Barthes, Lacan, Foucault : l’auteur, la structure
Barthes, Lacan, Foucault: authorship and structure
p. 11-43
Résumés
François Dosse revisite la période structuraliste à partir de la thématique de la négation de l’auteur. Dans des champs divers du savoir : la philosophie avec Derrida et Foucault, la psychanalyse avec Lacan et la sémiologie avec Barthes, on assiste à l’effacement du sujet au profit des seules structures. Ce qui se joue derrière cette orientation est le coup d’éclat d’une troisième culture, celle des sciences sociales en quête de légitimité, en tension entre les humanités classiques et les sciences exactes.
Après avoir décrit les diverses formes de négation de la pertinence de la notion d’auteur, François Dosse voit dans la figure dialogique, dans l’intersubjectivité, un possible déplacement de la fausse alternative entre divinisation et dissolution de l’homme.
Structuralism is reconsidered from the angle of the rejection of the notion of authorship. In the various branches of knowledge – philosophy with Derrida and Foucault, psychoanalysis with Lacan, and semiology with Barthes – structures prevail over subject. What is at stake in the process is the quest for legitimacy of the social sciences which offer a third culture between the humanities, in the classical sense, and the exact sciences, François Dosse then suggests that intersubjectivity offers a way out of the fallacious alternative between the deification of Man and his dissolution.
Texte intégral
1L’activité structuraliste a été pour le moins une activité paradoxale dans la mesure où elle évoque le nom de maîtres penseurs, de véritables gourous du monde intellectuel : Barthes, Foucault, Lacan, Althusser, Lévi-Strauss… à l’heure où l’on théorise la mort de l’homme, l’effacement du sujet, la rature de l’auteur. À la base de ce paradoxe, on peut discerner la volonté littéraire d’auteurs qui ont choisi les sciences sociales pour s’exprimer de manière créative. La récupération toujours plus rapide des avant-gardes culturelles incita nombre des auteurs des années 60 à choisir un terrain d’extra-territorialité non récupérable. La crise du roman a amplifié le phénomène, au point que l’on peut se demander si le vrai roman de ces années 60 n’a pas été l’écriture des sciences sociales.
Fonder la scientificité d’un troisième discours
2L’espoir de rénovation scientifique des sciences sociales a trouvé dans la linguistique structurale la méthode, le langage commun capable d’imposer le changement. La linguistique est apparue alors comme le modèle pour toute une série de sciences en mal de formalisme. Elle s’est diffusée de loin en loin vers l’anthropologie, la critique littéraire, la psychanalyse et a profondément renouvelé le mode de questionnement philosophique.
3Les secteurs les plus affectés par la contagion linguistique ont été des disciplines qui se trouvaient soit dans une situation encore précaire sur le plan institutionnel, soit en quête d’une identité marquée par des contradictions internes entre leurs prétentions à la positivité scientifique et leur rapport au politique, comme la sociologie, et enfin celles qui, telles les études littéraires ou la philosophie étaient pleinement engagées dans une querelle entre anciens et modernes. Cette conjonction a contribué à affaiblir les frontières entre disciplines. Le structuralisme s’est présenté là comme un projet unificateur : « Il parut nécessaire, à la fin des années 60, d’unifier les diverses tentatives de renouveau des sciences humaines en un seul courant, sinon même en une seule discipline, plus générale que la linguistique.1 » Cette tentation est le plus clairement exprimée par Roland Barthes qui a préconisé une sémiologie générale capable de regrouper toutes les sciences humaines autour de l’étude du signe.
4La modernisation se conjugue à ce moment avec l’interdisciplinarité, car il est nécessaire de violer les sacro-saintes frontières pour laisser pénétrer le modèle linguistique dans tout le champ des sciences humaines. À partir du moment où tout est langagier, où nous sommes tous langagiers, le monde est langage. Cette interdisciplinarité qui enfreint le modèle humboltien de l’université où chaque discipline tient sa place dans des limites strictes, liée à la délégitimation des métarécits, provoque un véritable engouement pour toutes les variantes du formalisme, pour un savoir immanent à lui-même. Le maître mot de la période est celui de communication qui, au-delà de la revue du même nom, évoque l’euphorie pluridisciplinaire de cette époque.
5Lévi-Strauss a été le premier à formuler ce programme unificateur des sciences humaines dès l’après-guerre. Bien évidemment la constellation qu’il a élaborée gravitait autour d’une anthropologie sociale dont il était le représentant et qui, seule, pouvait mener à bien cette entreprise totalisante. Ce qui fonde aux yeux de Lévi-Strauss la vocation particulière de l’anthropologie est sa capacité à se trouver à l’intersection des sciences de la nature et des sciences humaines, et à ce titre l’anthropologie « ne se désespère pas de se réveiller parmi les sciences naturelles, à l’heure du jugement dernier2 ».
6Fort de sa rencontre fructueuse avec Jakobson pendant la guerre aux États-Unis, Lévi-Strauss accorde une place privilégiée au modèle linguistique dans sa démarche anthropologique. Dans sa recherche des invariants, dans ses déconstructions paradigmatiques et syntagmatiques, il reprend à son compte les enseignements de la phonologie de Jakobson : les oppositions binaires, les écarts différentiels… Avec lui, la linguistique aura transformé un champ du savoir particulièrement fécond dans l’après-guerre. Si Lévi-Strauss, grâce au privilège accordé au langage, au décryptage des signes, oriente l’anthropologie dans une direction culturelle, il n’en délaisse pas pour autant son ambition à l’unité. Sa quête des enceintes mentales vise aussi le terrain du biologique. La totalité à laquelle aspire Lévi-Strauss, reprenant ainsi à son compte l’ambition de construction du « fait social total » de Marcel Mauss, vise donc à embrasser tout le champ scientifique et finalement à faire de l’anthropologie structurale La Science de l’Homme, fédératrice de sciences devenues auxiliaires, forte de modèles logicomathématiques, forte de l’apport de la phonologie, et d’un terrain d’investigation sans rivages qui englobe dans un même regard les sociétés sans histoire, sans écriture, aux dimensions de la planète.
7L’anthropologue peut alors avoir accès à l’inconscient des pratiques sociales, il peut restituer les combinatoires complexes des règles en vigueur dans toutes les sociétés humaines. On comprend qu’une telle ambition ait représenté un défi majeur pour toutes les sciences qui avaient l’homme pour objet, et qu’elle ait suscité des réactions pour concurrencer un tel programme à partir d’autres lieux du savoir ou au contraire pour s’appuyer sur cette dynamique conquérante afin de gagner une position pour des disciplines encore marginales en quête de légitimité. La démesure de l’ambition ainsi définie est à la mesure de la difficulté que connaît l’anthropologie à ses débuts pour se positionner institutionnellement. Si l’anthropologie à elle seule n’a pas réussi à désenclaver les sciences de l’homme, le structuralisme qui a pris le relais a été en effet le paradigme commun à défaut d’être une école commune à toute une série de disciplines œuvrant dans le même sens de la construction d’une science totale unifiée.
Le relais psychanalytique
8C’est dans un contexte de crise ouverte que Lacan prononce en 1953 son Rapport de Rome. Il lui faut frayer un chemin attractif, une voie française vers l’inconscient. Pour réussir ce pari, il est à la recherche d’assises, de cautions institutionnelles et théoriques. Lacan part en quête de points d’appui. Il a alors le souci de donner un second souffle à la psychanalyse, d’enrayer la crise, par une stratégie offensive et dynamique d’alliance. Si Lacan fait feu de tous bois, il fait aussi son miel de toutes nourritures intellectuelles, ce qui lui réussit mieux.
9Le rapport de Rome est tout à la fois un retour à Freud, revu par Hegel, Heidegger, Lévi-Strauss et déjà un zeste de Saussure. Lacan a déjà augmenté sa sphère d’influence à cette date, puisqu’il est une des personnalités psychanalytiques les plus en vue en France, et qu’il abandonne pour faire ses séminaires le domicile de sa femme Sylvia pour l’amphithéâtre de l’hôpital Saint-Anne. Pour définir cette nouvelle doctrine en gestation d’un freudisme rénové, porté par la nouvelle Société française de psychanalyse (la SFP), Lacan s’appuie cette fois explicitement sur le paradigme structuraliste qui se donne comme l’expression même de la modernité en sciences sociales. Lacan en appelle à retrouver le sens de l’expérience psychanalytique. Il se donne pour ambition de la faire accéder au niveau d’une science : « Nous ne saurions mieux faire à cette fin que de revenir à l’œuvre de Freud.3 » Cela signifie d’abord de prendre ses distances avec le destin de la psychanalyse aux États-Unis, où elle s’est perdue dans le pragmatisme. Lacan y dénonce le béhaviorisme à l’œuvre qui a pour finalité la simple adaptation de l’individu aux normes sociales, une fonction d’ordre, de normalisation représentée par les travaux d’Erich Fromm, Sullivan… Ce retour doit se faire à partir d’une attention particulière au langage : « La psychanalyse n’a qu’un medium : la parole du patient. L’évidence du fait n’excuse pas qu’on le néglige.4 » Dans ce domaine, Lacan justifie sa pratique de la scanssion de la séance et oppose à la halte chronométrique, la logique interne de la trame du discours du patient. La prévalence accordée au langage y est affirmée avec force et clarté : « C’est le monde des mots qui crée le monde des choses.5 » L’analyse remplit en premier lieu une fonction symbolique et Lacan s’appuie sur Les Structures élémentaires de la parenté de Lévi-Strauss : « La loi primordiale est donc celle qui en réglant l’alliance superpose le règne de la culture au règne de la nature livré à la loi de l’accouplement. L’interdit de l’inceste n’en est que le pivot subjectif (…) Cette loi se fait donc suffisamment connaître comme identique à un ordre de langage.6 »
10Lacan, dans une approche qui emprunte à la philosophie de Heidegger, considère que la notion de science s’est perdue depuis le Théétète, lente dégradation accentuée par la phase positiviste qui a asservi l’édifice des sciences de l’homme aux sciences expérimentales. Le sursaut, le retour aux sources, doit provenir de la linguistique qui trouve donc bien là son rôle de science pilote, dès 1953, pour Lacan : « La linguistique peut ici nous servir de guide, puisque c’est là le rôle qu’elle tient en flèche de l’anthropologie contemporaine, et nous ne saurions y rester indifférent.7 » La référence est explicite à Lévi-Strauss qui, aux yeux de Lacan, a plus avancé sur le terrain même de l’inconscient freudien que les psychanalystes professionnels, et la clé de son succès se trouve dans l’implication des structures du langage, notamment phonologiques, dans les règles d’alliance.
11La relecture de Freud que fait Lacan s’inscrit dans la filiation saussurienne, en faisant prévaloir la dimension synchronique : « La référence enfin à la linguistique nous introduira à la méthode qui, en distinguant les structurations synchroniques des structurations diachroniques dans le langage, peut nous permettre de mieux comprendre la valeur différente que prend notre langage dans l’interprétation des résistances et du transfert.8 » En ce sens, il participe aussi pleinement au paradigme structuraliste et incite à une nouvelle lecture de Freud qui ne prend plus pour essentiel la théorie des stades successifs, mais réfère ceux-ci à une structure œdipienne de base caractérisée par son universalité, autonomisée par rapport aux contingences temporelles et spatiales, déjà là avant toute histoire. Au contraire de Saussure, dont l’objet privilégié était la langue, Lacan privilégie la parole, déplacement rendu nécessaire par la pratique de la cure. Mais cette parole n’en représente pas pour autant l’expression d’un sujet conscient et maître de son dire, tout au contraire : « Je m’identifie dans le langage, mais seulement à m’y perdre comme un objet.9 » Cette parole est à jamais coupée de tout accès au réel, elle ne véhicule que des signifiants qui se renvoient entre eux. L’homme n’existe donc que par sa fonction symbolique, et c’est par elle qu’il doit être appréhendé. Lacan présente donc un renversement radical de l’idée de sujet pensé comme le produit du langage, son effet, ce qu’implique la fameuse formule selon laquelle « l’inconscient est structuré comme un langage ». Il n’y a donc pas à rechercher d’essence humaine en d’autres lieux que le langage. C’est ce que veut dire Lacan lorsqu’il affirme que « la langue, c’est un organe » ; « l’être humain se caractérise par le fait que ses organes sont en dehors de lui ». Cette fonction symbolique qui fonde l’identité de l’homme, Lacan l’oppose dans son discours de Rome au langage des abeilles qui ne vaut que par la fixité du rapport établi à la réalité qu’il signifie. Lacan trouve donc dans le signe saussurien, coupé du référent, le noyau quasi ontologique de la condition humaine : « Si l’on veut caractériser cette doctrine du langage, il faut dire en somme qu’elle est ouvertement créationniste. Le langage est créateur.10 » L’existence humaine n’a pas d’autre lieu pour Lacan que ce niveau symbolique, et il retrouve donc naturellement Saussure, Lévi-Strauss dans cette prévalence accordée au langage, à la culture, à l’échange, au rapport à l’autre.
12À Rome, Lacan s’est donc paré et emparé de la scientificité de la linguistique. Il offre alors la possibilité à la psychanalyse de défier la philosophie, en se rapprochant d’elle, en démédicalisant l’approche de l’inconscient et en prônant au contraire l’inconscient comme discours. C’est un nouveau défi lancé à la philosophie venu d’une psychanalyse rénovée, revitalisée, et qui prétend à la relève du discours philosophique.
13En 1953, le Saussure de Lacan est surtout connu de lui, indirectement, par l’œuvre de Lévi-Strauss. Après 1953, il approfondit la question en travaillant cette fois directement le Cours de linguistique générale. Cette seconde lecture donne à Lacan tout un vocabulaire nouveau, issu de Saussure, qu’il s’approprie et manifeste avec éclat en 1957 dans L’Instance de la lettre dans l’inconscient. Dans ce texte majeur, Lacan s’appuie totalement sur la linguistique structurale et cite avec autant de ferveur Saussure que son ami Jakobson qui vient le voir régulièrement à Paris, ayant élu domicile parisien chez sa femme Sylvia. Lacan se situe alors à l’intérieur du saussurianisme dont il reprend la conceptualisation, même s’il l’adapte à son propos : « C’est toute la structure du langage que l’expérience psychanalytique découvre dans l’inconscient.11 » Il reprend à Saussure son algorithme qui, pour lui, fonde la scientificité de la linguistique : « Le signe écrit ainsi, mérite d’être attribué à Saussure12 », seulement il fait subir à l’algorithme saussurien un certain nombre de modifications très significatives de la perspective lacanienne. Il en modifie la symbolisation en accordant une majuscule au signifiant, et en reléguant le signifié à la minuscule. Dans le même esprit, la prévalence du signifiant le fait passer en haut de la barre, contrairement à sa position chez Saussure. Il fait disparaître les flèches qui indiquaient, dans le CLG, le rapport réciproque des deux faces du signe, leur caractère indissociable, comme l’envers et l’endroit d’une feuille de papier. Enfin, si on retrouve la barre saussurienne, Lacan signifie celle-ci, non comme l’établissement du rapport entre le plan du signifiant et celui du signifié, mais au contraire comme « une barrière résistante à la signification13 ».
14Les linguistes ont donc de quoi être déroutés par l’usage qui est fait de Saussure, mais on saisit bien le point de vue de Lacan qui participe là encore pleinement au paradigme structuraliste, en évacuant encore plus radicalement le référent, en reléguant à une place accessoire le signifié qui subit la chaîne signifiante dans un mouvement où Lacan introduit « la notion de glissement incessant du signifié sous le signifiant14 ». Le sujet s’en trouve décentré, effet de signifiant qui renvoie lui-même à un autre signifiant, il est le produit du langage qui parle en lui. L’inconscient devient donc effet de langage, de ses règles, de son code : « Le cogito philosophique est au foyer de ce mirage qui rend l’homme moderne si sûr d’être soi dans ses incertitudes sur lui-même » ; « Je pense où je ne suis pas, donc je suis où je ne pense pas.15 »
15Cette nouvelle vision d’un sujet décentré, clivé, est tout à fait cohérente avec la notion de sujet qui est à l’œuvre à l’époque dans les autres champs structuralistes des sciences de l’homme. Ce sujet est en quelque sorte une fiction qui n’a d’existence que par sa dimension symbolique, que par le signifiant. S’il y a prévalence du signifiant sur le signifié, il n’est cependant pas question d’évacuer le signifié. Il reste donc une interaction de ces deux plans différents que Lacan réfère à la découverte freudienne de l’inconscient, ce qui ferait de Freud, aux yeux de Lacan, le premier structuraliste. Le signifiant fait même subir une sorte de passion au signifié. Comme on peut le mesurer ici, Lacan fait subir à Saussure un certain nombre de torsions à ses concepts, et si la notion de glissement du signifié sous le signifiant n’aurait eu aucun sens pour Saussure, de la même façon, la notion d’inconscient échappait à Saussure. Lacan reprend les deux grandes figures rhétoriques déjà utilisées par Jakobson : la métaphore et la métonymie, pour rendre compte du déploiement du discours et il assimile ces deux procédés au mécanisme de fonctionnement de l’inconscient qui, structuré comme un langage, se situe en totale isologie par rapport aux règles de celui-ci.
L’homme : une figure transitoire et éphémère
16La métaphore de la figure de l’homme qui s’efface dans Les Mots et les choses de Michel Foucault est bien connue. L’homme-sujet de son histoire, agissant, conscient de son action disparaît. Sa figure n’apparaît qu’à une date récente et sa découverte annonce sa fin prochaine. Sa situation centrale dans la pensée occidentale n’est qu’illusion que dissipe l’étude des multiples conditionnements qu’il subit. L’homme est ainsi décentré, ravalé dans la périphérie de choses, sous influences, jusqu’à se perdre dans l’écume des jours : « L’homme (…) n’est sans doute rien de plus qu’une certaine déchirure dans l’ordre des choses (…) l’homme n’est qu’une invention récente, une figure qui n’a pas deux siècles, un simple pli dans notre savoir.16 » Foucault s’attache donc à historiciser l’avènement de cette illusion que serait l’homme et qui ne naîtrait en ce monde qu’au XIXe siècle. Ce qui existait à l’Âge grec, c’était les dieux, la nature, le cosmos, il n’y avait pas place pour un pensée du sujet responsable. Dans la problématique platonicienne, la faute est attribuable à une erreur de jugement, à l’ignorance et non à la responsabilité individuelle.
17De la même manière dans l’épistémè classique, l’homme n’a aucune place. Ni l’humanisme de la Renaissance, ni le rationalisme des classiques n’ont pu penser l’homme. Il a fallu attendre une faille dans la configuration du savoir pour que l’homme soit au cœur du champ du savoir. Puis, la culture occidentale est celle qui a fait la plus belle part à l’homme. Il apparaît dans une situation centrale, celle du roi de la création, référent absolu de toutes choses. Cette fétichisation apparaît notamment sous une forme philosophique, avec l’ego cartésien qui introduit le sujet comme substance, réceptacle de vérités. Elle renverse la problématique de l’erreur et de la faute telle qu’elle fonctionnait dans l’Antiquité, et encore dans la scolastique médiévale : « La subordination se retourne, et c’est le schéma de l’erreur qui se relativise à celui de la faute : se tromper (…), c’est affirmer librement au moyen de sa volonté libre et infinie des contenus de sens de l’entendement qui demeurent confus.17 » Pourtant, comme le remarque Foucault, après Freud, cet homme a connu dans l’histoire de la pensée occidentale un certain nombre de grandes blessures narcissiques. Copernic découvrant que la terre n’est pas au centre de l’univers révolutionne le champ de la pensée et décale la souveraineté primitive de l’homme. Darwin, découvrant ensuite qu’à la porte de l’homme il y a le singe, ravale l’homme au stade d’épisode dans un temps biologique qui le dépasse. Puis Freud découvre que l’homme ne peut se connaître seul, qu’il n’est pas pleinement conscient et se conduit sous la détermination d’un inconscient auquel il n’a pas accès et qui pourtant rend intelligible ses faits et gestes.
18L’homme s’est donc trouvé, par étapes, dépossédé de ses attributs, mais il s’est réapproprié ces ruptures dans le champ du savoir pour en faire autant d’instruments de restitution de son règne. Il est apparu ainsi au XIXe siècle dans sa nudité, au confluent de trois formes de savoir, comme objet concret, perceptible, avec l’apparition de la philologie de Propp, d’une économie politique avec Smith et Ricardo, d’une biologie avec Lamarck et Cuvier. Apparaissait alors la figure singulière d’un sujet vivant, parlant et travaillant. L’homme serait donc né de cette triple résultante, en occupant la place centrale de ces savoirs nouveaux, figure obligée de ces dispositifs de connaissance, leur signifié commun. Il a pu alors se réinstaller dans une position souveraine par rapport à la nature. L’astronomie a permis la physique, la biologie a permis la médecine, l’inconscient a permis la psychanalyse. Mais cette souveraineté est pour Foucault à la fois récente, vouée à disparaître et illusoire. Sur les traces de Freud qui a découvert l’inconscient des pratiques de l’individu, et de Lévi-Strauss qui s’attache à l’inconscient des pratiques collectives des sociétés, Foucault part en quête de l’inconscient des sciences que l’on croit habitées par nos consciences.
19Telle est la révolution copernicienne qu’il veut réaliser pour démystifier l’humanisme qui est pour lui la grande perversion de la période contemporaine : « Notre Moyen Âge à l’époque moderne, c’est l’humanisme.18 » Le rôle majeur du philosophe, d’après Foucault, est donc de lever l’obstacle épistémologique que constituent les privilèges accordés au cogito, au sujet comme conscience et substance. Foucault théorise donc pleinement la constitution d’un véritable socle philosophique reliant les diverses sémiotiques, toutes ayant le texte pour point cardinal, et soumettant l’homme à un réseau qui le dissout malgré lui : « En finir avec le vieux philosophème de nature humaine, avec cet homme abstrait.19 » Telle est la perspective foucaldienne, qui rejoint celle de Lévi-Strauss qui évoquait aussi la figure fugitive de l’homme : « Le monde a commencé sans l’homme et il s’achèvera sans lui.20 » Foucault rend d’ailleurs hommage à Lévi-Strauss lorsqu’il permet, grâce à l’ethnologie, de dissoudre l’homme, de défaire successivement toutes ses tentatives de positivité. L’ethnologie et la psychanalyse occupent une place privilégiée dans notre savoir moderne, constate Foucault : « On peut dire de toutes deux ce que Lévi-Strauss disait de l’ethnologie : qu’elles dissolvent l’homme.21 »
20Ce faire-part de décès dont Foucault a élaboré la parabole peut sembler paradoxal à l’heure de l’explosion des sciences humaines, mais Foucault conçoit la psychanalyse et l’ethnologie comme des « contre-sciences22 », et le statut valorisé qu’il confère à celles-ci rejoint le paradigme structuraliste qui les a portées en avant comme clés majeures de l’intelligibilité moderne. La révolution structurale est sur ce plan « gardienne de l’absence de l’homme.23 »
La mort de l’auteur chez Barthes
21Le combat homérique le plus révélateur des enjeux de la période dans la mesure où il oppose la nouvelle critique à l’ancienne Sorbonne est bien la joute que se sont livrés Roland Barthes et Raymond Picard à propos du classique des classiques, Racine, devenu objet de litige, de scandale.
22La vieille Sorbonne allait-elle se laisser déposséder de son patrimoine par ceux-là mêmes qui n’établissaient aucune distinction de valeur entre les scribouillages des papiers journaux et les joyaux de la littérature nationale ? La provocation était trop évidente pour rester sans réactions ; la francité en était outragée. La confrontation se situe à un moment privilégié, au milieu des années 60, sur un terrain de prédilection, la tragédie, et oppose deux protagonistes au statut opposé, Raymond Picard de la vénérable Sorbonne et Roland Barthes, parlant d’une institution moderne mais marginale. Tous les ingrédients sont donc réunis pour que le duel renoue avec les fils des grandes pièces raciniennes. Ce combat va faire date et les camps respectifs vont le porter en exergue pour creuser leurs tranchées respectives ; il sera le lieu d’implication, la source d’identité clivée d’une histoire littéraire, en proie désormais à la confrontation de deux langages étrangers l’un à l’autre.
23C’est dès 1960 que Roland Barthes publie d’un côté L’Homme racinien au Club français du livre et de l’autre un article sur Racine qui paraît dans les Annales24, mais ces deux études et une troisième sur le même thème connaissent surtout leur succès public en 1963, lors de leur parution au Seuil sous le titre, Sur Racine. Que la nouvelle critique s’occupe du nouveau roman, cela pouvait encore être tolérable du point de vue de la Sorbonne, mais que celle-ci s’empare du chantre du classicisme, de la tradition, pour essayer sur lui les expériences sulfureuses de sa grille d’analyse, mélange de méthodes linguistiques, de regard psychanalytique et d’ambition anthropologique, cela confine au scandale. D’ailleurs Barthes s’en prend frontalement, sans ménagement, à la tradition : « Si l’on veut faire de l’histoire littéraire, il faut renoncer à l’individu Racine.25 » La publication de l’article de Barthes dans les Annales est révélatrice de la filiation dans laquelle il inscrit son approche de l’histoire littéraire, en se réclamant de Lucien Febvre contre les tenants du positivisme littéraire. Il reprend à son compte les combats de Lucien Febvre contre l’histoire historisante, contre la prévalence événementialiste pour défendre la nécessaire dissociation entre l’histoire de la fonction littéraire et l’histoire des littérateurs. Pour ce faire, Barthes reprend les problématisations ébauchées par Lucien Febvre lorsqu’il formulait le vœu d’une étude du milieu dans lequel se trouve l’écrivain, en liaison avec son public et plus généralement des faits de mentalité collective, ce que Lucien Febvre appelait l’outillage mental d’une époque : « Autrement dit, l’histoire littéraire n’est possible que si elle se fait sociologique, si elle s’intéresse aux activités et aux institutions, non aux individus.26 » Barthes reprend l’idée des Annales sur la part active du critique qui ne peut se contenter de rassembler, collecter des documents, des archives sans leur poser des questions, et les soumettre à des hypothèses nouvelles. De la même manière que l’histoire n’était pas seulement du donné pour Lucien Febvre qui prônait une histoire-problème, le critique littéraire pour Barthes doit se faire paradoxal, soumettre l’œuvre à ses interrogations contemporaines, et ainsi participer lui aussi à la portée indéfinie de l’œuvre littéraire. Barthes soumet donc Racine à une lecture tout à la fois analytique et structuraliste. L’auteur n’est plus alors objet de culte, mais terrain d’investigation de la validité de nouvelles méthodologies d’approche.
24De l’homme racinien, Barthes en recherche la structure, et celle-ci se dévoile notamment par une dialectique minutieuse de l’espace, par une logique des places. C’est ainsi qu’il oppose l’espace intérieur, celui de la chambre, antre mythique séparé de l’antichambre, lieu scénique de la communication, par un objet tragique : la porte, objet de transgression, et l’espace extérieur qui contient trois espaces : celui de la mort, de la fuite et de l’Événement : « En somme la topographie racinienne est convergente : tout concourt vers le lieu tragique, mais tout s’y englue.27 »
25À partir de cette topo-logique, Barthes voit l’unité tragique se réaliser, non tant dans la singularité individuelle des personnages raciniens que dans la fonction qui définit le héros comme l’enfermé : « Celui qui ne peut sortir sans mourir : sa limite est son privilège, la captivité sa distinction.28 » Cette opposition fonctionnelle, binaire, qui délimite l’espace intérieur et extérieur permet aussi la distinction entre deux Éros : l’amour enraciné dans l’enfance, l’amour sororal dont les manifestations sont paisibles, et l’Éros-événement, brutal, soudain, aux effets funestes et ravageurs, source d’aliénation, qui est, selon Barthes, le véritable sujet racinien : « Le désordre racinien est essentiellement un signe, c’est-à-dire un signal et une commination.29 » Dans ce combat mythique de l’ombre et de la lumière qui anime les héros raciniens, se déploie toute une dialectisation de la logique des places en termes de contiguïté et de hiérarchie. Le héros racinien doit se manifester par sa capacité à la rupture ; il naît de son infidélité, il advient alors comme créature de Dieu, produit de la lutte inexpiable entre le Père et son fils. Avec justesse, Barthes montre que Racine substitue à la praxis, à l’Événement qui a lieu hors-scène, le logos, la communication verbale comme source de la désorganisation, lieu même de la tragédie qui s’y déploie et s’y consume. Barthes retrouve donc chez Racine cette autonomisation du langage propre au structuralisme : « La réalité fondamentale de la tragédie, c’est donc cette parole-action. Sa fonction est évidente : médiatiser la Relation de Force.30 »
26Cette analyse de la tragédie racinienne, qui mobilise autant le binarisme de Jakobson que des catégories freudiennes, ou encore l’approche synchronique structurale, provoque une réaction particulièrement violente du racinien le plus érudit de la Sorbonne, auteur de La Carrière de Jean Racine, éditeur du Racine de la Bibliothèque de la Pléiade, grand spécialiste de l’œuvre en question, Raymond Picard, qui publie en 1965 un ouvrage au titre évocateur, Nouvelle Critique ou Nouvelle imposture. La réplique de Picard se situe surtout sur le plan de la place excessive du décodage psychanalytique dont use Barthes pour rendre compte du théâtre racinien. Picard s’empresse de remettre un voile pudique aux héros dont Barthes a percé les secrètes passions sexuelles contrariées : « Il faut relire Racine pour se persuader qu’après tout ses personnages sont différents de ceux de D. H. Lawrence (…) Barthes a décidé de découvrir une sexualité déchaînée.31 » Picard pourfend le systématisme de la démarche de Barthes, dénonce son aveu par lequel il reconnaît son impuissance à dire le Vrai sur Racine, et donc lui dénie le droit de dire quoi que ce soit sur un auteur dont il n’est pas spécialiste. Pour Picard, Barthes est « l’instrument d’une critique à l’estomac32 » qui se pare d’un jargon pseudo-scientifique pour énoncer des inepties, des absurdités, le tout au nom du savoir biologique, psychanalytique, philosophique… À ce jeu critique qui brouille les pistes, Picard dénonce la tendance à la généralisation, à prendre le cas concret, singulier, pour une catégorie à vocation universelle. À ce rythme d’indétermination moderniste, mélange pour Raymond Picard d’impressionnisme et de dogmatisme : « On peut dire n’importe quoi.33 »
27C’est donc une contre-attaque en règle de la part d’un Picard qui n’était pas personnellement visé par l’étude de Barthes sur Racine, mais qui se fait le porte-parole d’une Sorbonne excédée par cette agitation structuraliste, et qui aimerait bien que l’idole qu’est devenue Barthes soit enfin livré au pilori, avant d’être mis au pilon. Barthes est d’ailleurs surpris par la violence de la polémique engagée contre lui : « Je ne m’attendais pas à l’attaque de Picard. Je n’avais jamais attaqué la critique universitaire, je l’avais simplement distinguée, nommée.34 » Il attribue cet assaut à l’enjeu que représentent les examens universitaires en Lettres. La nouvelle critique est à cet égard dangereuse, car elle met en cause le caractère absolu, intangible des critères retenus de la sélection d’un savoir canonisé, établi dans la certitude de ses valeurs et de ses méthodes. La défense d’un savoir contrôlable, mesurable à l’aune d’une vérité à jamais établie est pour Barthes la raison du mauvais procès qu’on lui fait.
28Une génération d’étudiants enthousiastes va vite avoir l’occasion de contester le savoir académique lorsque Barthes répond à Picard par la publication de Critique et Vérité en 1966, année qui correspond à l’apogée du paradigme structuraliste. La sortie du livre de Barthes est d’ailleurs annoncée avec fracas, il est couvert d’un bandeau : « Faut-il brûler Barthes ? » La dramatisation est donc poussée à l’extrême et Barthes réapparaît dans le rôle de la pucelle bravant le bûcher. C’est l’occasion choisie pour embraser toute une communauté intellectuelle autour de l’ambitieux programme des Éléments de sémiologie qui peut ainsi gagner un vaste public. Barthes répond cette fois en usant de la polémique.
29Il dénonce le fait que dans « l’État littéraire, la critique doit être aussi tenue qu’une police35 ». La critique de Picard est reçue par Barthes comme l’expression de l’histoire littéraire la plus traditionnelle qui s’accroche à une notion vague qui est « le vraisemblable critique », qui va de soi, et n’a donc pas besoin d’être étayée par une démonstration. Cette notion recouvre les références à l’objectivité du critique, à son goût, et en troisième lieu à la clarté d’exposition. Barthes qualifie l’histoire littéraire ainsi constituée d’ancienne critique : « Ces règles ne sont pas de notre temps : les deux dernières viennent du siècle classique, la première du siècle positiviste.36 » Il s’en prend aussi à la postulation selon laquelle la critique littéraire devrait en rester au niveau littéraire, et dans ce domaine Barthes sort quelque peu des proclamations immanentistes pour se faire le défenseur du contenu, des éléments exogènes qui viennent éclairer l’économie générale du texte littéraire, et qui rendent nécessaire le recours à l’histoire, à la psychanalyse, à toute une culture anthropologique. Barthes oppose à la démarche positiviste, l’acte critique comme acte d’écriture au sens plein du terme, en tant que travail sur le langage, et à ce titre, en faisant se rejoindre la figure de l’écrivain et du critique, il sape les contours, les limitations, les interdits qui ont fondé la constitution de genres distincts d’écritures.
30La ligne de défense barthésienne face à Picard est double ; il revendique les droits du critique comme écrivain, porteur de sens, véritable créateur dans sa propre lecture active de l’œuvre, et par ailleurs il se fait le représentant d’un discours plus scientifique qui ne considère plus l’écriture comme un décorum, mais comme source de vérité. Dans cette perspective, Barthes s’appuie sur tout le courant structuraliste et évoque autant le travail de Lacan, de Jakobson, de Lévi-Strauss… À l’histoire de la littérature traditionnelle, fort du travail de déconstruction des sciences humaines, il substitue et se fait le porte-parole d’une « science de la littérature37 », qui ne se définit pas comme une science des contenus, mais des conditions du contenu, soit des formes de celui-ci. L’on ne s’étonnera pas de voir Barthes trouver le modèle de cette science dans la linguistique : « Son modèle sera évidemment la linguistique.38 » Le langage est donc le véritable sujet qui se substitue à la notion d’auteur. La recherche d’un sens caché et ultime de l’œuvre est vaine puisqu’elle s’appuie sur une notion de sujet qui est en fait une absence : « La littérature n’énonce jamais que l’absence de sujet.39 » En annonçant la naissance d’une ère historique nouvelle fondée sur l’unité et la vérité de l’écriture, Barthes énonce l’ambition de toute une génération qui voit dans l’explosion du discours critique des sciences humaines un mode d’écrire qui rejoint la création proprement littéraire. Il met en évidence et déstabilise un discours universitaire qui veut rester sourd à une parole de plus en plus exigeante.
31Alors qu’en 1968-69, Barthes est en train de pluraliser la structure, de l’ouvrir à l’intertextualité, il réitère son adhésion à ce postulat de base de « la mort de l’auteur40 ». L’auteur y est perçu par Barthes comme un phénomène récent, moderne, porté par le positivisme et l’écriture présuppose sa disparition : « Dès qu’un fait est raconté, à des fins intransitives… l’auteur entre dans sa propre mort, l’écriture commence.41 » Le surréalisme avait commencé à désacraliser cette notion d’auteur, mais ce ne fut qu’un demi-succès que la linguistique permet de transformer en véritable destruction « en montrant que l’énonciation dans son entier est un processus vide42 ». Barthes oppose à la notion d’auteur celle de scripteur moderne qui, ici et maintenant, naît en même temps que son texte. Il en résulte, selon lui, que toute entreprise herméneutique se heurte à une aporie qui la rend vaine, celle de présupposer une intentionnalité, un auteur : « L’auteur une fois éloigné, la prétention de déchiffrer un texte devient tout à fait inutile.43 » Cette perspective ouvre à la nouvelle critique littéraire un champ totalement libre par rapport à la tradition, une liberté critique libérée de tout support : « La naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’auteur.44 »
Les fondateurs de discursivité
32Même si Mai 68 réintroduit une problématisation du sujet, le mouvement confirme la contestation de la notion d’auteur menée depuis un moment par les structuralistes lorsqu’il prend pour cible les mandarins universitaires et leur pathos psychologique qui relève, selon les contestataires de Mai, de la sphère idéologique, donc de la pire des infamies. Il peut donc y avoir correspondance sur ce plan aussi entre structuralisme et esprit de Mai, ce que comprend très bien Michel Foucault, dont la thématique de l’effacement du nom de l’auteur traverse toute l’œuvre. Il pose la question : « Qu’est-ce qu’un auteur ? » lors de la conférence prononcée devant la Société française de philosophie le 22 février 196945, déjà évoquée plus haut. La position de Foucault se situe dans la stricte orthodoxie structuraliste, et elle se fait même autocritique sur l’usage dans Les Mots et les choses de noms d’auteurs : « Il est question de l’ouverture d’un espace où le sujet écrivant ne cesse de disparaître.46 » On retrouve la thématique d’une intertextualité qui ne doit pas s’arrêter à un signifié final que représenterait un nom propre. Dans un renversement rhétorique admirable, Foucault revisite la formule séculaire selon laquelle l’écriture serait le moyen d’accéder à l’immortalité pour la transformer en acte sacrificiel par son pouvoir de tuer son auteur : « La marque de l’écrivain n’est plus que la singularité de son absence ; il lui faut tenir le rôle du mort dans le jeu de l’écriture.47 »
33Michel Foucault relativise la fétichisation occidentale du nom de l’auteur littéraire. Avant le XVIIe siècle, le discours littéraire circulait sans que soit valorisée cette notion, alors que les découvertes scientifiques portaient, elles, le sceau de leur auteur ; depuis, « l’anonymat littéraire ne nous est plus supportable48 ». Foucault discerne néanmoins l’existence, non d’auteurs, mais de fondateurs de discursivité : Marx ou Freud « ont établi une possibilité indéfinie de discours49 ». Ces fondations discursives impliquent la légitimité d’un mouvement de « retour à… », et ouvrent la porte à une démarche plus que jamais historienne vis-à-vis des formations discursives, afin de discerner les modalités mêmes de leur existence. Foucault annonce d’une certaine manière une saisie du sujet, non du sujet originaire, mais celle de ses points d’insertion, de sa dépendance et des conditions de son apparition. On comprend en quoi cette prise de position de Foucault permet de faire écho aux fameux « retours » du structuralisme : retour à Saussure des linguistes, retour à Marx d’Althusser, retour à Freud de Lacan. Ce dernier est d’ailleurs dans la salle, et cette conférence jouera un rôle important pour lui.
34Lacan trouve en effet dans les propos de Foucault ce qui va contribuer à fonder sa théorie des quatre discours. Il prend part à la discussion et répond : « Ce retour à Freud, c’est quelque chose que j’ai pris comme une espèce de drapeau, dans un certain champ, et là je ne peux que vous remercier, vous avez répondu tout à fait à mon attente.50 » C’est la première fois que Lacan voit confirmé du point de vue philosophique la justesse de sa démarche de retour à Freud. Il va s’appuyer sur la position de Foucault sur la fonctionnalisation de la notion d’auteur, et reprendre l’offensive dans le cadre d’une redéfinition du partage des savoirs par rapport à la philosophie.
35Jean Allouch note la concordance chronologique entre la conférence de Foucault et la construction lacanienne des quatre discours. Dans le séminaire qui suit immédiatement les propos de Foucault, Lacan répète, cette fois devant son propre public, qu’il s’est senti convoqué par l’importance accordée à ce « retour à…51 ». Un autre événement va venir accélérer cette évolution de Lacan vers la discursivité. Lacan rend publique le 26 juin 1969 la lettre d’exclusion qu’il a reçue depuis mars du directeur de l’ENS : Robert Flacelière. Celui-ci lui retire la salle Dussane où se tenait le fameux séminaire dans lequel se pressait le tout-Paris. De nouveau Lacan est traité en proscrit ; il est banni une nouvelle fois d’une institution, universitaire dans ce cas, et d’un public privilégié : celui des philosophes. Il répond en premier lieu par la causticité en cette dernière séance de son séminaire, le 26 juin 1969 (« D’un Autre à l’autre »), en qualifiant Flacelière de « Flatulencière », « Cordelière », « ne tire pas trop sur la flacelière ». Les auditeurs du séminaire décident d’occuper le bureau du directeur : on y retrouve ensemble Jean-Jacques Lebel, Antoinette Fouque, Laurence Bataille, Philippe Sollers, Julia Kristeva…52, qui sont évacués par les forces de l’ordre au bout de deux heures. Finalement Lacan pourra trouver refuge dans un lieu proche, afin de poursuivre son enseignement, près du Panthéon, dans un amphithéâtre de la faculté de Droit.
36Si la foule peut y être plus nombreuse, l’endroit est moins prestigieux et l’isolement qu’a ressenti Lacan, aggravé par l’impression que Derrida et Althusser ne se sont pas vraiment mobilisés pour faire revenir Flacelière sur sa décision, le conforte dans l’idée d’un nouvel assaut nécessaire, théorique encore une fois, contre le discours universitaire et contre les prétentions de la philosophie. Il se trouve donc sur ce plan en correspondance avec les enfants de Mai 68. Lors de sa première séance de son séminaire à la faculté de Droit, le 26 novembre 1969, Lacan fait une première mention du « discours » au sens de ce que sera sa doctrine des quatre discours. Il définit l’existence d’un discours universitaire qui côtoie la position du « discours du maître et de l’hystérique53 ». Aux côtés de ces trois discours : – le discours universitaire, du maître, de l’hystérique –, seul le discours analytique sort de l’univers névrotique, et permet d’accéder à quelque vérité, ce qui légitime sa primauté. La construction théorique de Lacan s’inscrit dans une logique d’hégémonisme du discours psychanalytique, et la démesure de cette ambition traduit bien les difficultés de la psychanalyse lacanienne à s’instituer et à s’institutionnaliser. Mais Lacan gagne chaque fois en audience ce qu’il perd par ailleurs en position de pouvoir. Cette contestation traduisait bien l’état d’esprit des étudiants de 68.
L’in-signature : Derrida
37Au moment où la phénoménologie est contestée par le structuralisme en France, Derrida risque de se trouver du côté de la tradition. Sur la défensive, Derrida va vite se trouver en position offensive, et entamer un travail de déconstruction systématique de chaque œuvre structuraliste en y repérant autant de traces d’un logocentrisme qui reste à dépasser. Pour ce travail critique, Derrida délaisse la perspective phénoménologique, et se situe à l’intérieur de la pensée de Heidegger qui lui sert de véritable machine de guerre critique du structuralisme. Il occupe alors une position paradoxale, tout à la fois au dedans et dans le dehors du paradigme structuraliste. Mais il peut être tout autant considéré comme celui qui aura poussé à l’extrême la logique structuraliste vers une remise en cause encore plus radicale de toute substantification, de toute essence fondatrice, dans le sens d’une évacuation du signifié. À ce titre, il se place d’emblée à l’intérieur du champ de réflexion structuraliste, même si la position qu’il assume est celle d’une distance critique : « Comme nous vivons de la fécondité structuraliste, il est trop tôt pour fouetter notre rêve.54 »
38Derrida ouvre la perspective d’une esthétique qui s’inspire du programme mallarméen et débouche sur un brouillage de la délimitation des marches-frontières entre philosophie et littérature. Celle-ci traverse alors la problématisation philosophique qui s’installe sur le terrain des indécidables à partir d’une réflexion sur la face cachée de l’histoire littéraire : Antonin Artaud, Georges Bataille, Edmond Jabès… Cette proximité rejoint là aussi, en la radicalisant, l’orientation structuraliste d’interrogation sur le langage, au-delà des découplages entre genres, au-delà des classifications traditionnelles, donc l’accès au texte à partir des lois propres de la textualité. La stratégie qu’adopte Derrida est celle de la déconstruction dans sa double acception destructive/constructive ; elle permet de reconnaître les traces de la métaphysique occidentale dans la pensée de l’autre, tout en introduisant une nouvelle manière d’écrire. Elle privilégie donc la sphère de l’écriture comme sphère autonome relevant de la textualité en général, au-delà des différences génériques entre philosophie et littérature. Derrida rejoint donc la nouvelle critique littéraire structuraliste, mais il échappe à ses catégories scientistes en se donnant pour horizon la création de concepts nouveaux, d’indécidables, s’élevant ainsi « à la hauteur d’une activité créatrice55 ». Derrida réalise ainsi la grande ambition de la plupart des structuralistes qui ont emprunté le langage des sciences sociales pour faire œuvre créative, œuvre littéraire. Il rejoint aussi les formalistes du début du siècle, les travaux du Cercle de Prague qui recherchaient déjà à réaliser une symbiose entre poétique et réflexion philosophique. Il se trouve donc dans une filiation tout à fait structuraliste.
39La déconstruction reste fidèle à la valorisation assignée à la sphère cachée, à l’inconscient, mais elle permet surtout la pluralisation, la dissémination, en faisant éclater la référence à un centre structural, à l’unicité d’un quelconque principe structurant. C’est une véritable stratégie que Derrida va déployer par rapport à la Raison occidentale : « La stratégie de la déconstruction est la ruse qui permet de parler, au moment même où il n’y a en fin de compte plus rien à dire.56 »
40Derrida est aussi celui qui aura pris au sérieux le défi des sciences sociales nouvelles pour enrichir le discours, le type de questionnement de la philosophie. Cette stratégie annonce la fin de la philosophie, et récupère dans le même temps les acquis des sciences humaines au profit de la seule philosophie, tout en rejoignant ce qu’il appelle déjà, avant la parution du livre de Barthes, un plaisir du texte : « Se produit un certain travail textuel qui donne un grand plaisir.57 » Les divers couples binaires – signifiant/signifié, nature/culture, voix/écriture, sensible/intelligible – qui ont constitué l’instrument même d’analyse du structuralisme sont tour à tour remis en question, pluralisés, disséminés dans un jeu indéfini qui déploie, disjoint, dissèque le sens des mots, et traque tout maître mot, toute transcendance. Tout un langage derridéen déstabilise ainsi les oppositions traditionnelles en faisant jouer les indécidables, véritables unités de simulacre, organisateurs d’un nouvel ordre, carnavalesque, de la raison.
41Derrida prélève ses concepts ambivalents dans la tradition pour la lui retourner en boomerang, à la manière du coup de pied de l’âne. À Platon, il reprend le terme de Pharmacon qui n’est ni le remède ni le poison, ni le bien ni le mal. À Rousseau, il reprend le supplément : ni un plus ni un moins. À Mallarmé : l’hymen, qui n’est ni la confusion ni la distinction. Toutes ces notions qui sont autant d’instruments de la déconstruction, ont un point commun : « Toutes raturent l’opposition du dedans et du dehors.58 » L’écriture part donc à l’assaut du concept pour lui substituer un jet séminal ouvrant sur l’infini. Cette déconstruction s’en prend, dans le champ philosophique, non seulement à la phénoménologie, en dé-centrant le sujet, mais aussi à la dialectique hégélienne dont elle dissout les notions d’unité et d’identité : « La négation est ramenée au rôle secondaire d’une police du savoir (…). Le concept est ramené à l’exercice d’un commandement théologique.59 » Derrida préserve la place de la philosophie comme reine des sciences, lieu où se détermine la norme de tous les savoirs, et en même temps il prépare une possible ligne de fuite dans la créativité purement littéraire, non pas conçue comme événement rédempteur, à la manière d’Heidegger. Ce travail de descellement radicalise la perspective heideggérienne en évacuant l’idée d’un fondement à retrouver, et lui substitue une simple errance et lui préfère les marges mallarméennes. La coupure saussurienne avait déjà mis à l’écart le référent de l’horizon linguistique ; Lacan avait, lui, fait glisser le signifié sous le signifiant ; avec Derrida, c’est le signifié qui est évacué, au profit d’une chaîne signifiante indéfinie sans point de capiton. Il ouvre ainsi sur un renversement spectaculaire à partir duquel il recherche une corporéité de l’écriture.
42En premier lieu, Derrida, en structuraliste radical, critique Foucault pour avoir conservé l’idée de sujet. Même si le sujet choisi constitue la face cachée de l’histoire, son envers, Foucault a le tort de préserver l’idée d’un sujet qui traverse l’histoire – la folie : « C’est ce qu’il y a de plus fou dans son projet.60 » Foucault sera d’ailleurs sensible à cette critique, et son projet archéologique futur gommera tout point de vue partant d’un sujet quelconque, fût-il refoulé. Derrida renvoie ensuite à l’ordre de l’illusoire l’idée de pouvoir se situer hors de la Raison, à partir d’un ailleurs qui serait la folie, d’un lieu de l’exil : « La grandeur indépassable, irremplaçable, impériale de l’ordre de la raison (…), c’est qu’on ne peut en appeler contre elle qu’à elle, on ne peut protester contre elle qu’en elle.61 » Là où Foucault croit avoir réalisé une révolution, il n’aurait réussi qu’une modeste agitation de surface. La démonstration de Foucault part d’un coup de force initial, d’une décision majeure présentée comme la condition même de l’histoire, celle qui a conduit à exclure la folie du monde de la raison avant de l’enfermer. Cet acte fondateur de l’âge classique est attribué à Descartes dans la première des Méditations, par laquelle il aurait institué la ligne de partage entre deux soliloques à jamais étrangers l’un à l’autre. C’est là le grand point de litige entre Foucault et Derrida, qui ne voit dans le texte de Descartes aucun ostracisme à l’encontre de la folie. Tout au contraire, pour Descartes « le dormeur, ou le rêveur, est plus fou que le fou62 ». Si l’hypothèse du malin génie convoque la folie totale, l’acte du cogito n’en est pas pour autant le lieu du partage décisif entre raison et folie, puisqu’il vaut « même si ma pensée est folle de part en part63 ». Derrida conteste ainsi la validité du couple binaire raison/folie (partage qui permet à Foucault d’exhumer la part maudite de l’histoire occidentale), en montrant que le fait de fonder le cogito n’est pas chez Descartes soumis au préalable de l’élimination de la folie.
43Derrida considère donc que Foucault a fait un contresens majeur dans sa lecture de Descartes, mais sa critique vise plus loin dans la mesure où elle met en cause toute la méthode foucaldienne : « Le totalitarisme structuraliste opérerait ici un acte de renfermement du cogito qui serait du même type que celui des violences de l’âge classique.64 » Voilà Foucault renvoyé dans les filets, et accusé d’avoir perpétré une violence similaire à celle qu’il prétend dénoncer. On conçoit qu’il n’ait pas particulièrement apprécié la flèche de Parthe de son « disciple ». Pourtant il ne répond pas immédiatement à cette diatribe, ni sur le moment puisqu’il reste attentif mais silencieux dans la salle, ni en 1967 lorsque le texte paraît dans L’Écriture et la différence.
Une possible dialogique : auteur/lecteur
44Le sujet avait disparu de la problématisation des sciences humaines, entre autres sous l’impulsion d’un modèle linguistique qui en avait écarté la pertinence pour mieux fonder sa scientificité. Or, cette même linguistique s’oriente de plus en plus dans les années 70 vers une réintroduction du refoulé de son champ d’investigation. Ce retour, au sein même d’une discipline qui jouit encore d’un grand prestige, va accélérer le processus au terme duquel le sujet, l’individu vont pouvoir être de nouveau problématisés. On se souvient que très tôt déjà, dès 1966, Julia Kristeva avait introduit dans le séminaire de Barthes l’idée d’intertextualité, de dialogique, en exposant l’œuvre de Mikhaël Bakhtine.
45Cette présentation de Bakhtine sera reprise plus tard par un autre sémiologue d’origine bulgare, Tzvetan Todorov, qui va infléchir radicalement ses positions dans la fin des années 70, à partir de la lecture systématique de toute l’œuvre de Bakhtine. L’occasion en est un projet d’étude pour restituer à l’œuvre de Bakhtine une cohérence que ne permettait pas jusque-là d’atteindre la dispersion de ses écrits, publiés dans des traductions disparates, ce qui donnait une impression floue à ses concepts en langue française. L’ouvrage paraît en 198165. Il est étonnant de constater que le processus d’implication et de transformation du lecteur vécu par Bakhtine lorsqu’il a étudié l’œuvre de Dostoïevski s’est reproduit pour Todorov dans sa lecture de Bakhtine. C’est ce phénomène d’interaction entre l’objet d’étude et le sujet de celle-ci qui donne lieu au concept de dialogique. Il provoque une rupture décisive avec la mise à distance et la normalisation de l’objet linguistique jusqu’alors en usage dans le structuralisme.
46C’est désormais le dialogue entre le lecteur et l’auteur qui fait sens, et qui ouvre donc le champ de l’étude littéraire ou idéologique sur un horizon beaucoup plus vaste que le simple décryptage de la cohérence interne d’un texte. Todorov, s’appuyant sur Bakhtine, replace le projecteur sur le contenu du dire, sur la réception de celui-ci par le lecteur, et non plus exclusivement sur les diverses manières de produire du sens.
47Ce sont les enjeux du sens qu’il faut discerner, et seule la dialogique peut en rendre compte. Ce qui va surtout déterminer chez Todorov une rupture avec le formalisme de la première période, et un souci de réintroduire une réflexion sur le sujet et le sens, c’est son cheminement politique. Sa fascination pour le formalisme dans les années 60 tenait pour l’essentiel à une réaction de rejet par rapport à ce qui se pratiquait dans son pays d’origine, la Bulgarie, à savoir l’histoire littéraire purement événementielle, totalement extérieure aux textes eux-mêmes. Par ailleurs, dans le contexte stalinien d’un dogmatisme idéologique implacable qui était la grille de lecture obligée de tout texte littéraire, il y avait chez Todorov la volonté de se soustraire à cette emprise pesante, en se réfugiant à l’intérieur du texte lui-même, de ses catégories grammaticales, de son rythme, à un niveau le plus éloigné possible de la chape de plomb idéologique qui pesait sur les études littéraires.
48Ce désir d’échapper au politique et à l’idéologie a changé chez Todorov qui s’assimile vite à la France, prend la citoyenneté française, et adapte alors ses positions à une autre réalité, démocratique celle-là. Si Todorov ne renie pas alors les acquis importants d’une réflexion qui a permis de mieux lire un texte, d’en mieux saisir la construction, il prend ses distances par rapport à ce qu’il ne considère pas comme une fin en soi, mais un simple instrument pour avoir accès au contenu, à la signification elle-même.
49Ce travail aboutit à deux œuvres, l’une en 1982 et l’autre en 198966, qui permettent à Todorov de mener un dialogue avec la tradition littéraire française dans sa perception de l’altérité, et de la même manière de revivre, en s’impliquant, la conquête de l’Amérique : « Je veux parler de la découverte que je fais de l’autre.67 » Le sens de cette conquête n’est perceptible que comme réalité intersubjective. Elle se dévoile dans cette incapacité des Occidentaux à découvrir les Américains sous l’Amérique ; ce qui relève tout à la fois d’une révélation et d’un refus de l’altérité. De leur côté, les Indiens qui envisagent leur rapport au monde comme point d’aboutissement de tout un système de signes et qui sont plus attentifs à une communication entre eux et le monde, qu’à la dimension inter-humaine de ces rapports, ont un mode de communication « qui est responsable de l’image déformée qu’auront les Indiens des Espagnols68 ». Si les Espagnols gagnent, c’est avant tout, selon Todorov, parce qu’ils privilégient cette communication inter-humaine qui fonde leur supériorité, mais cette victoire est amère car elle se paie au prix fort du sacrifice d’une dimension essentielle, celle du rapport au monde dans la civilisation occidentale : « En gagnant d’un côté, l’Européen perdait de l’autre ; en s’imposant sur toute la terre par ce qui était sa supériorité, il écrasait en lui-même sa capacité d’intégration au monde.69 »
50Todorov n’en revient pas pour autant à une histoire traditionnelle, purement événementielle de la conquête. Il reste dans la perspective d’une étude des systèmes symboliques à partir d’une réflexion sur le signe, sur la sémiotique, mais en replaçant celle-ci à l’intérieur de son cadre contextuel et dialogique : « Le sémiotique ne peut être pensé hors du rapport à l’autre.70 » À l’horizon de cette réflexion, Todorov participe à une préoccupation éthique, dont les textes et l’histoire ne sont que les supports, pour faire advenir une ère nouvelle : celle d’une communication entre les hommes qui permettrait de dépasser l’antagonisme conflictuel entre le même et l’autre, vieux comme l’humanité, en fondant les bases d’une nouvelle harmonie.
51Le concept de dialogique, né de la critique littéraire, va pénétrer le champ de la linguistique où il va être utilisé comme instrument opérationnel. Il est la manifestation éclatante du renversement en cours puisque jusque-là c’était la linguistique qui alimentait la réflexion de la nouvelle critique littéraire. Ainsi, dans le domaine linguistique, Oswald Ducrot va utiliser la notion de dialogique dans sa réflexion sur les actes de langage, à propos de la pragmatique. Dans Les Mots du discours71, Oswald Ducrot avait déjà analysé les connecteurs argumentatifs, le rôle des petites unités langagières qui induisent un certain nombre de positions argumentatives, et font ainsi pression sur l’interlocuteur. Dans une perspective similaire, cette fois imprégnée par la notion de dialogique, Ducrot écrit Le Dire et le dit72, dans lequel il utilise les conceptions polyphoniques de Bakhtine dans une optique cette fois proprement linguistique73. À la différence de Todorov cependant, Ducrot ne conçoit pas son approche pragmatique du langage comme une rupture par rapport à ses positions saussuriennes, structuralistes. Dans ce cas, la pragmatique ouvre sur un horizon d’étude ignoré jusque-là, le sujet, mais celui-ci reste par principe une abstraction formelle interne aux conventions langagières.
52Une autre approche, herméneutique, ouvre à la réintroduction du sujet sans occulter le niveau des règles et conventions du langage. Paul Ricoeur a toujours dit qu’il ne dissociait pas deux niveaux considérés comme complémentaires : le plan explicatif qui est celui de la sémiologie (« le modèle explicatif appelé structural n’épuise pas le champ des attitudes possibles à l’égard d’un texte74 ») et le plan interprétatif qui représente la réappropriation par le sujet du sens du texte (« Le texte avait seulement un sens ; c’est-à-dire des relations internes, une structure ; il a maintenant une signification75 »). Cette réintégration du sujet ne signifie pourtant aucunement une rechute dans le psychologisme d’auteur car elle ne s’appuie pas sur un processus présumé de création de l’œuvre mais sur les techniques par lesquelles une œuvre se rend communicable : « Il en résulte que le seul type d’auteur dont l’autorité soit en jeu n’est pas l’auteur réel, objet de biographie, mais l’auteur impliqué76 ».
53L’effacement de l’auteur dans les années 60-70 n’aurait donc été qu’une technique parmi d’autres : « Elle fait partie de la panoplie de déguisements et de masques dont l’auteur réel use pour se muer en auteur impliqué.77 »
54La mort de l’auteur n’aurait donc été qu’un Moment, celui du dépassement nécessaire d’une histoire littéraire purement psychologique : celle de « l’homme et l’œuvre ». La radicalité de la rupture aurait eu pour fonction de se faire entendre. Il s’agit aujourd’hui, fort de la leçon structuraliste, de réintroduire la nécessaire dimension herméneutique de la compréhension de soi comme un autre78.
Notes de bas de page
1 Th. Pavel, Le Mirage linguistique, Minuit, 1988, p. 61.
2 Cl. Lévi-Strauss, « Leçon inaugurale au Collège de France », le 5 janvier 1960, dans Anthropologie structurale deux, Plon, 1973, p. 27.
3 J. Lacan, « Rapport de Rome », 1953, Écrits I, Points-Seuil, 1971, p. 145.
4 Ibid., p. 123.
5 Ibid., p. 155.
6 Ibid., p. 156.
7 Ibid., p. 165.
8 Ibid., p. 168.
9 J. Lacan, « Rapport de Rome », 1953, Écrits I, Le Seuil, 1971, p. 181.
10 B. Sichère, Le Moment lacanien, Grasset, 1983, p. 59.
11 J. Lacan, « L’instance de la lettre dans l’inconscient », Écrits I, Points Seuil, 1971, p. 251.
12 Ibid., p. 253.
13 Ibid., p. 254.
14 Ibid., p. 260.
15 Ibid., p. 276-277.
16 M. Foucault, Les Mots et les choses, Gallimard, 1966, p. 15.
17 J.-M. Benoist, La Révolution structurale, Denoël, 1980, p. 202.
18 M. Foucault, France-Culture, rediffusion, juin 1984.
19 J.-M. Benoist, La Révolution structurale, Denoël, 1980, p. 27.
20 Cl. Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Plon, 1955, p. 447.
21 M. Foucault, Les Mots et les choses, Gallimard, 1966, p. 390-391.
22 Ibid., p. 391.
23 J.-M. Benoist, La Révolution structurale, Denoël, 1980, p. 38.
24 R. Barthes, « Histoire et Littérature : à propos de Racine », Annales, mai/juin 1960, p. 524-537.
25 R. Barthes, Ibid., dans Sur Racine, Points-Seuil, 1979 (1963), p. 157.
26 Ibid., p. 146.
27 Ibid., p. 13.
28 Ibid., p. 14.
29 Ibid., p. 21.
30 Ibid., p. 60.
31 R. Picard, Nouvelle Critique ou nouvelle imposture, J.-J. Pauvert, 1965, p. 30-34.
32 Ibid., p. 52.
33 Ibid., p. 66.
34 R. Barthes, Océaniques, FR3, 8 février 1988 (novembre 1970 – mai 1971).
35 R. Barthes, Critique et Vérité, Le Seuil, 1966, p. 13.
36 Ibid., p. 35.
37 Ibid., p. 56.
38 Ibid., p. 57.
39 Ibid., p. 71.
40 R. Barthes, « La mort de l’auteur », Manteia, repris dans Le Bruissement de la langue, Le Seuil, 1984.
41 Ibid., p. 61.
42 Ibid., p. 63.
43 Ibid., p. 65.
44 Ibid., p. 67.
45 M. Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » 22 février 1969, repris dans Littoral, n° 9, juin 1983.
46 Ibid., p. 7.
47 Ibid., p. 7.
48 Ibid., p. 14.
49 Ibid., p. 18.
50 J. Lacan, Ibid., p. 31.
51 J. Lacan, Séminaire : « D’un Autre à l’autre », février 1969, cité par Jean Allouch, « Les trois petits points du retour à… », Littoral, n° 9, juin 1983, p. 35.
52 E. Roudinesco, Histoire de la psychanalyse, T. 2, Le Seuil, 1986, p. 543.
53 J. Allouch, « Les trois petits points du retour à… », Littoral, n° 9, juin 1983, p. 59.
54 J. Derrida, « Force et signification », Critique, n° 193-194, juin-juillet 1963, repris dans L’Écriture et la différence, Le Seuil, 1967, p. 11.
55 J. Habermas, Le Discours philosophique de la modernité, Gallimard, 1988 (1985), p. 226.
56 V. Descombes, Le Même et l’autre, Minuit, 1979, p. 163.
57 J. Derrida, Positions, Minuit, 1972, p. 15.
58 S. Kofman, Lectures de Derrida, Galilée, 1984, p. 39.
59 Ch. Ruby, Les Archipels de la différence, éd. du Félin, 1990, p. 30.
60 Ibid., p. 55.
61 Ibid., p. 58.
62 Ibid., p. 79.
63 Ibid., p. 85.
64 Ibid., p. 88.
65 T. Todorov, M. Bakhtine, le principe dialogique, Le Seuil, 1981.
66 T. Todorov, La Conquête de l’Amérique, Le Seuil, 1982, Nous et les autres, Le Seuil, 1989.
67 T. Todorov, La Conquête de l’Amérique, Le Seuil, 1982, p. 11.
68 Ibid., p. 81.
69 Ibid., p. 102.
70 Ibid., p. 163.
71 O. Ducrot, Les Mots du discours, Minuit, 1980.
72 O. Ducrot, Le Dire et le dit, Minuit, 1984.
73 Notamment O. Ducrot, « Esquisse d’une théorie polyphonique de l’énonciation », dans Le Dire et le dit, Minuit, 1984, p. 171-233.
74 P. Ricoeur, « Qu’est-ce qu’un texte ? », 1970, repris dans Du texte à l’action, Essais d’herméneutique II, Le Seuil, 1986, p. 147.
75 Ibid., p. 153.
76 P. Ricoeur, Temps et Récit, Points-Seuil, 1985, Tome 3, p. 240.
77 Ibid., p. 291.
78 Voir F. Dosse, L’Empire du sens, La Découverte, 1995.
Auteur
Maître de conférences à l’IUFM de Versailles, IEP de Paris
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