D’extase et d’action
Matinée d’ivresse
Ecstasy and Action
p. 113-128
Résumés
La critique a traditionnellement expliqué la poésie de Rimbaud par sa vie. Cela est vrai non seulement pour ses premiers écrits mais aussi pour les Illuminations. Nous avons voulu montrer que l’un de ses plus beaux poèmes en prose ne se réduit ni à l’hallucination d’un mangeur de haschisch ni à celle d’un voyou ou d’un déconstructioniste. Axé sur le rapport étymologique entre haschisch et assassin, Matinée d’ivresse relie l’extase à l’action, la vision au don de soi. Il est un rite sacrificiel.
Criticism has traditionally explained Rimbaud’s poetry by his life. This is true not only of his early work, but also of the Illuminations. I have taken one of his most beautiful prose poems, which seems to me much more than the hallucination of an addict or that of a wilful destroyer or deconstructionist. Here I find a ritual in line with the practice of reformed Ismailism; it embodies the etymological linkage between hashish and assassin; it relates ecstasy to action, vision to self-immolation. Matinee d’ivresse is a sacrificial act.
Texte intégral
1Une brève anecdote lie Rimbaud à la drogue. Elle se rapporte à un jour de novembre 1871 lorsque Verlaine et Delahaye trouvèrent Rimbaud endormi sur une banquette à l’Hôtel des Etrangers. A son réveil il leur dit avoir pris du haschisch. « Eh alors ?..., demanda Verlaine. – Alors, rien du tout... des lunes blanches, des lunes noires qui se poursuivaient1. » L’expérience n’a donc guère semblé profonde. Néanmoins nombre de critiques y ont prêté de l’importance et l’ont associée avec Matinée d’ivresse. Mentionnons par exemple Antoine Adam (« il est certain que Rimbaud s’inspire de sa première séance de haschisch »), Suzanne Bernard (« il est fort probable qu’il a écrit ce poème peu après cette première expérience »), Louis Forestier (« Ce poème a été inspiré par l’expérimentation du haschisch »)2. Envisagé sous cet angle, le poème porte sur un événement personnel, une découverte des paradis artificiels.
2Par ailleurs, il y a ceux qui croient que Matinée d’ivresse exprime une volonté de destruction qui n’aurait peut-être rien à faire avec la drogue. Le Rimbaud qui se manifeste dans ce poème énonce la dissolution (Jean-Pierre Richard : « Le monde un, un moment entrevu, se défait en une multiplicité vertigineuse »), la disjonction (W.M. Frohock : « Evidemment Rimbaud abandonne la syntaxe normale au moment même où le lecteur en a le plus besoin »), le détachement moqueur (Pierre Brunei : « Dérision de la foi traditionnelle ; mais peut-être aussi, à l’avance, dérision du nouvel évangile rimbaldien »), le doute philosophique (de nouveau, Pierre Brunel : « La fragilité de toute position, l’incertitude de toute démarche »)3 ; il s’attaque aux sentiments et pensées traditionnels (Robert Greer Cohn : « Il est impitoyablement destructeur des vieilles habitudes sentimentales ou calomniatrices, comme dirait Nietzsche »), se détourne du logocentrisme (Atle Kittang : « Un désir de fuite hors de la clôture discursive »), subvertit la nature et la fonction du poème (André Guyaux : « Le texte n’a plus d’exacte situation chronologique comme s’il pouvait s’absorber dans l’espace défini par le discours poétique »)4. De telles lectures supposent un anti-poète, voyou plus que voyant, qui prend pour cible son identité, sa langue, la France de son temps.
3Jouissance exquise ou violence concertée – le contraste est grand. Tout dépend de l’interprétation que le lecteur accorde aux derniers mots : « Voici le temps des assassins. » Le but de Rimbaud n’est-il pas de développer la relation haschisch-assassin décrite par Baudelaire dans Les Paradis artificiels, par Gautier dans Le Club des hachichins, par Michelet dans son Histoire de France ? Chacun présente l’effet de la drogue sur les fidâi’s, ou disciples du Vieil Homme de la Montagne, de manière caractéristique : Baudelaire souligne « une obéissance passive et irréfléchie », Gautier « un dévouement absolu », Michelet « un courage furieux ». Avec diverses nuances, directement ou indirectement, ces auteurs suivent la voie ouverte par le plus grand arabisant du début du XIXe siècle. Silvestre de Sacy lut un mémoire devant l’Institut de France en 1809 concernant l’origine du mot « assassin ». Il montra que la forme arabe (haschâhin ou hashishiyyûn) pouvait désigner ceux qui s’intoxiquent au chanvre. Au cours de son explication il souligna, comme Baudelaire l’indique, l’obéissance absolue des fidâi’s de l’imam après qu’ils eurent absorbé la drogue : « Toute leur éducation avait pour objet de les convaincre qu’en obéissant aveuglément aux ordres de leur chef, ils s’assuraient, après leur mort, la jouissance de tous les plaisirs qui peuvent flatter les sens5. »
4De Sacy y voit un rapport étroit entre les pôles du plaisir et de la violence : les assassins n’agissent ni en état d’extase (ainsi que certains critiques voudraient nous le faire croire par leur interprétation de Matinée d’ivresse) ni par goût de la destruction (ainsi que le supposent d’autres exégètes du même poème). Au contraire, les fidâi’s cherchent à retrouver l’extase originale. Ce détail est à mon sens crucial : je suggère que le point de départ de Rimbaud fut étymologique plus que vécu et que son imagination s’enflamma en découvrant le lien paradoxal entre « haschisch » et « assassin ».
5Cependant il faut aller plus loin. Rimbaud fixe son attention sur un élément que de Sacy reconnaît mais ne développe pas et que Baudelaire, Gautier et Michelet laissent unanimement dans l’ombre. Je fais allusion au contexte religieux. Rimbaud traduit pour ainsi dire l’énergie de l’ismaïlisme réformé qui, ainsi qu’Henri Corbin l’a reconnu, est « une insurrection de l’Esprit contre toutes les habitudes6 ». Que Rimbaud ait été sensible à l’appel de l’Orient, nous le savons par plusieurs de ses poèmes (« Je retournais à l’Orient et à la sagesse première et éternelle)7 » et par sa vie après la poésie. Cette attitude ne lui vint pas seulement de son refus d’accepter la société contemporaine et ses conventions, ni de son attachement au père absent, arabisant et rebelle. De telles raisons ne suffisent en aucune façon puisque nous devons aussi prendre en compte un besoin de donner voix au sentiment religieux – davantage encore, à une attente quasi mystique. Matinée d’ivresse nous présente un Bien et un Mal, une éternité, une promesse salvatrice ; il proclame une investiture sacrée, une sanctification, une foi. Le même adolescent qui à Charleville fut appelé un « sale petit cagot » (Delahaye) écrit un texte aussi inspiré que Génie.
6Quelle est cette voix que nous entendons ? Rimbaud adopte celle de l’initié qui vit le drame de la foi.
« O mon Bien ! ô mon Beau ! Fanfare atroce où je ne trébuche point ! Chevalet féérique ! Hourra pour l’œuvre inouïe et pour le corps merveilleux, pour la première fois ! Cela commença sous les rires des enfants, cela finira par eux. Ce poison va rester dans toutes nos veines même quand, la fanfare tournant, nous serons rendus à l’ancienne inharmonie. O maintenant nous si digne de ces tortures ! rassemblons fervemment cette promesse surhumaine faite à notre corps et à notre âme créés : cette promesse, cette démence ! L’élégance, la science, la violence ! On nous a promis d’enterrer dans l’ombre l’arbre du bien et du mal, de déporter les honnêtetés tyranniques, afin que nous amenions notre très pur amour. Cela commença par quelques dégoûts et cela finit, – ne pouvant nous saisir sur-le-champ de cette éternité, – cela finit par une débandade de parfums.
Rire des enfants, discrétion des esclaves, austérité des vierges, horreur des figures et des objets d’ici, sacrés soyez-vous par le souvenir de cette veille. Cela commençait par toute la rustrerie, voici que cela finit par des anges de flamme et de glace.
Petite veille d’ivresse, sainte ! quand ce ne serait que pour le masque dont tu nous as gratifié. Nous t’affirmons, méthode ! Nous n’oublions pas que tu as glorifié hier chacun de nos âges. Nous avons foi au poison. Nous savons donner notre vie tout entière tous les jours.
Voici le temps des Assassins8. »
7Le poème évite la narration, rejette le développement logique, utilise suprêmement l’ellipse (« Nous tenons cette prose », observe l’un des commentateurs, « pour l’une des plus difficiles à interpréter dans la série des Illuminations9 »). L’initié multiplie les ruptures, les exclamations, la parataxe, les changements de temps ; emploie une typographie originale ; invoque et ordonne à un interlocuteur (« tu ») ou à plus d’un (« vous ») ou ne serait-ce pas à sa propre vision ; répète des mots qui suggèrent l’intensité de ses émotions, mais d’une manière élusive. Le lecteur ne doit-il pas considérer Matinée d’ivresse comme un hymne – soit de plaisir soit de destruction – dont le pouvoir serait l’incohérence même ?
8Quoi qu’il en soit, le poème n’a aucune incohérence dans sa forme qui unit la clarté au mouvement, la force des rythmes à la composition. De tous les aspects dignes de remarque, le refrain ou quasi-refrain est le plus frappant par la manière dont il organise le poème. Il intervient à trois reprises :
« Cela commença sous les rires des enfants, cela finira par eux. »
« Cela commença par quelques dégoûts et cela finit, – ne pouvant nous saisir sur-le-champ de cette éternité, – cela finit par une débandade de parfums. »
« Cela commençait par toute la rustrerie, voici cela finit par des anges de flamme et de glace. »
9Le schéma en forme de rengaine apparaît d’abord comme le rire d’enfants d’hier et de demain, puis une amertume devenue douceur, puis une naïveté devenue vision surnaturelle. Chaque fois les tensions se résolvent. Il est possible qu’au début nous entendions mal le refrain qui n’a guère retenu les critiques ; mais nous en connaissons déjà la source ainsi que celle de La Ronde du muguet.
« Ça finit comm’ça commence,
La romance, la romance,
Ça finit comm’ça commence,
la romance du muguet. »
10L’ingénuité offre sa fraîcheur. Le poème de Rimbaud qui a scandalisé ses lecteurs avance de concert avec une intention lyrique : le sens ne saurait être séparé de la chanson.
11Je voudrais proposer que le modèle intertextuel est le dithyrambe ou chant dionysiaque10 dans lequel un refrain marque le développement. Au lieu d’un document portant sur l’intoxication ou la destruction, nous sommes avant tout sensibles à une modulation vocale. En même temps, Rimbaud mène son poème avec une telle souplesse que nous ne sommes pas nécessairement conscients des changements qui se produisent. Mais Matinée d’ivresse contient une série d’attitudes suivant une progression en cinq moments. La première partie s’adresse à la divinité par une apostrophe extatique (« O mon Bien ! ô mon Beau ! ») ; la seconde regarde vers l’avenir (« Ce poison va rester dans toutes nos veines »), affirme la promesse implicite dès l’origine (« promesse », « promesse », « promis ») ; la troisième traite de l’extase comme d’un souvenir (« Rire des enfants... ») en évoquant à distance la révélation de la veille (« sacrés soyez-vous par le souvenir de cette veille ») ; la quatrième transforme encore plus l’événement passé (« petite veille d’ivresse, sainte ») car il est regardé comme ayant engendré une attitude, une méthode, une foi ; la cinquième enfin, brutalement courte (« Voici le temps des assassins »), retourne à un présent qui est revigoré par les quatre scènes précédentes et qui peut soudain être identifiée avec la violence. Matinée d’ivresse passe de l’extase à l’action comme le haschisch à l’assassin, l’image à l’acte, l’inspiration à la création. Le moi se développe, trace un cycle de points de vue, atteint sa vérité : l’ivresse matinale du titre se comprend à la fin comme la même chose et cependant autre chose que l’ivresse initiale car elle est cette même expérience visionnaire réalisé par le poème.
12Avec deux invocations la présence idéale est nommée : « O mon Bien ! ô mon Beau ! » Les mots nous sollicitent par les italiques, les majuscules. Le poète désigne des valeurs dont rien ne l’isole. Elles sont aussi indiscutables qu’un dieu vivant.
13Le Bien et le Beau sont salués dans leur unité, célébrés dans leur harmonie. La phrase suivante, cependant, découvre des tensions cachées qui transforment ces figures abstraites en métaphores.
« Fanfare atroce où je ne trébuche point ! Chevalet féerique ! »
14L’oxymore met en relief la convergence de la cruauté et du plaisir, de l’éclat des cuivres et de la souffrance intense, de l’instrument de torture (mais « chevalet » suggère aussi les travaux de l’artiste) et de l’émerveillement enfantin. Le moi regarde les contradictions en face, trouve en elles une épreuve qu’il accepte, par un équilibre chiasmique, comme une initiation essentielle. Aucune pause. La négation vigoureuse témoigne de l’attitude résolue ; l’allitération souligne la continuité de l’expérience.
15De nouveau la voix s’élève, sa force amplifiée par un rythme ternaire et trois emplois de « pour » qui applaudissent l’œuvre accomplie – est-elle le poème idéal ou un nouveau monde ? – comme une création miraculeuse ; le corps – est-il un dieu ou le poète lui-même ? – comme un être ressuscité ; le moment – est-il origine ou fin ? – comme une apocalypse.
« Hourra pour l’œuvre inouïe et pour le corps merveilleux pour la première fois ! »
16L’attention se déplace de la plénitude de l’œuvre à la plénitude de l’être, à la plénitude du temps. Là où les deux phrases précédentes soulignaient les extrêmes, ces mots les résument dans un cri de jubilation. C’est la prise de conscience de la grâce. (On pense à saint Jean de la Croix : « Un subido sentir / de la diuinal essencia)11 ».
17Un refrain unit le passé, le présent, le futur en une innocence ultime. Les rires des enfants triompheront aussi sûrement que la ronde qui tourne et tourne.
« Cela commença sous les rires des enfants, cela finira par eux. »
18Le poème réduit toutes choses à la simplicité du pronom neutre. La nostalgie est exclue ; le souvenir et l’espoir ne font qu’un ; le lyrisme est téléologie heureuse.
19L’initié commence la deuxième partie de son poème en se tournant avec confiance vers l’avenir.
« Ce poison va rester dans toutes nos veines même quand, la fanfare tournant, nous serons rendus à l’ancienne inharmonie ».
20L’allitération et l’assonance ouvrent une chaîne sonore qui aborde les tensions de la première partie sous un angle différent. La fanfare déjà évoquée passera comme passera le refrain ; l’harmonie sera suivie d’un retour à la discorde. Et pourtant cette perte de la grâce n’est qu’apparence car le poète sait qu’après avoir connu le Bien et le Beau jusqu’au fond de son être, il ne peut plus en être privé. (On pense à saint Paul : « C’est Dieu qui nous a délivrés et qui nous délivrera d’une telle mort : lui de qui nous espérons qu’il nous délivrera encore12. » La vision extatique est devenue interne comme un poison qui tue l’homme qu’il fut, de telle façon qu’il puisse se regarder autrement. Lui qui parlait à la première personne du singulier emploie maintenant le pluriel noble qui dénote le passage de l’enthousiasme passé à la confiance présente. En même temps, le temps futur assure la promesse par laquelle il vivra, puisque toute perte se révélera gain.
21La phrase la plus longue du poème comporte trois moments distincts comme celle qui la précède. Le poète s’adresse à lui-même, assume sa souffrance. Si l’extase n’est plus, l’heure est venue d’affirmer la fécondité de cette « fournaise d’affliction » qui prépare l’avenir.
« O maintenant nous si digne de ces tortures ! rassemblons fervemment cette promesse surhumaine faite à notre corps et à notre âme créés : cette promesse, cette dénence ! »
22La volonté est forte, les sentiments sont passionnés. Le mot « promesse » intervient à deux reprises en prolongeant d’abord le Beau et le Bien par « surhumaine », puis « œuvre inouïe » et « corps merveilleux » par « notre corps et à notre âme créés ». Le poème est à la fois image et acte inscrits dans la sensibilité comme un signe que nous reconnaissons mais ne pouvons expliquer.
23Une rime qui rappelle les comptines ou charmes anciens – « enfants difformes de la rime et du rythme », écrit Colette – reprend le dernier mot de la phrase précédente.
« L’élégance, la science, la violence ! »
24Les trois mots proposent une nouvelle trinité qui relie la beauté à la connaissance, la connaissance à l’émotion : la grâce qui est élégance et science, la passion qui est violence. Si de lier ces mots hors du poème serait gratuit, ici un chœur fait de la sensibilité, de l’intellect, du sentiment un unisson.
25Les deux emplois de « promesse » ont préparé le nouveau verbe et la vision qui l’accompagne.
« On nous a promis d’enterrer dans l’ombre l’arbre du bien et du mal, de déporter les honnêtetés tyranniques, afin que nous amenions notre très pur amour. »
26De qui s’agit-il : dieu, prêtre, extase ? Nous savons seulement que cet on a annoncé l’avenir, rejeté l’autorité de Jéhovah. L’écho de Genève 2 : 17 montre la gravité morale et métaphy-dique d’un poète qui voudrait dépasser les vieux interdits et qui espère que l’arbre de la connaissance du bien et du mal soit enterré comme une souche morte13. Par ailleurs, « honnêtetés tyranniques » n’est pas une expression traditionnelle mais une périphrase ironique pour désigner les codes de conduite étouffants : la terre retrouvera sa pureté originelle.
27La troisième partie de la phrase ternaire figure l’amour comme enfant/personne aimée/idée messianique (« notre très pur amour »), le dénouement comme action concrète (« amenions »). Le grain mûrira (« Avène, avène, avène/Que le beau temps t’amène14 »), l’amour triomphera des conventions.
28La section se termine par un retour du refrain qui cette fois introduit une fête de sensations auditives, gustatives, olfactives.
« Cela commença par quelques dégoûts et cela finit, – ne pouvant nous saisir sur-le-champ de cette éternité – cela finit par une débandade de parfums. »
29Le début coïncide avec la désaffection pour ce qui est, d’où besoin de changement. La vision ne peut être saisie dans sa totalité : une incise tient lieu de causative, mais la relation syntaxique à la proposition principale est faible. Cependant l’échec n’est jamais final. Le poète, maintenant encore, ne hume-t-il pas de parfums aussi enivrants qu’une liqueur, aussi capiteux qu’une déroute de la raison ? L’apogée de la seconde section n’est pas une joie comme dans les premières lignes mais un enthousiasme qui répond au dégoût par un plaisir hors de toute convention (« débandade »), hors de toute pensée précise (« parfums »).
30Un nouveau mode syntaxique signale le changement de point de vue. Après avoir passé de l’extase à la promesse, le poète a recours à la mémoire.
« Rire des enfants, discrétion des esclaves, austérité des vierges, horreur des figures et des objets d’ici, sacrés soyez-vous par le souvenir de cette veille. »
31L’invocation est quadruple : « Rire des enfants » répète l’innocente joie déjà mise en valeur du premier refrain ; « discrétion des esclaves » indique ceux qui reconnaissent leur dépendance envers la vision originelle et vivent de cette promesse : ils ne sont pas déréglés mais judicieux et prudents, obéissant à une loi librement acceptée ; « austérité des vierges » désigne une pureté consciente de son choix délibéré ; « horreur des figures et des objets d’ici » reprend le dégoût du monde comme il va et le désir impatient de laver la société de ses compromis, hypocrisies, réifications. Ici l’« élégance » du rire, la « science » de la discrétion et de l’austérité s’unissent à la « violence » de l’horreur. Le changement est exigé par un initié qui veut rejeter les apparences au profit de ce qu’il sait être le Bien et le Beau. Son courage est enraciné dans le souvenir de l’épiphanie qu’il a connue la veille et dont les valeurs lui permettront de vivre. Comme une action de grâces, un impératif stylisé par l’inversion (« sacrés soyez-vous ») déclare que la sagesse tirée de cette expérience – non pas d’un dieu défini – est sainte. Le moi se lie au passé comme à une révélation fondatrice.
32La section conclut par une nouvelle intrusion du chant. L’origine est devenue aussi spontanée que le rire, aussi joyeuse que les premiers cris du poème.
« Cela commençait par toute la rustrerie, voici que cela finit par des anges de flamme et de glace. »
33L’imparfait montre une situation en évolution dont « voici que cela finit » actualise le dynamisme. Le temps est le moyen par lequel l’épiphanie se change en dévotion sans fin. Si les critiques ont expliqué « flamme » et « glace » comme une représentation des effets de la drogue faisant écho à Baudelaire, nous n’avons pas besoin d’en réduire la signification à un simple emprunt. N’évoquent-elles pas le sacré ? Le poète retrouve un langage paradoxal.
34L’inspiration amène l’adhésion. L’heure est venue de voir le passé sous un autre angle qui sanctifie, transforme.
« Petite veille d’ivresse, sainte ! quand ce ne serait que pour le masque dont tu nous a gratifié. Nous t’affirmons, méthode ! Nous n’oublions pas que tu as glorifié hier chacun de nos âges. Nous avons foi au poison. Nous savons donner notre vie tout entière tous les jours. »
35Comme la seconde section, la quatrième comprend quatre phrases, rendues plus intenses par la série d’affirmations simples. Le ton est celui d’un engagement conscient qui nous surprend par l’emploi d’un tutoiement intime comme celui d’un amoureux qui se souvient du passé. Le poète se rappelle une rencontre invoquée aujourd’hui dans ses limites temporelles (« petite veille ») qui annonçait son heureux lendemain (« matinée d’ivresse ») de souvenir enivré. La grâce passée est nommée sainte car elle a métamorphosé le présent, léguant tout au moins (« quand ce ne serait... ») une attitude, une façon de voir, un déguisement (« masqué »). La litote signale une lucide évaluation de soi-même. Cependant, encore plus qu’une attitude, l’expérience passée fournit un plan d’action qui apporte l’ordre dans le désordre, la méthode dans la folie : une logique, une technique, une poétique. Cela paraît-il trop froidement dit ? Au contraire, le moi exprime la profondeur de sa reconnaissance pour les biens reçus. En des rythmes qui s’enflent d’émotion il proclame sa fidélité au passé, sa certitude d’avoir été béni. C’est comme si le « tu » avait investi l’initié de sa splendeur. Le passé, le présent, le futur partagent une faveur singulière ; le temps est racheté. A présent, après l’action de grâces, le poète peut formuler une profession de foi. Ce poison, évoqué déjà dans la seconde section, n’est plus l’opération périlleuse de la promesse mais la substance même des choses espérées – moyen et fin, mortalité et éternité – qui ne sont pas moins ambiguës que haschisch/assassin. L’initié affirme son allégeance dans une dernière phrase sans craindre l’hyperbole. Il répond à la grâce par l’oblation de soi, une vie donnée pour une vie reçue. Seul un langage tautologique peut exprimer la mesure de cet amour.
36Abruptement l’octosyllabe sur lequel le poème s’achève apporte un retour au concret. Un temps nouveau, un présent pleinement porteur de sens, est arrivé.
« Voici le temps des assassins. »
37En cette matinée de prise de conscience l’enthousiasme et la promesse de la veille, la mémoire émue et l’engagement intellectuel qui y firent suite, sont résolus en action. Le poète va détruire le monde qui est ; le martyr deviendra meurtrier ; l’être renouvelé apportera le renouveau. Par son emploi des italiques il rappelle le Bien et le Beau de la première ligne mais va plus loin. Car, si assassins choque par la violence de sa typographie et sa truculence sémantique, il révèle le poème comme rite. Désignant la foi et l’engagement de l’homme d’action, c’est une fin qui est commencement, une mort qui est vie, une ivresse devenue devoir. Par l’imagination et la souplesse intellectuelle d’une part, par la passion et la volonté de l’autre, le rêve se transforme en réalité.
38Dans l’un de ses premiers essais Eliot attaque les critiques « qui regardent lascivement entre les lignes pour y discerner un aveu personnel15 ». Nous pouvons dire que Rimbaud a eu plus que sa part de tels lecteurs et que la réception des Illuminations en général, et de Matinée d’ivresse en particulier, a été étroitement unie à la vie réelle ou imaginée du poète. J’ai voulu, au contraire, désigner un poème qui exprime un acte initiatique. Le temps d’une consécration est évoquée qui ne se limite pas à un Rimbaud hypothétique mais nous met en cause.
39La forme rappelle la ferveur dionysiaque du dithyrambe marqué par le retour du refrain. Les cinq parties modulent des angles de vision qui nous transportent du présent au futur, du futur au passé, du passé au présent. Nous sommes sollicités par les rimes internes, l’insistance sonore, les rythmes dramatiques ; nous découvrons un développement richement articulé qui traduit l’épiphanie.
40Ne pouvons-nous pas, en prenant en compte la lettre à Demeny, y trouver des parallèles frappants ? Rimbaud fait allusion à la grâce qui visite le vrai poète (« le cuivre s’éveille clairon16 ») et à ce qui en découle en fait d’exploration et de recréation de l’homme naturel (« il épuise en lui tous les poisons » ; encore : « Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine... »). Poison et torture, foi et résolution sont les éléments d’une expérience qui change le premier éveil en une rencontre acceptée de l’inconnu (« Car il arrive à l’inconnu ! »). Le moment d’extase conduit à une aventure qui sert l’humanité. Ainsi l’un des niveaux d’interprétation de Matinée d’ivresse est celui où l’acte poétique avance de l’inspiration à la mise en œuvre. L’art est conçu dans les termes les plus immédiats comme une sorte de renouvellement en profondeur, imprévisible et pourtant consciemment orchestré. A cet égard Jeunesse est analogue à Matinée d’ivresse dans la mesure où il est la réalisation du poète non moins vigoureux dans son rêve (« impulsion créatrice ») que dans sa volonté de subversion (« rien des apparences actuelles17 »).
41La dimension sociopolitique est également apparente : le poème capte un mouvement de révolte inconditionnée. L’adolescent qui se réjouit de la Commune et qui peut-être se battit à côté des francs-tireurs entre la fin avril et le début mai 1871 intériorise l’insurrection. Ailleurs il écrit : « O le plus violent Paradis de la grimace enragée » ; encore : « Restitution progressive de la franchise première » ; encore : « L’affection et l’avenir, la force et l’amour que nous, debout dans les rages et les ennuis, nous voyons passer dans le ciel de tempête et les drapeaux d’extase18 ». Il y a dans Matinée d’ivresse la ferveur qui vient d’une vision révolutionnaire.
42Cependant de tels commentaires ne bornent pas le sens. Les contradictions plaisir / douleur, rire / poison, harmonie / discorde, vie/ mort sont l’inscription d’un langage véritablement religieux. La voix n’est pas seulement celle du poète voyant et voyou mais de l’initié ; et cette figure de l’initié est projetée dans la forme du drame qui est fondamental au rapport de « haschisch » à « assassin ». Le poète parle avec le zèle d’un fanatique pour lequel l’extase conduit à la destruction et la destruction à l’extase puisque, si haschisch explique assassin, assassin réinscrit mangeur de haschisch. Dense, économique, Matinée d’ivresse incarne le sacrificateur et le sacrifié en nous, paradigme de la vie consacrée19.
Notes de bas de page
1 Ernest Delahaye, Souvenirs familiers, Paris, Messein, 1925 ; repris dans Frédéric Eigeldinger et André Gendre, éds., Neuchâtel, La Baconnière, 1974, p. 141.
2 Antoine Adam, « L’Enigme des Illuminations », Revue des Sciences humaines, décembre 1950, p. 240 ; Suzanne Bernard et André Guyaux, éds., Arthur Rimbaud, Œuvres, Garnier, 1987, p. 4760 ; Louis Forestier, éd., Arthur Rimbaud, Poésie, Paris, Gallimard, « Poésie », 1973, p. 277. Ernest Delahaye parle de l’alcool : « Quant à l’alcool, il lui a inspiré un poème qui est un chef-d’œuvre : Matinée d’ivresse... (Rimbaud l’artiste moral et l’être moral, Paris, Messein, 1923, p. 94).
3 Jean-Pierre Richard, Poésie et profondeur, Paris, Seuil, 1955, p. 219 ; W.M. Frohock, Rimbaud’s Poetic Practice, Cambridge, Harvard University Press, 1963, p. 167 ; Pierre Brunel, Rimbaud, Seyssel, Champ Vallon, 1983, p. 84 et Rimbaud, Projets et réalisations, Paris, Hatier, 1973, p. 271.
4 Robert Greer Cohn, The Poetry of Rimbaud, Princeton, Princeton University Press, 1973, p. 293 ; Atle Kittang, Discours et jeu : essai d’analyse des textes d’Arthur Rimbaud, Grenoble, Presses Universitaires, 1975, p. 168 ; André Guyaux, Illuminations, Neuchâtel, La Baconnière, 1986, p. 166.
5 Silvestre de Sacy, in Le Moniteur, n° 358, 29 juillet 1809.
6 Henri Corbin, Histoire de la philosophie islamique, Paris, Gallimard, 1964, 2 vols, I, p. 142.
7 Ibid., p. 215.
8 Ibid., p. 269.
9 Pierre Brunel, Rimbaud, p. 90.
10 Le dithyrambe grec a été défini comme une « ronde destinée à l’occasion du sacrifice d’une victime à produire l’extase collective avec l’adjuvant de mouvements rythmiques et d’acclamations et vociférations rituelles... » (H. Jeanmaire, Dionysos : Histoire du culte de Bacchus, Paris, Payot, 1951, p. 248).
11 Saint Jean de la Croix : « Copias del mismo hechas sobre un estasi de harta contemplation. »
12 II, Corinthiens 1 : 10.
13 « Mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où tu en mangeras, tu mourras. »
14 Rimbaud chantait ce refrain au cours de ses promenades. Voir Georges Izambard, A Douai et à Charleville, Paris, Kra, 1927, p. 92-96.
15 « A Brief Introduction to the Method of Paul Valéry », The Serpent, Londres, Faber, 1924.
16 Œuvres, p. 346-352.
17 Ibid., 298. Cecil Arthur Hackett commente la dernière ligne d’une manière éloquente : « ... à la fin, menaçante et triomphale, de ce texte, les Assassins ne seraient-ils pas, dans l’esprit de Rimbaud, les poètes, qui ont la mission de détruire notre civilisation en vue de la refaire ? » (Arthur Rimbaud, Œuvres poétiques, éd. Cecil Arthur Hackett, Paris, Imprimerie Nationale, 1986, p. 340).
18 Ibid., p. 308.
19 Une version anglaise de cet article a été publiée dans le volume Understanding French Poetry, de S. Metzidakis, Garland Publishing Inc. 1994.
Auteur
Professeur à l’université de Chicago.
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