Don de la page, don du visage
A Gift of the Page, a Gift of Face
p. 57-75
Résumés
Il s’agit d’une hypothèse de travail : articuler la « poétique du texte offert » sur une poétique du livre ouvert, matériellement, visuellement parlant (le « papillon blanc de la page » selon Mallarmé). Il s’agit donc d’une hypothèse sur l’offrande réciproque du subjectile (le support) et du sujet. Trois exemples sont esquissés : les dessins de Victor Hugo, où la symétrie des taches donne lieu à la transparition de visages aléatoires ; le test de Roschach, où un seul objet visuel aléatoire fait don de mille et une ressemblances ; un protocole expérimental d’Alfred Binet, où l’hyperesthésie visuelle devant un support blanc donne lieu à l’hallucination de visages.
This is a working-hypothesis: articulate the « poetics of the text that is offered » in terms of a poetics of the book that is open materially and visually (the « white butterfly of the page », according to Mallarmé). It therefore becomes a matter of the reciprocal offering of the support and the subject. Three examples are sketched: Victor Hugo’s drawings, where the symmetry of the blots gives rise to the transpiring of random faces; the Rorschach, where a single aleatory visual object allows a thousand and one resemblances to be created; Alfred Binet’s experimental protocol, where the visual hyperaesthesia in front of a white support gives rise to an hallucination of faces.
Texte intégral
1Songeons d’abord, précédant l’ouverture d’un livre devant nos yeux, au « sacrifice dont saigna [sa] tranche rouge ». Songeons à « l’introduction d’une arme, ou coupe-papier, pour établir la prise de possession ». L’arme, ou lame, a fendu dans la feuille, intimement, selon son pli : page ouverte déjà, mais pas encore offerte. Quand à notre regard s’ouvre enfin le volume, « le reploiement du papier et les dessous qu’il installe, l’ombre éparse en noirs caractères » – tout cela vient s’offrir et nous regarder « comme un bris de mystère, à la surface, dans l’écartement levé par le doigt »... Alors commence la lecture, ce « va-et-vient successif incessant du regard ». Alors, nous oublierons peut-être la page, puis avec elle cette sorte d’« attention que sollicite quelque papillon blanc1 ».
2Est-ce tout ? Non, bien sûr. Car le papillon ouvert de la page, fût-il purement blanc, fût-il vraiment mort, à quelque moment bat de l’aile, ne serait-ce que pour accompagner l’impérieux et discret battement de nos paupières. A tout moment, l’ouverture en deux de la page, sa symétrie à la fois interrompue (fragile) et reconduite (obstinée) par un nouvel effeuillement ou feuillettement du livre, à tout moment l’ouverture du volume est capable de s’offrir à nous comme une sorte d’organisme, au moins comme une mobilité, une motilité : légèrement vivante.
3Comme nous le faisons pour d’autres objets, anciens supports de cultes dans lesquels à toutes forces nous continuons de puiser du temps, du sens, nous aimons – incorrigiblement – prêter aux volumes cette puissance inhérente à tout anthropomorphisme, d’autant plus souverain qu’il semblera d’abord fragile, gratuit, inévident, un peu fou. Ainsi mettrons-nous la page en mouvement, comme pour l’investir de notre propre kinesthésie : nous projetons, certes – comme on dit –, mais nous ne jetons tout cela à la face de la page que pour mieux recevoir d’elle un possible regard. Telle est l’offrande, déjà lyrique, l’offrande réciproque que le subjectile (la page comme support) et le sujet quelquefois s’accordent l’un à l’autre.
4Il n’y a sans doute pas d’offrande poétique sans « composition de lieu2 », et le lieu par excellence, le lieu d’expérience de celui qui l’écrit n’est autre que la page elle-même sur laquelle il la tend. La page supporte une expérience : elle ne se contente pas d’en recueillir les signes volontaires, elle l’oriente aussi, l’engendre même, lui donne forme selon sa configuration propre – extrême simplicité du donné de départ, un champ blanc orienté, extrême arborescence de ce que cela donne pour finir –, selon sa virtualité kinesthésique, sa puissance de mise en mouvement, de mise en regard. C’est ce qui se passe, par exemple, dans les manuscrits bien connus de Victor Hugo, où le poète ne s’est pas contenté de faire jouer à la plume, à l’encre, à la page, leur traditionnelle fonction instrumentale. Car l’instrument, ici, délivre lui-même les conséquences de son maniement ouvert et démultiplié, c’est-à-dire sans relâche contredit, mis en crise, maltraité jusqu’au déchirement, exalté jusqu’à la brisure, jusqu’à la tache.
5Ainsi de la plume : trempée dans l’encre par son bout pointu, courant toujours dans le même sens pour honorer la langue, elle se cabre d’un coup... Alors le sens s’inverse, l’encre imbibe les barbes, les barbes à rebours tracent un mouvement d’encre qui lui-même produit l’évocation d’une plume d’oiseau noire, détrempée, c’est-à-dire ressemblant à ciel, orage, vent, mer démontée, paysage trop lointain ou organisme trop proche3. Ainsi de l’encre : non plus délicatement retirée de sa bouteille, non plus maintenue dans ce magique équilibre où la retenait encore le bec de plume, mais tout à coup déversée, en pluie sur la page, extravagante, mêlée à d’autres fonds, d’autres marcs de café, pétrie à même la feuille4. Ainsi de la page : non plus étalée dans le « bon sens » d’une lecture à produire, mais dérangée, démenée, coupée, pliée, donnant lieu à volumes, à verticalités, à pochoirs, et produisant dès lors un abîme de sens pour des visions à multiplier, à démultiplier sans cesse5.
6Cette heuristique visuelle à partir des moyens matériels de l’écriture n’est pas seulement une façon de transformer un manuscrit en dessin. Elle donne lieu à des figures, certes, des figures « figuratives » telles que manoirs, arbres, paysages marins, monstres tentaculaires... Mais les modalités concrètes, processuelles, de ce donner-lieu, en font un champ de figurabilité où les traces visuelles sont maintenues le plus longtemps possible – et si possible à jamais – dans l’état d’être « figurantes », plutôt que « figurées », fixées, lisibles. Elle suscite donc un champ d’expectative, l’expérience de s’attendre à l’inattendu, de voir surgir une forme qui, parce qu’instable, fatalement surprendra, fatalement inquiétera, fatalement regardera. Comme une prophétie obscure attendant sa révélation, dans un chaos qui bouge au bord de figurer.
7L’expansion de l’encre produira donc, plutôt qu’un signe visible, une « forme agitée » ; l’agitation pétrie fera masse sur la page ; et la masse, regardée dans un sens ou dans l’autre, tout à coup révélera tête, crâne ou visage, bref quelque chose qui fixement regarde. Ici, la page presque envahie d’encre et de lavis produit la spatialité d’un obstacle frontal, mais il aura suffit de quelques empreintes de doigts dans la portion d’espace resté vierge, en haut, pour que le lieu entier bascule en contre-plongée, et que surgisse l’impression de têtes en surplomb nous guettant du haut d’un puits6 (fig. 1). Ailleurs, c’est une surface réticulée, obtenue par report d’une dentelle trempée dans l’encre brune, qui donnera lieu à quelque chose que l’on aimerait nommer une transparition de visages – évidemment tirés par Hugo vers une idée de crânes ou de fantômes : tel est le fameux dessin intitulé Dentelles et spectres, où l’aléatoire de la texture aura produit, par le supplément volontaire de trois ou quatre points de lavis, une face effrayante, tandis que l’aléatoire des bordures aura produit, lui, un profil où telle lacune fera bouche ouverte, et telle dentelure, dentition de cadavre7 (fig. 3).
8Ailleurs enfin, c’est la page elle-même qui, faisant creuset à la coulure d’encre, a été pliée verticalement, refermée comme un trésor ou comme un livre ; lorsqu’elle s’offre à nouveau, selon un jeu du fermé et de l’ouvert, du caché et du montré qu’affectionnent les enfants, elle révèle une symétrie de taches – un ordre de désordres – où le poète aura, par quelques rapides surlignements, repéré et produit pas moins de treize ou quatorze visages, de face ou de profil, tragiques ou grotesques, en positif ou en négatif : c’est alors comme si la page, aléatoirement maculée mais très volontairement verticalisée, regardait de toutes parts, regardait multiplement dans le seul jeu de sa symétrie chaotique8 (fig. 2). L’encre n’a rien écrit sur cette page, mais le geste de la replier, puis de l’ouvrir, aura magiquement fomenté là un véritable don de visages9.
9Hermann Rorschach, fils d’un professeur de dessin, se prêta lui aussi, comme on le sait bien, au jeu de la tache et de la page pliée, au jeu des formes données et des formes reprises sur le hasard, avant que d’y soumettre ses patients pour tenter de scruter ce qui les regardait dans ce qu’ils croyaient voir. La partie intitulée « Exemples » de son fameux Psychodiagnostic donne au total, pour la seule planche IV – que je n’ose décrire (fig. 4) – quelque chose comme quatre-vingt « lectures » ou reconnaissances d’objets, dont on sent bien que la liste forme un système relativement clos d’éléments répétitifs (symptomatiques pour cela, sans doute), mais capable aussi de s’ouvrir à l’invention d’éléments toujours inattendus (sans doute symptomatiques pour cela).
10Recopier transversalement, sur une ou deux pages, la liste en question, revient à produire une taxinomie qui n’est pas moins fascinante que cette « encyclopédie chinoise » admirablement revisitée par Borges10 – sauf qu’ici, un aspect plus extraordinaire encore consiste dans le fait que cette taxinomie ne décrit pas une classe d’objets, mais un seul objet, un seul objet visuel et fortuit, regardé, dans la liste d’exemples donnés, par vingt-sept personnes seulement. Et il n’est pas indifférent que cette liste en son long puisse transiter d’un papillon ouvert à un visage humain :
« Un papillon ; la partie médiane en forme de colonne et les ailes adjacentes. Un ornement en haut d’un meuble, planche redressée. Une fontaine indienne à éléphants, en haut le bassin, en bas le socle. Une queue d’insecte. Deux femmes avec des voiles flottants qui dansent autour d’un puits. Des petites pattes de cheval. Une tête de chien. Un cœur dégénéré. Un animal, deux ailes. Un esquimau. Un animal du fond des mers, un genre de seiche. Une figure de fontaine, il y a là quelqu’un d’assis sur un bâton. Des bottes usagées. Des serpents. Une feuille de lierre. Maurice tombé dans la pâte, comme dans le livre de Busch, Max et Maurice. Un petit roi de conte qui salue deux reines venant de droite et de gauche (avec des voiles flottants). Un cygne qui nage le long de la rive. Une vieille femme courbée devant un tombeau. Deux têtes, deux profils accentués avec barbe en pointe. Deux interlocuteurs qui se tournent le dos. Un monstre, car ça embrasse tout. Un hibou. Une femme avec un sac plein de bois. Un polype. Un blason. Un crocodile. Un serpent. Une tête de chien. La tour du jeu d’échecs. Un satyre ou un moine. Un griffon vu par devant. Une femme courbée sur un livre. Des gerbes réunies. Un peuplier. Un visage de clown. Quelque chose d’un éléphant. Deux branches noueuses. Ou des chenilles. La partie du corps d’un papillon. Une peau d’animal. De chaque côté un esquimau dormant dans un sac de couchage. Une figure sur un fauteuil. Une femme courbée qui marche. Des découpures faites avec une scie à chantourner. Une peau d’animal. Deux figures avec des voiles flottants, accourant vers la colonne médiane, ce sont les déesses de la Vengeance. Des belettes. Deux petites figures qui appuient la main sur quelque chose. Des cygnes. Un monstre en peau de mouton avec des grosses bottes. Une plante quelconque ou quelque chose comme ça. Deux petites têtes (tache noire à l’intérieur de la surface noire). Un corps maternel, à cause des deux petites têtes qui sont dedans. Un kangourou, parce qu’à peu près au centre de la surface noire on verrait quelques têtes et que le kangourou a une poche abdominale de ce genre. Comme un Gambrinus sur les enseignes d’auberges. Des phoques. Un tapis de fantaisie. Un ours, il se penche. Des menottes. Une brodeuse assise. Deux jambes. Une puce. Un os. Une chauve-souris. La forme a quelque chose d’une personne, mais la représentation n’est pas bonne, une figure assise. Une figure de frise. Une colonne vertébrale. Des poissons. Deux têtes de chiens. Un géant avec d’énormes pieds est assis là. Un ours avec la gueule ouverte. Une chauve-souris ouvre ici la bouche. Une couleuvre à collier. Une Vierge qui prie. Un homme qui pense. Un faucon qui vole. Des oiseaux. Un visage humain11. »
11Recopiant ce texte, je découvre fortuitement, parmi les dix planches cartonnées d’une édition du Psychodiagnostic retrouvée dans ma bibliothèque, dix pages numérotées, écrites d’une main qui n’est pas la mienne. Il s’agit, je m’en aperçois vite, de la transcription exacte – et non d’un simple résumé, comme dans les listes de Rorschach – d’un protocole de l’expérience. Je me souviens, certes, m’être prêté un jour à ce protocole, et il serait logique que ces pages jaunies, conservées là, m’aient été données par la belle jeune femme qui procéda au test. Mais, de ceci, je ne me souviens pas vraiment, et surtout la lecture de ces notes me livre à l’étrangeté de ne pas reconnaître devant moi, sur l’image, ce qui est écrit avoir été vu. Un seul détail, mais fragile, et concernant la même planche IV, me donne à penser qu’il pourrait s’agir de moi. Mais la certitude est loin d’être entière, je préfère quoi qu’il en soit laisser planer un doute sur cette page trouvée, ce possible et indiscernable autoportrait qui n’est pas de ma main – page dont j’espère honorer l’offrande en la recopiant moi-même, fût-ce dans le sentiment, qui persiste, de sa non-reconnaissance :
« (Perplexe) Je n’arrive à rien dire. Vu d’en haut. Et c’est le dos d’un animal. Une peau. Ces animaux descentes de lits. La tête en haut et les quatre pattes, et il faut bien le dire une très grosse queue. Je suis étonnée [sic : je suppose qu’ici la belle jeunne femme qui prenait note a laissé son automatisme d’écriture à la première personne s’involuer dans le je du locuteur] de cette queue. La Belle et la Bête. Une bête-tête (global). Yeux fermés qui pleurent intérieurement, et la bouche fermée malgré le blanc. Une bête à poil, espèce de lion. Un visage tout fermé. Extrême limite. Dans le blanc, deux caricatures qu se tournent le dos... nostalgiques, simples, mécontents, simples. Ils regardent en l’air, cheveux frisés. »
12Nos manuels de philosophie nous ont habitués à distinguer sans trop d’hésitation l’image hallucinée de l’image perçue. Outre qu’elle forme une « conception délirante » et absolument inobjective, la première se caractérise, dit-on, par sa nature interne, tandis qu’il entre dans la définition de la seconde de porter sur des objets externes. Mais l’ouverture, au XIXe siècle, du champ d’expérimentation hypnotique, lié aux découvertes fascinées des prodiges corporels hystériques, des cas extrêmes, des hyperesthésies, des protocoles d’observations multipliés jusqu’à la contrainte perverse – tout cela devait contribuer à brouiller les cartes d’un jeu conceptuel dualiste, et à introduire, avec le doute, un niveau de complexité supérieur dans l’approche de ce qu’on pourrait nommer les puissances psychiques du regard12. L’âge positiviste sans relâche accumulait des faits, des faits d’expériences, et ceux-ci furent produits bien souvent comme autant de démentis à la théorie qui les avait suscités d’abord. Il aura fallu l’hypothèse de l’inconscient pour mieux comprendre ce qu’une relation d’objet visuelle, si je puis dire, comporte de subversion quant aux frontières de l’externe et de l’interne, du devant et du dedans.
13Trente-cinq ou quarante ans avant Rorschach, cependant, quelques psychologues français auront questionné expérimentalement la transposition des images sensorielles d’un champ de perception à un autre, par exemple la transposition de perceptions visuelles en perceptions kinesthésiques. Alfred Binet a synthétisé quelques-unes de ces expériences et produit l’hypothèse intéressante de ce qu’il nomme la « théorie du point de repère », capable de rendre compte de la présence d’éléments authentiquement perceptuels (externes et même objectifs) dans l’hallucination provoquée par hypnose. Les expériences qu’il évoque intéressent notre propos dans la mesure où elles nous font entrevoir un processus de conversion des surfaces donnant lieu à visages. C’est par exemple l’espace perspectif et accidenté d’une photographie de paysage qui sera reconnue « objectivement » – quoique de façon suggérée, donc délirante – en chacun de ses repères visuels, comme un portrait où le sujet se voit, et se voit nu :
« Nous tenons de M. Londe, le chimiste de la Salpêtrière, le fait suivant, qui vient à l’appui : Wit... étant en somnambulisme, il lui montre le cliché d’une photographie représentant une vue des Pyrénées, avec des ânes gravissant une côte ; en même temps, il lui dit : “Regardez, c’est votre portrait, vous êtes toute nue”. A son réveil, la malade aperçut par hasard le cliché et, furieuse de s’y voir représentée dans un état trop voisin de la nature, elle sauta dessus et le brisa. Mais on avait déjà tiré de ce cliché deux épreuves photographiques, qui furent conservées avec soin. Chaque fois que la malade les aperçoit, elle trépigne de colère, car elle s’y voit toujours représentée nue. Au bout d’un an, l’hallucination dure encore13. »
14Plus remarquable que la suggestion elle-même serait la persistance – donc la mémoire visuelle précise – où le paysage photographié est tenu dans son équivalence avec le portrait. La « théorie du point de repère », comme une théorie visuelle du « point de capiton », consiste à suggérer que le regard de la patiente a fixé perceptuellement certaines configurations spatiales, certains portants visuels de l’image photographique, en y associant point par point certaines configurations privilégiées, certains portants fantasmatiques de son propre corps. La stabilité de l’hallucination aurait donc pour base – au moins pour instrument – un repérage perceptuel extrêmement précis et « objectif » de l’image soumise à conversion : « Car il faut bien que la patiente les voie [ces points de repères visuels] pour projeter son hallucination »... bien qu’elle n’arrive jamais à reconnaître qu’ils forment, par leur réunion visible, une vue des Pyrénées14.
15Mais le propre d’une expérimentation est d’aller toujours plus loin. Alfred Binet aura donc poussé sa « théorie du point de repère » jusqu’à l’extrême : jusqu’au papillon blanc de la page. Et le plus troublant, dans l’expérience qu’il raconte, ne sera pas là encore que le sujet hypnotisé puisse « voir » dans une simple feuille de papier blanc son propre visage avec les accidents mêmes, les taches de rousseur qui le parsèment ; le plus troublant sera que cette hallucination prenne appui sur une authentique hyperesthésie du support, du subjectile, hors de toute marque représentationnelle, hors de toute « figure figurée » – le sujet reconnaissant en son grain même, en ses accidents microscopiques, cette page-ci (et pas une autre, que l’expérimentateur voit d’abord, lui, strictement identique) comme son image unique, son don de visage :
« On présente au sujet un carton de papier complètement blanc, et on lui dit : « Regardez, c’est votre portrait ». Aussitôt, le sujet voit apparaître son portrait sur une surface blanche, il décrit la pose et le costume, ajoutant avec sa propre imagination à l’hallucination suggérée, et si le sujet est une femme, elle est mécontente le plus souvent, et trouve le portrait peu flatté. L’une d’elles, assez jolie, mais dont le teint est semé de petites taches de rousseur, me dit un jour, en regardant son portrait imaginaire : « J’ai bien des taches de rousseur, mais je n’en ai pas tant que ça. » Quand le sujet a contemplé pendant quelque temps le carton blanc, prenons ce carton, confondons-le avec une douzaine de cartons du même genre ; voilà treize cartons semblables, et nous serions incapables de retrouver celui qui a porté l’hallucination, si nous ne prenions pas le soin de le marquer, après l’avoir retiré des mains de la malade. Mais la malade n’a pas besoin de marques ; si on lui présente le paquet de cartons en lui disant de chercher son portrait, elle retrouve le premier carton, le plus souvent sans se tromper ; ce qu’il y a de mieux, c’est qu’elle le présente toujours dans le même sens, et que si on renverse le carton selon ses bords, elle voit le portrait imaginaire la tête en bas. Mais voici qui est encore plus fort. Si on fait photographier le carton blanc, et que dix jours, vingt jours, un mois après, on montre à la malade l’épreuve photographique, elle y retrouve encore son portrait.
... La manière la plus simple d’expliquer cette localisation du portrait imaginaire, c’est de supposer que l’image hallucinatoire s’est associée – d’une manière inconsciente – à l’impression visuelle du carton blanc ; de sorte que, toutes les fois que cette impression visuelle est renouvelée, elle suggère, par association, l’image. Il y a toujours dans un carton de papier, si blanc qu’il soit, quelques détails particuliers ; nous pouvons les trouver avec un peu d’attention ; la malade les aperçoit instantanément, grâce à son sens visuel hyperesthésié ; ce sont ces détails qui lui servent de points de repères pour projeter l’image. Ce sont comme des clous qui fixent le portrait imaginaire sur la surface blanche. C’est si vrai que l’expérience du portrait réussit plus sûrement par l’emploi de papier ordinaire que par l’emploi de papier bristol15. »
16Bien des évidences concernant l’acte de voir et l’offrande du monde visible en général sont ouvertes, bouleversées, par le résultat de cette situation extraordinaire. Car, dans cette situation, l’hypnotiseur – à savoir le tenant supposé des « puissances du regard » – découvre l’incapacité relative de son œil lucide en face d’un sujet « endormi », sujet dont le sens visuel se rend capable, par son état somnambulique même, d’hyperesthésies prodigieuses. Le lieu du sommeil – ou plutôt le lieu de cette nuit paradoxale qu’offre l’état de somnambulisme – serait-il l’écrin des plus grandes acuités visuelles ? Serait-il le creuset d’un temps pour toucher plus directement à son propre visage, dans ce « portrait peu flatté » qu’évoque ici l’expérience, comme il donne aussi le creuset d’un temps pour « toucher au mort16 » ?
17La situation décrite bouleverse d’autre part le protocole sur lequel l’expérimentateur l’aura d’abord construite : il n’y a plus ici, clairement distingués, un observateur (un savant qui voit « objectivement ») et un observé (un patient scruté dans sa symptomatologie « subjective »). Ici, l’observateur, toutes paupières écarquillées, ne voit pas grand-chose sur la feuille de carton blanc ; tandis que l’observé, paupières tremblantes, ne se contente pas d’y halluciner son propre visage : car, pour ce faire – pour halluciner –, il honore la texture visuelle concrète d’une attention formelle exemplaire, « objective ». Sans doute les configurations subliminales de la surface et même de la profondeur du papier – grain, nervures, filigranes ou grammage – « impressionnent »-elles l’observé avec la précision d’une plaque photographique, c’est-à-dire avec la précision d’un dispositif optique plus aigu que l’œil « naturel », un dispositif jugé au XIXe siècle comme « la vraie rétine du savant17 »... Sauf qu’ici, le savant lui-même échoue à recueillir ce que lui offre cette « vraie rétine », là où l’halluciné, lui, le discerne parfaitement. Le lieu d’observation serait-il capable d’un tel déplacement psychique18 ? Et celui-ci à son tour serait-il capable de faire en sorte que l’objet vu – la page – soit de moins en moins « visible » et de plus en plus intense visuellement, c’est-à-dire, comme « pan blanc », capable de regarder ?
18Il y a enfin une troisième scission d’évidences, qui concerne le lieu de la page elle-même. Nous pourrions sans doute, en interrogeant son paradoxe, mieux accéder à cet ordre de réalité complexe que l’on nomme un anthropomorphisme. Qu’est-ce donc que cette forme, cette morphè, qui n’a besoin que d’un subjectile – un support de papier blanc en attente de traces ou de « points de repères » – pour regarder le sujet plus intensément que tout reflet en miroir ? « La malade n’a pas besoin de marques » (entendons qu’elle n’a pas besoin de signes), écrit Binet dans sa description de l’expérience ; mais la feuille de papier, elle, a besoin, dit-il encore, de « clous » ou de points de capiton formels pour structurer le champ blanc en support d’image. Le blanc opaque, couleur d’oreiller contre quoi poser son visage, a donc besoin de ces stigmata qui, en constellations, organiseront la surface devant quoi toucher son visage.
19La leçon esthétique de cette expérience concerne probablement une question touchant à la prégnance anthropomorphe des formes « non iconiques », non représentationnelles. Pour l’observateur qui voit et cherche à reconnaître, à lire un visible, la photographie représente une vue des Pyrénées, et la page blanche ne représente rien, est « vide » tout simplement, ne propose rien à « voir ». Pour le patient qui regarde et échoue à reconnaître, à lire dans le visible ses aspects et ses signes, la photographie comme la page blanche ne sont que de purs champs visuels et virtuels ; ils ne font que se présenter dans la rigueur et dans le chaos de leurs constellations formelles, de leurs « points de repères ». Et c’est en cela même qu’ils prennent valeur de bonnes ou de mauvaises étoiles ; c’est en cela qu’ils finissent par se rapprocher, par surplomber, et prendre valeur d’un don de visage, dans le déploiement du lieu que propose la simple page offerte. C’est en cela même qu’une page blanche ne peut plus être dite « abstraite », « vide » ou « inhumaine » : elle regarde parce qu’elle se présente, elle fait visage parce qu’elle regarde, elle touche parce qu’elle fait visage.
20Et pour en recevoir toute l’intensité visuelle, l’être halluciné du patient doit se faire scrutateur, c’est-à-dire, d’une certaine façon, matérialiste (parce que pour lui une feuille de papier ordinaire n’a rien à voir avec une feuille de bristol) et formaliste (parce que pour lui comptent d’abord les configurations du champ visuel qui lui est offert et où il rêvera son ciel de visages). Façon de dire que les vrais rêveurs ne sont jamais de « doux rêveurs », qu’ils sont d’authentiques scrutateurs.
Annexe
Illustrations
Fig. 1 – V. Hugo, Taches avec empreintes de doigts, vers 1864-1865. Encre brune et lavis sur papier. Paris, Bibliothèque nationale, Mss, N.A.F. 13345, f. 28.
Fig. 3-V. Hugo, Tache d’encre retouchée sur papier plié, vers 1856-1857. Plume, encre brune et lavis sur papier. Paris, Bibliothèque nationale, Mss, N.A.F. 13351, f. 28.
Fig. 2- V. Hugo, Dentelles et spectres, vers fin 1855. Plume, encre brune et lavis, fusain, application de dentelle sur papier. Paris, Maison Victor Hugo, 878.
Fig. 4 – H. Rorschach, Planche IV du Psychodiagnostic, 1921.
Fig. 1 – V. Hugo. Taches avec empreintes de doigts, vers 1864-1865. Encre brune et lavis sur papier.
Paris. Bibliothèque nationale.
Fig. 2 – V. Hugo, Tache d’encre retouchée sur papier plié, vers 1856-1857. Plume, encre brune et lavis sur papier.

Paris, Bibliothèque nationale.
Fig. 3 – V. Hugo, Dentelles et spectres, vers fin 1855. Plume, encre brune et lavis, fusain, application de dentelle sur papier.

Paris, Maison Victor Hugo. © Musées de la Ville de Paris by SPADEM 1994.
Fig. 4 – H. Rorschach, Planche IV du Psychodiagnostic, 1921.


Notes de bas de page
1 On aura reconnu, entre les guillemets, les mots de S. Mallarmé, « Quant au livre » (1895), Œuvres complètes, éd. H. Mondor et G. Jean-Aubry, Paris, Gallimard, 1945, p. 379-382.
2 Comme il n’y a pas d’« exercice spirituel » sans « composition de lieu ». Sur cette notion capitale, cf. P.-A. Fabre, Ignace de Loyola. Le lieu de l’image. Le problème de la composition de lieu dans les pratiques spirituelles et artistiques jésuites de la seconde moitié du XVIe siècle, Paris, Vrin-EHESS, 1992.
3 Cf. le catalogue de la récente exposition à la Ca’ Pesaro de Venise, Victor Hugo peintre, Milan, Mazzotta, 1993, n° 49 (avec l’inscription : « Toujours en ramenant la plume »), 50, 53, 95, etc.
4 Deux textes célèbres, l’un de Georges Hugo et l’autre de Philippe Burty, rendent compte de ces triturations : « Il jetait l’encre au hasard en écrasant la plume d’oie qui grinçait et crachait en fusées. Puis il pétrissait, pour ainsi dire, la tache noire qui devenait burg, forêt, lac profond ou ciel d’orage ; il mouillait délicatement de ses lèvres la barbe de sa plume et en crevait un nuage d’où tombait la pluie sur le papier humide... » « Ces barbes en plume d’oie font verser aux nuées des torrents de larmes. Tous les moyens lui sont bons, le fond d’une tasse de café versé sur une feuille de vieux papier vergé, le fond d’un encrier versé sur du papier à lettre, étendus avec le doigt, épongés, séchés, repris ensuite avec une grosse ou une fine plume, lavés par-dessus avec de la gouache ou du vermillon, rechampis de bleu, rehaussés d’or. Parfois l’encre de la Petite-Vertu traverse le papier à lettre : au revers, naît un second dessin vague. » Cités ibid., p. 95-96.
5 Ibid., n° 14, 37, 40, 69, etc. Sur l’absence de « haut » et de « bas » dans ces images, cf. le texte de J.-J. Lebel, « Hugo et la chaosmose », ibid., p. 33-34.
6 Taches avec empreintes de doigts, ibid., n° 38.
7 Dentelles et spectres, ibid., n° 27.
8 Tache d’encre retouchée sur papier plié, ibid., n° 35.
9 Rappelons que la majeure partie de cette production visuelle était pensée par Hugo dans l’optique du don, de l’offrande, de l’envoi amoureux. Sur les taches et pliages de V. Hugo, cf. les propos introductifs de J. Petit dans le catalogue de l’exposition Soleil d’encre. Manuscrits et dessins de Victor Hugo, Paris, Bibliothèque nationale/musée du Petit Palais, 1986, p. 118-119.
10 Et qui fait, on s’en souvient, l’ouverture du livre de M. Foucault, Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, p. 7.
11 H. Rorschach, Psychodiagnostic. Méthode et résultats d’une expérience diagnostique de perception (interprétation libre de formes fortuites) (1921), trad. A. Ombredane et A. Landau, Paris, PUF, 1962 (3e éd. revue), p. 136-199 (réponses concernant la seule planche IV).
12 On pourra se référer, pour une histoire de ces protocoles, au livre de J. Carroy, Hypnose, suggestion et psychologie. L’invention de sujets, Paris, PUF, 1991.
13 A. Binet, La Psychologie du raisonnement. Recherches expérimentales par l’hypnotisme, Paris, Alcan, 1886, p. 57-58. C’est précisément à propos de cette malade, nommée Blanche Wittman, qu’on aura pu se poser au XIXe siècle la question de savoir « jusqu’où peut aller la suggestion hypnotique »... Cf. G. Didi-Huberman, Invention de l’hystérie. Charcot et l’Iconographie photographique de la Salpêtrière, Paris, Macula, 1982, p. 287-288.
14 A. Binet, op. cit., p. 58.
15 Id., ibid., p. 56-57.
16 « L’homme dans la nuit s’allume pour lui-même une lumière, mort et vivant pourtant. Dormant, il touche au mort... » Héraclite, fragment 36, commenté par P. Fédida, « Le rêve a touché au mort », Crise et contretransfert, Paris, PUF, 1992, p. 37-44.
17 A. Londe, La Photographie moderne. Traité pratique de la photographie et de ses applications à l’industrie et à la science, Paris, Masson, 1896, p. 546. Cf. D. Bernard et A. Gunthert, L’Instant rêvé. Albert Londe, Nîmes, J. Chambon, 1993.
18 Sur le déplacement psychique comme « moyen d’observation », cf. P. Lacoste, « Le sens de l’observation », Contraintes de pensée, contrainte à penser. La magie lente, Paris, PUF, 1992, p. 47-79.
Auteur
Professeur à l’École des hautes études en sciences sociales.
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