulièrement parlant d’un rapport avec un prédécesseur qui ne soit pas d’inquiétude et de meurtre. Mallarmé commença à traduire Poe, en outre, au lycée, et puis au moment où, jeune homme, il interrogeait la poésie afin de connaître sa nature et méditer ce qui pourrait être, de par sa propre intervention, son avenir. Après ses tentatives scolaires, il semble avoir songé à traduire Poe dès 1862, à l’âge de vingt ans. Il le traduisait certainement un an plus tard, lors d’un séjour à Londres ; les traductions parurent au cours des années 1870, pour être enfin réunies en volume, chez deux éditeurs différents, en 1888 et 1889. Poe entra ainsi très tôt dans la réflexion poétique de Mallarmé, et ne le quitta jamais (trois Poëmes de Poe furent choisis en effet pour le petit volume Vers et prose de 1893 – pour servir d’introduction, du reste, aux proses, ou de charnière peut-être entre les deux mesures de l’écriture : ceci mériterait d’être éclairci), de sorte que Mallarmé formait sa propre poétique et son emploi personnel du vers par le biais – assez singulier, il faut bien le noter, et riche de sens – de la traduction. Le sérieux de l’intérêt qu’il portait à Poe, le niveau surtout où il situait sa propre lecture, se voient dans les « scolies » qu’il ajouta aux textes, lesquelles, pour tardives qu’elles soient, semblent représenter néanmoins ses vues de toujours. Il présente Ulalume, par exemple, comme « l’un des types proposés par la poésie terrestre », et prétend que la poésie de Poe dans Pour Annie « n’est peut-être jamais autant allée hors de tout ce que nous savons ». On sait que dans Le tombeau d’Edgar Poe il célèbre en lui l’ange qui a donné « un sens plus pur » aux mots de la tribu. Poe serait « le pur entre les Esprits » et « le cas littéraire absolu » (Edgar Poe) pour s’être avancé dans l’inconnu – dans un inconnu sans doute à la fois psychologique et métaphysique – et pour avoir fait subir au langage une sorte d’opération alchimique qui l’ouvre lui-même à ce nouveau réel capable de relever (ou d’abolir) le réel ancien. Je doute, à vrai dire, qu’il ait jamais existé un lecteur de langue anglaise qui ne soit resté, devant de telles assertions, passablement déconcerté. Mais c’est là en partie leur intérêt. Le regard de Mallarmé est étranger à la poésie de Poe, et il s’agira de chercher, dans les traductions mêmes, s’il ne va pas plus loin que les regards familiers.
4 C’est d’abord le langage de Poe, dans ses poèmes, qui requiert l’attention de Mallarmé, et qui lui donne l’ambition de comprendre et d’apprendre sa singularité, mais aussi, parfois, lorsqu’il annule ce langage afin qu’il renaisse en français, de le changer. Il est vrai que certains changements résultent du simple passage d’une langue à l’autre, sans que Mallarmé intervienne autrement qu’en respectant les normes de la langue et quelquefois plus particulièrement de la poésie de sa nation. Ce qui n’est pas, en lui-même, sans intérêt. Lorsque, dans Terre de songe, « mountains toppling evermore » et « the snows of the lolling lily » deviennent « montagnes tombant à jamais » et « la neige des lis inclinés », l’on passe d’une description exacte – où chaque objet et chaque événement comptent en eux-mêmes et où le monde visible semble exiger, même dans la poésie de Poe, qu’on l’honore, qu’on le reconnaisse dans ce qu’il a de spécifique – à une analyse généralisante de l’objet et de l’événement qui les situe dans la dignité de l’universel. La multiplicité des quasi-synonymes, qui cherchent pour la révéler la multiplicité du monde, cède à une vision essentielle qui les ramène au centre, au mot qui leur sert de foyer puisqu’il les résume et les suggère tous. Pour re-traduire Mallarmé, il faudrait parler de « mountains falling » et de « bending lilies ». Il y a ici une vraie divergence, une différence pour le moins dans la façon de percevoir le monde en vue de la poésie – différence déterminée en partie, sans doute, par la poésie à laquelle un poète est habitué – et peut-être même une différence, d’une langue à l’autre et aussi, semblerait-il, mais je vois bien la fragilité de l’idée, d’un peuple à l’autre, dans la façon de vivre le monde. Les pouvoirs dissemblables des deux parlers et des deux manières de dire le réel sont à l’œuvre de nouveau dans La Dormeuse, au moment où, sur le plancher et sur les murs d’une pièce, « like ghosts the shadows rise and fall » ou bien « comme des fantômes s’élève et descend l’ombre ». « L’ombre » plutôt que « les ombres » : la modification, minime, est immense, et trouve, à travers les ombres de l’apparence, l’ombre qui les engendre et dont la présence, lointaine mais néanmoins toute proche, envahit la chambre. Un poète français pourrait éprouver, je le sens, une certaine inquiétude devant « toppling » et « lolling ». « L’ombre » peut désorienter un poète de langue anglaise, et l’attirer profondément.
5La différence est encore plus claire lorsque les « giddy stars » qui écoutent le chant de l’ange dans Israfel deviennent chez Mallarmé des « étoiles irrésolues ». La résistance à un mot trivial, le refus d’accueillir des étoiles « prises de vertige » ou bien « surexcitées » dans un poème grave qui ouvre sur les rapports entre la poésie et la mort, sur la nature non idéale du monde où la poésie s’engage inévitablement, sur l’exclusion de la poésie humaine et terrestre des « célestes extases d’en haut » – cela peut nous rappeler les interdits, profondément motivés, du classicisme français. Et aussi, qui plus est, d’une certaine poésie contemporaine. Je pense à l’inquiétude d’Yves Bonnefoy traducteur devant l’apparente insouciance de Shakespeare, qui se contente dans Hamlet de décrire les soldats du guet, à la vue du spectre, comme « distill’d / Almost to jelly with the act of fear ». En révisant sa traduction, Bonnefoy consentit à écrire, peut-être par une sorte de générosité envers Shakespeare et en faisant confiance, finalement, à sa poétique si bizarrement étrangère : « Réduits presque en bouillie par l’épouvante », mais à l’origine il substitua à « jelly » le mot « cendres », par refus, comme il le dit lui-même dans La Traduction de la poésie, de « la langue ordinaire, employée sans attention, sans surcroît de sens ». Voir dans la poésie une manière de lieu, de climat, qui non seulement relève le langage mais demande à chaque mot qu’il approfondisse l’émotion, le sens, dans une concentration sans faille et à l’intérieur d’un ensemble parfaitement cohérent, semble caractériser au moins une certaine poésie française, alors que l’enrichissement par les contraires – le poétique par le prosaïque, le grave par le léger, le tragique par le grotesque – serait presque la norme dans la poésie anglaise.
6Mais j’ai hâte de passer aux changements spécifiquement mallarméens, car il est évident que Mallarmé cherche ici, par le biais de la traduction, sa propre langue, et que, s’il change Poe, il apprend aussi, en le lisant, à changer le français. En suivant l’idée de Rudolf Pannwitz, on dirait même qu’il s’engage moins, dans Les Poëmes d’Edgar Poe, à traduire l’anglais en français qu’à traduire le français en anglais. Car c’est, en effet, en rendant sa langue maternelle perméable à la langue de Poe, et à la langue qu’il enseignait lui-même, d’ailleurs, sans beaucoup de plaisir, dans des lycées, que Mallarmé trouva un des chemins, le plus inattendu mais non le moindre, vers un langage nouveau. On serait même tenté de juger cette transformation facile, sans le résultat obtenu, puisqu’il s’agit en premier lieu, après tout, de placer tout simplement l’adjectif devant le nom. Même Les Cloches, cependant, à vrai dire difficile à admirer en anglais (mais qui avait été pour Baudelaire une « véritable curiosité littéraire », dont il disait : « Traduisible, cela ne l’est pas »), devient étrange et attirant par la façon dont Mallarmé le travaille, surtout dans ces vers de la deuxième strophe :
« From the molten-golden notes,
And all in tune,
What a liquid ditty floats
To the turtle-dove that listens, while she gloats
On the moon !
Oh, from out the sounding cells,
What a gush of euphony voluminously wells !
How it swells !
How it dwells !
On the Future !... »
7« Hors des notes d’or fondues, toutes ensemble, quelle liquide chanson flotte pour la tourterelle, qui écoute tandis qu’elle couve de son amour la lune ! Oh ! des sonores cellules quel jaillissement d’euphonie sourd volumineusement ! qu’il s’enfle, qu’il demeure parmi le Futur ! » L’ordre inaccoutumé de « liquide chanson » et « sonores cellules » contribue à un effet singulier, qui vient aussi d’une répétition et d’un mélange insolites des cellules sonores des mots (c’est ici surtout, devant ce qu’il faut bien appeler la maladresse de la prosodie de Poe, que l’on comprend l’avantage qu’il y avait pour Mallarmé à écrire en prose), et de la préposition tout à fait mallarméenne dans « parmi le Futur ». Les très admirables Stances à Hélène sont rehaussées aussi lorsqu’une allitération quelque peu excessive : « [...] gently [...] / The weary, waywom wanderer bore », cède à une tournure précieuse et séduisante : « Portaient doucement le défait et le las voyageur. » On commence à reconnaître le phrasé de Mallarmé, et à voir l’origine, pour ainsi dire, anglaise d’un vers comme « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui » – vers qui lance, en plus, un sonnet dont le pouvoir de proposer un monde autre et rare est dû en grande partie à une suite d’expressions semblables, placées avec soin : « Transparent glacier », « stérile hiver », « blanche agonie » et « pur éclat ». En imitant l’anglais dans une langue qui s’en défend, Mallarmé invite le lecteur à peser momentanément des suggestions adjectivales non encore attachées à des choses, et permet presque aux épithètes d’évoquer leur nom.
8Ne s’est-il pas approprié aussi, à des moments, une technique plus particulière à Poe et qui consiste à débuter avec un adverbe – « Ah, distinctly I remember », « Ah ! distinctement je me souviens » (Le Corbeau), « softly dripping », « doucement se distillant » (La Dormeuse) ? On reconnaît le style, pour ne citer que les exemples les plus éloquents, de Prose (pour des Esseintes) :
« Hyperbole ! de ma mémoire
Triomphalement ne sais-tu
Te lever [...] »
9 et d’un autre premier vers célèbre : « Victorieusement fui le suicide beau », où l’adverbe, comme d’habitude de cinq syllabes selon un projet que Mallarmé a dû concevoir en réfléchissant à Poe, établit longuement et puissamment une manière de faire ou d’être, avant même que le verbe qui le fonde ne soit nommé. (On pourrait penser aussi que « le suicide beau » doit sa force à une méditation sur l’ordre des mots en anglais, mais selon le raisonnement inverse.)
10Pour trouver sa propre langue, cependant, Mallarmé ne peut se contenter de mimer celle de Poe. Il la change aussi, profondément ; il l’utilise, pour sonder le possible du français. S’il attire Poe dans la manière de vivre de la poésie française, dans sa façon d’éprouver le monde, dans ce que l’on pourrait appeler son intelligence plus raréfiée du réel – mais je suis pleinement conscient de me hasarder ici, et surtout de la difficulté pour un Anglais de pénétrer la poésie française et de l’impossibilité sans doute pour quiconque de comparer les deux poésies de l’intérieur de chacune – il augmente aussi pour lui-même cette sorte d’absorption du réel dans l’esprit. Celui qui parle dans La Dormeuse aimerait que la dame du poème dorme toujours, « While the dim sheeted ghosts go by ! », mais Mallarmé écrit : « pendant qu’errent les fantômes aux plis obscurs. » N’étant plus eux-mêmes « obscurs » et « vêtus d’un linceul », ses fantômes ont presque perdu leur présence matérielle, laquelle s’est transportée dans de vagues et suggestifs « plis obscurs ». La lumière souterraine dans La Cité en la mer luit « Up shadowy long-forgotten bowers / Of sculptured ivy and stone flowers », et l’on voit que, si « irréel » que soit le monde de Poe, la langue anglaise semble lui résister, en introduisant dans le rêve, dans l’irrationnel, dans l’impossible même, des renvois à des objets solides et tangibles. Les objets de Mallarmé – dans cette phrase, du moins, qu’il a fait évoluer vers sa propre poétique – changent de substance, car dans sa traduction la lumière luit plutôt « sur la désuétude ombragée de vieux bosquets d’ifs sculptés ». Ce ne sont plus les bosquets submergés dans les eaux de la mort ou de la mémoire stagnante qui sont ombragés, mais « la désuétude ». On trouve même la précise signature mallarméenne dans cette abstraction qui tire néanmoins de par son adjectif, tel le « blanc vol fermé » d’Autre éventail, sur le monde que connaissent les sens.
11On dirait aussi que Mallarmé, à écouter ce qu’il appelle dans le Tombeau la « voix étrange » de Poe, cherche pour lui-même, en se servant de l’anglais pour remuer le français, une voix également étrange. Il la trouve, d’ailleurs, partout. Les sonorités déjà savamment outrées de ce passage du Corbeau, par exemple : « And the silken sad uncertain rustling of each purple curtain / Thrilled me », reviennent (Emilie Noulet l’a vu) dans les sons de la traduction, sans toutefois s’accompagner du même rythme agité et envoûtant, pour être renforcées encore par la structure repensée et remodelée de la phrase : « Et de la soie l’incertain et triste bruissement en chaque rideau purpural me traversait. » Le caractère hors de l’ordinaire du moment est suggéré aussi dans purpural, que Mallarmé semble avoir inventé. Deux vers assez anodins d’Un rêve dans un rêve : « I stand amid the roar / Of a surf-tormented shore », se renouvellent dans cette séquence toute mallarméenne : « Je reste en la rumeur d’un rivage par le flot tourmenté ». Car Mallarmé ne s’efforce pas simplement d’écrire un français dont on dirait qu’il est la traduction d’une autre langue naturelle, en l’occurrence l’anglais. Il ébauche un autre langage, qu’il ne cessera d’affiner dans sa propre poésie et même dans sa prose, et qui est fondé sur des combinaisons rares de sons et sur de nouvelles configurations syntaxiques : un français qui semble venir d’ailleurs, comme la traduction merveilleusement exacte d’une langue perdue ou non encore trouvée. C’est peut-être la condition littéralement étrangère de l’anglais de Poe qui éveilla, ou confirma, chez Mallarmé, le désir de recréer sa langue, d’écrire, en quelque sorte, un français étranger.
III
12J’ai dit, en passant, que les traductions de Mallarmé sont en prose, mais ce n’est évidemment pas un fait sans importance et il faut tenter de le comprendre. Il est vrai que la littérature française ne semble pas contenir la même abondance de grandes traductions en vers que la littérature anglaise. On imagine difficilement, dans la Bibliothèque de la Pléiade, par exemple, l’équivalent de l’Oxford Book of Verse in English Translation. Il serait intéressant de savoir pourquoi. Il est vrai aussi que la version en prose du Paradis perdu de Milton que Chateaubriand avait publiée en 1836 avait démontré de manière éclatante que l’acte de traduire en prose pouvait être une mise en œuvre de toutes les ressources humaines, de tout le savoir dans la langue, d’un écrivain qui s’y engagerait le plus loin possible.
13Faut-il penser que Mallarmé évitait de traduire la poésie de Poe en vers à cause de son caractère narratif ? La narration n’était pas un problème pour Poe. Il dit du Corbeau, dans La Philosophie de la composition, qu’il contient « une narration simple », laquelle demande toutefois, afin de produire son plein effet, « un certain pouvoir de suggestion – quelque courant sous-marin, même très vague, de sens ». La « suggestion » est une idée, on le sait, que Mallarmé fera sienne, mais la narration, on le sait aussi, le déconcerte. Dans Crise de vers, il bannira de toute poésie désireuse de trouver sa propre vérité, « narrer, enseigner, même décrire ». Il sera même responsable par là, grâce à son influence sur certains poètes de notre siècle, d’une des différences entre les poésies française et anglaise. Mais ce passage est de 1886, et dans une lettre à Cazalis de janvier 1864, où il explique L’Azur comme Poe avait expliqué Le Corbeau, Mallarmé écrit ceci : « Ç’a été une terrible difficulté de combiner, dans une juste harmonie, l’élément dramatique, hostile à l’idée de Poésie pure et subjective, avec la sérénité et le calme de lignes nécessaires à la Beauté. » A l’époque de ses premières traductions de Poe, Mallarmé semble accepter la « terrible difficulté » occasionnée par l’action ou le récit, car il luttera avec la narration également dans les poèmes où s’inscrit, dès 1864-1865, son ambition la plus haute : Hérodiade et L’Après-midi d’un faune. Il devait noter avec plaisir aussi le fait que les personnages et les événements de Poe sont eux-mêmes « purs » et « subjectifs », et ne viennent nullement (pour citer son essai sur L’Œuvre poétique de Léon Dierx) du « monde anecdotique ».
14Il est peu probable, de toute façon, que Mallarmé eût résolu une quelconque hésitation devant la poésie de Poe en se repliant vers la prose, et je trouve plus intéressant de remarquer, tout d’abord, la façon dont Poe lui-même entrave la marche du récit par de nombreuses répétitions, qui servent à créer des pauses, des moments de contemplation. Je pense, par exemple, au troisième vers hors syntaxe de ce passage d’Ulalume :
« Here once, through an alley Titanic,
Of cypress, I roamed with my Soul –
Of cypress, with Psyche, my Soul. »
15où l’effet d’un fragment musical qui se détache du langage ordinaire devient encore plus singulier dans la prose de Mallarmé : « Ici, une fois, à travers une allée titanique de cyprès j’errais avec mon âme ; – une allée de cyprès avec Psyché, mon âme. » Poe guide Mallarmé vers une prose plus insolite encore que celle que Mallarmé élaborait dans ses propres poèmes en prose, commencés – et ce n’est peut-être pas par coïncidence – à l’époque des traductions de Poe, en 1864.
16Mais c’est sans doute la façon tout à fait originale dont Mallarmé entendait le vers – comme « un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire » – qui l’a convaincu de faire des traductions en prose. La théorie se trouve encore une fois dans Crise de vers, mais la pratique se voit dès au moins Hérodiade, et si le vers doit « rémunérer le défaut des langues » (tout comme la langue elle-même, à un moment de sa pensée, remédie au défaut de la nature), en retrouvant tant soit peu le pouvoir adamique de faire résonner les présences du jardin terrestre dans « le mystère d’un nom », on peut supposer que les exigences de Mallarmé ne sauraient se satisfaire dans des traductions. Il travaillerait plutôt la langue dans l’autre forme de signifiance qu’est la prose, en donnant à celle-ci l’achèvement d’un vers inouï. C’est dans les sons et les structures refaçonnées des phrases que le dire deviendra « rêve et chant », comme à un moment du Palais hanté : « Les bannières claires, glorieuses, d’or » (où « claires » se substitue avec bonheur à « yellow »), ou dans La Dormeuse, où l’oreille passe par des grappes de son différentes et successives mais soutenues par des « i » constamment renouvelés : « A minuit, au mois de juin, je suis sous la lune mystique : une vapeur opiacée, obscure, humide, s’exhale hors de son contour d’or et, doucement se distillant, goutte à goutte, sur le tranquille sommet de la montagne, glisse, avec assoupissement et musique, parmi l’universelle vallée. »
IV
17En lisant Poe, le jeune Mallarmé ne trouve pas seulement, c’est évident, une langue et un langage, mais une manière de ressentir à la fois le moi et le monde, et la mort surtout qui se découvre en leur centre. Ce qu’il rencontre est suffisamment proche, malgré la différence, de ce qu’il connaît ou commence à connaître, pour qu’il veuille l’explorer et le tirer vers lui-même. Dans la note qu’il composa, bien plus tard, il est vrai, pour Terre de songe, il dit de l’imagination de Poe qu’elle est « de celles qui expriment le mieux, par la présence de certaines teintes morbides ou funestes, les ultima thule, régions extrêmes, de l’esprit (comme si la gloire d’y être parvenu ne s’affirmait chez l’homme que par la maladie et la destruction de sa nature !) ». On ne peut s’empêcher d’y voir une réminiscence, pour le moins, de ce qu’il éprouvait lui-même en 1866-1867 – de cette sorte de mysticisme inverse, de conversion anti-religieuse, qui entraîna, selon la lettre célèbre à Eugène Lefébure du 17 mai 1867, « la destruction de moi », et dont il put dire aussi : « La Destruction fut ma Béatrice. »
18Mallarmé incite à la relecture de Terre de songe, qui retrace une descente, à mon sens, à travers les ténèbres, parmi des lacs aux eaux solitaires et mortes et sous l’œil des « mauvais anges », dans un inconscient effroyable, une mémoire envahissante et autonome. Dans la mesure où le narrateur serait Poe lui-même, on devine que la poésie l’obligeait à affronter et à traverser l’informe, le chaos du moi, à reconnaître en lui un monde autre et caché et peut-être démoniaque, qu’il pouvait tenir pour sa propre perversité, sa « maladie » personnelle, ou simplement pour un fait de la condition humaine, voire même pour le site du péché. Mallarmé semble vouloir marquer la réalité de ce passage « hors de tout ce que nous savons », en traduisant le titre du poème, Dreamland, non par Pays des Songes mais Terre de songe et – pour souligner de nouveau le côté « terrestre » de cette descente dans l’insondable – en transformant les « caves » ou cavernes de Poe en « souterrains » et ses « shrouded forms » ou formes enveloppées dans un suaire, en « formes ensevelies ». La traduction, curieusement, est encore plus « gothique » que l’original.
19Ayant établi pour lui-même, cependant, la vérité du poème, Mallarmé le change. Il en supprime, d’abord, la dimension religieuse, qui permet à Poe de préparer les vers qu’il livre à la fin : « Et aussi l’Ame en peine qui y passe, ne le contemple qu’à travers des glaces obscurcies », où l’on comprend parfaitement dans l’anglais une allusion à un passage de saint Paul (1 Corinthiens 13, 12) qui dit que nous voyons maintenant au moyen d’un miroir, d’une manière obscure, et où l’on comprend également qu’il s’agit non pas de regarder Dieu et le ciel mais 1’« étrange et fatidique climat » du moi, qui se révèle ici aussi caché et finalement invisible que le Dieu caché lui-même. Alors surtout que Poe est prêt à penser que le lieu extrême du moi où il pénètre par transgression est « the most unholy », le plus impie, pour Mallarmé ce lieu est plutôt « le plus décrié » – décrié, sans doute, par ceux qui sont incapables d’un tel voyage : par le « siècle épouvanté » du Tombeau ou la « foule hagarde » de Toast funèbre. Mais le plus important est ceci, que les « chasms », les gouffres ou abîmes de Poe, deviennent des « vides », car je sens que Mallarmé devait se protéger, dans sa rencontre avec la puissance d’envoûtement de l’imagination de Poe, contre l’attirance de l’inconscient, dont il semble qu’il ne voulait absolument pas se mêler. Il transforme donc les gouffres de l’inconscient en des vides métaphysiques, pour pouvoir entrer dans le poème de la façon la plus sérieuse possible, en y représentant ce qu’il comprend intimement lui-même. Dans son propre Sonnet allégorique de lui-même, qui est de 1868, et dans la lettre à Cazalis du 18 juillet qui l’accompagne, Mallarmé évoque en effet l’absence, la vacance, l’aboli, le Vide.
20Et si Mallarmé efface de sa traduction tout jugement religieux de ce qui est pour lui une descente dans l’horreur de la dépersonnalisation (et de l’inexistence, précisément, de Dieu), il tient aussi à ajouter au poème le signe de ce qu’une telle ascèse peut accomplir. Il transforme des rosées « that drip all over », qui s’égouttent partout sur les bois, en des rosées « qui perlent au-dessus ». Le lieu où le moi « agonise » devient du coup l’origine des perles, des poèmes. Il est vrai que Poe ne parle pas autrement dans La Vallée de l’inquiétude, où dans le dernier vers, après le dépeuplement de l’endroit, le silence et une tombe « sans nom » – après la disparition, autrement dit, du moi – la « magique solitude » du lieu opère enfin, et sur les tiges des lis, « Perennial tears descend in gems ». Il suffit à Mallarmé de traduire mot à mot pour être entièrement lui-même : « Les pérennelles larmes descendent en pierreries. »
21Il se peut même que Mallarmé ait reconnu dans Poe, à des moments, la même découverte du vide, et que dans sa traduction il ait permis au sens latent du texte de transparaître. Le sonnet Silence oppose au silence du corps, qui « n’a en soi de pouvoir mauvais », un autre silence qui serait son ombre :
« But should some urgent fate (untimely lot !)
Bring thee to meet his shadow (nameless elf,
That haunteth the lone regions where hath trod
No foot of man), commend thyself to God ! »
22« Mais si quelque urgent destin (lot intempestif !) t’amène à rencontrer son ombre (elle innommée, qui, elle, hante les régions isolées que n’a foulées nul pied d’homme), recommande ton âme à Dieu. » Une nouvelle tension du rythme (« elle innommée, qui, elle [...] ») annonce la présence de Mallarmé, qui ne réduit pas la terreur de cet autre silence en l’appelant, comme Poe le fait, un « lutin innommé », mais lui donne toute son ampleur en disant de cette ombre du silence qu’elle est elle-même « innommée ». C’est le silence de l’âme, la vacance de l’être, « l’ombre [...] innommée » qui, elle-même sans nom, prive de nom tous ceux qui la rencontrent.
23En lisant cette traduction, on comprend mieux la façon apparemment hyperbolique dont Mallarmé interprète la poésie et le destin même de Poe, voix mortelle et extraterrestre, aérolithe, selon le Tombeau, « ici-bas chu d’un désastre obscur ». On peut relire aussi, à sa lumière, ces lettres de Mallarmé où est racontée (en partie, sans doute, selon le sens fort du mot) une sorte d’entrée dans l’ombre, une destruction absolue du moi et du monde. On connaît les moments essentiels : lettre à Cazalis de mars 1866, où il prétend avoir rencontré le Néant en travaillant la poésie, en creusant le vers d’un poème, Hérodiade, qu’il voulait « digne de Poe » et comparable même au meilleur de son œuvre ; lettre à Villiers de l’Isle-Adam du 24 septembre 1867, où il écrit : « Ma pensée a été jusqu’à se penser elle-même et n’a plus la force d’évoquer en un néant unique le vide disséminé en sa porosité » (je relève le mot « disséminé ») ; autre lettre à Cazalis, enfin, du 14 mai 1867, où il parle de la nécessité de se regarder dans une glace afin de ne pas redevenir le Néant, et de la disparition de « ce qui fut moi ». C’est cette lettre surtout qui explique le charme de Poe, et qui fait peser aussi sur la crise de ces nuits de Tournon et de Besançon la possibilité d’une influence directe de sa poésie. Si l’ombre est « innommée », en effet, dans Silence, tout comme la tombe est « sans nom » dans La Vallée de l’inquiétude, Mallarmé aussi ne déclare-t-il pas : « Je suis parfaitement mort » et « Je suis maintenant impersonnel, et non plus Stéphane » ?
24Mais on peut penser aussi que Mallarmé est attiré et même entraîné par Poe dans une direction qui n’est pas vraiment la sienne et qu’il pourra regretter. On le sent surtout lorsqu’en traduisant Poe il le change, en effet, mais pour aller encore plus loin que lui. C’est le cas d’Ulalume, dont on voit l’importance pour Mallarmé dans la longue note qu’il lui consacra, et dont il faut dire aussi, il est vrai, que loin de renoncer à sa traduction, Mallarmé la fit imprimer quatre fois sans compter les deux éditions collectives. Ulalume devait plaire, après tout, à quelqu’un qui croyait avoir gagné dans sa « lutte avec ce vieux et méchant plumage, terrassé, heureusement, Dieu » (déjà dans cette même lettre du 14 mai 1867 à Cazalis on reconnaît la configuration mallarméenne de la phrase), car l’histoire d’une étoile dont le croissant est « miraculeux », dont la splendeur rayonne « d’espoir » et qui « guide » même le promeneur, n’est-elle pas l’inversion, dissimulée et tacite, de l’histoire des Mages ? L’étoile conduit non pas à une étable mais à une tombe, non à une vie nouvelle mais – et c’est là le signe évident de la présence de Poe – à une mort ancienne.
25Il est vrai que Mallarmé continue ici à travailler la langue française, et que le renouvellement du langage est en quelque sorte la bonne nouvelle de Mallarmé. On voit dans sa traduction, comme dans ses propres poèmes de l’époque, la mise en œuvre d’une réflexion sur les mots qui s’exprime déjà en 1866 (lettre du 5 décembre à François Coppée) dans les termes de Crise de vers : « Ce à quoi nous devons viser surtout est que, dans le poème, les mots – qui déjà sont assez eux pour ne plus recevoir d’impression du dehors – se reflètent les uns sur les autres jusqu’à paraître ne plus avoir leur couleur propre, mais n’être que les transitions d’une gamme. » Dès la première strophe, en effet, les feuilles des bois, qui sont « crisped and sere [...] withering and sere » (séchées), sont transformées pour permettre une sorte de musique récurrente : « Crispées et mornes [...] périssables et mornes », et la suite de la traduction, qui ne déviera plus du sens de l’original, est constituée entièrement de reflets et de transitions : « C’était nuit en le solitaire Octobre de ma plus immémoriale année. C’était fort près de l’obscur lac d’Auber, dans la brumeuse moyenne région de Weir – c’était là, près de l’humide marais d’Auber, dans le bois hanté par les goules de Weir. » On dirait même, à la lumière de cet autre passage de Crise de vers où Mallarmé déclare sa déception devant le timbre clair du mot nuit et le timbre obscur du mot jour, avant de saluer dans le vers le pouvoir de triompher de ces défauts, que le mot nuit reçoit déjà ici de l’obscurité et de l’opacité, puisque ses voyelles, en se répétant, se mêlent progressivement à des sonorités contraires : « Solitaire... immémoriale... obscur... brumeuse... humide... goules ».
26Mais voici le tout premier vers du poème : « The skies they were ashen and sober », qui devient : « Les cieux, ils étaient de cendres et graves. » Non plus couleur de cendres ou cendrés, les cieux de Mallarmé semblent être composés de cendres, et s’être alourdis aussi du fait d’être graves plutôt que sobres. Lorsque Poe répète presque toute sa première strophe dans la dernière, Mallarmé pourra écrire non pas « my heart it grew ashen and sober » mais « mon cœur devint de cendre et grave ». Les cendres du ciel tombent, pour ainsi dire, dans la cendre de son cœur ; le moi lui-même tombe sous le poids d’un monde. Le jeune Mallarmé (il s’essayait à traduire Ulalume en 1863 au plus tard) sonde ce qu’il sait ou ce qu’il devine dans une traduction où certains mots, selon le critère le plus simple, sont inexacts. L’être cède au non-être, le feu du soleil et le feu du moi ont brûlé, et seule survit la beauté de l’écriture. Il n’est pas étonnant que Mallarmé parle de cette traduction dans une lettre à Villiers du 30 septembre 1867, où dans cette période de crise il exprime le désir de traduire tout Poe jusqu’aux marginalia.
27Et il continue. Les feuilles de Poe sont « withering » et les « laves » de son cœur roulent « restlessly » tandis que pour Mallarmé les feuilles sont « périssables » et les laves roulent leurs courants « instablement ». Des feuilles « withering » (qui flétrissent) sont des feuilles réelles que l’on voit changer avec le temps ; des feuilles périssables sont analysées hors du temps dans leur condition d’objets mortels. « Restlessly », ou sans repos, est une fiction pathétique (Ruskin) qui parle d’un mouvement irrésistible et involontaire du cœur ; « instablement », de nouveau plus intellectuel, laisse supposer une sorte de vertige du gouffre. Le mot se retrouve, d’ailleurs, dans la traduction de The Valley of Unrest, où le titre devient simplement La Vallée de l’inquiétude mais où le vers éponyme, pour ainsi dire : « The sad valley’s restlessness », semble passer par la même hantise chez Mallarmé pour s’écrire : « L’instabilité de la triste vallée. » Dans sa note, Mallarmé met ce poème en rapport avec les « vieux maux du rêve », et spécialement avec « l’instabilité douloureuse, où le regard se dissémine et se perd dans une agitation vaine ».
28Si Mallarmé cherche dans ses traductions la « voix étrange » de Poe, on dirait que c’est précisément parce que la mort, comme le Tombeau le déclare aussi, y triomphe. Il cherche pour lui-même une voix étrange capable (pour citer des expressions en partie de bien plus tard, il est vrai) de faire lever l’hyperbole, de faire aboutir le monde à un beau livre, de le hausser vers un Intelligible gagné contre l’instable, contre un réel de cauchemar où nous ne sommes que de vaines formes de la matière et où le regard – et avec quelle pertinence Mallarmé parle ici à une condition post-moderne – « se dissémine et se perd ».
29Mais c’est surtout en entrant dans la répétition de Poe que Mallarmé dirige le poème qu’il travaille vers ce qui semble le préoccuper. La répétition est comme le milieu rhétorique d’Ulalume, et peut-être même de toute la poésie de Poe. Chacune des longues strophes ne fait sonner et résonner que deux rimes ; expression après expression est réitérée sous une forme à peine différente (« elle roule à travers un éther de soupirs : elle jubile dans une région de soupirs ») ; la première strophe revient presque dans la troisième et revient de nouveau – et c’est là, on le voit bien, le sens de ces retours incessants – dans la dernière. Poe se sert, il est vrai, de la tradition de la ballade anglaise où la répétition participe du genre, mais il répète de façon obsessionnelle parce qu’il parle dans Ulalume de l’obsession. D’où l’invraisemblance de l’histoire (un homme se promène sans savoir où il est jusqu’au moment où il voit que la tombe dressée devant lui est celle de sa femme, morte il y a seulement un an), qui affermit la réalité psychique de ce qu’elle raconte. Le poème descend vers l’intérieur, pour un voyage où tout est donné au début mais demeure incompris jusqu’à la fin, où des expressions répétitives montent d’une mémoire elle-même répétitive et stagnante, et où le moi se reconnaît enfin prisonnier de ses propres répétitions interminables. Des tournures qui diraient, dans un autre contexte, l’espoir, le renouvellement qui habitent par excellence ces autres répétitions que sont, en musique, les variations, ne s’éloignent ici de leur forme première que pour retomber à la fin sur le même dernier mot. Même le mot « immémoriale » (« ma plus immémoriale année »), apparente impropriété qu’habituellement on condamne, s’avère raisonnable et créateur, en plus, d’un sens nouveau. L’année en question n’est certes pas si ancienne qu’elle est sortie de la mémoire, puisque le poème la remémore : elle est le lieu, plutôt, d’un événement d’autant plus immémorial qu’il s’est produit dans une région inconnue du moi et en dehors de la mémoire normale. Même le nom d’Ulalume, qui peut, surtout en anglais, prêter à sourire, est parfaitement bien conçu en tant que légende sur une tombe, mot vain et monotone qui donne sur la mort, ululement d’inanité sonore et obsessionnelle qui, venu de la nuit et vibrant dans l’air, menace le langage d’un retour au non-sens tout en s’efforçant aussi, mais désespérément, à transcender le langage vers une sorte d’expression pure.
30La poésie de Poe, c’est souvent l’échec du nouveau, le retour au « self-same », au « même-même » (Le Ver vainqueur), et il suffit de regarder le plus célèbre de ses poèmes pour voir à l’œuvre une sorte de répétition mauvaise. Vers la fin de plusieurs strophes du Corbeau la phrase s’amplifie comme si elle voulait entrer dans le domaine du nouveau, du copieux, mais ce n’est que pour redescendre, ici encore, vers le même dernier mot : « Se percha au-dessus de la porte de ma chambre – se percha sur un buste de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre », « jusqu’à ce que ses chansons comportassent un unique refrain ; jusqu’à ce que les chants funèbres de son Espérance comportassent le mélancolique refrain [...] » A la fin du poème, « l’âme » du narrateur est comme immobilisée dans une répétition étemelle, car elle ne s’élèvera jamais de l’ombre du corbeau projetée à terre par la lumière d’une lampe. Elle est retenue entre une mort survenue dans le passé, celle de la femme aimée, et le moment présent dont cette mort ne cesse de s’emparer ; entre la chose et l’ombre de la chose. La répétition est ténébreuse, et elle est même démoniaque, car les yeux du corbeau « hâve ail the seeming of a demon’s that is dreaming ». La structure quelque peu gauche de la phrase, le rythme exalté, les effets sonores excessifs – tout ce qui, dans l’écriture de Poe, semble être une faiblesse, concourt ici à suggérer l’horreur, l’affolement, d’une prise de conscience de l’inéluctable. Mallarmé, qui parle plus directement d’un « démon qui rêve », atteint une autre gravité dans la voix et laisse venir le sérieux du poème dans une émotion plus unie, mais néanmoins, et combien il est surprenant de le constater, de façon moins mémorable.
31Je suppose que Poe entend parfaitement ce qu’il fait : que c’est lui l’analyste, et qu’il explore les divers moi de ses poèmes à distance, quel que soit l’apport de ses propres impulsions ou phobies. Mallarmé ne s’engouffre pas non plus dans la matière psychique de ses traductions, mais il insiste, tout de même, plus que Poe, comme s’il voulait connaître, au moins dans l’acte de traduire, des régions encore plus extrêmes de l’esprit. Au cours de sa traduction d’Ulalume il supprime certaines répétitions, sans doute parce que le passage du vers à la prose aurait diminué leur pouvoir, mais voilà que dans les tout derniers vers il en rajoute, en répétant deux vers que Poe ne répète pas :
« Well I know, now, this dim lake of Auber –
This misty mid region of Weir –
Well I know, now, this dank tarn of Auber –
This ghoul-haunted woodland of Weir. »
32« Je connais bien, maintenant, cet obscur lac d’Auber – cette brumeuse moyenne région de Weir : je connais bien, maintenant, cet obscur lac d’Auber – cette brumeuse moyenne région de Weir : je connais bien, maintenant, cet humide marais d’Auber, et ces pays de bois hantés par les goules de Weir ! » Celui qui parle dans le poème reconnaît, lui aussi, la nature démoniaque de son empiègement, puisqu’il demande, à ce moment précis où il tombe dans le cycle des répétitions : « What demon has tempted me here ? » Mallarmé, lui, se laisse tenter, en soulignant encore davantage la chute du moi dans la force tractive de la mémoire, et en déclarant aussi : « Ah ! quel démon m’a tenté vers ces lieux. » « Vers ces lieux » : ces mots donnent, plus que le simple « ici » de Poe, sur le site de la répétition, et je note que Mallarmé, dans la lettre à Villiers où il parle de son désir de traduire tout Poe, appelle ce poème non pas Ulalume mais le Lac d’Auber, substituant ainsi au nom de la femme perdue celui du lieu de la perte définitive.
33Je note même que, par deux fois, dans Le Ver vainqueur et dans Annabel Lee, Mallarmé choisit d’intervertir les deux dernières strophes de Poe. Ses traductions se terminent ainsi non par un commentaire général sur la tragédie de l’homme et par la nuit transfigurée des rêves, mais par le ver de la mort et par le nom de la beauté – ce dernier selon une sorte de jeu de mots impossible en anglais : « La très belle Annabel Lee ». On dirait qu’il remanie ces deux poèmes pour pouvoir contempler deux pôles de sa propre expérience, la mort du moi et la beauté qui survit à la catastrophe. Il cherche dans ses traductions à se comprendre, à voir avec clarté les tendances de son esprit, et il se peut que le démon de Poe l’encourage à aller au-delà même de ce qui est propice à sa propre poésie. Si son travail sur le langage de Poe et les modifications qu’il apprenait ainsi à apporter au français contribuaient pour beaucoup à l’évolution de sa propre philosophie (radicale et finalement, je crois, heureuse) du langage, sa rencontre avec la portée existentielle de la poésie de Poe – où la seule tentative pour s’élever au-dessus d’une répétition inerte et néfaste serait la création d’une beauté douloureuse, inhumaine et par conséquent hors d’atteinte – semble l’avoir aspiré vers une manière d’impuissance.
34 Dans la poésie de Poe, Mallarmé rencontre un inconscient qu’il transforme en vide métaphysique, en une instabilité de l’être, et une sorte de maladie de la répétition qu’il semble exagérer pour pouvoir contempler l’impuissance de sa propre poésie. Mais ces choses-là, je le sais, sont fort délicates, et il est certain aussi que les idées de Mallarmé évoluaient. Je le vois surtout dans ses rapports avec ce que la poésie de Poe semble vouloir lui dérober – avec la réalité terrestre, avec ce monde d’idées et d’objets qui se présentent quotidiennement non seulement à la conscience, pour être compris et organisés, mais à tout ce vivre dont nous sommes à la fois les agents et les bénéficiaires. On étudierait sans doute avec profit le passage du platonisme d’Israfel (qui n’est pas nécessairement celui de Mallarmé, puisqu’il traduit) où « nos fleurs sont simplement – des fleurs », à l’ontologie et à la linguistique autrement plus complexes de Crise de vers où, dans un passage connu, la fleur du langage, et plus spécialement la fleur parlée (« Je dis : une fleur ! »), devient « l’absente de tous bouquets » – devient celle qui, par la présence de son absence dans chaque gerbe, par la notion de fleur qu’elle produit dans l’esprit et par la musique et la « suavité » de son existence corporelle selon la voix, permet de voir et de voir à nouveau les fleurs réelles et ordinaires.
35Et il existe, après tout, dans la correspondance des jeunes années de Mallarmé, des hésitations, les signes d’une lutte qu’il menait contre lui-même, la présence d’un monde simple, d’une réalité autre que le moi et qui résiste au néant, à la tendance irréalisante de l’esprit. Un an à peu près avant le Sonnet allégorique de lui-même, où l’influence de Poe (la chambre, la nuit, la mort) est certaine, et dans la lettre même à Lefébure où il déclare que la Destruction a été sa Béatrice, il dénonce aussi, et de manière sarcastique, l’idée même de la destruction : « Tout cela n’a pas été trouvé par le développement normal de mes facultés, mais par la voie pécheresse et hâtive, satanique et facile, de la destruction de moi [...] Je n’ai, personnellement, aucun mérite, et c’est même pour éviter le remords [...] que j’aime à me réfugier dans l’impersonnalité. » C’est vrai : si le Sonnet allégorique accuse l’influence de Poe (et porte même, dans les mots « En l’obscurcissement de la glace », la marque probable des « glaces obscurcies » de Terre de songe, qui semblerait dater par conséquent de 1868 au plus tard), la version définitive du poème, Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx, qui est probablement de 1887, contient, outre le « minuit » du Corbeau, un détail qui la rapproche, à cette date pourtant tardive, du côté « morbide » de Poe : une figure féminine « défunte ».
36Mais je reviens à la lettre à Lefébure, car on y trouve aussi un passage sur le grillon anglais, « voix sacrée de la terre ingénue », passage qu’Yves Bonnefoy a analysé de façon émouvante et qui parle de l’attirance simple de la terre, et aussi de la voix une que nous aurions si seulement, pendant notre séjour terrestre, nous n’étions pas décomposés (selon une pensée cartésienne à laquelle je suppose qu’un poète français peut être particulièrement sensible) « en matière et en esprit ». Et on y trouve également un long développement où Mallarmé dit de lui-même et de son ami qu’ils ressemblent à deux oiseaux qui seraient revenus de leur fuite sur l’étang du rêve à « la vie » et au « sentiment de la réalité », et où il continue : « – sur l’étang du rêve où nous ne pêchons jamais que notre propre image, sans songer aux écailles d’argent des poissons ! » Il est vrai que l’on ne voit jamais sa propre image dans le miroir mallarméen, puisque le regard qui se réfléchit rencontre l’absence du moi. Mais ce qui paraît à travers cette nuit de l’être n’est pas le monde tel qu’il serait une fois lavé de l’égoïsme humain. Ce n’est le plus souvent, au contraire, que le signe de l’art, que l’image sans référent du poème lui-même. Le rapport de Mallarmé avec une terre et son ciel privés pour lui de transcendance ne sera peut-être jamais clair. Mais voici au moins un moment où il s’efface simplement, pour apercevoir, dans une matière qui se laisse pénétrer, les écailles d’argent des choses, les poissons vivants du réel.
V
37Dans la traduction, et même lorsque l’acte de traduire est un hommage et que les poèmes qui en résultent sont un tombeau offert au poète disparu, il se peut que celui que l’on traduit vienne à changer. Ce qui est assez surprenant, en fait, dans le cas de Poe, car on lit trois fois dans les notes dont Mallarmé accompagne ses traductions qu’il n’avait d’autre ambition que de faire un « calque ». Il faut voir sans doute, dans cet abaissement de son propre travail, la modestie essentielle de Mallarmé, qui semble occulter volontairement la dimension créatrice, métamorphosante, de ses versions – à moins, évidemment, qu’il n’en fût pas tout à fait conscient. Toujours est-il qu’à force d’écouter moins des mots qu’une voix, il pénètre fort loin dans l’œuvre de l’autre et semble approfondir – tout en sondant plus que Poe certaines choses où sa propre pratique naissante du monde est intimement engagée – l’intention même de l’œuvre. Il prend Poe tout à fait au sérieux, de sorte que la nouvelle lecture de ses poèmes effectuée dans les Poëmes d’Edgar Poe de Mallarmé est l’occasion pour les lecteurs de langue anglaise d’examiner Poe de plus près et avec un regard nouveau. Il le modifie, l’exagère, le tord même, dans des versions qui marquent un des moments décisifs de la réinvention en France du poète américain. Mais il l’explore surtout, le révèle. Comme l’éternité change Poe en Lui-même, selon le premier vers du Tombeau, en le faisant passer par la mort, serait-il trop facile de dire que Mallarmé le change un peu en lui-même en le faisant passer par la traduction ? Tel qu’en lui-même enfin le traducteur le change...
38Dans la traduction il se peut aussi que le traducteur change. En traduisant Poe, Mallarmé pénétrait, à une époque liminaire, dans l’œuvre d’un auteur à bien des égards tout à fait autre que lui et pourtant suffisamment fraternel pour pouvoir peser à la fois sur sa poésie et sur sa vie. En le traduisant, Mallarmé travaillait le langage, et l’on voit que dans ce domaine apparemment moins important que d’autres, le fait de changer conduit en réalité à des questions fondamentales. Samuel Beckett choisit d’écrire en français pour pouvoir passer dans l’étrangeté d’une langue étrangère. Mallarmé, en récrivant Poe en français, entrait dans sa propre langue comme un étranger, afin de la voir différemment et de la rendre différente. Il nous rappelle ce que, je le suppose, nous savons tous mais qu’il est facile d’oublier : que nous avons besoin des autres langues pour la simple raison que la nôtre ne suffit pas. C’est vrai : toute autre langue est une sorte de barrière invisible qui nous exclut de la connaissance profonde, des affinités journalières, de l’être-au-monde ordinaire et en général irréfléchi de ceux qui nous ressemblent et ne nous ressemblent pas. Les langues révèlent, mais pour le cacher aussitôt, le Verbe, ou ce que Mallarmé appelle dans Crise de vers la langue « suprême » – la langue la plus élevée et la langue finale aussi, celle où aboutirait le monde si seulement elle ne manquait pas. Mais les autres langues recèlent aussi des significations autres ou bien de vieilles significations dans une neuve atmosphère. Voici un mot : Klarheit, trouvé comme par hasard en écoutant l’Oratorio de Noël de Bach et en lisant dans le livret : « Und die Klarheit des Herren umleuchtete sie » (et la gloire de Dieu resplendit autour d’eux). Le pouvoir étonnant du mot réside, me semble-t-il, dans Klar et dans sa différence – dans son éloignement de clair, ou clear, ou clarus même – et dans le K majuscule aussi, qui suggèrent, non pas la simple clarté ni aucune splendeur que l’on reconnaîtrait, mais l’éclat tout autre d’une lumière inconnue. Ou plutôt, c’est évident, tel est l’effet que le mot peut produire sur un Anglais ou un Français. Pour un Allemand, Klarheit est simplement – Klarheit.
39 On dirait que les langues étrangères, signes de notre désarroi, de notre exil du Verbe, existent néanmoins – par une sorte de compensation ou plutôt, non, comme une grâce qui accompagne la disgrâce – afin précisément que les mots retrouvent, ne serait-ce que de façon fugitive, leur pouvoir. N’entendons-nous pas dans une langue étrangère, à des moments, une parole d’origine qui ne semble pas avoir subi de chute ? L’écouter, dans une attente, une vigilance, de tout l’être, n’est-ce pas distinguer parfois comme un grand poème qui continue ? Et nous avons besoin de cette étrangeté, de ce surcroît de sens, dans notre propre langue. Elle nous attend, par ailleurs, dans les états antérieurs de la langue, dans les œuvres d’un passé suffisamment lointain pour qu’elles deviennent pour le lecteur actuel, à la faveur de la langue familière et pourtant inconnue qu’elles parlent, un chemin, une voie, qui mène ou qui semble mener vers une parole nouvelle et un monde nouveau. Mais c’est par la traduction surtout que ce chemin se creuse. La traduction participe, comme Mallarmé nous le rappelle, du possible de la langue, comme de la poésie. Traduire, c’est – ce peut être, pour celui qui en a mesuré ce qu’il faut bien appeler aussi le danger – pourvoir d’étrangeté sa propre langue et la poésie de maintenant.
Auteur
Professeur à l’université de Warwick.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Rêver d’Orient, connaître l’Orient
Visions de l’Orient dans l’art et la littérature britanniques
Isabelle Gadoin et Marie-Élise Palmier-Chatelain (dir.)
2008
Littératures francophones
Parodies, pastiches, réécritures
Lise Gauvin, Cécile Van den Avenne, Véronique Corinus et al. (dir.)
2013
Investigations: The Expanded Field of Writing in the Works of Robert Morris
Katia Schneller et Noura Wedell (dir.)
2015
Corps/texte. Pour une théorie de la lecture empathique
Cooper, Danielewski, Frey, Palahniuk
Pierre-Louis Patoine
2015
Traduire-écrire
Cultures, poétiques, anthropologie
Arnaud Bernadet et Philippe Payen de la Garanderie (dir.)
2014
Les nouvelles écritures biographiques
La biographie d'écrivain dans ses reformulations contemporaines
Robert Dion et Frédéric Regard (dir.)
2013