Chanter les chiens Poésie et charité chez Baudelaire
Chanter les chiens, Poetry and Charity in Baudelaire
p. 91-111
Résumés
Rivalisant avec Hugo sur le terrain de la question sociale, Baudelaire a conscience, avec Les Sept Vieillards et Les Petites Vieilles (publiés dans la Revue française en juin 1859), de « dépasser les limites assignées à la Poésie ». Au terme de cet ironique renversement de la problématique hugolienne de la charité, la pauvreté n’est plus le dehors d’une littérature qui devrait chercher à être « utile » aux gueux en guenilles : la misère se découvre constitutivement de l’acte poétique lui-même. Né de « la fréquentation des villes énormes », le texte baudelairien (des Tableaux parisiens au Spleen de Paris) manifeste que, à l’âge de la modernité, la défiguration du réel social atteint, et dans sa totalité, le témoin poétique. L’écrivain se fait un de « ces chroniqueurs de la pauvreté et de la petite vie » dont le regard cruel sur les misérables révèle « dans sa réalité fantastique et saisissante, tout ce qu’une grande ville contient de vivantes monstruosités ». Loin des complaisances de la belle-âme, chanter les chiens implique, selon le poète des Fleurs du Mal, de mettre à nu les paradoxes de 1’ (impossible ?) alliance entre poésie et charité.
Competing with Hugo on the ground of the question of society, Baudelaire was aware, with Les Sept Vieillards and Les Petites Vieilles (published in the Revue française in June 1859), of « going beyond the limits assigned to Poetry ». At the end of this ironic reversal of Hugo’s problematic of charity, poverty is no longer outside a literature that would seek to be « useful » to the beggars in rags: misery is discovered to be constitutive of the poetic act itself. Born from « frequenting enormous cities*, the Baudelairian text (from Tableaux parisiens to the Spleen de Paris), shows that, in the age of modernity, the disfiguration of the real attains, in its fullness, a poetic testimony. The writer makes himself one of « these chroniclers of poverty and the little life » whose cruel gaze upon the wretched reveals, « in its fantastic and gripping reality, everything that a great city contains of its monstrosities ». Far from the self-satisfaction of the beautiful soul, chanter les chiens implies, according to the poet of the Fleurs du Mal, a laying-bare of the paradoxes of the (impossible?) alliance between poetry and charity.
Texte intégral
Pour Claude Pichois
Les limites de la poésie
1Avec Les Sept Vieillards et Les Petites Vieilles envoyés en juin 1859 à Jean Morel, directeur de la Revue française, Baudelaire a parfaitement conscience d’avoir « réussi » son « numéro » : « Dépasser les limites assignées à la Poésie » (I, 1010-1011, ns)1. C’est-à-dire déborder le dédicataire de ces poèmes, Victor Hugo, sur son propre terrain : celui de la poésie considérée comme la charité continuée par d’autres moyens. Dans l’étude composée pour Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains, Baudelaire fera le choix herméneutique d’interpréter toutes « les poésies lyriques de Victor Hugo » en écoutant, en 1861, « la voix profonde de la charité » qui, « comme l’accompagnement permanent d’un orchestre », retenti (rai) t quel que soit le thème chanté par le poète (II, 136). Participant « très sensiblement du tempérament propre de l’auteur », « l’atmosphère morale qui plane et circule dans ses poèmes » relève d’un désir d’énergie qu’assouvissent, de façon paradoxale, la « force » et la « certitude » que donnent au sujet généreux « l’esprit de justice et de charité » : « Le fort qui devine un frère dans tout ce qui est fort, voit ses enfants dans tout ce qui a besoin d’être protégé ou consolé » (ibid.)2. Il convient d’ailleurs de souligner que, lors de la publication en 1862 des Misérables3, Baudelaire ne trouvera rien à remanier – juste « une ligne qu’il faut changer » (II, 218) ! – dans cette analyse du « charme » et de « l’enchantement que la bonté ajoute à la force » (II, 136). Le grand livre sur la question sociale selon Hugo produit l’exemple même d’une politique de la charité régissant l’œuvre à vocation universelle de ce poète qui « s’empare de l’attention publique et la courbe, comme la tête récalcitrante d’un écolier paresseux, vers les gouffres prodigieux de la misère sociale » (II, 218)4.
2Sous le masque d’une respectueuse admiration, c’est en fait avec une effronterie provocatrice – « l’insolence accoutumée du génie » (II, 431) dont il créditait déjà Delacroix en 1846 ? – que, de juin à septembre 1859, Baudelaire va donner à lire à Hugo la politique d’une tout autre charité vers laquelle s’oriente son propre travail d’écriture. A propos des Sept Vieillards, il confie en effet au poète : « Le second morceau a été fait en vue de vous imiter (riez de ma fatuité, j’en ris moi-même) après avoir relu quelques pièces de vos recueils, où une charité si magnifique se mêle à une familiarité si touchante » (Corr., I, 598). Reliant ainsi l’invention d’une poétique subversive à l’effet d’une relecture de Hugo, Baudelaire n’en remet pas moins radicalement en cause la possibilité même de concevoir la charité comme mélange du magnifique et du familier. Pareille lettre n’a de sens qu’à être rédigée dans les marges de l’horrible et du bizarre qui déterminent en 1859 l’esthétique des Fleurs du Mal dont Baudelaire annonce à son illustre correspondant qu’elles « reparaîtront, gonflées de trois fois plus de matière que n’en a supprimé la Justice » (Ibid.). La fracassante imitation de Hugo par Baudelaire provoque le rire d’un disciple qui, faisant éclater en « pièces » les « recueils » du Maître, a paradoxalement conscience d’emporter le morceau. Activité mineure, activité de gamin, activité pour rire, cette ironique récriture de la charité hugolienne met Baudelaire en position de pitre irrespectueux. Un certain ludisme paraît même inhérent à cette recréation récréative de la poétique hugolienne tentée par Fantômes parisiens : « Les vers que je joins à cette lettre se jouaient depuis longtemps dans mon cerveau » (ibid., ns).
3Telle est du moins la rhétorique de l’excuse selon laquelle s’avance, toujours en septembre 1859, le faussaire espérant se faire pardonner l’outrecuidance risquée de sa parodie : « J’ai vu quelquefois dans les galeries de peinture de misérables rapins qui copiaient les ouvrages des maîtres. Bien ou mal faites, ils mettaient quelquefois dans ces imitations, à leur insu, quelque chose de leur propre nature, grande ou triviale. Ce sera (peut-être !) l’excuse de mon audace » (ibid.). Dans cette transposition (familière au critique d’art qu’est aussi l’auteur du Salon de 1859) des enjeux de la littérature à ceux de la peinture, il y a plus qu’une mise entre parenthèses des préjudices causés par un acte de délinquance poétique : le vol par un faussaire farceur de la « manière » propre à l’écrivain de la charité5. Ce détournement furtif de la question de la compassion relève donc d’une plaisanterie qui ne restera pas, et loin s’en faut, sans conséquence littéraire. Comment ne pas lire, en effet, dans cette lettre à Hugo, la nouvelle situation du poète ayant – entre outrance et outrage – outrepassé ses droits à la poésie ? La scène d’une mise sous tutelle d’un poète condamné à une éternelle minorité créatrice se joue dans ces « galeries de peinture » où les artistes ne sont que de « misérables rapins » s’endettant sans fin auprès de leurs maîtres. Comment être le poète légitime des infortunés quand pareille bâtardise est la douloureuse origine de votre expression ? C’est depuis le radical inconfort de cette condition que Baudelaire va désormais envisager la question sociale. La pauvreté n’est plus le dehors d’une poésie qui devrait chercher à être « utile » aux gueux en guenilles. Avec Baudelaire, la misère se découvre constitutive de l’acte poétique lui-même en tant qu’il est pratiqué par un sujet ayant perdu précisément la « force » et la « certitude » qui soutenaient la générosité glorieuse d’un écrivain auquel, comme à Hugo, suffisait un « merveilleux talent » (II, 218).
Un littérateur monstrueux
4La charité (comme la poésie) devient, une fois outrepassées les limites, une activité clandestine. L’acte gratuit d’individus désœuvrés qui, comme ces « misérables rapins », n’expriment leur « propre nature » qu’« à leur insu ». L’insu traverse, de part en part, une écriture et une pratique dont, sans énergie ni repère, le sujet moderne avoue avoir perdu les commandes. Tel est le scandaleux aveu du sujet baudelairien aux « petites vieilles » : « Je goûte à votre insu des plaisirs clandestins » (I, 91, ns). L’acte poétique (comme l’acte charitable) a en effet lieu à l’insu de celui qui, pour l’accomplir dans la clandestinité, ne peut plus s’en affirmer l’auteur. Déjà le Salon de 1846 mettait en évidence le fait que « chercher la poésie de parti pris dans la conception d’un tableau est le plus sûr moyen de ne pas la trouver. Elle doit venir à l’insu de l’artiste » (II, 474, ns). Ce qu’il y a de plus propre à la poésie comme à la charité se passe sans que, dépossédés de leur autonomie de sujet, ni le destinateur ni le destinataire de ces deux actes ne puissent garder la maîtrise d’un tel événement. Rencontrant dans Les Sept Vieillards un mendiant « dont l’aspect aurait fait pleuvoir les aumônes/Sans la méchanceté qui luisait dans ses yeux », le narrateur baudelairien devient le témoin halluciné de « l’infernal cortège » que l’on sait (I, 87-88). Le traumatisme spécifique à l’expérience baudelairienne de la charité provient ici de ce que la défiguration du réel social atteint, et dans sa totalité, le témoin poétique6. « Epouvanté » par les fantômes de la misère, le sujet baudelairien a perdu jusqu’à la force de rentrer dans ce qui, désormais, ne saurait plus constituer un rassurant « chez soi » (I, 88). Ne reste qu’une identification panique entre le poète charitable et le monstre misérable qui demande l’aumône.
5Dans sa lettre au « véritable roi » du romantisme (Corr, I, 597), Baudelaire prend nettement conscience que ce qui, déportant sa propre parole dans les parages de l’épouvante, le sépare d’une défense paternelle (voire paternaliste) des misérables tient, en dernière analyse, à ce fantastique ensauvagement7 du sujet poétique se découvrant semblable, dans ces « quartiers pauvres » (II, 287) évoqués par Le Spleen de Paris, aux « éclopés de la vie » (II, 292). La nouveauté du « frisson » dont Hugo gratifiait le livre condamné de 1857 tenait principalement au geste sacrificiel d’un sujet acceptant de ne protéger ni sa personne ni son langage de cette négativité où l’expérience baudelairienne de la poésie reconnaît, comme on sait, « l’énergie du Mal » (II, 68). C’est paradoxalement à Hugo que Baudelaire entreprend de justifier ce cap au pire qui commande, depuis le procès de 1857, l’aggravation de toute sa poétique. Rappelant le « singulier compliment » par lequel l’exilé de Guernesey qualifiait de « décoration » la « flétrissure » de la condamnation des Fleurs, Baudelaire avoue qu’après une période de relative incompréhension, il se « trouve fort à l’aise sous /s/a flétrissure » : « Je sais, insiste-t-il, que désormais, dans quelque genre de littérature que je me répande, je resterai un monstre et un loup-garou » (Corr, I, 598). Il est tout à fait significatif que les termes mêmes dans lesquels Baudelaire nomme sa difformité poétique fassent signe vers cette « étoile du sombre ciel romantique » que fut Pétrus Borel, « le Lycanthrope », « homme-loup ou loup-garou » (II, 153) qui, rompant avec « le ton mélodieux des regrets », sut donner à la mélancolie « un accent plus décidé, plus sauvage et plus terrestre » (II, 155). Commençant par rappeler que le seul mot de « Pétrus Borel ! » suffit à n’importe quel « petit journal » de 1859 pour « exprimer tout le dégoût et le mépris que lui inspire une poésie ou un roman d’un caractère sombre et outré » (II, 153), Baudelaire conclut son intempestif éloge de ce « génie manqué » (II, 155) qui « aimait férocement les lettres » (II, 156) en interprétant « la Lycanthropie » comme « une sympathie générale pour tout ce qui en art représentait l’excès dans la couleur et dans la forme, pour tout ce qui était à la fois intense, pessimiste et byronien » (II, 155). C’est à la lumière d’un tel parti pris qu’il faudrait relire Le Spleen de Paris – que Baudelaire, en 1866, pensa précisément appeler Petits Poèmes lycanthropes – comme la tentative insolite d’écrire cruellement la charité.
6Poésie / charité – une même expérience de la monstruosité ? Une même danse macabre, à en croire les Fantômes parisiens : « Et mon âme dansait, dansait, vieille gabarre / Sans mât, sur une mer monstrueuse et sans bord » (I, 88). Dans « le second morceau » de l’envoi de septembre 1859 à Hugo, ce sont « les petites vieilles » qui, comme des « marionnettes », « dansent sans vouloir danser » (I, 89). La misère constitutive du paria poétique comme du paria social les voue à une même défaillance du vouloir (métaphorisée dans le poème par une angoissante perte du bord). Sans contour et sans volonté, les sujets ne sont plus que des spectres convulsifs voués à la rage du dehors. La monstruosité du paria poétique, comme du paria social, exprime dès lors une même confraternité désolée. « Ruines ! ma famille ! ô cerveaux congénères ! », s’écrie le sujet poétique, lors de son identification reconnaissante aux « monstres brisés, bossus / Ou tordus » qui hantent sa parole (I, 89-91). Expression tordue, la poésie s’extrait désormais d’un cerveau ruiné, d’une pensée cassée, d’une âme fêlée. En vers comme en prose, il s’agit d’imprimer à la langue quelque chose du dérèglement caractérisant ce que A une heure du matin nomme 1’« horrible vie » dans 1’« horrible ville » (I, 287). Traduisant en une parole détraquée les aggressions psychiques qu’il subit en tant qu’un de « ces chroniqueurs de la pauvreté et de la petite vie » (II, 687) dont la modernité tient à leur effort pour figurer « la métamorphose journalière des choses extérieures » (II, 686), Baudelaire prête voix à une « âme sombre et malade » (I, 1297). Le pari poétique du Spleen de Paris consiste, dès lors, à « trouver une prose qui s’adapte aux différents états d’âme du flâneur morose » (ibid.)8. Dans une telle perspective, les mots ne sont plus que de « pauvres sonnettes » (I, 89) qui, à ceux qui soutiennent encore l’énigme de leur absurde dissonance9, confèrent un même air de famille dégénérée.
7Tout se passe donc comme si la charité mettait poétiquement en correspondance un idiot et un monstre. Dans son « entreprise de charité » (telle que l’inaugure notamment Les Poètes de sept ans), Rimbaud n’éprouvera-t-il pas même compassion pour « la douceur des idiots » ? Prenant le parti des « fantômes parisiens », se reconnaissant dans cet état déliquescent du sujet, trouvant une famille dans toute « ruine d’homme » (I, 296), Baudelaire aura choisi, pour sa part, d’occuper la position monstrueuse qui est le point commun entre poésie et charité. Une trace de ce geste est d’ailleurs lisible dans l’article qu’il consacre, en avril 1862, aux Misérables de Hugo : « Il y a quelque chose de si absolument monstrueux dans cette tache noire que fait la pauvreté sur le soleil de la richesse ou, si l’on veut, dans cette tache splendide de la richesse sur les immenses ténèbres de la misère, qu’il faudrait qu’un poète, qu’un philosophe, qu’un littérateur fût bien parfaitement monstrueux pour ne pas s’en trouver ému et intrigué jusqu’à l’angoisse » (II, 219). Pour exprimer ce qu’« il y a de si absolument étrange » dans le scandale de la misère, Baudelaire s’est fait ce « littérateur [...] parfaitement monstrueux » seul capable, selon lui, d’incarner l’impossible alliance de la poésie et de la charité. Ne s’est-il pas senti, artiste tombé dans la malédiction sociale, condamné à peindre « sur les immenses ténèbres de la misère » ? La charité brille comme un soleil noir dans le texte de Baudelaire. Expérience mélancolique, elle engage, des Tableaux parisiens au Spleen de Paris, un déplacement des « limites assignées à la Poésie ».
La subordination de la sensibilité
8Le rapport monstrueux qui fait correspondre, selon Baudelaire, poésie et charité consiste en une pratique singulière de la cruauté. Dans la pénétrante analyse qu’il lui consacre, Proust a le premier identifié la cruauté comme invention d’une position d’énonciation caractérisant la poésie baudelairienne. Le paradoxe d’une charité cruelle est au cœur du procès de réhabilitation du poète auprès d’une mère qui « n’aime qu’à demi Baudelaire10 ». Selon le fils, la cruauté devient, avec Baudelaire, un acte poétique, en ce qu’elle exprime – par un transport dans l’ordre de la parole – tout l’affect de cette émotion nommée charité. Pareil passage d’une émotion à une expression est analysé comme la part cruelle de la poésie. Le fils entend montrer à sa mère que Baudelaire est « cruel avec infiniment de sensibilité, d’autant plus étonnant dans sa dureté que les souffrances qu’il raille, qu’il présente avec cette impassibilité, on sent qu’il les a ressenties jusqu’au fond des nerfs11 ». En se montrant attentif au retentissement quasi hystérique des émotions sur le sujet poétique, Proust continue la physiologie de l’expression créatrice esquissée par Baudelaire dans une critique d’art qui – de « la tension des nerfs » chez les femmes « malades » (II, 440) d’un Delacroix à « l’intensité nerveuse » (II, 806) propre à l’« explosion » (II, 807) musicale d’un Wagner – met en scène un spectateur excité par une énergie à fleur de peau. Vécue comme identification panique entre le paria social et le paria poétique, la charité cause, de même, un choc nerveux qui met en péril l’équilibre psychique du sujet.
9La cruauté fait passer dans la parole poétique cette violence qui fait de la charité une expérience traumatisante. Regardant Baudelaire regarder les petites vieilles, Proust – ainsi pratiquée la lecture critique tend à se rapprocher d’un acte de charité – confie à sa mère : « ... il est dans leur corps, il frémit avec leur nerfs, il frissonne avec leur faiblesse12. » Mais cette sympathie contagieuse qui révèle au poète comme à ses lecteurs la détresse des exclus – faisant de la charité un amour à mort – n’est que le premier mouvement de l’expérience poétique. Le plus dangereux – puisqu’aussi bien le poète risque de se perdre – corps et âme – dans une monstruosité qu’il reconnaît finalement comme la matière abjecte de sa propre misère. Une telle détresse – de l’autre comme de soi-même – encore faut-il la traverser pour convertir l’horreur en enchantement ; la panique en parole ; la monstruosité en poésie. Et c’est bien dans cette optique que Proust propose à sa mère de lire Baudelaire en pariant que le travail d’expression produit une cruelle catharsis de la misère : « Peut-être cette subordination de la sensibilité à la vérité, à l’expression, est-elle au fond une marque de génie, de la force de l’art supérieur à la pitié individuelle13 » Recherchant un lyrisme presque impersonnel, la poésie devien (drai) t charité par cette anti-pitié14 qui donne à l’art l’énergie de relever la défaillance sentimentale du sujet.
10Proust fait correspondre, très strictement, force de l’expression et cruauté de la charité dans le geste poétique risqué par Baudelaire : « Il semble qu’il éternise par la force extraordinaire, inouïe du verbe (cent fois plus fort, malgré tout ce qu’on dit que celui de Hugo), un sentiment qu’il s’efforce de ne pas ressentir au moment où il le nomme, où il le peint plutôt qu’il ne l’exprime15. » La peinture serait donc, du point de vue de Proust, cette matière cruelle d’une expression dans toute sa force, telle que la poétique baudelairienne de la charité en aura cherché la formule. Un poème en prose (que Proust, curieusement, ne cite pas dans son article), Le Joujou du pauvre, expose cette théorie du peintre cruel. Qu’y voit-on ? « Un de ces marmots-parias dont un œil impartial découvrirait la beauté, si, comme l’œil du connaisseur devine une peinture idéale sous un vernis de carrossier, il le nettoyait de la répugnante patine de la misère » (I, 304-305). Optique cruelle, la poésie exerce un droit de regard sur un idéal maudit. Avec, en horizon, l’acte même de la charité comme Passion : le lavement des pieds. Vers quoi s’orienterait, ici, ce rêve de purifier le paria défiguré par « la répugnante patine de la misère ».
11Mais le regard esthétique n’est, dans Le Joujou du pauvre, qu’un modèle du regard charitable. La charité pratiquée par la poésie baudelairienne en reste à ce stade esthétique. Mettre en œuvre, dans une vie convertie au mystère de la compassion, le désir de laver autrui de sa misère s’oppose chez Baudelaire au narcissisme du dandy qui, comme on sait, « doit vivre et dormir devant un miroir » (I, 678)16. Pas de charité – hors des simulacres de la poésie ? Telle était déjà la leçon d’un énigmatique sonnet de Spleen et Idéal mettant en scène « la Sisina », « douce guerrière / A l’âme charitable autant que meurtrière » – figure féminine de l’énergie dont le « cœur, ravagé par la flamme, a toujours, / Pour qui s’en montre digne, un réservoir de larmes » (I, 61). Baudelaire demeure rebelle – il s’en explique notamment dans ce poème dont Proust fait, avec raison, un des plus terribles des Fleurs du Mal – au commandement d’amour selon lequel il faut « aimer, sans faire la grimace / Le pauvre, le méchant, le tortu, l’hébété » (I, 139). Selon Proust, Baudelaire « comprend tout ce qu’il y a dans ces vertus, mais il semble en bannir l’essence de ses vers17 ». Si l’amour ne grandit pas suffisamment en Baudelaire pour « faire à Jésus, quand il passe / Un tapis triomphal avec /s/a charité » (I, 139), c’est aussi bien que Baudelaire lui-même n’a pas grandi. On n’a pas assez noté que l’optique cruelle qui fait toute sa poétique de la charité dans Tableaux parisiens consiste à regarder la misère en enfant. Si la sympathie dans le partage d’une condition mortelle est toujours différée, n’est-ce pas que Baudelaire a choisi la diabolique curiosité du regard enfantin qui joue avec tout ce qu’il embrasse – chimères du ciel ou monstres de la terre ?
12Oui, la crudité d’une vision sauvage – celle que réprime l’hypocrite convention des adultes – oui, cette scandaleuse cruauté de la bouche enfantine – et d’où sort, dans ce qu’elle a de plus inavouable, la vérité – peuvent seules oser comparer les bonnes grands-mères à des « marionnettes », des « animaux blessés », des « pauvres sonnettes » (I, 89). C’est l’enfant en Baudelaire qui, dans « les yeux perçants » des « petites vieilles », reconnaît « les yeux divins de la petite fille » (ibid., ns). C’est l’enfant qui, de ne pas faire la différence entre les simulacres de l’art et les personnes de la finitude, peut, voyant « un fantôme débile/Traversant de Paris le fourmillant tableau », s’imaginer que « cet être fragile/S’en va tout doucement vers un nouveau berceau » (I, 90). C’est l’enfant qui, pervers polymorphe, énonce le vers le plus cruel de la charité baudelairienne : « Je goûte à votre insu des plaisirs clandestins. » Enfin, c’est l’enfant qui, comme « être fragile », se reconnaît un congénère de cette famille entre berceau et tombeau dont il donne à voir l’insoutenable image. Ce peintre cruel a-t-on pris garde que Baudelaire – juge de Charles ? – l’a nommé, au moment le plus douloureux des Petites Vieilles : « Sur vos talons gambade un enfant lâche et vil » (I, 91, ns) ? Enfant qui, dans Les Veuves, avec cette cruauté dans le détail que permet la raillerie du poème en prose – « est turbulent, égoïste, sans douceur et sans patience » (I, 294). Comme un poète ? Comme cet adulte dévoré de culpabilité qui, dans la confession désolée des Journaux intimes – où il se demande si sa « phase d’égoïsme est finie » (I, 671) – cite sans guillemet-comme toujours quand Baudelaire s’identifie à ce qu’il lit – la Première Epître aux Corinthiens : « Sans la charité, je ne suis qu’une cymbale retentissante » (ibid.) ?
Cette sainte prostitution de l’âme
13Dans Les Veuves, c’est avec un œil de lecteur que le sujet poétique détaille le texte incarné par autrui. « Un œil expérimenté » sait déchiffrer « tout de suite les innombrables légendes de l’amour trompé, du dévouement méconnu, des efforts non récompensés, de la faim et du froid humblement supportés » (I, 292). Opération poétique, la lecture d’autrui comme un texte substitue à la vérité de la personne le simulacre d’une légende. La légende vient répliquer, chez Baudelaire, au peu de réalité du monde extérieur. En effet, à peine a-t-il aperçu une femme à sa fenêtre, que le poète l’a déjà transformée en fiction : « Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque rien, j’ai refait l’histoire de cette femme, ou plutôt sa légende » (I, 339, ns). Prenant acte de ce « presque rien » auquel se résume la réalité, la poésie comme légende multiplie les simulacres de la charité : « Si c’eût été un pauvre vieux homme », le narrateur du poème en prose intitulé Les Fenêtres aurait « refait » sa légende « tout aussi aisément » (ibid.). Tout se passe comme si le fabricant de fictions oubliait la compassion au profit d’une mise en texte de la misère18. La légende invente un nouveau protocole de lecture au terme duquel le simulacre devient vérité artificielle de la poésie : « Qu’importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis » (ibid.) ? L’exercice poétique de la charité reste, en dernière analyse, dépendant d’une enquête autobiographique où il s’agit de donner figure à cet autre (inconnu toujours en train de se dérober aux saisies conceptuelles de l’identité) que je suis.
14Il convient d’insister ici sur une conséquence paradoxale de cette quête de soi à travers les diverses apparences des passants heurtés au hasard du chaos urbain19 : par ses simulacres de charité, la poésie baudelairienne témoigne en effet d’une dépersonnalisation du monde qui est l’une des novations majeures dont « le promeneur solitaire et pensif » (I, 291)20 doit relever le défi. Né d’un contact halluciné avec les « fantômes parisiens », Le Spleen de Paris met en scène une capitale dont rues et monuments ne valent plus que comme « le douloureux et glorieux décor de la civilisation » (II, 667). A travers cet espace déréalisé qu’est devenu « le grand désert d’hommes » (II, 694), dansent, dans un mouvement perpétuel, des individus saisis par l’anonymat. « Sans feu ni lieu » (I, 188), le poète a désormais en charge la vacance de tout ; le presque rien de l’être ; le défaut fondamental qui – malgré « la collection des grandeurs et des beautés qui résultent d’une puissante agglomération d’hommes et de monuments » (II, 666) – fait du réel urbain une scène vide. Degré zéro du sujet, le poète ne fait que passer dans cette comédie humaine où des simulacres de charité correspondent à cette mort de la personne dont témoignent tant de regards désolés que croise par hasard ce « philosophe de la rue, méditant sans cesse à travers le tourbillon de la grande cité » (I, 456). Les Foules formule le statut désormais propre au peintre de la vie moderne que, depuis les Tableaux parisiens, assume cet écrivain de la « fourmillante cité » (I, 87) : « Comme ces âmes errantes qui cherchent un corps, il entre, quand il veut, dans le personnage de chacun. Pour lui seul tout est vacant » (I, 291, ns).
15Parlant depuis la vacance de son identité, le poète « adopte comme siennes toutes les professions, toutes les joies et toutes les misères que la circonstance lui présente » (ibid.). L’identité du poète est au-dehors ; dans les rues ; parmi les foules. Vie par procuration ; identité par adoption ; charité par prostitution. Une note de Fusées formulera le théorème de ce « tourbillon » propre à 1’« ivresse religieuse des grandes villes » : « Moi, c’est tous ; Tous, c’est moi » (I, 651). Le narrateur des Foules n’a-t-il pas lui-même posé cette équation inouïe entre poésie et charité : « Ce que les hommes nomment amour est bien petit, bien restreint et bien faible, comparé à cette ineffable orgie, à cette sainte prostitution de l’âme qui se donne toute entière, poésie et charité, à l’imprévu qui se montre, à l’inconnu qui passe » (I, 291) ? La véritable charité, pour un écrivain, ne serait-ce pas ce don de l’âme en quoi consiste, délivré des fantasmes et de la séduction, le poème ? Charité folle dont le régime dyonisiaque n’est, en effet, comparable qu’à la « prostitution » puisque l’âme se donne, chez Baudelaire, « à l’inconnu qui passe ». « Prostitution sacrée » (I, 678), la charité poétique se satisfait trop souvent de transmettre à la langue 1’« excitation nerveuse » (ibid.) de cette jouissance centrée sur soi-même en quoi consiste, finalement, « le plaisir d’être dans les foules » (I, 649). Là où la fille publique ne peut que vendre son corps, le poète prostitué – celui qui « vend /s/a pensée et veu/t/ être auteur » (I, 203) – répond au passant misérable qui sollicite sa compassion par telle fiction où se configure l’énergie de son âme exaltée par sa « passion insatiable, celle de voir et de sentir » (II, 69l)21.
16La loyauté contraint de dire que, chez Baudelaire, cette dimension esthétique de la charité se trouve parfois resituée dans l’horizon d’un rapport de compréhension plus authentique de la personne d’autrui et de son mystère – rapport obligeant le poète à s’arracher à sa fascination narcissique pour laisser entr’apercevoir, sous les masques de la fiction, les traits d’un visage soudain mis à nu par le contact avec le malheur et la dépossession. Il est à cet égard significatif que soient restés à l’état de « bribes » les vers qui, dans Les Fleurs du Mal, auraient formulé de la façon la plus sobrement pathétique cette reconnaissance – et malgré l’horrible défiguration de la misère-d’une dignité propre au visage d’autrui. Comparant les « cœurs » d’une humanité marquée par la souffrance et le péché « à cette auberge, / Espoir des affamés, où cognent sur le tard, / Blessés, brisés, jurant, priant qu’on les héberge, / L’écolier, le prélat, la gouge et le soudard », un projet de Spleen s’ (in) achève sur une tentative de conversion de la poésie en charité rédimante : « Ils ne reviendront pas dans les chambres infectes ; / Guerre, science, amour, rien ne veut plus de nous. / L’âtre était froid, les lits et le vin pleins d’insectes ; / Ces visiteurs, il faut les servir à genoux ! » (I, 190)22
17Se risquant de même à donner toute son âme dans l’acte du poème, Baudelaire consent à pratiquer, à la fin du Spleen de Paris, une charité qui l’implique au plus intime de sa conscience harcelée par la culpabilité. Dernier « petit poème en prose », Les Bons Chiens met en scène cet autre partage de la parole qui permettrait au poème d’inventer une forme spécifique de la charité affrontant, « dans sa réalité fantastique et saisissante, tout ce qu’une grande ville contient de vivantes monstruosités » (II, 554) : « Arrière la muse académique ! Je n’ai que faire de cette vieille bégueule. J’invoque la muse familière, la citadine, la vivante, pour qu’elle m’aide à chanter les bons chiens, les pauvres chiens, les chiens crottés, ceux-là que chacun écarte, comme pestiférés et pouilleux, excepté le pauvre dont ils sont les associés, et le poète qui les regarde d’un œil fraternel » (I, 360)23. Chanter, de toute son âme, le « vieux saltimbanque », « mademoiselle Bistouri » et autres exclus en souffrance dans quelque « banlieue déserte » (I, 359), voilà les éclats de cette charité convulsive d’un poète dont la dernière prière, au plus nu de sa désespérance personnelle- Baudelaire n’est déjà presque plus capable de donner encore de la poésie – demande malgré tout « un paradis spécial pour les bons chiens, les pauvres chiens, les chiens crottés et désolés » (I, 362). Au-delà des jeux ironiques avec le Mal auxquels se complaît un mélancolique rompu à la « rhétorique » de « Satan, le rusé doyen » (I, 137), Baudelaire sait approcher cette sobre justesse du lyrisme capable faire communier, dans un même mouvement de l’âme, poésie et charité24. C’est d’avoir travaillé, sans doute contre son humeur et son dandysme, à pareille poéthique du moderne qui, et plus de cent ans après, rend Baudelaire contemporain d’une fin de siècle où « nouveaux pauvres » et « sans logis » attestent chaque jour de l’impossibilité d’habiter poétiquement ces capitales de la douleur que demeurent – irrémédiablement ? – nos « villes énormes » (I, 276) – celles-là même dont Méryon savait énergiquement dessiner dans ses eaux-fortes « les obélisques de l’industrie vomissant contre le firmament leurs coalitions de fumée, les prodigieux échafaudages des monuments en réparation, appliquant sur le corps solide de l’architecture leur architecture à jour d’une beauté si paradoxale, le ciel tumultueux, chargé de colère et de rancune » (II, 666-667).
Notes de bas de page
1 Les citations de Baudelaire sont extraites des deux volumes de l’édition de Claude Pichois dans la Bibliothèque de la Pléiade de 1975. Le numéro du tome est indiqué en chiffre romain avant celui de la page. Dans les citations, les italiques sont de Baudelaire, sauf exceptions signalées par (ns), lorsque c’est nous qui soulignons. Il en va de même pour les deux volumes de la Correspondance (Corr.) du poète, également citée dans l’édition de Claude Pichois et Jean Ziegler (La Bibliothèque de la Pléiade, 1973).
2 Insistant sur le fait que « le poète se montre toujours l’ami attendri de tout ce qui est faible, solitaire, contristé ; de tout ce qui est orphelin », Baudelaire résume (ironiquement ?) le programme de compassion généralisée déployé par cet écrivain qui s’avance comme « un père et un protecteur » : « Ainsi se produisent sans cesse, dans les poèmes de Victor Hugo, ces accents d’amour pour les femmes tombées, pour les pauvres gens broyés dans les engrenages de nos sociétés, pour les animaux martyrs de notre gloutonnerie et de notre despotisme » (II, 136-137).
3 Reliant Les Misérables à la quasi- « obsession » que serait pour Hugo « cette préoccupation des faibles, des proscrits et des maudits » (II, 219), Baudelaire montre, dans son analyse de 1862, que ce roman « est un livre de charité, c’est-à-dire un livre fait pour exciter, pour provoquer l’esprit de charité » (II, 220). Un tel livre, selon cette perspective, réaliserait à l’échelle de la société ce que Au Lecteur, le poème liminaire des Fleurs du Mal, réalisait à l’échelle de l’individu : « Interrogeant, posant des cas de complexité sociale, d’une nature terrible et navrante, disant à la conscience du lecteur : “Eh bien ? Qu’en pensez-vous ? Que concluez-vous ?” » (ibid.).
4 Ce brutal abaissement de la conscience contrainte par un écrivain scandaleux à regarder le Mal en face est encore dramatisé dans la conclusion du commentaire de ce roman-plaidoirie dont l’éloquence défend énergiquement la cause des infortunés : « N’est-il pas utile que de temps à autre le poète, le philosophe, prennent un peu le Bonheur égoïste aux cheveux, et lui disent, en lui secouant le mufle dans le sang et l’ordure : “Vois ton œuvre et bois ton œuvre” » ? (II, 224).
5 Il convient de noter que, dans sa lettre de septembre 1859, Baudelaire plaide coupable – décidant de rappeler lui-même comment, avec Les Fleurs du Mal, il avait commencé dès 1857 à « dépass/er/ la théorie généralement exposée par / Hugo / sur l’alliance de la morale avec la poésie » (Corr., I, p. 597).
6 Dans un article significativement intitulé Baudelaire scandaleux ?, Jean Delabroy propose d’analyser l’œuvre du poète en mettant l’accent sur la manière dont, des Fleurs du Mal au Spleen de Paris, elle cherche à « dire bien sûr plaies et blessures du corps et de l’âme dans le siècle, mais surtout dire l’irruption, l’envahissement des formes inouïes de l’existence que suscite l’espace neuf de l’urbanisme : l’existence-larve, l’existence anonyme, cette nouvelle mortalité inhérente à la Ville. [...] Aussi bien, parce que Baudelaire n’est pas Musset, la poésie des choses malades ne peut-elle ni être ni laisser indemne. C’est la contamination de l’espace poétique par le référent qu’il doit prendre en charge, qui fait la modernité complète de Baudelaire » (in Le Français aujourd’hui, n° 92, 1990, p. 82).
7 Il importe que, dans Les Fleurs du Mal, ce soit précisément la section Tableaux parisiens qui retrace, en 1861, ces métamorphoses tératologiques du sujet. Ainsi le poème intitulé Le Crépuscule du soir choisit ce moment entre chien et loup où, tandis que les bruits de la ville se confondent en un inquiétant « rugissement », « l’homme impatient se change en bête fauve » (I, 94-95).
8 Après les analyses de Claude Pichois, il convient de tenir ces expressions (extraites d’un article paru, dans le Figaro du 7 février 1864, sous la signature de Gustave Bourdin) comme étant de la main même de Baudelaire – et proposant « un essai de définition » du Spleen de Paris où « la fusion de l’idéal et du trivial [...] fait penser au singulier mélange de style racinien et de style journalistique que Claudel percevait comme l’un des caractères de la prose baudelairienne » et qui définit, en effet, « toute l’œuvre poétique de Baudelaire vers 1860 » (I, 1297-1298).
9 Il convient de rappeler ici que, dans La Naissance de la tragédie, Nietzsche va paradoxalement définir le plaisir esthétique par la dissonance, défaisant ainsi le rapport de l’art occidental à l’idéalité. Nietzsche qui se demandait précisément « s’il y a jamais eu quelqu’un d’assez moderne, morbide, multiple et tordu pour pouvoir se dire préparé au problème que pose Wagner ? Peut-être, tout au plus, en France : Charles Baudelaire, par exemple » (Fragments posthumes [1888-1889], Gallimard, 1972, t. XIV, p. 173).
10 Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Gallimard, coll. « Folio/essai », 1987, p. 161.
11 Ibid., p. 170.
12 Ibid.
13 Ibid., p. 173.
14 Essayiste et romancier enquêtant sur les caractères actuels de la compassion, Frédéric Boyer a récemment proposé d’« associer l’écriture de Baudelaire à une forme curieuse de courage : une sorte de résistance à la pitié ». « Encerclé par la pitié, par sa douce promiscuité », le poète des Fleurs du Mal apparaît, dans cette perspective, comme déchiré par le « désir infini de compatir jusqu’à l’abject, le ridicule, jusqu’à l’impossible et la haine ». Etudiant cette « crise de l’âme qui est comme le foyer honteux de la parole poétique », Frédéric Boyer conclut significativement sa réflexion sur « la position prophétique de Baudelaire » : « Toucher à travers l’impitoyable cette zone inqualifiable de la victime. Pour cela, nécessité de se mettre du côté du tort, d’occuper la place maudite » (15 notes sur l’anti-pitié de Baudelaire (à développer un jour), in Baudelaire : nouveaux chantiers, éd. Jean Delabroy et Yves Charnet, Presses universitaires de Septentrion, « coll. UL3 », 1995, p. 125-129).
15 Contre Sainte-Beuve, op. cit., p. 174 (ns).
16 Affirmant, dans Mon Cœur mis à nu, que « être un homme utile /lui/ a paru toujours quelque chose de bien hideux » (I, 679), Baudelaire va jusqu’à profaner la notion même de charité. A tout rapport à l’altérité, il finit par substituer cette version égocentrique de l’énergie dont, dans les actes de son existence, est capable un sujet tenté par (’Absolu : « Etre un grand homme et un saint pour soi-même, voilà l’unique chose importante » (I, 695). Inversant le projet de Bénédiction (le « Poète » rangé par Dieu « dans les rangs bienheureux des saintes Légions » (I, 9), cette rage à se dépasser au seul profit d’une intensification de son propre être s’avoue par ailleurs dans ce mode d’emploi d’une agressive génialité : « Les nations n’ont de grands hommes que malgré elles. Donc le grand homme est vainqueur de toute sa nation » (I, 681).
17 Contre Sainte-Beuve, op. cit., p. 173.
18 On doit à l’article fondateur d’Yves Bonnefoy, Baudelaire contre Rubens, d’avoir montré comment, et notamment dans le poèmes des Petites Vieilles, le poète ne parvient pas à sortir du cercle enchanté de son « moi ». Au moment d’aimer « des « mères », des « courtisanes », des « saintes », qui « ont vécu l’absolu », Baudelaire « en est empêché » : « Tout autant qu’à la sympathie, c’est à ses “humeurs fatales” qu’il dit d’emblée qu’il va obéir. » Ce moi qui « goûte » les « plaisirs clandestins » que l’on sait demeure, selon Bonnefoy, « l’unique dimension, l’unique virtualité qui semble rester vivantes dans la retombée de l’espoir. Et qui non seulement ne sait plus donner, ne serait-ce qu’une seconde la plus minime raclure vive de sa bizarre tendresse, mais emploie pour ses romans furtifs, ses poèmes – pour la création artistique, pour ce plaisir –, les apparences des vieilles, les paillettes d’or qui retombent du sens éteint. Une écriture de soi, de soi seul, si même “multiplié” illusoirement par ces emprunts à ce qui ailleurs est la vie. Une ombre d’adhésion, en fait le vice suprême » (Le Nuage rouge, Mercure de France, 1977, p. 42- 45).
19 Jean-Christophe Bailly a su trouver les mots pour manifester l’implication de la poétique baudelairienne de la modernité dans ce trafic d’une capitale à l’âge du capital : « L’époque de Baudelaire est celle d’un prodigieux saut en avant ; ce ne sont pas seulement un esprit et un style qui naissent, mais c’est une nouvelle conscience de soi de l’être urbain qui voit le jour. Paris n’est plus seulement une grande ville ou une capitale, c’est une métropole, une foule, un fragment de Babel. Balzac, mais aussi toute la veine du roman populaire autour d’Eugène Sue, la presse, tout s’en fait l’écho – tout sauf l’art. Le paysage reculé à des limites de la plaine où l’on n’accède plus à pied, l’immensité troublante du labyrinthe, la violence exercée sans fin contre un rapport au site qui avait permis aux grands centres de garder quelque chose, malgré tout, de l’être villageois, l’amoncellement humain dont tour à tour l’individu singulier ou la foule sont les signes, les échelles d’écart dans le vice, la prospérité ou l’accoutrement, tout cela qui fait consister sous les yeux de Baudelaire cet “héroïsme de la vie moderne” auquel il voudrait que tous les peintres s’affrontent » (La Fin de l’hymne, Christian Bourgois, coll. « Détroits », 1991, p. 70).
20 Ce « promeneur solitaire et pensif » propose, dans Les Foules, la version baudelairienne d’une posture reprise à Rousseau par Hugo lui-même. L’étude consacré au poète dans Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains s’ouvre en effet par un portrait de Victor Hugo datant « d’un temps où sa figure était une des plus rencontrées parmi la foule » : « ... et bien des fois je me suis demandé, en le voyant si souvent apparaître dans la turbulence des fêtes ou dans le silence des lieux solitaires, comment il pouvait concilier les nécessités de son travail assidu avec ce goût sublime, mais dangereux des promenades et des rêveries » (II, 129). « Travailler en marchant » (ibid.), telle est la figure du peintre de la vie moderne que va adopter pour son propre compte ce poète qui, dans Tableaux parisiens, va s’« exercer seul à /s/a fantasque escrime, /Trébuchant sur les mots comme sur les pavés » (I, 83). Exilé de l’intérieur, Baudelaire choisit d’occuper dans la capitale cette position du rôdeur urbain que, depuis 1852, le départ de Hugo pour Guernesey a laissé libre : « Quand aujourd’hui nous parcourons les poésies récentes de Victor Hugo, nous voyons que tel il était, tel il est resté : un promeneur pensif, un homme solitaire mais enthousiaste de la vie, un esprit rêveur et interrogateur. Mais ce n’est plus dans les environs boisés et fleuris de la grande ville, sur les quais accidentés de la Seine, dans les promenades fourmillantes d’enfants, qu’il fait errer ses pieds et ses yeux. Comme Démosthène, il converse avec les flots et le vent ; autrefois, il rôdait solitaire dans des lieux bouillonnant de vie humaine ; aujourd’hui il marche dans des solitudes peuplées par sa pensée » (I, 130).
21 Dans une lecture complexe et minutieuse de La Fausse Monnaie, poème en prose de Baudelaire, Jacques Derrida suggère que s’« il n’y a de problématique du don qu’à partir d’une problématique conséquente de la trace et du texte », « cela n’implique pas que l’écriture soit généreuse ou que le sujet écrivant soit un sujet donnant » (Donner le temps, Galilée, coll. « La Philosophie en effet », 1991, p. 130-131). Reliant ce poème en prose au poème en vers Aumône de Mallarmé, le commentaire derridien suit « le pli d’une question supplémentaire » : « Ce qui est donné, aumône ou non, est-ce le contenu, à savoir la chose “réelle” qu’on offre ou dont on parle ? N’est-ce pas plutôt l’acte de l’adresse à l’intention de l’autre, par exemple l’œuvre comme performance textuelle ou poétique » (p. 79) ?
22 Méditant « cette “bribe” tombée des Fleurs du Mal, en fait un des plus beaux poèmes de Baudelaire », Yves Bonnefoy se montre sensible au « signe d’inquiétude et même, en profondeur, de remords » sous lequel « ces égarés de la nuit hantent la pensée » du poète : « Une sorte de peur, insiste l’auteur de Baudelaire contre Rubens, serre le cœur fermé qui les regarde partir. » Selon Yves Bonnefoy, le dilemme affronté par Baudelaire serait le suivant : « Peut-on se refuser, au nom de la Beauté pure, aux êtres qui ne savent rien d’elle et en troubleraient la recherche ? [...] Ou encore, en des mots plus intimes au chagrin propre de Baudelaire, que dirait-on à la “gouge”, à la servante oubliée, si un soir elle revenait frapper à l’huis ou aux vitres ? [...] En vérité que vaut l’art, sur quoi de supérieur à l’existence la plus furtive fonde-t-il sa prétention, son appel ? » (Le Nuage rouge, op. cit., p. 27-29).
23 Soulignant que, dans La Fausse Monnaie, le narrateur avoue, à propos de sa « rencontre » avec « un pauvre », qu’il ne connaît « rien de plus inquiétant que l’éloquence muette de ces yeux suppliants » où « l’homme sensible qui sait y lire trouve quelque chose approchant cette profondeur de sentiment compliqué, dans les yeux larmoyants des chiens qu’on fouette », Jacques Derrida insiste justement sur le fait que « le pauvre est un chien de la société, le chien est l’allégorie fraternelle de la pauvreté sociale, de l’exclu, du marginal, du “homeless” – plus que jamais, sans doute, dans le Paris d’alors ». Associer ainsi « de façon insistante, les figures du chien et du pauvre », c’est, selon cette analyse, « l’occasion pour le poète de définir ce qu’il appelle sa “muse citadine”, son inspiration de poète peintre du capital et de la capitale modernes. Ce poète est cette bête, telle bête, le frère de telle bête dont il partage la destinée » (Donner le temps, op. cit., p. 181-182).
24 Rapprochant l’évocation du « vert paradis des amours enfantines » dans « l’admirable autre voyage qu’est Moesta et errabunda » des « deux poèmes anciens qui rappellent la maison de Neuilly [...] et la “servante au grand cœur” », Philippe Jaccottet se montre de même attentif à ces (trop) rares moments où, chez le poète des Fleurs du Mal, « transparaît une pitié qui efface toutes les grimaces, même douloureuses, du dandy, et rejoint Villon » (Une transaction secrète, Gallimard, 1987, p. 107).
Auteur
ATER à l’École Normale supérieure de Fontenay/Saint-Cloud.
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