Le don shakespearien
The Shakespearean Gift
p. 79-90
Résumés
La poétique pétrarquiste qui s’exprime dans l’Europe de la Renaissance comprend parmi ses thèmes de prédilection des poèmes d’immortalisation adressés à une dame à laquelle ils sont offerts dans l’espoir qu’elle s’offrira à l’auteur en échange. Ce genre, qui dans sa prétention à l’immortalisation remonte à l’antiquité lyrique grecque, contraste nettement avec le poème d’amour des Sonnets de Shakespeare dans lesquels le texte est offert d’une manière oblative constituant à soi-même sa propre récompense. Une telle oblativité peut même aller jusqu’à l’effacement de soi du poète sacrifiant jusqu’à son désir de rester dans la mémoire de son bien-aimé de peur d’attrister ce dernier.
Petrarchan poetry of the European Renaissance often includes among its favorite themes the offering of immortality to a lady, in the hope that she will give herself to the poet in exchange. This kind of poem, which, in its pretension to immortality, goes back to Greek antiquity, stands in sharp contrast with Shakespeare’s Sonnets, in which love and immortality are offered in an oblative fashion, which constitutes in itself its own reward. Such oblativity can even reach the point where the poet sacrifices his own claim to remembrance, lest the beloved should grieve at his death.
Texte intégral
For Anthony Mortimer
1Que la parole poétique puisse être offrande comme elle peut être demande, enfant d’une nuit d’Idumée apporté à l’épouse comme appel à l’union amoureuse, les poètes de la tradition courtoise telle qu’elle est reprise à la Renaissance le savent d’autant mieux qu’ils font parfois argument du pouvoir d’immortalisation qu’ils confèrent à leur parole pour obtenir en retour de la dame célébrée les faveurs qu’ils convoitent. Ainsi Ronsard célébrant Hélène :
« Afin qu’à tout jamais de siècle en siècle vive
La parfaite amitié que Ronsard vous portait,
Comme votre beauté la raison lui ôtait,
Comme vous enchaînez sa liberté captive ;
Afin que d’âge en âge à nos neveux arrive
Que toute dans mon sang votre figure était,
Et que rien sinon vous mon cœur ne souhaitait,
Je vous fais un présent de cette Sempervive.
Elle vit longuement en sa jeune verdeur :
Longtemps après la mort je vous ferai revivre,
Tant peut le docte soin d’un gentil serviteur,
Qui veut en vous servant toutes vertus ensuivre.
Vous vivrez, croyez-moi, comme Laure en grandeur,
Au moins tant que vivront les plumes et le livre1. »
2Métaphore de l’éternité, rivale du laurier couronnant Pétrarque, l’amant de Laure, la « Sempervive », l’immortelle, partage avec le poème la puissance de survivre à la mort des amants en témoignant par là du rayonnement attaché au nom de celui qui l’offre à une Hélène dont le nom est lui-même, comme le dit un autre sonnet, l’objet de « louange immortelle ». Si attaché que soit le « gentil serviteur » à suivre « toutes vertus » de sa dame, son désir n’est toutefois pas si prompt à se dénier qu’il n’ajoute un plus plus loin dans le recueil
« Vous triomphez de moi, et pource je vous donne
Ce lierre qui coule et se glisse à l’entour
Des arbres et des murs, lesquels tour dessus tour,
Plis dessus plis il serre, embrasse et environne.
A vous de ce lierre appartient la Couronne.
Je voudrais, comme il fait, et de nuit et de jour,
Me plier contre vous, et, languissant d’amour,
D’un nœud ferme enlacer votre belle colonne2. »
3A se comprendre ainsi comme lieu ou élément d’un échange, le « texte offert » se confond avec l’incitation à « cueillir dès aujourd’hui les roses » d’une vie dont le parfum délicieux émane directement du plaisir amoureux. Fondé sur la réputation présente et à venir de l’auteur, le don du nom se fait ainsi la contre-partie du don du corps attendu de la part de celle dont la « belle colonne » semble inviter la rêverie érotique à se faire le lierre qui l’étreindra.
4Ainsi qu’on peut le montrer, la hardiesse de ce désir d’enlacement forme sans doute l’envers de la crainte qui règle d’habitude, chez Ronsard comme chez les autres auteurs du pétrarquisme, la relation du poète à une dame que la convention poétique rend prompte à prendre des allures de Gorgone. Comme le dit Philippe Desportes à la fin d’un sonnet des Amours d’Hippolyte :
« Au contraire à l’instant que je m’ose approcher
De ma belle Méduse, inhumaine et felonne,
Un traict de ses regards me transforme en rocher3. »
5A la pétrification que le Je subit lorsqu’il est frappé par le regard d’une Hippolyte « inhumaine » à force de sévérité et de froideur dans son refus d’accueillir favorablement le désir du poète, telle qu’elle est décrite ici, est censée alors s’opposer sur le mode inversé la fermeté d’une inscription du nom gravé dans le marbre de gloire dont le poème se serait fait l’équivalent verbal, inscription destinée à transformer le regard de Méduse en regard amoureux. Au terme de l’échange, le poète jouirait ainsi du « don de mercy ».
6Cette poétique du don, fondée sur l’attente du contre-don, qui règle tant de Canzonieri français du XVIe siècle, forme un contraste remarquable avec la pratique beaucoup plus radicale du sonnet shakespearien. Celui-ci, comme l’on sait, est marqué par une double différence : adressé à un jeune homme, Mr. W.H., et non pas à une dame (avec l’exception des vingt-cinq poèmes adressés à la « Dark Lady »), le sonnet de Shakespeare n’attend guère d’autre récompense que de pouvoir être offert au bien-aimé. La pureté de ce don rejoint ainsi l’idéal de la magnanimité4 que le dramaturge incarnera plus tard dans la figure de Marc-Antoine dont Cléopâtre relève, dans l’inoubliable éloge funèbre qu’elle dresse de lui, que :
« ... For his bounty,
There was no winter in’t : an autumn ‘twas
That grew the more by reaping : his delights
Were dolphin-like, theg show’d his back above
The element they liv’d in : in his livery
Walk’d crowns and crownets : realms and islands were
As plates dropp’d from his pocket5. »
7A la différence des autres dons poétiques, le don shakespearien est à l’image de la bonté de Marc-Antoine : il semble s’accroître à mesure même qu’il s’effectue, il grandit à mesure qu’on le « moissonne ». Cette structure paradoxale repose, de son côté, sur une conception de l’individu qui, au lieu de suggérer une possession de soi qui justifierait 1’« idéologie » de l’échange amoureux, insiste au contraire sur la désappropriation du sujet réduit à se comprendre comme le dépositaire transitoire d’une richesse dont seule la Nature peut se proclamer la détentrice. Cette vision du soi n’est jamais plus sensible que dans le cycle des dix-sept premiers sonnets, dit cycle de la procréation, dans lequel Shakespeare exhorte un W.H., apparemment réticent à se marier, à engendrer un fils qui puisse transmettre sa beauté à la génération à venir :
« Unthrifty loveliness, why dost thou spend
Upon thyself thy beauty’s legacy ?
Nature’s bequest gives nothing but doth lend,
And being frank she lends to those are free6. »
8Du coup s’opère ce qu’on pourrait nommer un double renversement : de même que le jeune homme ne sera vraiment lui-même qu’en se donnant à un autre (son fils), de même le « texte offert » ne se comprend-il que dans cette incitation à un don dont il n’est rien attendu d’autre en retour que la satisfaction de voir se réaliser la nécessité naturelle. Le sonnet XIII le donne clairement à entendre :
« O, that you were yourself ! But, love, you are
No longer yours than you yourself here live.
Against this coming end you should prepare
And your sweet semblance to some other give.
So should that beauty which you hold in lease
Find no determination ; then you were
Yourself again after yourself’s decease,
When your sweet issue your sweet form should bear.
Who lets so fair a house fall to decay,
Which husbandry in honor might uphold
Against the stormy gusts of winter’s day
And barren rage of death’s eternal cold ?
O, none but unthrifts ! Dear my love, you know
You had a father ; let your son say so7. »
9Frappante est dans ce sonnet l’assimilation de l’identité à soi-même avec la transmission de cette identité à un autre : la modalisation optative du premier vers permet de conclure que W.H. n’est justement pas lui-même (« yourself »), soumis qu’il est à la limite temporelle d’une existence bornée par la mort. Or cette limite contredit la part d’immortalité que lui a concédé la Beauté dont il est le dépositaire et qui, dans une saisie qui semble allier la conception médiévale de la nature comme natura naturans avec l’idée platonicienne ou néoplatonicienne du Beau comme lieu de la vérité, est seule en mesure de lui assurer sa participation à l’être. La transmission de cette beauté par l’engendrement d’un fils coïncidant avec la transmission de la part immortelle suggère donc que le don de soi est seul en mesure d’assurer l’identité profonde de celui qui se donne. Le « texte offert » de la beauté rétroagirait sur son destinateur en l’incluant dans la chaîne des incarnations d’un kallos kaghatos synonyme d’une vérité du soi qui est constamment assimilée avec l’usufruit d’un trésor supra-individuel qu’il ne saurait être question de ne pas transmettre à son tour. Aussi bien les images du prêt à intérêt que Shakespeare multiplie dans ces dix-sept premiers sonnets vont-elles toutes à exhorter W.H. à une démultiplication de soi comprise comme « increase », comme accroissement de la part immortelle :
« That use is not forbidden usury
Which happies those that pay the willing loan ;
That’s for thyself to breed another thee,
Or ten times happier, be it ten for one.
Ten times thyself were happier than thou art,
If ten of thine ten times refigured thee ;
Then what could death do, if thous shouldst depart,
Leaving thee living in posterity ?8 »
10Jouant sur le taux d’intérêt maximum autorisé par l’Eglise selon le décret de 1571 (10 %)9, le poème assimile délibérément bonheur et identité du moi au « don usurier », si l’on ose risquer ce paradoxe, par lequel il saura faire fructifier l’image de lui-même à travers ses fils. Mais cette générosité souhaitée, il est temps de voir qu’elle s’actualise également chez l’exhortateur, chez Shakespeare, qui en s’effaçant derrière son exhortation sacrifie tout désir qu’il pourrait avoir de garder l’objet aimé de la beauté pour lui-même au profit du bonheur de cet objet. Lorsque dans le distique final du sonnet XIII, le poète conclut « Dear my love, you know /You had a father ; let your son say so », on peut bien dire qu’il opère, par le choix d’une position quasi maternelle par rapport à W.H., la transmutation d’eros en agapè.
11Pour autant, la conscience du pouvoir d’immortalisation détenu par la poésie n’est pas absente de celui qui sait se faire si humble dans ses adresses à son bien-aimé. A l’instar d’un Ronsard, Shakespeare, comme J.B. Leishmann l’a montré10, reprend lui aussi une tradition que le critique anglais fait remonter à Pindare et qui trouve ses grands moments dans le fameux Exegi monumentum... d’Horace ainsi que dans l’orgueilleuse conclusion des Métamorphoses d’Ovide. Il est intéressant de ce point de vue de voir comment cette conscience de sa pérennité d’écrivain s’allie avec la modestie amoureuse que nous avons relevée. Le sonnet LXV, si souvent cité, le montre clairement :
« Since brass, nor stone, nor earth, nor boundless sea,
But sad mortality o’ersways their power,
How with this rage shall beauty hold a plea,
Whose action is no stronger than a flower ?
O, how shall summer’s honey breath hold out
Against the wrackful siege of battering days,
When rocks impregnable are not so stout,
Nor gates of steel so strong, but Time decays ?
O fearful meditation ! Where, alack,
Shall Time’s best jewel from Time’s chest lie hid ?
Or what strong hand can hold his swift foot back ?
Or who his spoil of beauty can forbid ?
O, none, unless this miracle have might,
That in black ink my love may still shine bright11. »
12Comme on le voit, le sonnet est construit sur l’antithèse entre la toute-puissance du Temps et de son action dévastatrice et la fragilité d’une beauté ressaisie dans son essence éphémère. Les images que Shakespeare accumule dans les deux premiers quatrains sont en grande partie reprises des poèmes latins dans lesquels elles servaient au contraire à mettre en évidence la résistance que le poème saurait opposer aux coups de bélier du Temps. A mettre ainsi l’accent sur la puissance destructrice des siècles, on pourrait penser que le poème s’apprête dialectiquement à rendre plus éclatante encore la proclamation de sa supériorité. Il n’en est rien. Fidèle à son attitude fondamentale, le poète n’affirme pas tant sa puissance qu’il n’en appelle à un « miracle », donc à une réalisation indépendante de son pouvoir, grâce auquel «(s) on amour pourrait briller éternellement » dans l’encre noire du texte. L’habileté de cette formule est double. D’une part, elle transfère sur l’intensité de l’amour, et non sur la puissance poétique, le pouvoir d’immortalisation. Ce faisant, elle désarme le reproche d’orgueil qu’on pouvait adresser aux poètes latins. D’autre part, en disant « my love », Shakespeare crée une équivoque. S’il s’agit bien, à un premier niveau, de l’amour qu’il éprouve, lui, pour W.H., rien n’empêche, dans un second temps du moins, de comprendre la formule comme se référant au jeune homme lui-même. Ce serait donc celui-ci, ou la beauté de celui-ci, dont l’éclat brillerait dans le noir de l’encre d’un texte qui ne serait ainsi que son réceptacle ou son reflet. Non content de s’être dessaisi de son bien-aimé au profit de celle qui doit lui engendrer des fils, le poète se dessaisirait de surcroît du mérite d’assurer à W.H. une gloire qu’il ne devrait, en dernier recours, qu’à lui-même. Comme le dit un autre sonnet, la valeur du poème dérive de celui dont il contient le portrait :
« The worth of that is that which it contains,
And that is this, and this with thee remains.12. »
13Sans doute, la perfection rhétorique dont Shakespeare fait preuve dans la maîtrise de cette position d’auto-effacement pourra-t-elle faire penser que la générosité quasi évangélique de son locuteur est jouée, et qu’il ne s’agit là que de la mise en acte d’une stratégie de la séduction fondée simplement sur le renversement de la position traditionnelle dont Ronsard nous etait apparu l’exposant. L’effacement de l’amant ne serait qu’une ruse destinée a mieux seduire 1’aime en flattant sa vanité, le texte ne serait offert que pour capter plus insidieusement son destinataire. Comme Stephen Booth l’a montre13, l’organisation du recueil est si concertee et si subtile qu’il ne saurait être question de rapporter simplement a une effusion sentimentale propre à la personnalité de l’auteur ce qui ne serait alors qu’une caractéristique de sa façon d’aimer. Si sceptique qu’on puisse être sur la question de la « sincérité » lorsqu’il s’agit de poèmes d’amour de la Renaissance, cette lecture du soupçon ne saurait toutefois rendre compte de la cohérence qui affecte les différents choix découlant de l’adoption de cette position d’effacement du Je. Si la poétique des Sonnets demande à être comprise par rapport à un modèle, ce modèle nous paraît moins de l’ordre d’une stratéégie rhétorique que de celui de l’assimilation, dans le cadre d’une convention amoureuse d’inspiration pétrarquisante, d’une conception quasi sacrificielle de l’amour qui dériverait à la fois d’Ovide et de la première Epître aux Corinthiens14. Du moins est-ce dans cette perspective que l’on peut lire le si émouvant soixante et onzième sonnet :
« No longer mourn for me when I am dead
Than you shall hear the surly sullen bell
Give warning to the world that I am fled
From this vile world, with vilest worms to dwell.
Nay, if you read this line, remember not
The hand that writ it, for I love you so
That I in your sweet thoughts would be forgot
If thinking on me then should make you woe.
O, if, I say, you look upon this verse
When I perhaps compounded am with clay,
Do not so much as my poor name rehearse,
But let your love even with my love decay,
Lest the wise world should look into your moan
And mock you with me after I am gone15. »
14D’une certaine manière ce poème marque le parfait renversement de la position dont nous étions parti. Ronsard, en lui offrant son texte, promettait à Hélène une gloire dont la postérité de son propre nom, et la qualité de la force amoureuse attachée à ce nom était la garantie. La « sempervive », métaphore de la parole offerte, consacrait la double immortalité du poète et de sa dame en les conjoignant dans un couple destiné à durer aussi longtemps que la littérature elle-même. L’imagination du poète vendômois, franchissant les bornes de son existence, triomphait d’avance d’une mort niée par la grâce de la résurrection poétique qu’il se sentait certain de pouvoir opérer.
15Shakespeare, lui, s’imagine au contraire « quittant ce monde vil » pour trouver séjour « auprès de vers plus vils encore ». Faisant réflexion à son tour sur la survie du poème, loin d’en tirer orgueil pour se prévaloir d’une quelconque puissance, il pousse la discrétion jusqu’à souhaiter être oublié par W.H. plutôt que de causer à celui-ci la peine d’un souvenir douloureux. L’effacement oblatif se cristallise jusque dans l’oubli souhaité de ce nom qui faisait toute la fierté de Ronsard. Le poète ici demande à W.H. de cesser de répéter son « pauvre nom » dont la vocation paradoxale s’accomplirait de se retirer d’un texte destiné à lui survivre, certes, mais pour d’autant mieux effacer sa mémoire. Le texte offert s’offrirait sans son auteur dans un geste destiné avant tout à préserver le bonheur de son destinataire en protégeant sa « mélancolie » éventuelle contre l’indiscrétion moqueuse d’un monde toujours prompt à railler la douleur. Si la perfection rhétorique du sonnet est éclatante, le dépassement de cette rhétorique ne l’est pas moins : Shakespeare est clairement de ceux qui ont cru que le Moi n’était rien s’il n’avait pas la charité.
Notes de bas de page
1 Ronsard, Le Second Livre des sonnets pour Hélène, II
2 Ibid., XXIX.
3 Philippe Desportes, Les Amours d’Hippolyte, XLI.
4 Sur cet idéal, on consultera, dans un autre contexte, la belle étude de Marc Fumaroli « L’héroïsme cornélien et l’éthique de la magnanimité », in Héros et orateurs, Genève, Droz, 1990. p. 323-349.
5 Antony and Cleopatra, acte V, scène 2, v. 85 sq. « Pour sa bonté, /Elle ne connaissait pas d’hiver, elle était un automne/Plus riche toujours à mesure que moissonné : ses délices / Avaient figure de dauphins, ils surélevaient son dos / Par-dessus leur élément : couronnes et diadèmes / Marchaient vêtus de ses couleurs : les royaumes et les îles / N’étaient que pièces tombées de sa poche. »
6 Sonnet IV : v. 1-4. « Prodigue beauté, pourquoi à ton profit / Dépenser le legs de ta beauté ? / La Nature ne donne rien, mais elle prête, / Et, libérale, elle prête aux âmes généreuses. »
7 « O fusses-tu toi-même ! Mais, mon aimé, / tu n’es toi-même qu’aussi longtemps que tu vis ici bas./ Contre la fin qui vient tu devrais te préparer / Et transmettre à quelque autre ta douce apparence./ Ainsi la beauté que tu tiens en dépôt / Ne connaîtra-t-elle de fin ; ainsi serais-tu / A nouveau toi-même après ton propre décès, / Lorsque ton doux rejeton prolongerait ta douce forme./ Qui laisse une demeure tomber en ruine, / qu’un soin ménager pourrait conserver dans son éclat, / Sous les assauts du vent d’un jour d’hiver / Et la rage destructrice du froid éternel de la mort ? / Qui, sinon des prodigues ! Mon tendre amour, / Tu eus un père, puisse ton fils en dire autant ! »
8 Sonnet VI : « Cet usage n’est pas usuraire, / Qui rend heureux ceux qui d’eux-mêmes paient l’intérêt ; / C’est pour toi d’engendrer un autre toi, / Ou, dix fois mieux encore, d’en engendrer dix. / Dix fois toi-même, tu serais plus heureux d’autant/ Si dix de toi te figuraient dix fois, /Car que pourrait alors la mort, toi disparu, / Te laissant vivre en ta postérité ? »
9 Cf. la note de John Dover Wilson dans son édition des Sonnets.
10 « Poetry as immortalisation from Pindar to Shakespeare » in Themes and Variations in Shakespeare’s Sonnets, Londres, Hutchinson, 1961, pp. 25-91.
11 « Puisque l’airain, la pierre, la terre ni l’océan sans bornes / N’ont pouvoir qui échappe au pouvoir de la finitude, / Comment la beauté pourrait-elle faire appel contre une telle rage, /Elle dont l’action n’est pas plus forte que celle des fleurs ? / O comment le souffle de miel de l’été fera-t-il pièce / Au siège destructeur de l’assaut des jours, / Quand les rocs imprenables ne sont si solides, / Ni les portes de bronze si fermes que le Temps ne les ruine ? / O pensée redoutable ! Où, hélas, / Le plus bel ornement du Temps se cachera-t-il du coffre du Temps ? / Ou quelle main puissante retiendra-t-elle son pied agile ? / Ou qui pourra l’empêcher de dépouiller la beauté ? / O personne, à moins de ce miracle : / Qu’en encre noire mon amour puisse toujours briller. »
12 Sonnet LXXIV, v. 13-14. Il est vrai qu’à d’autres moments, Shakespeare affiche plus ouvertement sa confiance en ses moyens. Ainsi dans le sonnet LXIII où l’on peut lire : « For such a time do I now fortify / Against confounding age’s cruel knife, / That he shall never eut from memory/ My sweet love’s beauty, though my lover’s life./ His beauty shall in these black lines be seen, / And they shall live, and he in them still green. »
13 Stephen Booth, An Essay on Shakespeare’s Sonnets, New Haven and London, Yale University Press, 1969.
14 I Cor. 13.
15 « Ne porte pas plus longtemps mon deuil lorsque je serai mort/Que tu n’entendras le glas sonner tristement / Pour dire au monde que j’ai quitté / Ce monde vil pour vivre auprès de vers plus vils encore./ Non, si tu lis ce poème, ne te rappelle pas/La main qui l’écrivit, car je t’aime tant/ Que je préférerais être absent de tes douces pensées / Que de leur être alors une cause d’amertumne./ O, dis-je, si tu poses ton regard sur ces vers/Lorsque moi peut-être je serai mêlé à l’argile/Ne va même pas jusqu’à répéter mon nom, / Mais laisse ton amour passer avec ma vie./ De peur que le monde railleur ne se mêle de ta douleur / Et ne se moque de toi quand je ne serai plus là. »
Auteur
Professeur à l’université de Berne.
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